"Les imaginaires anciens voisinent avec les nouveaux, par superpositions et glissements successifs, vers l’avant et parfois vers l’arrière."
"Voici que se disjoignent, dans les représentations que nous en avons, la connaissance et la liberté. Depuis la nuit des temps, elles étaient unies par une même ivresse et une même espérance. Connaître, grandir, et se libérer dans un même élan. Ceux qui faisaient obstacle à la connaissance étaient ceux qui avaient peur de perdre leur autorité sur les esprits, ceux qui redoutaient l’émancipation promise par la connaissance, ou ceux qui avaient peur de la liberté qu’ils pourraient eux-mêmes goûter, cadeau vénéneux s’il en est. Ils participaient en cela du même imaginaire de la connaissance que les autres : la connaissance comme promesse —ou menace —, mais de toute façon parente de la liberté.
La génétique, avec ses perspectives vertigineuses, risque d’inverser cette corrélation, dans la mesure où elle fournit aux individus (peu importe que ce soit juste ou faux) une image d’eux-mêmes et de leur avenir inscrit dans les gènes, dès la naissance."
"A la prise de connaissance qui induisait sortie de soi, vers le réel, vers les autres, vers l’avenir, qui « s’augmentait » en intégrant du nouveau, se substitue « la citation à comparaître ». La connaissance est comme déposée à l’extérieur, elle est et peut rester en dehors de soi. Elle n’est plus incorporation lente, assimilation ; elle est une somme extérieure de données. Ce schéma, qui bouleverse tout, est une véritable révolution. Elle s’accompagne d’une éclipse : celle du monde, de l’altérité, de l’aventure. Elle renforce le centrage de l’individu sur lui-même et contribue à la solitude du sujet.
Ce modèle, qui gagne du terrain dans les imaginaires, se rapproche des modèles de type économique : demande et satisfaction de la demande. A noter que la possibilité même de savoir tout à portée réduit considérablement l’appétit, ici comme ailleurs : la certitude de pouvoir accéder aux informations souhaitées négativise progressivement jusqu’au mouvement nécessaire pour les atteindre. Nouvelle forme de satiété ou de saturation, qui suppose aussi de nouvelles ingéniosités pour exciter l’appétit."
"Les individus, appelant à eux ce dont ils ont besoin, parviennent à peine à imaginer que signe leur soit fait du dehors, si ce n’est sur le mode du scintillement éphémère, dont ils se lassent, finalement. Il y a comme un « trop de tout » du monde, qui équivaut à un silence, une pléthore de signalisations qui étouffent le signe. Le monde est encombré et il est muet. Tout y est, rien ne fait signe. Comment sortir de la subjectivité ? Où trouver ce qui peut appeler ? Où discerner l’appel assez fort pour faire écho, susciter un dessein d’avenir, personnel ou collectif ? Où trouver la force de la surrection, voire, parfois, de la nécessaire insurrection ? Pourtant, il faut bien vivre, et vivre exige ce mouvement : exister, tenir debout, se dresser. Et si nous avons « perdu » le temps, compressé, émietté, désorienté, cet autre temps, le temps intérieur qui est le nôtre, est bien, lui, un continuum ! Comment faire avec ces contradictions : intérieur/extérieur, continuité/discontinuité ? Où trouver l’unité, et aussi la force, l’énergie, l’impulsion ? Et comment le faire, si, d’une façon ou d’une autre, on ne se sent appelé ? Si manque la puissance du désir ? Grave question pour les religions, le christianisme notamment, qui fonde sur l’appel de tous, ensemble, et de chacun en particulier, la puissance de la révélation. Or le bouleversement des imaginaires, à l’extrême de notre modernité, a induit que chacun est assigné à exister en trouvant en lui-même les ressources."
"Pour ce qui est de la dure tâche d’exister, il n’est pas abusif de parler d’un imaginaire désertifié ou désolé. Les générations précédentes ne fournissent plus de modèles à suivre ou à repousser, le temps s’est fragmenté dans une discontinuité qui défait les histoires et décourage les projets, n’indiquant ni sens ni orientation ; l’espace sans frontières n’est plus ni cadre, ni lieu de perdition, ni terrain d’aventure, ni espace sacré à défendre (corrélat d’un imaginaire-à-frontières qui a disparu)."
"L’individualisme contemporain, réel, doit plus à une imagination désertifiée en cours de recomposition, qu’à une insolence ou insouciance morale."
-Françoise Le Corre, « Des imaginaires bouleversés. Et si l'individu était un héros ? », Études, 2001/3 (Tome 394), p. 317-328. DOI : 10.3917/etu.943.0317. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-3-page-317.htm
"Voici que se disjoignent, dans les représentations que nous en avons, la connaissance et la liberté. Depuis la nuit des temps, elles étaient unies par une même ivresse et une même espérance. Connaître, grandir, et se libérer dans un même élan. Ceux qui faisaient obstacle à la connaissance étaient ceux qui avaient peur de perdre leur autorité sur les esprits, ceux qui redoutaient l’émancipation promise par la connaissance, ou ceux qui avaient peur de la liberté qu’ils pourraient eux-mêmes goûter, cadeau vénéneux s’il en est. Ils participaient en cela du même imaginaire de la connaissance que les autres : la connaissance comme promesse —ou menace —, mais de toute façon parente de la liberté.
La génétique, avec ses perspectives vertigineuses, risque d’inverser cette corrélation, dans la mesure où elle fournit aux individus (peu importe que ce soit juste ou faux) une image d’eux-mêmes et de leur avenir inscrit dans les gènes, dès la naissance."
"A la prise de connaissance qui induisait sortie de soi, vers le réel, vers les autres, vers l’avenir, qui « s’augmentait » en intégrant du nouveau, se substitue « la citation à comparaître ». La connaissance est comme déposée à l’extérieur, elle est et peut rester en dehors de soi. Elle n’est plus incorporation lente, assimilation ; elle est une somme extérieure de données. Ce schéma, qui bouleverse tout, est une véritable révolution. Elle s’accompagne d’une éclipse : celle du monde, de l’altérité, de l’aventure. Elle renforce le centrage de l’individu sur lui-même et contribue à la solitude du sujet.
Ce modèle, qui gagne du terrain dans les imaginaires, se rapproche des modèles de type économique : demande et satisfaction de la demande. A noter que la possibilité même de savoir tout à portée réduit considérablement l’appétit, ici comme ailleurs : la certitude de pouvoir accéder aux informations souhaitées négativise progressivement jusqu’au mouvement nécessaire pour les atteindre. Nouvelle forme de satiété ou de saturation, qui suppose aussi de nouvelles ingéniosités pour exciter l’appétit."
"Les individus, appelant à eux ce dont ils ont besoin, parviennent à peine à imaginer que signe leur soit fait du dehors, si ce n’est sur le mode du scintillement éphémère, dont ils se lassent, finalement. Il y a comme un « trop de tout » du monde, qui équivaut à un silence, une pléthore de signalisations qui étouffent le signe. Le monde est encombré et il est muet. Tout y est, rien ne fait signe. Comment sortir de la subjectivité ? Où trouver ce qui peut appeler ? Où discerner l’appel assez fort pour faire écho, susciter un dessein d’avenir, personnel ou collectif ? Où trouver la force de la surrection, voire, parfois, de la nécessaire insurrection ? Pourtant, il faut bien vivre, et vivre exige ce mouvement : exister, tenir debout, se dresser. Et si nous avons « perdu » le temps, compressé, émietté, désorienté, cet autre temps, le temps intérieur qui est le nôtre, est bien, lui, un continuum ! Comment faire avec ces contradictions : intérieur/extérieur, continuité/discontinuité ? Où trouver l’unité, et aussi la force, l’énergie, l’impulsion ? Et comment le faire, si, d’une façon ou d’une autre, on ne se sent appelé ? Si manque la puissance du désir ? Grave question pour les religions, le christianisme notamment, qui fonde sur l’appel de tous, ensemble, et de chacun en particulier, la puissance de la révélation. Or le bouleversement des imaginaires, à l’extrême de notre modernité, a induit que chacun est assigné à exister en trouvant en lui-même les ressources."
"Pour ce qui est de la dure tâche d’exister, il n’est pas abusif de parler d’un imaginaire désertifié ou désolé. Les générations précédentes ne fournissent plus de modèles à suivre ou à repousser, le temps s’est fragmenté dans une discontinuité qui défait les histoires et décourage les projets, n’indiquant ni sens ni orientation ; l’espace sans frontières n’est plus ni cadre, ni lieu de perdition, ni terrain d’aventure, ni espace sacré à défendre (corrélat d’un imaginaire-à-frontières qui a disparu)."
"L’individualisme contemporain, réel, doit plus à une imagination désertifiée en cours de recomposition, qu’à une insolence ou insouciance morale."
-Françoise Le Corre, « Des imaginaires bouleversés. Et si l'individu était un héros ? », Études, 2001/3 (Tome 394), p. 317-328. DOI : 10.3917/etu.943.0317. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2001-3-page-317.htm