"On considère habituellement que l’ego cogito cartésien a été correctement appréhendé par Kant quand il soutient que l’ego est une forme qui accompagne toutes nos représentations. Dans cette interprétation kantienne, l’ego n’est rien d’autre qu’un élément formel de la pensée et de l’expérience et, à ce titre, universellement identique pour chaque sujet humain indépendamment de tous facteurs historiques, culturels et liés à leur corporéité et à leurs vécus.
6Cependant, la version kantienne du cartésianisme n’est pas l’unique façon d’interpréter et de développer les arguments de Descartes sur le caractère inévitable de l’ego. Dans cet article, je souhaiterais interroger la conception kantienne dominante du cartésianisme. J’avancerai que les aspirations fondamentales de la philosophie de Descartes ont été reprises par les phénoménologues du xxe siècle et réinterprétées d’une manière qui s’éloigne de la perspective kantienne. Les deux phénoménologues qui ont développé, de la façon la plus originale selon moi, les idées philosophiques de Descartes sont Edmund Husserl, le fondateur du mouvement, et son critique français Maurice Merleau-Ponty. Dans l’introduction à son volume d’articles intitulé Signes, Merleau-Ponty (1960 : 17) affirme même que le débat sur le cartésianisme « n’a pas grand sens, puisque ceux qui rejettent ceci ou cela dans Descartes ne le font que par des raisons qui doivent beaucoup à Descartes ».
7Je suivrai ici les analyses de l’expérience proposées par Husserl et Merleau-Ponty pour soutenir que le moi ou l’ego qui constitue le sens du monde n’est ni un solus ipse ni une simple forme de la représentation. Plutôt qu’un agent solitaire ou une forme statique, le moi qui engendre le sens est une formation dynamique dotée d’épaisseur temporelle et de structure interne. De plus, dans l’approche phénoménologique, le moi transcendantal n’opère pas exclusivement dans les actes intellectuels mais aussi dans l’affectivité et la motilité, l’expression et la communication (Schutz 2005 : 114-115). Ainsi, le moi n’est pas tenu de déclarer uniquement “je juge” et “je réfléchis”, mais aussi “je sens”, “je souffre”, “je bouge”, “je souris” et “je suis sollicité”.
Dans sa quatrième méditation cartésienne, Husserl clarifie ce qu’il entend par ego en établissant un distinguo entre deux dimensions différentes : le moi en tant que pôle d’actes et l’ego personnel (personales Ich, Person) [1]
[1]
Pour le moi dans sa pleine concrétion, temporel aussi bien…. Husserl aborde et clarifie déjà cette double dimension de la subjectivité dans le deuxième volume des Ideen, dans les années 1910 et 1920, mais il n’entre dans le détail que dans les Méditations cartésiennes, parues en français en 1930.
9Selon l’explication qu’il donne, le moi comme pôle d’actes est le sujet d’actes intentionnels, c’est-à-dire que le moi est perçu et considéré uniquement comme effectuant des actes. Husserl affirme que chaque acte discernable dans le flux des vécus intentionnels “rayonne” ou “émane” d’un centre identique ; chaque acte intentionnel nous est donné comme un rayon émanant.
Le flux des vécus d’expérience se compose aussi bien d’actes égoïques d’entendement que de sensations, pulsions et sentiments non intentionnels. Pour Husserl, les actes du moi n’incluent pas seulement le fait de penser, de savoir, de juger, de connaître et de croire mais aussi des actes axiologiques tels que l’évaluation et le sentiment, ainsi que des actes pratiques tels que de désirer, vouloir et décider – dans toute leur gamme de modalités et de transformations. En outre, le moi opère aussi dans le mode réceptif du vécu et, pour ainsi dire, dans le cas datif plutôt que nominatif. Ainsi, “je juge” et “je sais” alternent avec “j’aime”, “je déteste”, “je regrette”, “j’espère”, “je veux” et “je décide”, mais aussi avec “je suis touchée”, “je suis émue” et “je suis affectée”
Ainsi le moi, dans les analyses phénoménologiques, est d’abord le pôle de tous les actes – réels ou possibles – qui, dans leur multiplicité, se dégagent du flux de la conscience. C’est comme si les actes se concentraient autour du moi, le pôle égologique ou conscience du monde, de la même manière qu’ils se concentrent autour du pôlenoème, le monde. Cependant, une fois posé ce point fondamental, Husserl prétend que le moi n’est pas seulement un pôle d’actes ou une unité identique d’actes éphémères. Il possède aussi une structure temporelle, et renvoie toujours à son propre passé. Les actes ne sont pas des unités isolées à l’image des atomes mais se composent de références internes les liant les uns aux autres, et formant ainsi un continuum extensif
Husserl emploie les termes « habitus » et « habitualité » (Habitus, Habitualität) pour décrire la constitution temporelle du moi, qu’il distingue du moi effectuant des actes isolés [...] Il nous prévient qu’il ne faut pas prendre cette terminologie au sens banal de routines ou coutumes [...] En effet, elle désigne plutôt certains processus dans le temps interne où les actes du moi sont arrêtés et où de nouveaux actes viennent recouvrir les précédents, formant ainsi une sorte de forme ou Gestalt de l’activité. Cette Gestalt temporelle est propre à chaque individu, ce qui nous permet de dire que le moi a un rythme et un style spécifiques en matière d’actes et d’interactions.
Husserl qualifie de « moi-personne permanente », ou « personnalité » du moi transcendantal (Person, Pesönlichkeit), la Gestalt qui se forme au travers d’actes du moi qui se déterminent de manière habituelle dans le temps immanent [...] Pour lui, le moi concret n’est pas un agent épisodique qui désire, jouit et pose l’existence ; au contraire, il arrive toujours avec un passé désirant, jouissant et posant l’existence. Le moi n’est pas seulement la totalité d’actes simultanés mais possède une « histoire » immanente d’agir intentionnel s’inscrivant dans le temps interne. Autrement dit, le moi a une genèse :
[C]e moi central n’est pas un pôle d’identité vide (pas plus que n’importe quel objet) ; avec tout acte qu’il effectue et qui a un sens objectif nouveau, le moi – en vertu des lois de la « genèse transcendantale », – acquiert une propriété permanente nouvelle.
Husserl éclaire le processus d’habituation des actes en se penchant sur la formation du jugement. Il explique que, quand nous portons un jugement, celui-ci devient le nôtre d’une manière spécifique : il intègre notre habitus transcendantal. Ainsi, le jugement reste le nôtre jusqu’à ce que nous le reniions pour un autre acte, une autre décision, après quoi, il continue à rester le nôtre comme un jugement adopté et suivi à un moment donné, puis abandonné.
Cela ne veut pas dire que nous répétions le jugement à tout moment jusqu’à le réfuter, mais qu’à partir du moment où on l’adopte, on est celui qui juge et croie ainsi ; autrement dit, cet acte fugitif passera mais désormais je suis et reste ce moi qui s’est décidé de telle ou telle manière.
De même, quand une amitié prend fin, je ne me débarrasse ni ne me libère miraculeusement des émotions qui relèvent de l’affection ou de l’amour, mais continue à les porter en moi, sauf qu’elles se déclinent maintenant au passé. Cela n’est pas que je pense m’être fourvoyée dans mes sentiments, d’avoir confondu l’amitié avec la camaraderie, par exemple, ou avec la confiance, la connaissance superficielle ou l’intérêt réciproque. Je suis consciente d’avoir vraiment aimé mon ami.e mais j’ai aussi conscience d’avoir éprouvé ce sentiment puis d’avoir évolué ; ce sentiment appartient maintenant à mon passé. Je ne vis plus comme aimant – je vis comme ayant aimé.
Husserl souligne qu’il ne faut pas confondre la permanence de la décision, de la croyance ou de l’émotion avec l’expérience qui consiste à se souvenir de ces états ou à les imaginer [...] Je suis évidemment capable de me souvenir de l’expérience d’un rendez-vous récent avec mon amie, de m’en souvenir réellement et véritablement comme passé, mais seulement après avoir renoncé à la penser comme présente ici et maintenant. Tant que je la crois présente ou porte en moi l’émotion et la valeur qui s’y attache, tant que je ne les ai pas abandonnées, je peux toujours les évoquer et les trouver inchangées en tant que miennes, en tant que faisant partie de moi-même. Selon Husserl, le jugement demeure même pendant le sommeil. Il explique :
Il en est ainsi en ce qui concerne toute décision que je prends. Je me décide, l’acte vécu s’écoule, mais la décision demeure – que je m’affaisse, en devenant passif, dans le sommeil, ou que je vive d’autres actes – la décision demeure continuellement en vigueur et, corrélativement, je suis désormais déterminé d’une certaine façon ; et cela aussi longtemps que je n’abandonne pas ma décision.
Bref, on peut dire qu’avec le concept de personne transcendantale élaboré dans le deuxième volume des Ideen et défini dans sa quatrième Méditation cartésienne, Husserl entame une nouvelle discussion sur la temporalité du moi transcendantal : le pôle des actes est un centre identique d’actes, tandis que le moi temporellement concret ou la personne transcendantale est une structure formée dans le temps interne par l’habitus des expériences vécues, éphémères en tant qu’actes mais permanentes en tant qu’accomplissements du moi formant des couches successives. Le pôle des actes et la personne ne forment pas deux parties voire deux phases séparées du moi transcendantal ; ils sont en revanche soudés l’un à l’autre et on ne peut les distinguer que par voie d’analyse.
Dans ses notes manuscrites prises dans les années 1920 et 1930, Husserl creuse cette analyse du moi. Seulement cette fois-ci il se concentre sur les actes axiologiques que sont l’évaluation et le sentiment, et met au jour une nouvelle dimension de l’égologie – la dimension de la profondeur.
En étudiant les formes diverses de l’évaluation émotionnelle, Husserl s’aperçoit qu’une certaine version de l’amour diffère de tous les autres types d’émotions. Elle tire sa force et son intensité non pas de l’objet vécu mais du sujet qui en fait lui-même l’expérience. Il affirme alors que cette émotion particulière a une fonction régulatrice dans notre vie, dans la mesure où elle nous permet d’établir des attirances et des relations personnelles durables de sollicitude ; elle nous permet ainsi d’organiser notre existence en volets cohérents et dotés de sens.
Dans Einleitung in die Philosophie, ses conférences d’introduction à la philosophie de 1919, il explique que « le daimon qui nous conduit à notre vocation véritable s’exprime à travers l’amour. Il n’est donc pas seulement question des biens objectifs et du plus grand bien d’un point de vue objectif, car chacun d’eux a sa sphère d’amour et ses “devoirs d’amour” »
Dans l’analyse de Husserl, l’amour authentique émane du pôle du vécu intentionnel opposé par rapport à d’autres émotions et d’autres types de vécus dont les fondements affectifs sont « là-bas » (voir Husserl [1939] 1985). Autrement dit, la source affective de ces émotions est différente de celles des autres actes ; elle est dans le moi expérientiel lui-même, dans son centre vivant le plus intime et le plus profond.
Dans les réflexions incluses dans le volume Grenzprobleme, Husserl explique d’abord que l’appréciation inspirée par l’amour circule depuis le sujet vers l’objet individuel et lui donne ou lui confère une valeur qui ne provient pas de l’objet lui-même mais, finalement, de l’ego (voir Hua42 : 352). Quelques pages plus loin, il explique ce que cette analyse de l’amour implique pour la structure du moi :
Le moi est un pôle, mais pas un point vide. Il n’est pas un substrat vide et mort des qualités, mais un ego-centre des actions avec ses propres profondeurs. […]. Il a pourtant pour particularité de n’être pas seulement une intériorité polaire et centrée sur elle-même, et qui comme telle produirait par elle-même du sens, de la valeur et des actes ; il s’agit aussi d’un moi individuel qui ancre ses jugements, sentiments et décisions dans un centre plus profond, le centre de l’amour au sens le plus personnel qui soit ; le moi répond à un « appel », à une « attirance » qui émane de cet amour, un appel le plus intime qui soit, qui atteint le centre le plus profond du moi et qui devient déterminant pour la prise de nouvelles sortes de décisions.
Cette caractéristique implique que le moi constituant possède une structure tri-dimensionnée. Comme on l’a vu précédemment, les Méditations cartésiennes explicitent deux dimensions nécessaires du moi : le moi comme pôle central de l’activité intentionnelle et le moi comme Gestalt de cette activité formatée dans le temps interne. Or, on remarque maintenant que les réflexions de Husserl sur les émotions et les attirances éclairent une troisième dimension du moi, celle de la profondeur interne. Nous ne sommes pas seulement des « Flächenwesen », des « êtres-surface » ou des êtres plats, comme il le dit dans la Krisis, mais des êtres verticaux et profonds.
"Ces explications nous aident à voir combien le moi husserlien diffère de celui de Kant : il n’est pas seulement cognitif mais aussi affectif, émotif et évaluatif ; il a des aspirations ; il n’est ni figé ni stable mais en perpétuel développement ; il n’est pas au-delà du temps mais il le traverse, il n’est pas universel mais individuel.
Cette description du moi permet de mieux comprendre pourquoi et comment Husserl affirme que le sens du monde ne se constitue pas dans le moi transcendantal mais dans la communauté de ces moi, autrement dit, dans l’intersubjectivité transcendantale.
Husserl soutient cette position dans plusieurs contextes et au moyen de concepts différents, aussi bien formels qu’historiques. Le thème lie les réflexions épistémologiques et méthodologiques des Méditations cartésiennes à ses œuvres philosophico-culturelles et éthiques tardives, la Crise des sciences européennes et de la phénoménologie transcendantale et les articles de Kaizo [...] Afin de jeter les bases des explications que je propose dans la section suivante, je commencerai par citer une des propositions les plus explicites de Husserl, formulée dans les manuscrits annexes de la Krisis :
Évidemment, quand on interprète la subjectivité transcendantale comme un moi isolé et, suivant la tradition kantienne, qu’on néglige l’explicitation de la communauté transcendantale des sujets, toute perspective d’appréhension transcendantale du moi et du monde s’évanouit."
"À partir des années 1920, Husserl soutient constamment que le sens du monde représente l’accomplissement constitutif d’une communauté ouverte de moi transcendantaux. Le moi ne dégage pas le sens du monde tout seul ou au cours d’activités solitaires, mais élabore ce sens en communauté et en échangeant avec d’autres moi. « La subjectivité n’est ce qu’elle est – un ego fonctionnant constitutivement – que dans l’intersubjectivité », constate Husserl dans ces propos célèbres de La Crise des sciences européennes et de la phénoménologie transcendantale (Hua6 : 196). Dans un manuscrit rédigé pour sa cinquième méditation cartésienne en 1929, il affirme :
[…] la subjectivité se développe en intersubjectivité ou plutôt et plus précisément, elle ne se développe pas, mais en tant que subjectivité transcendantale elle se comprend mieux. Elle se comprend comme une monade primordiale qui intentionnellement porte en elle-même d’autres monades.
En se focalisant sur des arguments et des réflexions de ce genre, la recherche husserlienne contemporaine a rectifié l’idée fausse mais étonnamment tenace que la phénoménologie transcendantale classique est une simple reformulation du kantisme. On a montré que, chez Husserl, la source constitutive de la « mondanéité » ne se trouve ni dans un ego qui s’isolerait de tout ce qui lui est étranger ni dans une forme ou principe universel que partageraient, de façon identique et sans distinctions, tous les moi."
"Les concepts leibniziens de monades et d’harmonie monadologique abondent sous sa plume et permettent d’appréhender le raisonnement de Husserl selon lequel le terrain constitutif du monde objectif est formé par une pluralité infinie de moi qui ne cessent d’interagir et échanger les uns avec les autres.
Néanmoins, pour Husserl l’harmonie intersubjective n’est pas un état préétabli mais une tâche historique. Cette reprise en sens historique de l’idée de « communauté des monades » s’offre à Husserl quand il conçoit la subjectivité transcendantale comme essentiellement factuelle et profondément temporelle (Hua1 : 58-61 ; 129-130). Ce que nous avons n’est pas une fraternité stable des esprits purs mais une génération communicative de moi incarnés qui agissent et entrent en relation de manière unique. Le moi constituant est lié intentionnellement aux autres moi constituants – présents, passés et futurs –, et ensemble, dans une interaction communicative, ces moi confèrent au monde son sens plein. Dans un de ses manuscrits des années 1930-31, Husserl déclare ouvertement :
La transcendance dans laquelle le monde est constitué consiste en ce qu’elle se constitue au moyen d’autrui et d’une subjectivité partagée constituée d’une façon générative, de sorte à acquérir son sens ontique comme monde illimité.
On retrouve l’idée de la générativité que Husserl et ses premiers exégètes déclinent de plusieurs façons. Merleau-Ponty, par exemple, souligne la corporalité opérative et expressive des sujets transcendantaux et emploie la métaphore de l’intersection pour mettre en lumière leur connexion constitutive :
La subjectivité transcendantale est une subjectivité révélée, savoir à elle-même et à autrui, et à ce titre elle est une intersubjectivité.
(Merleau-Ponty 1945 : 415 ; voir Moran 2013)
Le monde phénoménologique, c’est, non pas de l’être pur, mais le sens qui transparaît à l’intersection de mes expériences et à l’intersection de mes expériences et celles d’autrui, par l’engrenage des unes sur les autres. Il est donc inséparable de la subjectivité et de l’intersubjectivité qui font leur unité par la reprise de mes expériences passées, de l’expérience d’autrui dans la mienne.
La thèse de l’intersubjectivité générative éclaire de manière décisive le rôle que joue la conscience de la finitude et de la mortalité dans la constitution du monde. Pour se relier consciemment les uns aux autres au travers de multiples générations, les moi constituant le monde doivent avoir conscience de leur propre finitude, c’est-à-dire du fait qu’ils sont nés et qu’ils mourront [...] Cela parce que le sens des autres à venir, nos successeurs et descendants, reste purement verbal, sauf si nous sommes capables de concevoir nos propres vies comme limitées, menacées et bornées par la mort. En d’autres termes, un moi auquel manque le sens de ses limites temporelles est incapable de concevoir aucun autre passé ou futur séparé de lui-même par les limites de la mort et de la naissance.
Dans le but de dégager les principales implications du raisonnement avancé par Husserl et Merleau-Ponty, à savoir que le sens du monde se constitue par une communauté générative de moi, il est instructif d’évoquer deux cas que Husserl exclut de la communauté intersubjective des co-constituants : l’enfant et l’animal. Il les écarte pour le même motif : ni l’un ni l’autre ne se vit comme membre d’une génération lié aux autres générations ni à une totalité ouverte de générations.
Husserl admet que les deux, l’enfant et l’animal, participent consciemment et vivent intentionnellement dans une pluralité de communautés de contemporains, même dans celles qui emploient des signes à des fins pratiques. Néanmoins, ce qui lui paraît essentiel est que ni l’enfant ni l’animal ne se considère et ne se vit comme un être qui est né et qui mourra, un être qui partage un passé et un futur collectifs avec d’autres êtres similaires qui ne sont pas et ne peuvent devenir présents en chair et en os.
Les autres qui, dans notre expérience humaine adulte, sont séparés de nous par notre naissance et notre mort ne sont pas absents de manière accidentelle mais le sont dans leur essence même : certains ont vécu avant notre naissance et d’autres vivront après notre mort. Aucun d’eux – qu’ils appartiennent au passé ou au futur – ne peut être envisagé par les enfants ou les animaux, dans la mesure où ces derniers sont incapables de se percevoir comme des sujets délimités par la naissance et la mort [...]
En tant qu’adultes, nous sommes en mesure d’entrer en contact avec les deux catégories d’êtres absents – en amont et en aval – grâce au langage et aux multiples expressions de ce dernier [...] Nous pouvons écouter et lire des histoires sur nos ancêtres et nous diriger vers eux par la prière ou l’oraison, par exemple, mais aussi saisir leurs paroles telles que les restituent et les font entendre nos contemporains plus âgés et lire ce qu’ils ont écrit sans médiation d’une quelconque troisième partie (ou sans autre médiation que la langue). Nous pouvons aussi nous adresser à nos descendants à travers nos écrits et enseigner à nos jeunes contemporains comment répéter nos paroles à ceux qui viendront après nous. Tout cela est tout aussi absurde pour un enfant au stade pré-linguistique que pour l’animal, car ils ne se voient pas comme des êtres mortels ayant derrière et devant eux des générations et des générations d’individus. Husserl explique :
Un animal […] n’a pas plus d’unité de temps qui s’étend sur des générations comme temps historique que d’unité du monde se poursuivant à travers le temps ; il n’en “a” pas consciemment. Ce sont nous, les êtres humains, qui disposons d’un monde fait de chaînes, de successions de générations avec leurs ramifications infinies. L’animal n’a pas de monde génératif où vivre consciemment, ni d’existence consciente au sein de générations qui se suivent à l’infini, ni, corrélativement, d’existence dans un monde environnant que nous autres humains, dans notre anthropomorphisme, nous lui attribuons.
L’absence fondamentale de temps génératif et de communication transgénérationnelle implique plusieurs manques : dans la mesure où l’enfant et l’animal n’ont aucunement conscience d’appartenir à une chaîne de générations, ils ne peuvent ni prendre part aux pratiques transgénérationnelles ni partager les fruits de ces pratiques. Cela les prive radicalement de culture et des objectivités culturelles dans un sens qui inclut les finalités historiques et culturelles partagées par plusieurs générations dans une ouverture illimitée, les outils historico-culturels conservés, entretenus et réparés pour les générations à venir et, en fin de compte, le monde historico-culturel qui contient toute cette ouverture.
Ainsi, Husserl affirme que les sens de la culture, de la tradition et de l’histoire vont de pair et qu’ils dépendent du sens de la mort et de la naissance our lui, aucun sujet dépourvu de ces sens fondamentaux ne peut concevoir des objectivités culturelles en tant que telles, pas plus que le monde historico-culturel qui inclut ces fins dans une ouverture infinie :
Chaque outil, chaque ustensile, une maison, un jardin, une statue, un autel sacrificiel, un symbole religieux, etc. [en] sont des exemples. Tel ou tel objet culturel a pour but d’accomplir une variété infinie de buts, correspondant à une infinité de personnes et d’opportunités réelles. Et cela vaut pour tous les objets culturels en général.
La phénoménologie husserlienne nous offre une réinterprétation robuste et viable du moi cartésien, qui échappe aux impasses kantiennes du formalisme et de l’intellectualisme. Chez Husserl et Merleau-Ponty, le moi n’est pas seulement une forme de représentation ni un agent solitaire d’activités productrices de sens. Au contraire, le moi possède une structure interne tridimensionnelle : (i) le pôle du moi, qui forme le centre de la vie consciente et de l’activité intentionnelle, (ii) le moi personnel, une Gestalt qui émane des activités habituelles du moi, et (iii) les profondeurs égoïques de l’intention axiologique. Ces trois dimensions sont essentielles à notre compréhension du rôle constitutif de l’intersubjectivité transcendantale : la source qui constitue le sens du monde ne se trouve ni dans un ego isolé ni dans la communauté des monades contemporaines. Le monde reçoit plutôt sa structure horizontale et son ouverture infinie en tant que corrélat de la communauté générative des personnes transcendantales."
-Sara Heinämaa,, « Une approche phénoménologique du moi : temporalité, finitude et intersubjectivité », Diogène, 2020/1-2 (n° 269-270), p. 81-94. DOI : 10.3917/dio.269.0081. URL : https://www.cairn.info/revue-diogene-2020-1-page-81.htm