https://fr.wikipedia.org/wiki/Ronald_Wright
"Si nous voyons clairement ce que nous sommes et ce que nous avons fait, nous pouvons discerner les comportements humains qui ont persisté à travers bien des époques et des cultures. Ce savoir peut nous montrer ce que nous allons probablement faire, la direction que nous sommes susceptibles d’emprunter désormais.
Notre civilisation, qui subsume la plupart de ses prédécesseurs, est un grand vapeur qui s’avance à plein régime dans l’avenir. Il navigue plus vite, va plus loin et porte une charge plus lourde que jamais auparavant. Il se peut que nous ne puissions parer à tous les écueils et à tous dangers, mais si nous lisons le relèvement au compas et l’erre en avant, si nous savons comment il est conçu, si nous connaissons sa fiche de sécurité et les compétences de son équipage, nous pouvons, je pense, tracer une route sensée entre les défilés et les icebergs qui pointent à l’horizon.
Et je crois qu’il est impératif de le faire sans tarder, parce qu’il y a trop d’épaves derrière nous. Le vaisseau sur lequel nous naviguons n’est pas simplement le plus gros de tous les temps ; c’est le seul à notre disposition. L'avenir de tout ce que nous avons accompli depuis que notre intelligence a évolué dépendra de la sagesse de nos actions au cours des quelques prochaines années.
Comme toutes les créatures, les humains ont jusqu’à maintenant procédé par tâtonnement pour se faire une place au soleil ; contrairement aux autres créatures, notre présence est si colossale que nous ne pouvons plus nous payer le luxe d’errer. Le monde est devenu trop petit pour nous pardonner quelque grave erreur." (pp.15-16)
« Pollard signale que l’idée du progrès matériel est très récente — « importante seulement depuis environ les trois derniers siècles » — et coïncide de près avec l’essor de la science et de l’industrie et le déclin correspondant des croyances traditionnelles. Nous pensons à peine au progrès moral, une préoccupation jadis primordiale, sauf pour présumer qu’il va de pair avec le progrès matériel. Nous tendons à croire que les gens civilisés n’ont pas seulement meilleure odeur, mais qu’ils se comportent mieux que les barbares et les sauvages. Cette notion ne tient guère debout devant le tribunal de l’histoire. » (p.16)
[Quid des Grecs et de Lucrèce ? Quid des démangeaisons et des poux ?]
« Prenez les armes, par exemple. Depuis que les Chinois ont inventé la poudre à canon, il y a eu d’énormes progrès dans la fabrication des bangs : du pétard au canon, de la pyrotechnique aux projectiles explosifs à fragmentation. Et juste au moment où les explosifs à grande puissance touchaient à la perfection, le progrès a trouvé un bang infiniment plus gros dans l’atome. Mais lorsque le bang que nous sommes capables de fabriquer peut détruire notre monde, nous avons un peu trop progressé. Plusieurs des scientifiques qui ont créé la bombe atomique ont réalisé cela dans les années 1940 et ont dit, aux politiciens entre autres, que les nouvelles armes devaient être détruites. « La puissance déchaînée de l’atome atout changé, sauf nos modes de pensée, écrivait Albert Einstein, et nous glissons ainsi vers des catastrophes sans précédent. » Quelques années plus tard, le président Kennedy disait : « Si l’humanité ne met pas fin à la guerre, la guerre mettra fin à l’humanité. » Quand j’étais enfant, dans les années 1950, le nuage obscur d’un progrès excessif en armement — Hiroshima, Nagasaki, les îles vaporisées du Pacifique — s’était déjà déployé sur le monde. Il a obscurci notre vie pendant quelque soixante ans, et le sujet a fait couler tellement d’encre que je n’ai pas besoin d’en ajouter davantage ? Ce que je veux dire ici, c’est que la technologie de l’armement a simplement constitué le premier secteur du progrès humain à atteindre l’impasse en menaçant de détruire la planète sur laquelle elle s’est développée.
À l’époque, ce piège du progrès était perçu comme une aberration. Dans d’autres domaines, y compris ceux de l’énergie nucléaire et des pesticides chimiques, la foi dans le progrès restait largement inébranlable. Une publicité des années 1950 montrait une « Mme 1970 » sou¬ riante qui, ayant acheté la bonne marque d’aspirateur, pouvait apprécier l’avenir à l’avance. La voiture de l’année avait une allure différente de celle de l’année précédente (surtout lorsqu’elle ne l’était pas). « Plus grosse, plus large, plus longue ! » chantaient les filles dans une ritournelle publicitaire, les fabricants d’automobiles de l’époque, comme ceux d’aujourd’hui, cherchant à convaincre que « plus c’est gros, meilleur c’est ». Et les paysans étaient débarrassés de la vermine à l’aide de généreux épandages de DDT dans ce qu’on a fini par appeler le tiers-monde, cette tapisserie effilochée de cultures non occidentales perçues comme une relique « arriérée », déchirée entre les superpuissances. Dans ses versions tant communistes que capitaliste, la grande promesse de la modernité était le progrès sans limites et sans fin. » (pp.17-18)
[Et l’équilibre de la terreur ? Et l’usage anti-astéroïde des armes atomiques ?]
« S’il est vrai, cependant, que le progrès assez puissant pour détruire le monde est effectivement moderne, le péril de l’échelle qui transforme les avantages en pièges nous harcèle depuis l’âge de la pierre. Ce péril vit en nous et se manifeste chaque fois que nous prenons la nature de vitesse, renversant l’équilibre entre intelligence et imprudence, entre nécessité et cupidité. Les chasseurs du Paléolithique qui ont appris à tuer deux mammouths au lieu d’un avaient fait du progrès. Ceux qui ont appris à en tuer 200 — en faisant culbuter un troupeau au bas d’un escarpement — en avaient fait bien trop. Ils ont mené la grande vie pendant un temps, puis ce fut la famine. Nombre des grandes ruines qui enjolivent les déserts et les jungles de la terre sont des monuments aux pièges du progrès, les stèles funéraires de civilisations victimes de leur propre succès. Dans le destin de ces sociétés, qui furent puissantes, complexes et brillantes, se trouve la leçon la plus instructive pour la nôtre. Leurs ruines sont des épaves marquant les écueils du progrès. Pour employer une analogie plus moderne, disons que ce sont des avions de ligne dont la boîte noire peut nous dire ce qui a cloché. Je veux lire ici le contenu de certaines de ces boîtes dans l’espoir que nous puissions éviter de répéter les erreurs passées de conception, de plan de vol et de choix d’équipage. Bien sûr, les particularités de notre civilisation diffèrent de celles des précédentes, mais pas autant qu’on aime à le penser. Toutes les cultures, celles du passé comme celles du présent, sont dynamiques. Même celles qui ont bougé le plus lentement furent, à la longue, une œuvre en cours d’élaboration. Bien que les faits diffèrent dans chaque cas, les tendances dans le temps se ressemblent de manière inquiétante, mais aussi rassurante. La constance de nos erreurs devrait nous inquiéter, mais elle est aussi encourageante puisqu'elle nous aide à comprendre. Il faut nous préoccuper de la constance de nos erreurs, mais nous en rassurer puisqu’elle rend ces erreurs utiles dans la compréhension de ce qui nous attend aujourd’hui. » (pp.20-21)
« Dans les années 1830, alors que le jeune Charles Darwin faisait le tour du monde à bord du Beagle, Charles Lyell publia ses Principes de géologie, lesquels soutenaient que la terre se transformait graduellement selon des processus toujours à l’œuvre et pourrait donc être aussi vieille que Newton l’avait pro¬ posé — quelque chose comme dix fois plus âgée que ne l’autorisait la Bible. Sous le règne de Victoria, la terre a pris un sérieux coup de vieux — des millions d’années par décennie —, assez pour faire de la place au mécanisme évolutionnaire de Darwin et à la collection croissante de lézards géants et de fossiles humains primitifs qu’on déterrait un peu partout dans le monde et qu’on exposait dans South Kensington et au Crystal Palace. En 1863, Lyell publiait un ouvrage intitulé Preuves géologiques de l'antiquité de l'homme, et en 1871 (douze ans après la parution de son ouvrage Sur les origines des espèces), Darwin publiait Les Origines de l'homme. Leurs idées ont été diffusées par des vulgarisateurs enthousiastes, Thomas Huxley au premier chef, célèbre pour avoir dit à l’évêque Wilberforce dans un débat sur l’évolution qu’il préférait admettre avoir un singe pour ancêtre qu’être un ecclésiastique sans souci de la vérité. » (p.24)
« Dès 1907, les physiciens Boltwood et Rutherford pouvaient démontrer que l’âge de la terre s’estime non pas en millions, mais en milliards d’années. L’archéologie a montré que le genre Homo était venu sur le tard, même parmi les mammifères, prenant forme bien après que les premiers cochons, chats et éléphants eurent entrepris de parcourir la terre (ou dans le cas des baleines, eurent abandonné la marche pour la natation). « L’homme, écrit H. G. Wells, n’est qu’un parvenu. »
Ce qui est extraordinaire au sujet du développe¬ ment de l’homme — la seule chose importante qui nous démarque des autres créatures —, c’est que nous avons « influencé » l’évolution naturelle en mettant au point des cultures transmissibles par la parole d’une génération à la suivante. […] L’effet de ce pouvoir était sans précédent, car il a permis de créer des outils et des armes complexes, des comportements élaborés et planifiés. Même très simple, la technologie allait entraîner d’énormes conséquences. Les vêtements de base et les abris construits, par exemple, ont ouvert la voie à tous les climats, des tropiques à la toundra. Nous avons devancé le milieu qui nous avait faits et avons entrepris de nous faire nous-mêmes. Bien que nous soyons devenus les créatures expérimentales de notre propre conception, il importe de nous rappeler que nous n’avions pas la moindre idée de ce processus, encore bien moins de ses conséquences, avant les six ou sept dernières de nos 100 000 générations. Nous avons agi tout ce temps en somnambules. » (p.25)
« Ce qui nous frappe avec le plus de force, c’est l’accélération, la progression emballée du changement […] Il a fallu près de trois millions d’années pour passer de la première pierre éclatée à la première fusion du fer -, trois mille ans seulement ont séparé le premier fer de la bombe hydrogène. » (p.26)
« L’âge de la pierre taillée, ou le Paléolithique, a duré de l’apparition des hominidés fabricants d’outils, il y a près de trois millions d’années, jusqu’à la fonte du dernier âge glaciaire, il y a environ 12 000 ans. Cela couvre plus de 99,5 pour cent de l’existence humaine. Pendant presque tout ce temps, le rythme du changement était si lent que d’entières traditions culturelles (révélées sur¬ tout par leur trousse d’outils de pierre) se reproduisaient, génération après génération, de manière presque identique pendant des périodes de temps stupéfiantes. » (p.26)
« La génération qui a vu pour la première fois l’emploi du feu, par exemple, a peut-être effectivement réalisé que son monde venait de changer. Mais nous ne pouvons savoir avec certitude combien de temps il a fallu pour que même cette découverte prométhéenne prenne prise. Vraisemblablement, le feu a été utilisé, après qu’on l’eut trouvé dans un incendie de forêt ou un volcan, bien avant qu’il soit préservé. Et il a été préservé pendant bien longtemps avant que quelqu’un découvre qu’il pouvait être fait […] Tout au long des centaines de siècles pendant lesquels nos ancêtres gardaient la flamme sans pouvoir en faire une, éteindre le feu de camp de son rival à l’âge glaciaire équivalait à l’assassinat collectif. » (pp.27-28)
« Il est difficile de dater le premier feu maîtrisé. Tout ce que nous savons, c’est que les gens utilisaient déjà le feu il y a au moins un demi-million d’années, peut-être même deux fois ce temps. C’était l’époque de Homo erectus, « l’homme à station verticale », qui nous ressemblait assez à partir du cou vers le bas, mais dont le cerveau ne contenait environ que les deux tiers de la capacité moderne. Chez les anthropologues, le débat se poursuit quant à la première apparition de Homo erectus et quant à ce qui revient en gros à définir ce stade évolutionniste. Les scientifiques sont encore plus divisés sur la question de savoir si erectus pouvait penser ou parler.
Les singes modernes, dont le cerveau est beaucoup plus petit que celui de erectus, se servent d’outils simples, ont un savoir considérable sur les plantes médicinales et peuvent se reconnaître dans un miroir. Des études employant un langage non verbal (symboles informatiques, langage gestuel, etc.) montrent que les singes peuvent utiliser un vocabulaire de plusieurs centaines de « mots », quoiqu’il y ait désaccord sur ce que cette compétence nous apprend au sujet de la communication entre singes dans la nature. Une chose est certaine, cependant : différents groupes de la même espèce, par exemple les chimpanzés de parties distinctes de l’Afrique, ont différentes habitudes et traditions qu’ils transmettent aux jeunes tout juste comme le font les groupes humains. Bref, les singes ont un début culture. Comme en ont d’autres créatures intelligentes, telles que les baleines, les éléphants et certains oiseaux, mais aucune espèce, sauf pour l’humanité, n’a atteint un point auquel la culture devient la force motrice d’une poussée évolutionniste, dépassant des contraintes environnementales et physiques. » (pp.28-29)
« Le feu ayant été dompté, la première progression apparut dans la courbe des populations humaines. De toute évidence, le feu allait faciliter la vie dans de nombreux milieux. Il gardait les cavernes chaudes et faisait fuir les grands prédateurs. Cuire et fumer les aliments augmentaient largement les réserves de nourriture disponibles. Brûler les broussailles élargissait les pâturages du gibier. Il est maintenant admis que nombre des espaces soi-disant naturels habités depuis les temps historiques par les chasseurs et cueilleurs, les Prairies nord-américaines et l’intérieur australien, par exemple, ont été formés par des incendies allumés délibérément. « L’homme, écrit le grand écrivain et anthropologue Loren Eiseley, est lui-même une flamme. Il a brûlé le monde animal de part en part et s’en est approprié les vastes réserves de protéines ». » (p.29)
« Le dernier grand développement sur lequel les experts s’entendent est que Homo erectus est apparu en Afrique, foyer de tous les hominidés, et qu’il y a un million d’années il vivait dans les zones tempérées et tropicales de l’Ancien Monde, soit la masse terrestre contiguë de l’Eurasie. Cela ne veut pas dire que l’homme à station verticale pullulait, même après qu’il eut maté le feu. Il se peut que moins de 100 000 personnes, dispersées en clans familiaux, aient constitué tout ce qui séparait l’échec évolutionniste des six milliards d’entre nous qui peuplons la terre aujourd’hui. » (p.30)
« Le cerveau du Néanderthalien était protégé par une arcade sourcilière massive et par la voûte basse, mais spacieuse. L’air pénétrant dans les poumons néanderthaliens s’était réchauffé dans le grand nez, et tout le visage était mieux approvisionné en sang. Les gens trapus et musclés ne perdent pas la chaleur corporelle aussi rapidement que les personnes minces. Des signes d’une adaptation semblable (du moins en ce qui concerne la forme du corps) se retrouvent chez les Inuits, les Andins et les Himalayens modernes, et ce, après seulement quelques milliers d’années de vie dans un froid intense, par comparaison aux 100 000 ans pendant lesquels les Néanderthaliens d’Europe ont vécu sur la ligne de front de l’âge glaciaire. Les choses semblent avoir été assez bien pour eux jusqu’à ce que les Cro-Magnons quittent le Moyen-Orient pour aller vers le nord et l’ouest, il y a environ 40 000 ans. Jusqu’alors, le froid avait été le grand allié des Néanderthaliens, repoussant tout envahisseur un jour ou l’autre, comme le fait l’hiver russe. Cette fois-là, par contre, les Cro-Magnons s’en vinrent pour rester. L’invasion semble avoir coïncidé avec l’instabilité climatique reliée aux revirements soudains des courants océaniques qui ont entraîné des gels et dégels de l’Atlantique Nord au cours de bouleversements étalés sur à peine une décennie. Des changements tellement marqués —aussi graves que les pires prédictions actuelles quant au réchauffement du globe— ont sûrement dévasté les groupements animaux et végétaux dont dépendaient les Néanderthaliens. » (pp.35-36)
« Pendant quelque dix millénaires, il y a de 40 000 à 3o 000 ans, les Néanderthaliens postérieurs et les Cro-Magnons primitifs se sont probablement jeté des pierres les uns aux autres, pour ne rien dire de l’extinction de feux de camp, du vol de gibier et peut-être du rapt de femmes et d’enfants. À la fin de cette lutte, dont on ne saurait imaginer la durée, l’Europe et le monde entier appartenaient à notre genre, et le Néanderthalien « classique » avait disparu. Mais qu’est-il arrivé en réalité ? La lignée des Néanderthaliens a-t-elle été emportée, ou a-t-elle été assimilée jusqu’à un certain point ? La lutte de 10 000 ans s’est déroulée si graduellement qu’elle a pu être à peine perceptible, une guerre intermittente, non décisive, perdue et gagnée à raison de quelques milles au cours d’une vie. Et pourtant, comme toutes les guerres, celle-là a suscité l’innovation. De nouveaux outils et de nouvelles armes sont apparus, de nouveaux vêtements et rituels aussi, les débuts de l’art mural des cavernes (une forme d’art qui allait atteindre son apogée pendant la dernière grande aventure de l’âge glaciaire, après que les Néanderthaliens classiques eurent disparu). Nous savons aussi que le contact culturel s’est fait dans les deux sens. Les sites néanderthaliens postérieurs de France montrent des changements et adaptations survenus à un rythme sans précédent. Arrivées ainsi près de la fin, les implications de la guerre ont dû se faire atrocement évidentes. Il semble que les dernières bandes de Néanderthaliens ont tenu le coup dans les montagnes d’Espagne et de Yougoslavie, repoussées comme des Apaches dans des terrains de plus en plus accidentés. Si le tableau de guerre que j’ai esquissé a quelque vérité, nous ne pouvons en ignorer les conclusions désagréables. C’est ce qui rend tout le débat néanderthalien si émotif : il ne porte pas seulement sur un peuple ancien, il nous concerne aussi. S’il se trouve que les Néanderthaliens ont disparu parce qu’ils étaient arrivés dans une impasse évolutionniste, on ne peut que hausser les épaules et blâmer la sélection naturelle pour leur destin. Mais s’ils étaient en fait une variante ou une race d’homme moderne, alors nous devons convenir que leur extinction a pu être le premier des génocides. Ou pire encore, pas seulement le premier, mais le premier de ceux dont l’évidence a survécu. » (pp.37-38)
« Le sang néanderthalien coule-t-il toujours dans les veines des humains modernes ? Comment croire que pendant une interaction qui a duré 10 000 ans il n’y ait pas eu de relations sexuelles, même sans consensus, entre les intéressés ? Et s’il y a eu des rapports sexuels, y a-t-il eu des enfants ? Jusqu’à maintenant, les études d’ADN sur des restes néanderthaliens n’ont pas donné de résultats concluants ? Par contre, le squelette d’un enfant récemment découvert au Portugal indique fortement le croisement de races, comme le font des os trouvés en Croatie et ailleurs dans les Balkans. » (pp.39-40)
« En basant ses calculs sur la vitesse à laquelle une masse de fer se refroidit, Newton soupçonnait déjà que la terre était âgée d’au moins 50 000 ans ; les penseurs français du XVIIIe siècle Benoit de Maillet et George-Louis Leclerc de Buffon ont opté pour des estimations plus fortes, mais leurs calculs n’ont guère eu la faveur. » (p.42)
« De nombreux animaux sont hautement spécialisés, leur corps s’étant adapté à des niches écologiques et à un mode de vie spécifiques. La spécialisation comporte ses récompenses, mais, à la longue, elle peut mener à une impasse évolutionniste. Lorsque sa proie s’est éteinte, le chat des cavernes a disparu lui aussi. L’animal humain moderne — notre être physique — est un généraliste. Nous ne sommes pas pourvus de crocs, de serres ou de venin. Au lieu de cela, nous avons conçu des outils et des armes — des couteaux, des pointes de lance, des flèches empoisonnées. Des inventions élémentaires comme les vêtements chauds et les embarcations nous ont permis d’envahir la planète avant la fin du dernier âge glaciaire1. Le cerveau est notre spécialisation. La souplesse des interactions du cerveau avec la nature, par l’entremise de la culture, a été la clé de notre succès. La culture peut s’adapter bien plus rapidement que les gènes à de nouvelles menaces ou à de nouveaux besoins. » (p.47)
« La principale différence qui nous distingue des chimpanzés et des gorilles est qu'au cours des trois derniers millions d’années, nous avons été formés moins par la nature que par la culture. Nous sommes devenus les créatures expérimentales de notre propre fabrication.
L’expérience n’a jamais été tentée auparavant. Et nous, ses auteurs involontaires, ne l’avons jamais dirigée. Elle se déroule maintenant très rapidement et sur une échelle colossale. Depuis le début des années 1900, la population mondiale s’est multipliée par quatre, et son économie (mesure brute du fardeau que l’homme impose à la nature), par plus de quarante. Nous avons atteint une étape où il nous faut ramener l’expérience à un contrôle rationnel et nous prémunir contre les dangers actuels et potentiels. Il n’en tient qu’à nous. Si nous échouons — si la biosphère ne peut plus assurer notre subsistance parce que nous l’avons dégradée ou pulvérisée —, la nature haussera simplement les épaules en concluant que s’il était amusant pour un temps de laisser des singes diriger un laboratoire, c’était, en fin de compte, une bien mauvaise idée. » (pp.48-49)
« Un enfant du Paléolithique supérieur enlevé au feu de camp et élevé parmi nous aurait une chance sur deux de décrocher un diplôme en astrophysique ou en sciences informatiques. Pour utiliser une analogie électronique, nous faisons fonctionner un logiciel du XXIe siècle sur du matériel dont la dernière mise à jour remonte à 50 000 ans ou plus. Voilà qui pourrait expliquer bon nombre des nouvelles aux actualités. La culture a elle-même créé ce problème propre aux humains : en partie parce que la croissance culturelle va bien plus vite que l’évolution, et parce que depuis longtemps, la masse cumulée des cultures a devancé la sélection naturelle et placé notre destinée entre nos mains. » (p.53)
« Le premier de ces épisodes a été la maîtrise du feu par Homo erectus, qui a fortement fait pencher la balance de la survie en notre faveur. Le suivant, survenu un demi-million d’années plus tard, a été le perfectionnement de la chasse par les Cro-Magnons peu après qu’ils eurent supplanté les Néanderthaliens. De nouvelles armes sont apparues, plus légères, plus aiguisées, de plus longue portée, plus élégantes et plus meurtrières. Les ornements perlés, la gravure sur os, les instruments de musique et les rituels funéraires élaborés devinrent monnaie courante. De magnifiques tableaux apparurent sur les murs des cavernes et parois des rochers, affichant un naturalisme vigoureux qu’on n’allait plus retrouver avant la Renaissance.
Bon nombre de ces choses avaient déjà été accomplies sur une petite échelle par les Néanderthaliens et les Cro-Magnons, si bien que cette impulsion d’art et de technologie ne peut être (comme certains le pré¬ tendent) la preuve que nous avons soudainement évolué en une nouvelle espèce nantie de tout nouveaux pouvoirs cognitifs. Toutefois, c’est effectivement la preuve d’un motif culturel familier : le loisir né d’un surplus de nourriture. Les chasseurs et cueilleurs produisaient plus que ce qu’exigeait leur subsistance, ce qui leur donnait le temps de peindre les murs, de fabriquer des perles et des effigies, de faire de la musique, de se doter de rituels religieux. Pour la première fois, les gens étaient riches. » (pp.54-55)
« Je dirais qu’il y a certaines ressemblances entre cette fin de l’âge de la pierre et la dernière moitié du millénaire de la « découverte » et de la conquête occidentale. Depuis 1492 de notre ère, une sorte de civilisation, l'Européenne, a largement détruit et déplacé toutes les autres, s’engraissant et se transformant en force industrielle en cours de route (un point sur lequel je reviendrai dans un chapitre suivant). Pendant le Paléolithique supérieur, une sorte d’humain — Cro-Magnon ou Homo sapiens — s’est multipliée et s’est déployée dans le monde, tuant, déplaçant ou absorbant toutes les autres variantes de l’homme, puis pénétrant dans de nouveaux territoires qui n’avaient jamais été foulés du pied humain.
Il y a tout au plus 15 000 ans — bien avant le retrait des glaciers —, le genre humain s’est établi sur chaque continent, sauf l’Antarctique. Comme l’expansion de l’Europe dans le monde entier, cette vague préhistorique de découvertes et de migrations a eu des conséquences écologiques profondes. Peu de temps après l’apparition de l’homme dans de nouveaux territoires, le gros gibier commence à manquer. Les mammouths et les rhinocéros laineux se retirent vers le nord, puis s’éclipsent de l’Europe et de l’Asie. Un wombat géant, d’autres marsupiaux et une tortue de la taille d’une Volkswagen disparaissent en Australie. Le chameau, le mammouth, le bison géant, le mégathérium et le cheval périssent dans les Amériques. Une odeur putride d’extinction suit Homo sapiens dans son périple autour du monde.
Tous les experts ne conviennent pas que nos ancêtres sont les seuls à blâmer. Ceux qui nous défendent font remarquer que nous avons chassé en Afrique, en Asie et en Europe pendant un million d’années ou davantage sans tout décimer, que nombre de ces extinctions ont coïncidé avec des bouleversements climatiques, que la fin de l’âge glaciaire a pu être assez sou¬ daine pour empêcher les gros animaux de migrer ou de s’adapter. Ce sont des objections valables qu’il serait imprudent d’écarter entièrement. Pourtant, la preuve contre nos ancêtres est, je pense, écrasante. Sans aucun doute, la fonte des glaciers a stressé les animaux, mais ils avaient passé à travers des réchauffements semblables auparavant. Il est également vrai que les peuples primitifs — Homo erectus, Homo neanderthalensis et Homo sapiens — avaient chassé le gros gibier sans l’exterminer. Mais les gens du Paléolithique supérieur étaient beaucoup mieux équipés et beaucoup plus nombreux que leurs prédécesseurs, et ils tuaient sur une bien plus grande échelle. Certains de leur site d’abattage atteignaient presque des dimensions industrielles : un millier de mammouths à l’un d’entre eux ; plus de 100 000 chevaux à un autre. » (pp.55-56)
« Le perfectionnement de la chasse a mis fin à la chasse comme mode de vie. La viande en abondance permettait d'avoir plus d’enfants. Avec plus d’enfants on avait plus de chasseurs, mais tôt ou tard, un surplus de chasseurs signifiait une carence de gibier. La plupart des grandes migrations dans le monde à cette époque ont sans doute été provoquées par la nécessité, à mesure que nous épuisions les ressources dans nos festins nomades. […]
Les chasseurs à la fin de l’âge de la pierre n’étaient certainement pas maladroits, mais ils étaient incompétents parce qu’ils ont enfreint la règle primordiale que tout bon parasite doit observer : Ne pas tuer son hôte. Alors qu’ils poussaient espèce après espèce à l’extinction, ils sont tombés dans le premier piège du progrès. Certains de leurs descendants — les sociétés de chasseurs et de cueilleurs qui ont survécu jusqu’aux temps récents — allaient apprendre à se maîtriser à l’école des coups durs. Mais le reste d’entre nous avons trouvé un nouveau moyen de faire monter les enchères : ce grand changement connu rétrospectivement comme la « révolution » du Néolithique, c’est-à-dire la naissance de l’agriculture. » (pp.58-59)
« Parmi les chasseurs, il s’est toujours trouvé un grand nombre de non-chasseurs : c’étaient les cueilleurs, surtout des femmes et des enfants, pensons-nous, chargés des fruits et légumes sauvages qui faisaient partie du régime alimentaire dans une caverne bien gérée. Leur apport aux réserves de nourriture devint de plus en plus important à mesure que le gibier disparaissait. Pendant cette période courte et vive qu’on appelle le Mésolithique, ou l’âge de pierre moyen, les gens ont tout essayé : vivre dans les estuaires et les marécages, ramasser des épaves sur la grève, fouir les racines et faucher la végétation herbacée pour ses minuscules graines, une pratique qui allait avoir d’énormes implications. Certaines de ces herbacées étaient si riches, et leur exploitation exigeait une telle main-d’œuvre, que des villages s’établirent dans des régions-clés avant même l’avènement de l’agriculture. Les cueilleurs se mirent à remarquer que les graines accidentellement répandues ou passées dans le crottin poussaient l’année suivante. Ils entreprirent d’influencer le résultat en cultivant et en agrandissant les peuplements naturels, qu’ils ensemençaient de graines plus grosses et plus faciles à récolter.
De telles expériences allaient un jour mener à l’agriculture intégrale et à une dépendance presque totale envers quelques produits de base monotones, mais cela devait attendre encore plusieurs milliers d’années : à cette période primaire, les cultivateurs de plantes étaient encore surtout des cueilleurs, exploitant une grande variété de végétaux de même que le gibier sauvage et le poisson qu’ils pouvaient trouver. Ainsi, à Monte Verde, au Chili, un village permanent de huttes de bois rectangulaires a été établi il y a 3000 ans, nourri par des camélidés, du petit gibier et le mastodonte, dont l’extinction n’allait pas tarder ; mais les vestiges com¬ prennent de nombreux légumes sauvages, dont le moindre n’est pas la pelure de pomme de terre. Bien que Monte Verde soit l’un des plus anciens sites humains des Amériques, il fait état d’une connaissance avancée et intime des végétaux locaux, dont plusieurs allaient devenir les cultures de base de la civilisation andéenne. » (pp.59-60)
-Ronald Wright, Brève histoire du progrès, Montréal, Hurtubise HMH, 2006 (2004 pour la première édition canadienne), 221 pages.
https://www.youtube.com/watch?v=NpWW3PfvMRc
Dédale et Icare. Le paradoxe du progrès dans l’histoire de l’humanité.
Le progrès technique facilite l’accès à l’énergie (le feu, les armes, la roue, l’agriculture, la machine à vapeur, le pétrole et l’automobile –parfois par l’intermédiaire de l’accès facilité à l’information et à sa transformation, l’écriture, le papyrus, les tablettes de cire ou de marbre, le papier, le télégramme, le téléphone, la radio, Internet, etc.) et l’enrichissement (réduction de l’effort pour subsister + production d’un surplus social). Le progrès (technique), c’est ce qui permet de faire et d’avoir plus avec autant ou moins.
A chaque fois que nous repoussons les limites de ce qui nous est possible, nous nous savons plus où se trouvera cette fois-ci la limite à ne pas franchir. Toute audace, toute visée de puissance expose à l’hubris –le franchissement d’une limite qu’on n’aurait pas dû franchir, mais dont on ne savait pas d’avance le lieu. Le progrès est résolution de problème, mais l’ivresse du problème résolu expose à des problèmes inédits, et souvent encore plus complexes.
Stagnation et métastabilité.
Comment changer une culture ?
"Si nous voyons clairement ce que nous sommes et ce que nous avons fait, nous pouvons discerner les comportements humains qui ont persisté à travers bien des époques et des cultures. Ce savoir peut nous montrer ce que nous allons probablement faire, la direction que nous sommes susceptibles d’emprunter désormais.
Notre civilisation, qui subsume la plupart de ses prédécesseurs, est un grand vapeur qui s’avance à plein régime dans l’avenir. Il navigue plus vite, va plus loin et porte une charge plus lourde que jamais auparavant. Il se peut que nous ne puissions parer à tous les écueils et à tous dangers, mais si nous lisons le relèvement au compas et l’erre en avant, si nous savons comment il est conçu, si nous connaissons sa fiche de sécurité et les compétences de son équipage, nous pouvons, je pense, tracer une route sensée entre les défilés et les icebergs qui pointent à l’horizon.
Et je crois qu’il est impératif de le faire sans tarder, parce qu’il y a trop d’épaves derrière nous. Le vaisseau sur lequel nous naviguons n’est pas simplement le plus gros de tous les temps ; c’est le seul à notre disposition. L'avenir de tout ce que nous avons accompli depuis que notre intelligence a évolué dépendra de la sagesse de nos actions au cours des quelques prochaines années.
Comme toutes les créatures, les humains ont jusqu’à maintenant procédé par tâtonnement pour se faire une place au soleil ; contrairement aux autres créatures, notre présence est si colossale que nous ne pouvons plus nous payer le luxe d’errer. Le monde est devenu trop petit pour nous pardonner quelque grave erreur." (pp.15-16)
« Pollard signale que l’idée du progrès matériel est très récente — « importante seulement depuis environ les trois derniers siècles » — et coïncide de près avec l’essor de la science et de l’industrie et le déclin correspondant des croyances traditionnelles. Nous pensons à peine au progrès moral, une préoccupation jadis primordiale, sauf pour présumer qu’il va de pair avec le progrès matériel. Nous tendons à croire que les gens civilisés n’ont pas seulement meilleure odeur, mais qu’ils se comportent mieux que les barbares et les sauvages. Cette notion ne tient guère debout devant le tribunal de l’histoire. » (p.16)
[Quid des Grecs et de Lucrèce ? Quid des démangeaisons et des poux ?]
« Prenez les armes, par exemple. Depuis que les Chinois ont inventé la poudre à canon, il y a eu d’énormes progrès dans la fabrication des bangs : du pétard au canon, de la pyrotechnique aux projectiles explosifs à fragmentation. Et juste au moment où les explosifs à grande puissance touchaient à la perfection, le progrès a trouvé un bang infiniment plus gros dans l’atome. Mais lorsque le bang que nous sommes capables de fabriquer peut détruire notre monde, nous avons un peu trop progressé. Plusieurs des scientifiques qui ont créé la bombe atomique ont réalisé cela dans les années 1940 et ont dit, aux politiciens entre autres, que les nouvelles armes devaient être détruites. « La puissance déchaînée de l’atome atout changé, sauf nos modes de pensée, écrivait Albert Einstein, et nous glissons ainsi vers des catastrophes sans précédent. » Quelques années plus tard, le président Kennedy disait : « Si l’humanité ne met pas fin à la guerre, la guerre mettra fin à l’humanité. » Quand j’étais enfant, dans les années 1950, le nuage obscur d’un progrès excessif en armement — Hiroshima, Nagasaki, les îles vaporisées du Pacifique — s’était déjà déployé sur le monde. Il a obscurci notre vie pendant quelque soixante ans, et le sujet a fait couler tellement d’encre que je n’ai pas besoin d’en ajouter davantage ? Ce que je veux dire ici, c’est que la technologie de l’armement a simplement constitué le premier secteur du progrès humain à atteindre l’impasse en menaçant de détruire la planète sur laquelle elle s’est développée.
À l’époque, ce piège du progrès était perçu comme une aberration. Dans d’autres domaines, y compris ceux de l’énergie nucléaire et des pesticides chimiques, la foi dans le progrès restait largement inébranlable. Une publicité des années 1950 montrait une « Mme 1970 » sou¬ riante qui, ayant acheté la bonne marque d’aspirateur, pouvait apprécier l’avenir à l’avance. La voiture de l’année avait une allure différente de celle de l’année précédente (surtout lorsqu’elle ne l’était pas). « Plus grosse, plus large, plus longue ! » chantaient les filles dans une ritournelle publicitaire, les fabricants d’automobiles de l’époque, comme ceux d’aujourd’hui, cherchant à convaincre que « plus c’est gros, meilleur c’est ». Et les paysans étaient débarrassés de la vermine à l’aide de généreux épandages de DDT dans ce qu’on a fini par appeler le tiers-monde, cette tapisserie effilochée de cultures non occidentales perçues comme une relique « arriérée », déchirée entre les superpuissances. Dans ses versions tant communistes que capitaliste, la grande promesse de la modernité était le progrès sans limites et sans fin. » (pp.17-18)
[Et l’équilibre de la terreur ? Et l’usage anti-astéroïde des armes atomiques ?]
« S’il est vrai, cependant, que le progrès assez puissant pour détruire le monde est effectivement moderne, le péril de l’échelle qui transforme les avantages en pièges nous harcèle depuis l’âge de la pierre. Ce péril vit en nous et se manifeste chaque fois que nous prenons la nature de vitesse, renversant l’équilibre entre intelligence et imprudence, entre nécessité et cupidité. Les chasseurs du Paléolithique qui ont appris à tuer deux mammouths au lieu d’un avaient fait du progrès. Ceux qui ont appris à en tuer 200 — en faisant culbuter un troupeau au bas d’un escarpement — en avaient fait bien trop. Ils ont mené la grande vie pendant un temps, puis ce fut la famine. Nombre des grandes ruines qui enjolivent les déserts et les jungles de la terre sont des monuments aux pièges du progrès, les stèles funéraires de civilisations victimes de leur propre succès. Dans le destin de ces sociétés, qui furent puissantes, complexes et brillantes, se trouve la leçon la plus instructive pour la nôtre. Leurs ruines sont des épaves marquant les écueils du progrès. Pour employer une analogie plus moderne, disons que ce sont des avions de ligne dont la boîte noire peut nous dire ce qui a cloché. Je veux lire ici le contenu de certaines de ces boîtes dans l’espoir que nous puissions éviter de répéter les erreurs passées de conception, de plan de vol et de choix d’équipage. Bien sûr, les particularités de notre civilisation diffèrent de celles des précédentes, mais pas autant qu’on aime à le penser. Toutes les cultures, celles du passé comme celles du présent, sont dynamiques. Même celles qui ont bougé le plus lentement furent, à la longue, une œuvre en cours d’élaboration. Bien que les faits diffèrent dans chaque cas, les tendances dans le temps se ressemblent de manière inquiétante, mais aussi rassurante. La constance de nos erreurs devrait nous inquiéter, mais elle est aussi encourageante puisqu'elle nous aide à comprendre. Il faut nous préoccuper de la constance de nos erreurs, mais nous en rassurer puisqu’elle rend ces erreurs utiles dans la compréhension de ce qui nous attend aujourd’hui. » (pp.20-21)
« Dans les années 1830, alors que le jeune Charles Darwin faisait le tour du monde à bord du Beagle, Charles Lyell publia ses Principes de géologie, lesquels soutenaient que la terre se transformait graduellement selon des processus toujours à l’œuvre et pourrait donc être aussi vieille que Newton l’avait pro¬ posé — quelque chose comme dix fois plus âgée que ne l’autorisait la Bible. Sous le règne de Victoria, la terre a pris un sérieux coup de vieux — des millions d’années par décennie —, assez pour faire de la place au mécanisme évolutionnaire de Darwin et à la collection croissante de lézards géants et de fossiles humains primitifs qu’on déterrait un peu partout dans le monde et qu’on exposait dans South Kensington et au Crystal Palace. En 1863, Lyell publiait un ouvrage intitulé Preuves géologiques de l'antiquité de l'homme, et en 1871 (douze ans après la parution de son ouvrage Sur les origines des espèces), Darwin publiait Les Origines de l'homme. Leurs idées ont été diffusées par des vulgarisateurs enthousiastes, Thomas Huxley au premier chef, célèbre pour avoir dit à l’évêque Wilberforce dans un débat sur l’évolution qu’il préférait admettre avoir un singe pour ancêtre qu’être un ecclésiastique sans souci de la vérité. » (p.24)
« Dès 1907, les physiciens Boltwood et Rutherford pouvaient démontrer que l’âge de la terre s’estime non pas en millions, mais en milliards d’années. L’archéologie a montré que le genre Homo était venu sur le tard, même parmi les mammifères, prenant forme bien après que les premiers cochons, chats et éléphants eurent entrepris de parcourir la terre (ou dans le cas des baleines, eurent abandonné la marche pour la natation). « L’homme, écrit H. G. Wells, n’est qu’un parvenu. »
Ce qui est extraordinaire au sujet du développe¬ ment de l’homme — la seule chose importante qui nous démarque des autres créatures —, c’est que nous avons « influencé » l’évolution naturelle en mettant au point des cultures transmissibles par la parole d’une génération à la suivante. […] L’effet de ce pouvoir était sans précédent, car il a permis de créer des outils et des armes complexes, des comportements élaborés et planifiés. Même très simple, la technologie allait entraîner d’énormes conséquences. Les vêtements de base et les abris construits, par exemple, ont ouvert la voie à tous les climats, des tropiques à la toundra. Nous avons devancé le milieu qui nous avait faits et avons entrepris de nous faire nous-mêmes. Bien que nous soyons devenus les créatures expérimentales de notre propre conception, il importe de nous rappeler que nous n’avions pas la moindre idée de ce processus, encore bien moins de ses conséquences, avant les six ou sept dernières de nos 100 000 générations. Nous avons agi tout ce temps en somnambules. » (p.25)
« Ce qui nous frappe avec le plus de force, c’est l’accélération, la progression emballée du changement […] Il a fallu près de trois millions d’années pour passer de la première pierre éclatée à la première fusion du fer -, trois mille ans seulement ont séparé le premier fer de la bombe hydrogène. » (p.26)
« L’âge de la pierre taillée, ou le Paléolithique, a duré de l’apparition des hominidés fabricants d’outils, il y a près de trois millions d’années, jusqu’à la fonte du dernier âge glaciaire, il y a environ 12 000 ans. Cela couvre plus de 99,5 pour cent de l’existence humaine. Pendant presque tout ce temps, le rythme du changement était si lent que d’entières traditions culturelles (révélées sur¬ tout par leur trousse d’outils de pierre) se reproduisaient, génération après génération, de manière presque identique pendant des périodes de temps stupéfiantes. » (p.26)
« La génération qui a vu pour la première fois l’emploi du feu, par exemple, a peut-être effectivement réalisé que son monde venait de changer. Mais nous ne pouvons savoir avec certitude combien de temps il a fallu pour que même cette découverte prométhéenne prenne prise. Vraisemblablement, le feu a été utilisé, après qu’on l’eut trouvé dans un incendie de forêt ou un volcan, bien avant qu’il soit préservé. Et il a été préservé pendant bien longtemps avant que quelqu’un découvre qu’il pouvait être fait […] Tout au long des centaines de siècles pendant lesquels nos ancêtres gardaient la flamme sans pouvoir en faire une, éteindre le feu de camp de son rival à l’âge glaciaire équivalait à l’assassinat collectif. » (pp.27-28)
« Il est difficile de dater le premier feu maîtrisé. Tout ce que nous savons, c’est que les gens utilisaient déjà le feu il y a au moins un demi-million d’années, peut-être même deux fois ce temps. C’était l’époque de Homo erectus, « l’homme à station verticale », qui nous ressemblait assez à partir du cou vers le bas, mais dont le cerveau ne contenait environ que les deux tiers de la capacité moderne. Chez les anthropologues, le débat se poursuit quant à la première apparition de Homo erectus et quant à ce qui revient en gros à définir ce stade évolutionniste. Les scientifiques sont encore plus divisés sur la question de savoir si erectus pouvait penser ou parler.
Les singes modernes, dont le cerveau est beaucoup plus petit que celui de erectus, se servent d’outils simples, ont un savoir considérable sur les plantes médicinales et peuvent se reconnaître dans un miroir. Des études employant un langage non verbal (symboles informatiques, langage gestuel, etc.) montrent que les singes peuvent utiliser un vocabulaire de plusieurs centaines de « mots », quoiqu’il y ait désaccord sur ce que cette compétence nous apprend au sujet de la communication entre singes dans la nature. Une chose est certaine, cependant : différents groupes de la même espèce, par exemple les chimpanzés de parties distinctes de l’Afrique, ont différentes habitudes et traditions qu’ils transmettent aux jeunes tout juste comme le font les groupes humains. Bref, les singes ont un début culture. Comme en ont d’autres créatures intelligentes, telles que les baleines, les éléphants et certains oiseaux, mais aucune espèce, sauf pour l’humanité, n’a atteint un point auquel la culture devient la force motrice d’une poussée évolutionniste, dépassant des contraintes environnementales et physiques. » (pp.28-29)
« Le feu ayant été dompté, la première progression apparut dans la courbe des populations humaines. De toute évidence, le feu allait faciliter la vie dans de nombreux milieux. Il gardait les cavernes chaudes et faisait fuir les grands prédateurs. Cuire et fumer les aliments augmentaient largement les réserves de nourriture disponibles. Brûler les broussailles élargissait les pâturages du gibier. Il est maintenant admis que nombre des espaces soi-disant naturels habités depuis les temps historiques par les chasseurs et cueilleurs, les Prairies nord-américaines et l’intérieur australien, par exemple, ont été formés par des incendies allumés délibérément. « L’homme, écrit le grand écrivain et anthropologue Loren Eiseley, est lui-même une flamme. Il a brûlé le monde animal de part en part et s’en est approprié les vastes réserves de protéines ». » (p.29)
« Le dernier grand développement sur lequel les experts s’entendent est que Homo erectus est apparu en Afrique, foyer de tous les hominidés, et qu’il y a un million d’années il vivait dans les zones tempérées et tropicales de l’Ancien Monde, soit la masse terrestre contiguë de l’Eurasie. Cela ne veut pas dire que l’homme à station verticale pullulait, même après qu’il eut maté le feu. Il se peut que moins de 100 000 personnes, dispersées en clans familiaux, aient constitué tout ce qui séparait l’échec évolutionniste des six milliards d’entre nous qui peuplons la terre aujourd’hui. » (p.30)
« Le cerveau du Néanderthalien était protégé par une arcade sourcilière massive et par la voûte basse, mais spacieuse. L’air pénétrant dans les poumons néanderthaliens s’était réchauffé dans le grand nez, et tout le visage était mieux approvisionné en sang. Les gens trapus et musclés ne perdent pas la chaleur corporelle aussi rapidement que les personnes minces. Des signes d’une adaptation semblable (du moins en ce qui concerne la forme du corps) se retrouvent chez les Inuits, les Andins et les Himalayens modernes, et ce, après seulement quelques milliers d’années de vie dans un froid intense, par comparaison aux 100 000 ans pendant lesquels les Néanderthaliens d’Europe ont vécu sur la ligne de front de l’âge glaciaire. Les choses semblent avoir été assez bien pour eux jusqu’à ce que les Cro-Magnons quittent le Moyen-Orient pour aller vers le nord et l’ouest, il y a environ 40 000 ans. Jusqu’alors, le froid avait été le grand allié des Néanderthaliens, repoussant tout envahisseur un jour ou l’autre, comme le fait l’hiver russe. Cette fois-là, par contre, les Cro-Magnons s’en vinrent pour rester. L’invasion semble avoir coïncidé avec l’instabilité climatique reliée aux revirements soudains des courants océaniques qui ont entraîné des gels et dégels de l’Atlantique Nord au cours de bouleversements étalés sur à peine une décennie. Des changements tellement marqués —aussi graves que les pires prédictions actuelles quant au réchauffement du globe— ont sûrement dévasté les groupements animaux et végétaux dont dépendaient les Néanderthaliens. » (pp.35-36)
« Pendant quelque dix millénaires, il y a de 40 000 à 3o 000 ans, les Néanderthaliens postérieurs et les Cro-Magnons primitifs se sont probablement jeté des pierres les uns aux autres, pour ne rien dire de l’extinction de feux de camp, du vol de gibier et peut-être du rapt de femmes et d’enfants. À la fin de cette lutte, dont on ne saurait imaginer la durée, l’Europe et le monde entier appartenaient à notre genre, et le Néanderthalien « classique » avait disparu. Mais qu’est-il arrivé en réalité ? La lignée des Néanderthaliens a-t-elle été emportée, ou a-t-elle été assimilée jusqu’à un certain point ? La lutte de 10 000 ans s’est déroulée si graduellement qu’elle a pu être à peine perceptible, une guerre intermittente, non décisive, perdue et gagnée à raison de quelques milles au cours d’une vie. Et pourtant, comme toutes les guerres, celle-là a suscité l’innovation. De nouveaux outils et de nouvelles armes sont apparus, de nouveaux vêtements et rituels aussi, les débuts de l’art mural des cavernes (une forme d’art qui allait atteindre son apogée pendant la dernière grande aventure de l’âge glaciaire, après que les Néanderthaliens classiques eurent disparu). Nous savons aussi que le contact culturel s’est fait dans les deux sens. Les sites néanderthaliens postérieurs de France montrent des changements et adaptations survenus à un rythme sans précédent. Arrivées ainsi près de la fin, les implications de la guerre ont dû se faire atrocement évidentes. Il semble que les dernières bandes de Néanderthaliens ont tenu le coup dans les montagnes d’Espagne et de Yougoslavie, repoussées comme des Apaches dans des terrains de plus en plus accidentés. Si le tableau de guerre que j’ai esquissé a quelque vérité, nous ne pouvons en ignorer les conclusions désagréables. C’est ce qui rend tout le débat néanderthalien si émotif : il ne porte pas seulement sur un peuple ancien, il nous concerne aussi. S’il se trouve que les Néanderthaliens ont disparu parce qu’ils étaient arrivés dans une impasse évolutionniste, on ne peut que hausser les épaules et blâmer la sélection naturelle pour leur destin. Mais s’ils étaient en fait une variante ou une race d’homme moderne, alors nous devons convenir que leur extinction a pu être le premier des génocides. Ou pire encore, pas seulement le premier, mais le premier de ceux dont l’évidence a survécu. » (pp.37-38)
« Le sang néanderthalien coule-t-il toujours dans les veines des humains modernes ? Comment croire que pendant une interaction qui a duré 10 000 ans il n’y ait pas eu de relations sexuelles, même sans consensus, entre les intéressés ? Et s’il y a eu des rapports sexuels, y a-t-il eu des enfants ? Jusqu’à maintenant, les études d’ADN sur des restes néanderthaliens n’ont pas donné de résultats concluants ? Par contre, le squelette d’un enfant récemment découvert au Portugal indique fortement le croisement de races, comme le font des os trouvés en Croatie et ailleurs dans les Balkans. » (pp.39-40)
« En basant ses calculs sur la vitesse à laquelle une masse de fer se refroidit, Newton soupçonnait déjà que la terre était âgée d’au moins 50 000 ans ; les penseurs français du XVIIIe siècle Benoit de Maillet et George-Louis Leclerc de Buffon ont opté pour des estimations plus fortes, mais leurs calculs n’ont guère eu la faveur. » (p.42)
« De nombreux animaux sont hautement spécialisés, leur corps s’étant adapté à des niches écologiques et à un mode de vie spécifiques. La spécialisation comporte ses récompenses, mais, à la longue, elle peut mener à une impasse évolutionniste. Lorsque sa proie s’est éteinte, le chat des cavernes a disparu lui aussi. L’animal humain moderne — notre être physique — est un généraliste. Nous ne sommes pas pourvus de crocs, de serres ou de venin. Au lieu de cela, nous avons conçu des outils et des armes — des couteaux, des pointes de lance, des flèches empoisonnées. Des inventions élémentaires comme les vêtements chauds et les embarcations nous ont permis d’envahir la planète avant la fin du dernier âge glaciaire1. Le cerveau est notre spécialisation. La souplesse des interactions du cerveau avec la nature, par l’entremise de la culture, a été la clé de notre succès. La culture peut s’adapter bien plus rapidement que les gènes à de nouvelles menaces ou à de nouveaux besoins. » (p.47)
« La principale différence qui nous distingue des chimpanzés et des gorilles est qu'au cours des trois derniers millions d’années, nous avons été formés moins par la nature que par la culture. Nous sommes devenus les créatures expérimentales de notre propre fabrication.
L’expérience n’a jamais été tentée auparavant. Et nous, ses auteurs involontaires, ne l’avons jamais dirigée. Elle se déroule maintenant très rapidement et sur une échelle colossale. Depuis le début des années 1900, la population mondiale s’est multipliée par quatre, et son économie (mesure brute du fardeau que l’homme impose à la nature), par plus de quarante. Nous avons atteint une étape où il nous faut ramener l’expérience à un contrôle rationnel et nous prémunir contre les dangers actuels et potentiels. Il n’en tient qu’à nous. Si nous échouons — si la biosphère ne peut plus assurer notre subsistance parce que nous l’avons dégradée ou pulvérisée —, la nature haussera simplement les épaules en concluant que s’il était amusant pour un temps de laisser des singes diriger un laboratoire, c’était, en fin de compte, une bien mauvaise idée. » (pp.48-49)
« Un enfant du Paléolithique supérieur enlevé au feu de camp et élevé parmi nous aurait une chance sur deux de décrocher un diplôme en astrophysique ou en sciences informatiques. Pour utiliser une analogie électronique, nous faisons fonctionner un logiciel du XXIe siècle sur du matériel dont la dernière mise à jour remonte à 50 000 ans ou plus. Voilà qui pourrait expliquer bon nombre des nouvelles aux actualités. La culture a elle-même créé ce problème propre aux humains : en partie parce que la croissance culturelle va bien plus vite que l’évolution, et parce que depuis longtemps, la masse cumulée des cultures a devancé la sélection naturelle et placé notre destinée entre nos mains. » (p.53)
« Le premier de ces épisodes a été la maîtrise du feu par Homo erectus, qui a fortement fait pencher la balance de la survie en notre faveur. Le suivant, survenu un demi-million d’années plus tard, a été le perfectionnement de la chasse par les Cro-Magnons peu après qu’ils eurent supplanté les Néanderthaliens. De nouvelles armes sont apparues, plus légères, plus aiguisées, de plus longue portée, plus élégantes et plus meurtrières. Les ornements perlés, la gravure sur os, les instruments de musique et les rituels funéraires élaborés devinrent monnaie courante. De magnifiques tableaux apparurent sur les murs des cavernes et parois des rochers, affichant un naturalisme vigoureux qu’on n’allait plus retrouver avant la Renaissance.
Bon nombre de ces choses avaient déjà été accomplies sur une petite échelle par les Néanderthaliens et les Cro-Magnons, si bien que cette impulsion d’art et de technologie ne peut être (comme certains le pré¬ tendent) la preuve que nous avons soudainement évolué en une nouvelle espèce nantie de tout nouveaux pouvoirs cognitifs. Toutefois, c’est effectivement la preuve d’un motif culturel familier : le loisir né d’un surplus de nourriture. Les chasseurs et cueilleurs produisaient plus que ce qu’exigeait leur subsistance, ce qui leur donnait le temps de peindre les murs, de fabriquer des perles et des effigies, de faire de la musique, de se doter de rituels religieux. Pour la première fois, les gens étaient riches. » (pp.54-55)
« Je dirais qu’il y a certaines ressemblances entre cette fin de l’âge de la pierre et la dernière moitié du millénaire de la « découverte » et de la conquête occidentale. Depuis 1492 de notre ère, une sorte de civilisation, l'Européenne, a largement détruit et déplacé toutes les autres, s’engraissant et se transformant en force industrielle en cours de route (un point sur lequel je reviendrai dans un chapitre suivant). Pendant le Paléolithique supérieur, une sorte d’humain — Cro-Magnon ou Homo sapiens — s’est multipliée et s’est déployée dans le monde, tuant, déplaçant ou absorbant toutes les autres variantes de l’homme, puis pénétrant dans de nouveaux territoires qui n’avaient jamais été foulés du pied humain.
Il y a tout au plus 15 000 ans — bien avant le retrait des glaciers —, le genre humain s’est établi sur chaque continent, sauf l’Antarctique. Comme l’expansion de l’Europe dans le monde entier, cette vague préhistorique de découvertes et de migrations a eu des conséquences écologiques profondes. Peu de temps après l’apparition de l’homme dans de nouveaux territoires, le gros gibier commence à manquer. Les mammouths et les rhinocéros laineux se retirent vers le nord, puis s’éclipsent de l’Europe et de l’Asie. Un wombat géant, d’autres marsupiaux et une tortue de la taille d’une Volkswagen disparaissent en Australie. Le chameau, le mammouth, le bison géant, le mégathérium et le cheval périssent dans les Amériques. Une odeur putride d’extinction suit Homo sapiens dans son périple autour du monde.
Tous les experts ne conviennent pas que nos ancêtres sont les seuls à blâmer. Ceux qui nous défendent font remarquer que nous avons chassé en Afrique, en Asie et en Europe pendant un million d’années ou davantage sans tout décimer, que nombre de ces extinctions ont coïncidé avec des bouleversements climatiques, que la fin de l’âge glaciaire a pu être assez sou¬ daine pour empêcher les gros animaux de migrer ou de s’adapter. Ce sont des objections valables qu’il serait imprudent d’écarter entièrement. Pourtant, la preuve contre nos ancêtres est, je pense, écrasante. Sans aucun doute, la fonte des glaciers a stressé les animaux, mais ils avaient passé à travers des réchauffements semblables auparavant. Il est également vrai que les peuples primitifs — Homo erectus, Homo neanderthalensis et Homo sapiens — avaient chassé le gros gibier sans l’exterminer. Mais les gens du Paléolithique supérieur étaient beaucoup mieux équipés et beaucoup plus nombreux que leurs prédécesseurs, et ils tuaient sur une bien plus grande échelle. Certains de leur site d’abattage atteignaient presque des dimensions industrielles : un millier de mammouths à l’un d’entre eux ; plus de 100 000 chevaux à un autre. » (pp.55-56)
« Le perfectionnement de la chasse a mis fin à la chasse comme mode de vie. La viande en abondance permettait d'avoir plus d’enfants. Avec plus d’enfants on avait plus de chasseurs, mais tôt ou tard, un surplus de chasseurs signifiait une carence de gibier. La plupart des grandes migrations dans le monde à cette époque ont sans doute été provoquées par la nécessité, à mesure que nous épuisions les ressources dans nos festins nomades. […]
Les chasseurs à la fin de l’âge de la pierre n’étaient certainement pas maladroits, mais ils étaient incompétents parce qu’ils ont enfreint la règle primordiale que tout bon parasite doit observer : Ne pas tuer son hôte. Alors qu’ils poussaient espèce après espèce à l’extinction, ils sont tombés dans le premier piège du progrès. Certains de leurs descendants — les sociétés de chasseurs et de cueilleurs qui ont survécu jusqu’aux temps récents — allaient apprendre à se maîtriser à l’école des coups durs. Mais le reste d’entre nous avons trouvé un nouveau moyen de faire monter les enchères : ce grand changement connu rétrospectivement comme la « révolution » du Néolithique, c’est-à-dire la naissance de l’agriculture. » (pp.58-59)
« Parmi les chasseurs, il s’est toujours trouvé un grand nombre de non-chasseurs : c’étaient les cueilleurs, surtout des femmes et des enfants, pensons-nous, chargés des fruits et légumes sauvages qui faisaient partie du régime alimentaire dans une caverne bien gérée. Leur apport aux réserves de nourriture devint de plus en plus important à mesure que le gibier disparaissait. Pendant cette période courte et vive qu’on appelle le Mésolithique, ou l’âge de pierre moyen, les gens ont tout essayé : vivre dans les estuaires et les marécages, ramasser des épaves sur la grève, fouir les racines et faucher la végétation herbacée pour ses minuscules graines, une pratique qui allait avoir d’énormes implications. Certaines de ces herbacées étaient si riches, et leur exploitation exigeait une telle main-d’œuvre, que des villages s’établirent dans des régions-clés avant même l’avènement de l’agriculture. Les cueilleurs se mirent à remarquer que les graines accidentellement répandues ou passées dans le crottin poussaient l’année suivante. Ils entreprirent d’influencer le résultat en cultivant et en agrandissant les peuplements naturels, qu’ils ensemençaient de graines plus grosses et plus faciles à récolter.
De telles expériences allaient un jour mener à l’agriculture intégrale et à une dépendance presque totale envers quelques produits de base monotones, mais cela devait attendre encore plusieurs milliers d’années : à cette période primaire, les cultivateurs de plantes étaient encore surtout des cueilleurs, exploitant une grande variété de végétaux de même que le gibier sauvage et le poisson qu’ils pouvaient trouver. Ainsi, à Monte Verde, au Chili, un village permanent de huttes de bois rectangulaires a été établi il y a 3000 ans, nourri par des camélidés, du petit gibier et le mastodonte, dont l’extinction n’allait pas tarder ; mais les vestiges com¬ prennent de nombreux légumes sauvages, dont le moindre n’est pas la pelure de pomme de terre. Bien que Monte Verde soit l’un des plus anciens sites humains des Amériques, il fait état d’une connaissance avancée et intime des végétaux locaux, dont plusieurs allaient devenir les cultures de base de la civilisation andéenne. » (pp.59-60)
-Ronald Wright, Brève histoire du progrès, Montréal, Hurtubise HMH, 2006 (2004 pour la première édition canadienne), 221 pages.
https://www.youtube.com/watch?v=NpWW3PfvMRc
Dédale et Icare. Le paradoxe du progrès dans l’histoire de l’humanité.
Le progrès technique facilite l’accès à l’énergie (le feu, les armes, la roue, l’agriculture, la machine à vapeur, le pétrole et l’automobile –parfois par l’intermédiaire de l’accès facilité à l’information et à sa transformation, l’écriture, le papyrus, les tablettes de cire ou de marbre, le papier, le télégramme, le téléphone, la radio, Internet, etc.) et l’enrichissement (réduction de l’effort pour subsister + production d’un surplus social). Le progrès (technique), c’est ce qui permet de faire et d’avoir plus avec autant ou moins.
A chaque fois que nous repoussons les limites de ce qui nous est possible, nous nous savons plus où se trouvera cette fois-ci la limite à ne pas franchir. Toute audace, toute visée de puissance expose à l’hubris –le franchissement d’une limite qu’on n’aurait pas dû franchir, mais dont on ne savait pas d’avance le lieu. Le progrès est résolution de problème, mais l’ivresse du problème résolu expose à des problèmes inédits, et souvent encore plus complexes.
Stagnation et métastabilité.
Comment changer une culture ?