" [Introduction]
A peu près au moment où son ouvrage sur la phénoménologie husserlienne, forme étendue d’un mémoire présenté à Jean Cavaillès, paraît chez un éditeur confidentiel (Minh Tân) son intérêt se déplace vers le Vietnam et les mouvements annonciateurs des luttes pour l’indépendance en Indochine. Sa formation d’agrégé de philosophie et de normalien lui ont permis de pénétrer le contexte intellectuel français qui comptait vraiment pour les débats de l’immédiat après-guerre. En même temps il n’est pas imaginable de ne pas tenir compte de sa culture originale, de sa langue maternelle vietnamienne, de son effort pour trouver une solution de continuité entre la phénoménologie et ce qu’il considère comme l’outil essentiel dans les luttes anticoloniales, à savoir une forme personnelle de marxisme."
"On trouvera en vérité quelque paradoxe dans le fait que le livre de Thao ait pu, si durablement, constituer, pour les phénoménologues français, l’introduction obligée à la phénoménologie husserlienne."
[Chapitre 1 : "Tran Duc Thao et la protofondation des archives Husserl de Paris", par Jean-François Courtine]
"Rôle joué par le jeune Tran Duc Thao dans ce qu’on pourrait appeler la « protofondation » (Urstiftung) des Archives Husserl de Paris, protofondation à laquelle se trouve associé le nom de quelques grands archicubes, ses aînés d’une bonne dizaine d’années (Jean Cavaillès, Jean-Paul Sartre, Maurice Merleau-Ponty, Jean Hyppolite). Tran Duc Thao, après des études au grand lycée français de Hanoï (le lycée Albert Sarrault – gouverneur général de l’Indochine avant la Première Guerre), obtient une bourse en 1936 lui permettant de préparer le concours de l’École ; c’est un des derniers à obtenir ce type de bourses (la contribution de Jérôme Melançon nous en dira certainement davantage concernant la formation universitaire au Vietnam dans les années 1930) ; élève en classes préparatoires à Louis-le-Grand, puis à Henri IV, Tran Duc Thao rentre à l’École en 1939 et, dès l’année suivante, sous la tutelle de Jean Cavaillès, il s’engage dans l’étude de Husserl."
[Chap 2 : Une première naturalisation de la phénoménologie ?, par Jocelyn Benoist]
"Phénoménologie et matérialisme dialectique, de Tran Duc Thao, a joué pendant trente ans au moins le rôle d’introduction à la pensée de Husserl en France. Les plus grands s’en sont inspirés et certains traits durables de l’exégèse française s’expliquent par les choix herméneutiques faits par Thao. Au premier chef, sa conviction quant à la nécessité d’une lecture dialectique de la phénoménologie fut décisive, marquant des lecteurs aussi différents que le jeune Lyotard ou le jeune Derrida." (p.25)
"Dès la préface du livre de 1951, le philosophe vietnamien annonce très clairement la couleur. Il ne s’agira pas tant d’un refus du transcendantal que d’un refus de son décrochage allégué par rapport à la réalité. Le « sujet transcendantal » et « l’homme en chair et en os, se développant dans le monde réel » (PMD, p. 8 ) ne font qu’un. De cette identité nous trouvons l’aveu, à en croire Tran Duc Thao, dans le développement même de la phénoménologie transcendantale, considéré dans sa phase ultime, qui fait des « coordinations sensorimotrices élémentaires » l’objet privilégié de son analyse. Thao y trouvera, quant à lui, le principe d’une réinterprétation matérialiste possible de l’intentionalité. [...]
La perspective phénoménologique apparaissant impuissante à saisir et déterminer correctement ce qu’elle a en vue précisément parce qu’elle veut le décrire exclusivement en termes de vécu. [...] C’est donc au nom de l’exigence descriptive même que la phénoménologie a si heureusement placée à son principe que le dépassement du point de vue phénoménologique, inéluctablement, s’impose." (p.27)
"La « constitution » phénoménologique, c’est-à-dire la construction du sens de l’objet par la conscience, n’apparaît, en dernier ressort, que comme « la transposition symbolique des opérations matérielles de production en un système d’opérations intentionnelles où le sujet s’approprie idéalement l’objet en le reproduisant dans sa conscience » (PMD, p. 12). Cependant, il est fondamental qu’une telle transposition soit une œuvre de (dé-)négation. En effet :
Le philosophe reste ignorant de ces origines. En tant que membre d’une classe exploiteuse, il n’a pas l’expérience du travail réel des classes exploitées, qui donne aux choses leur sens humain. Plus précisément, il ne perçoit ce travail que sous sa forme idéale, dans l’acte du commandement, et se demande avec étonnement comment ses « significations intentionnelles » ont pu s’imposer au monde réel." (PMD, p. 12-13)
La mise en œuvre par Thao, ici, du cadre d’analyse marxiste classique, est particulièrement éclairante. En fait, à mon sens, elle permet admirablement de cerner l’aporie constitutive de la phénoménologie au XXe siècle.
La question non résolue qui traverse en effet l’histoire de la phénoménologie au XXe siècle –au retour de laquelle on assiste du reste symptomatiquement aujourd’hui– est celle du rapport de l’analyse phénoménologique à la « réalité ». Une fois qu’on s’est installé dans l’analyse des vécus et des structures idéales de la conscience, comment jamais rejoindre celle-ci ? Le problème fondamental de la phénoménologie, depuis le début, a été celui du passage de l’intentionnel au réel.
Or, Thao le fait apparaître pour ce qu’il est : à savoir un problème qui ne se pose qu’à celui qui a toujours déjà placé l’intentionalité en dehors de la réalité, précisément parce que lui-même s’est mis hors réalité, dans la posture du commandement qui n’opère sur elle qu’à distance et au moyen d’autres qui, eux, s’y trouvent et travaillent au contact avec elle.
De ce point de vue, la stratégie de Thao permet aussi bien de désamorcer l’illusion possible d’une réinterprétation de la phénoménologie qui croirait trouver des ressources de réalisme dans une relecture de l’intentionalité suivant un modèle qui serait celui des actes de langage. Comme si faire de l’intentionalité une forme d’ordre donné au réel lui conférait plus de réalité. Ce qu’une telle lecture ignore c’est, premièrement, qu’en réalité elle ne fait jamais que dévoiler l’inconscient de la raison phénoménologique (l’ordre, dans son détachement constitutif de la réalité, a en fait toujours constitué le modèle de l’intentionalité phénoménologique) ; deuxièmement, que la possibilité de l’intentionalité thématisée par la phénoménologie n’est pas à trouver de ce côté, mais de celui d’un rapport au réel déjà réalisé, dont la construction phénoménologique ne fait que renvoyer une image idéalisée de l’ordre du déplacement psychanalytique.
Ce n’est donc pas à une phénoménologie réaliste, au sens d’une phénoménologie qui aurait enfin retrouvé le réel –là même où la phénoménologie se définit par le fait de s’être mise en position de l’avoir toujours déjà perdu– que nous invite Tran Duc Thao, mais bien plutôt à une refondation réaliste de la phénoménologie, au-delà d’elle-même, dans une réalité dont elle n’apparaît que comme la dénégation." (pp.29-30)
"On relèvera la critique très fine de la doctrine husserlienne de l’essence. Thao insiste avec raison sur l’enracinement originairement réel de la notion phénoménologique d’essence : « En fait l’essence, dans sa notion originelle, ne concernait pas le pur possible, mais bien la possibilité du réel. Elle ne se place au-dessus de l’objet effectif que pour définir le sens de son objectivité » (PMD, p. 31).
De ce point de vue, il est essentiel de noter que « l’intuition des essences, sous sa forme originelle, se portait directement sur l’être même de la chose, l’être de l’existant. Les recherches eidétiques ne visent pas de simples analyses de concepts mais la constitution d’une ontologie universelle » (PMD, p. 32).
Le problème de la phénoménologie est que, en quelque sorte, la méthode a échappé à son objet. De l’essence de la maison, on est passé à celle du centaure, ou de la vérité. Faisant de l’eidos lui-même un objet, on a fini par en faire un possible pur, dans son autonomie supposée, ayant dénoué ses liens avec la réalité et se définissant par cette déprise même, et non plus ce qu’il était au départ : un possible réel, au sens, essentiellement, de celui d’une réalité – et qui la présuppose par là même donnée.
C’était là « lui enlever ce qui faisait sa raison d’être, à savoir son rapport au réel ». De l’essence authentique qui était sens constitutif de l’être, on était passé à l’essence comme « simple signification » (PMD, p. 34).Une note, page 34, énonce très bien le principe du réalisme au fondement de la position de Tran Duc Thao, réalisme qu’il oppose à l’échappée idéalisante opérée par la phénoménologie :
Si l’on veut comprendre la valeur synthétique a priori des lois d’essence, il faut remonter à l’origine du possible, dans l’expérience du réel lui-même, en tant qu’il se dévoile dans le sens de son être. L’imagination opère sur des schèmes, qui impliquent eux-mêmes une perception antérieure, la structure de l’être lui-même définissant la forme dans laquelle on peut l’imaginer. (PMD, p. 34, note 1)
Au départ, on trouve « l’expérience du réel lui-même ». C’est dire que –contrairement à ce que pourrait faire croire une perspective selon laquelle celle-ci serait à retrouver depuis une intentionalité qui serait essentiellement signification ou dont tout au moins l’intentionalité de signification constituerait le modèle canonique, et comme un cas particulier d’une structure éidétique qui se déploierait essentiellement et d’abord dans l’irréel, sous le régime du « pur possible » – cette expérience constitue le présupposé originaire et de l’intentionalité et des essences qui s’assignent dans les variations de cette dernière, leur véritable point de départ." (p.31)
"La variation phénoménologique-éidétique a prétendu tenir l'existence à distance, "éliminant tout rapport à l'existence" [...] Mais c'est là ce qui est impossible, comme le fait bien apparaître la critique décisive adressée par Thao à la théorie de la constitution par esquisses en tant que pièce centrale de la phénoménologie husserlienne de la perception.
Le problème est que:
La constitution par synthèse d'Abschattungen n'avait de sens que dans le cadre de l'attitude théorique, qui ne vise en fait qu'une unité idéale (focus imaginarius) de représentations subjectives. Dans le monde de l'esprit, perçu dans l'attitude pratique, l'existence, y compris celle des choses, ne peut se prendre qu'en son sens absolu: car la pratique n'est évidemment possible que sur des réalités.
Le retour au sol de la pratique dissout le fantasme d'un être purement phénoménal du perçu et nous donne au contraire l'être réel de la chose sur laquelle nous travaillons comme point de départ absolu -celui qui seul donne un sens à l'intentionnalité, comme représentation seconde de celui-ci.
Un tel tournant en ce qui concerne la perception, renvoyée à la priorité du contact originairement pratique avec les choses, en engage un plus général eu égard à l'attitude phénoménologique: le "réel", désormais, n'est plus à constituer ou à cerner dans sa phénoménalisation ; il est donné au départ, de telle façon que cette donnée est une condition même de la phénoménalisation, et est constamment présupposée par la structure de celle-ci.
Déployer cette pensée suppose la sortie de la phénoménologie, qui, selon l'analyse qu'en fait Thao, est constitutivement et non accidentellement idéaliste [...]
Thao voit dans [un naturalisme d'un genre nouveau], renouvelé par le marxisme, la possibilité d'une réécriture et d'une mise en perspective matérialiste du motif phénoménologique. Il ne s'agit pas tant de dépasser l'apparaître au sens de le nier purement et simplement, que de le réinscrire dans le mouvement de l'être même, d'en faire un moment de la processualité de cet être.
[...] La position de Thao ne consiste pas tant à nier la "subjectivité constituante" qu'à l'identifier à "la nature elle-même dans son devenir-sujet" [...] Le matérialisme dialectique ne constitue pas tant la réfutation que "la vérité de l'idéalisme transcendantal" [...]
Le retour à la réalité ne reconduit donc pas à un être chosique statique et séparé du mouvement de la vie réelle, mais à ce mouvement même. [...]
Nous maintenons les exigences de la Weltkonstitution, en la débarrassant de ses illusions idéalistes. Il s'agit bien de "mettre en parenthèses" le monde des apparences constituées, que le fétichisme de la conscience naïve prend pour des réalités en soi, et revenir à l'être véritable, de la subjectivité constituante. Mais celle-ci n'est pas le flot héraclitéen de la conscience pure: elle est le mouvement réel par lequel la nature prend conscience d'elle-même dans le développement biologique et l'histoire humaine.
Un tel naturalisme, qui reprend à son compte les exigences de la constitution, se distingue de celui qui prédomine aujourd'hui, par le fait qu'il est anti-réductionniste et anti-objectiviste.
Une cible privilégiée de la critique de Thao est en effet le matérialisme classique, mécaniste dans son essence, qui, selon lui, repose sur une conception abstraite de l'objectivité fondée sur son détachement par rapport au mouvement réel. On trouve dans un tel détachement la source du dualisme, comme structure fondamentale de la pensée bourgeoise.
La véritable naturalisme suppose en premier lieu de rompre avec "la conception abstraite de la nature" (PDM, 227). Celle-ci tient dans "la définition même de l'objet, telle qu'elle s'est imposée à l'époque classique de la bourgeoisie montante et domine encore la pensée de l'Occident, [qui] posait en principe l'absence de signification comme signification du réel." [...]
[S'impose] une transformation du sens même de la "matière", qui n'est plus essentiellement objet.
L'analyse idéaliste a découvert depuis longtemps que toute conscience implique une activité du sujet, mais elle ne s'en servait que comme une machine de guerre contre le matérialisme, transformant paradoxalement l'effectivité de la vie humaine en simple négation de sa réalité. La méthode objective de son côté ne dépassait pas la considération mécanique des modèles spatiaux. L'opposition apparente du subjectivisme idéaliste et du matérialisme abstrait recouvrait leur accord profond, dans un égal refus de thématiser l'activité concrète humaine comme devenir-sujet de la réalité objective. Une telle dialectique est pourtant visible dans n'importe quel phénomène de conscience, pris dans son contenu effectif, en tant qu'il renvoie irréductiblement à des mouvements réels, esquissés dans l'organisme vivant. (PDM, pp.223-22)
Contre le naturalisme classique, physicaliste, statique et mécaniste, fondé sur l'exclusion préalable de la pensée de la matière, selon un geste qui faisait de la seconde le résidu abstrait de la première, Thao propose, renversant les fondements d'une telle alternative, l'adoption d'un naturalisme à base essentiellement dynamique et biologique. [...]
Là où l'on va à la recherche du sens "naturel" de la "conscience" et de "l'intentionalité" ce n'est certes pas du vécu qu'il faut partir, qui n'est "qu'un aspect abstrait de la vie effectivement réelle"."
La réalité au fondement de ce qu'on appelle vie mentale et qui constitue l'objet du "nouveau naturalisme", Tran Duc Thao la cerne à travers la notion de comportement:
En réalité le monde sensible ne peut pas se définir avec précision sur le plan du pur vécu comme tel, car il tient tout son sens des structures du comportement: il ne fait aucun doute que les directions du "champ sensoriel" ne correspondent à la conduite de la locomotion, l'extériorité de l' "objet-fantôme" à celle de la préhension et la substantialité de la "chose" primordiale à celle de la manipulation. Il n'est donc nullement étonnant que la méthode phénoménologique se soit heurtée ici à des difficultés insurmontables: la description des significations antéprédicatives renvoie aux conditions de l'existence matérielle et place nécessairement le sujet dans le cadre de la réalité objective.
Tran Duc Thao propose donc une réécriture des catégories fondamentales de la phénoménologie en termes pragmatico-comportementaux.
L'intériorité de la conscience et son rapport idéal à l'objet renvoient à la structure du sujet réel, à savoir le corps vivant comme centre de mouvements. Il ne s'agit nullement d'une "réduction" arbitraire au point de vue de l'objet: l'acte de conscience, dans son sens vécu, se définit de manière exhaustive par la dialectique du comportement.
Le "comportement" n'est pas un "objet": il est le devenir-sujet de la nature elle-même -qui constitue, simultanément, le sens "réel" de la subjectivité.
L'ensemble de l'analyse génétique de l'intentionnalité proposée par Thao se déploie donc sur la terrain éthologique, et plus particulièrement celui l'étude des fonctions sensori-motrices, présentées comme le lieu d'origine de la structure intentionnelle. [...]
L'idée partagée par Thao [et des chercheurs contemporains] est qu'il faut reconnaître dans la perception même un faisceau d'actions esquissés. Ainsi
quand je vois cet arbre, je sens plus ou moins confusément s'esquisser en moi un ensemble de réactions qui dessinent un horizon de possibilités pratiques -par exemple la possibilité de m'approcher, m'éloigner, tourner autour, grimper, couper, cueillir, etc.
L'important, bien sûr, est qu'il ne s'agit pas là d'une simple concomitance -de l'amorce de réactions que déclencherait cette perception, mais qui ne feraient pas partie de son "contenu"- mais de cela même qui détermine ledit "contenu" et le sens vécu de cette perception: "Le sens vécu de l'objet, son être-pour-moi se définit par ces possibilités mêmes."
[...] L'objet ("arbre" par exemple) c'est l'horizon de toutes ces possibilités pratiques, mais en tant que celles-ci sont déniées, inhibées. [...]
Le sens vécu de l'objet, son être-pour-moi se définit par ces possibilités mêmes, senties et vécues dans ces comportements esquissés et immédiatement réprimés, inhibés par les données objectives, l'acte réel se réduisant ici à une simple adaptation oculo-motrice.
[...] Dans sa déduction naturaliste du niveau phénoménologique (c'est-à-dire du vécu intentionnel), Thao introduit un principe de négativité, d'inhibition, de refoulement, dont le modèle est très clairement emprunté à la psychanlyse. Du mouvement réel, qui est la base, à l'intentionnalité, qui en est l'expression idéalisée, il y a une (dé-)négation: celle de l'empêchement de l'effectuation dudit mouvement. On retrouve ici, dans le procès de la réalité même, cette même négation qui était au principe de l'idéalisme phénoménologique.
Thao décrit à ce niveau l'origine de la conscience comme un processus d'intériorisation fondamentalement lié à un empêchement d'extériorisation. Le mouvement demeure à l'état d'esquisse, et comme tel il est "réprimé". Dès lors, il ne s'effectue pas, ne s'extériorise pas, et l'organisme le "maintient en soi". "C'est [...] ce même même qui constitue la conscience de soi". [...]
Aussi la référence au comportement ne doit-elle pas êtr reçue au sens d'un simple behaviorisme, tout en extériorité: loin de substituer au vécu un simple processus externe, il s'agit d'expliquer comment le premier se constitue par inhibition du second, selon une forme de déduction négative de l'intériorité. [...]
A travers ce détour d'un mouvement arrêté, suspendu, et comme tel, intériorisé, "l'organisme vivant est devenu sujet"." [...]
Thao ressaisit les différents feuillets de la phénoménologie husserlienne de la perception : le "fantôme" (c'est-à-dire le pur apparaître phénoménal de la chose indépendamment de ses relations causales) et la "chose" (causalement identifiée) comme divers moments de cette intentionalisation stratifiée du réel, correspondant à deux niveaux de dénégations successives.
Le sens du "fantôme" comme simple extériorité sensible identifiable à travers les différents champs sensibles, mais sans épaisseur causale et strictement identique à sa manifestation, est à trouver dans "le mouvement de locomotion esquissé et immédiatement réprimé, par lequel j'atteins idéalement l'objet extérieur" [...] C'est dans cet acte de locomotion que je n'effectue pas se constitue le sens de l'extériorité, cette extériorité que le fantôme pourra occuper comme tel, en apparaissant à la place où je pourrais aller mais où je ne vais pas. En même temps, par son apparaître idéal -sa qualification comme "fantôme" est déjà une norme, celle qui le définit comme "ce qui apparaît là- il institue un nouveau niveau d'activité, dont il détermine le sens intentionnel: celui de la "préhension" par lequel celui qui ne se déplace pas saisit ce qui lui apparaît comme donné à une certaine distance de lui.
On retrouve la même structure ascensionnelle à l'étage supérieur, quand il s'agit de passer du "fantôme" à la "chose" à proprement parler, qui se caractérise par sa permanence au-delà de la donnée. Thao suit ici Piaget, pour lequel l'acquisition du sens de la chose est intrinsèquement lié à la capacité à la ré-identifier par exemple à l'issue de son passage derrière un écran, là où une discontinuité a été introduite dans le flux de son apparaître phénoménal. A ce niveau apparaissent les comportements du détour et de la manipulation, qui relèvent de stratégies d'accès indirect à l'objet, et dans lesquels précisément c'est une telle identité transcendante de la chose qui est visée. Cependant, pour Thao, un tel nouveau sens intentionnel de l'objet visé comme transcendant (au-delà de la donnée de son apparaître) n'est possible que sur le fond de la dénégation du comportement de niveau inférieur, de la "préhension". [...]
La visée comme transcendant (et donc au-delà de la "prise" immédiate) n'est rien d'autre qu'une "prise" idéale, c'est-à-dire à la fois déniée dans son effectivité (elle est impossible en tant que prise et il faut lui substituer un autre processus, mettant en jeu des médiations qui ne relèvent pas de la simple préhension) et en même temps maintenue, transformée en format intentionnel définissant aussi bien le registre d'une possible activité de type supérieur. [...]
Ainsi Thao énonce-t-il une lois générale de production des niveaux de contenus intentionnels et donc d'intentionnalités: "La structure du comportement réel au stade qui précède définit le contenu intentionnel de l'acte vécu au stade qui suit" [...]
L'existence d'une telle loi d'engendrement implique un fondamental principe de traductibilité de l'intentionnel au réel: il n'y a pas de structure intentionnelle que, dans son genre, on ne puisse reconduire à une relation réelle d'abord nouée entre le vivant et son environnement. Une telle traduction, cependant, c'est là le point essentiel, n'est possible qu'au prix d'un décalage:
Ainsi, à condition d'opérer un décalage systématique, il est possible de faire coïncider en toute rigueur la série phénoménologique et la série réelle, les formes intentionnelles de chaque stade s'identifiant avec les formes réelles du stade précédent.
Ce "décalage", c'est l'intentionnalité même. Pour qu'il y ait intentionalité, il est en effet fondamental que la relation réelle soit suspendue, inhibée et convertie en idéalité -ce qui permet par là même, à l'étage supérieur, l'institution de relations réelles d'un type nouveau.
Il y a donc un véritable travail du négatif qui traverse la réalité et conditionne la création en elle d'intentionalité et, plus précisément, de différents niveaux hiérarchisés d'intentionalités.
Ce qui rend possible l'intentionalité et la conscience comme telles, c'est la différance, le fait de ne pas faire, de mettre en suspens et par là même de transformer en signification ce qui était une réalité: "la conscience est le mouvement des conduites différées".
[...] Thao insiste sur le fait qu'un réflexe conditionné ne se comprend qu'en termes d'orientation dans un champ, dont les emplacements ont une valeur. Il est impossible d'en donner une lecture purement mécaniste, en termes d'association et de rappel de traces passées. Ce qui compte, en effet, c'est que de telles "traces" aient une valeur, et une telle détermination est bien, en un sens très élémentaire, de l'ordre de l'idéalité: pas celui du donné, mais de la norme pour le donné, ou plutôt du donné transcendé (mis en suspens) et institué en norme. A ce niveau, on ne peut encore parler de "conscience", mais, d'ores et déjà, de ce que les Recherches sur l'origine du langage et de la conscience appelleront "signification tendancielle" [...]
Ainsi quand un Ver de terre apprend dans un labyrinthe à éviter un couloir où il s'est heurté un certain nombre de fois à une grille électrique, on ne saurait parler d'une simple répétition du comportement antérieur: le Ver ne reproduit pas sa réaction originelle au choc électrique, il évite une certaine direction qui lui apparaît comme une valeur négative dans le champ. [PMD, p.258] [...]
Pour Thao, le noème, donc le visé comme tel, correspond à la cible du mouvement esquissé (mais réprimé) ; inversement, la noèse c'est ce mouvement même, en tant qu'arrêté et réfléchi comme tel, dans son arrêt. [...]
Thao [...] décèle alors la symbolicité y compris dans certaines formes supérieures de comportement animal. Lorsque le chien aboie contre l'inconnu qui rentre, il s'agit bien d'une forme d'expression porteuse d'une signification intentionnelle. [...]
Cette "ébauche de l'acte apparaît justement comme une expression qui symbolise l'acte lui-même resté inachevé" [...] "L'acte symbolique de signification est un acte qui s'arrête dès la phase initiale de son accomplissement et renvoie par là même à sa forme totale, non accomplie." [...]
L'intentionalité est l'idéalisation d'un mouvement esquissé mais non effectué. Il n'y a signification à proprement parler en revanche (et donc symbolicité) que là où une action n'est pas simplement esquissé au niveau neurologique, mais ébauchée, et, comme telle, devient représentative de la même action accomplie. "Ainsi se constitue une forme nouvelle d'intentionalité, où le sens visé n'est plus simplement vécu dans la subjectivité de la conscience, mais apparaît sur le comportement lui-même, comme le sens qu'il exprime" [...]
Ce registre d'intentionalité, "symbolique, est dans son ordre propre constituant de son objet: c'est le dire qui définit le format du dit, loin que celui-ci se contente de relayer une intentionalité déjà faite.
Il est vrai que l'homme a parlé parce qu'il "avait quelque chose à dire", mais ce qu' "il avait à dire" ne se présentait pas originellement sous une forme intentionnelle : l'Ancêtre humain n'a pas dit ce qu'il pensait parce qu'il le pensait, il l'a pensé parce qu'il l'a dit, et il l'a dit parce qu'il s'arrêtait de le faire [...]
C'est donc en ébauchant une certaine action et en la retenant que l'on constitue un signifié, loin que la visée intentionnelle du signifié précède l'effectuation d'une telle ébauche et son institution en signe. Thao renverse ici le présupposé idéaliste de la théorie husserlienne de la signification. Il n'y a pas de signification sans signe et le signe, dans son ordre propre, précède la signification. Or le signe, comme y insiste Thao, ce n'est plus du "vécu". [...]
Thao pose à l'origine du langage, et par là même de la conscience, le geste d'indication. [...]
Ce qui fait que le grand singe anthropoïde n'est pas encore capable d'indication, c'est que c'est plus fort que lui, il faut qu'il y mette les mains. [...]
L'indication, c'est le moment où l'objet cesse d'être ce qu'on l'on touche effectivement.
Mais ce qui est ressaisi ainsi [...] ce n'est rien d'autre que l'intentionnalité:
Et la signification du geste de l'indication est justement d'exprimer ce rapport d'extériorité objective, en quoi consiste l'intentionnalité fondamentale de la conscience comme conscience de l'objet, par opposition au psychisme simplement sensorimoteur de l'animal. (ROLC, p.15)
La symbolicité est désormais faite condition de l'intentionnalité elle-même, et cela porte évidemment d'importantes conséquences notamment quant au caractère originairement social d'une telle "intentionalité" : l'indication, en effet, originairement, c'est bien sûr l'indication à l'Autre. Dès lors, "l'intentionnalité" apparaît comme une forme de structure dérivée: d' "indication à soi", ou de retournement de l'indication sur soi. "Le sujet s'indique l'objet à lui-même à partir des autres avec lesquels il s'identifie" [...] Cette indication à soi-même "est vécue comme visée intentionnelle de l'objet singulier dans son extériorité objective". [...]
Une telle idéalisation n'a de sens qu'adossée à une conception résolument pragmatique de la pensée. Le fondement, même et y compris dénié, c'est l'action. Ainsi, Tran Duc Thao réécrit dans des termes pratico-matériels la tradition idéaliste. [...]
Il ne s'agit pas alors de nier les opérations de la conscience, ni la spécificité de celle-ci, mais de dégager leur base matérielle, puis de mettre en évidence comment elles se constituent par le refoulement de cette réalité, convertie en idéalité. [...]
L'incapacité du structuralisme à [penser l'indication] comme telle -cf les tentatives de Jacobson de la reconduire à un processus de détermination prédicative- est un symptôme du caractère fondamentale abstrait de sa représentation du langage, détaché de son fondement réel [la chose même donnée dans l'intuition sensible]. [...]
La signification du signe de l'indication ne renvoie absolument à aucun autre signe, elle se rapport uniquement et directement à la chose même dans son existence extérieure comme indépendante du sujet, autrement dit dans son existence matérielle. [...]
Le langage et l'ordre symbolique en général n'est pas un arrachement au donné, mais son articulation même, en tant que celui-ci précède la conscience individuelle et constitue ce en relation à quoi elle se définit. [...]
La constitution de la conscience ne saurait [...] se définit sur le simple plan organique puisqu'elle implique une dialectique originale dans le trajet de l'influx nerveux [...] La structure du système nerveux ne peut se comprendre que par l'évolution du comportement, ce qui nous fait dépasser le cadre du biologique comme tel. (PMD, pp.265-266)." (pp.32-46)
-Jocelyn Benoist et Michel Espagne (dir.), L’itinéraire de Tran Duc Thao. Phénoménologie et transfert culturel, Armand Colin, 2013.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Sam 30 Mar - 16:50, édité 9 fois