L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

-67%
Le deal à ne pas rater :
Carte Fnac+ à 4,99€ au lieu de 14,99€ (nouveaux clients / ...
4.99 € 14.99 €
Voir le deal

    Michel Baudouin, « L’acharnement apologétique : Arendt au secours de Heidegger »

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20739
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Michel Baudouin, « L’acharnement apologétique : Arendt au secours de Heidegger » Empty Michel Baudouin, « L’acharnement apologétique : Arendt au secours de Heidegger »

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 17 Aoû - 9:36



    "Emmanuel Faye considère donc désormais que l’affaire Heidegger est entendue, que les études critiques sont bien établies et qu’il est temps d’examiner la réception de la pensée heideggerienne, les raisons de son ampleur et ses conséquences. L’ouvrage de Janicaud n’avait abordé la réception de Heidegger que dans un cadre français. Or Heidegger est étudié dans le monde entier et c’est sans doute en partie grâce à Hannah Arendt qui est, selon Emmanuel Faye, « la figure qui aura le plus contribué après 1945, à la diffusion planétaire de la pensée de Heidegger » (Faye 2016 : 12). Sans elle, il n’aurait sans doute pas pu construire sa réputation de plus grand penseur du xxe siècle. Mais alors un problème saute aux yeux : « comment le même auteur a-t-il pu concilier la défense hyperbolique de Heidegger et la description critique du totalitarisme national-socialiste ? » (Faye 2016 : 12-13) Arendt ayant été non seulement l’étudiante mais aussi l’amante de Heidegger au milieu des années 1920, beaucoup ont été tentés par l’explication romantique et sexiste : l’amour aurait partiellement aveuglé Arendt face aux errements politiques du « Maître », bien qu’elle ait opérée une critique subtile des thèses de Heidegger dans son œuvre. Faye soutient une interprétation tout autre. Si Arendt s’éloigne de l’univers intellectuel de Heidegger durant les années 1930 et l’essentiel des années 1940, elle devient pleinement heideggerienne entre 1947 et 1949 (donc avant même de revoir le « Maître » en Allemagne en février 1950) sans doute à cause de l’attrait philosophique exercé sur elle par la Lettre sur l’humanisme, écrite par Heidegger en réponse à des questions posées par Jean Beaufret et dont elle admire la violence à l’égard de la tradition occidentale. À partir de là, Arendt va s’employer à innocenter les élites intellectuelles allemandes nazies des crimes commis par leur parti en proposant un schéma d’explications encore répandu aujourd’hui malgré les lacunes et les ambiguïtés liées au fait qu’elle s’inspire souvent d’auteurs directement impliqués dans le mouvement nazi (Heidegger donc, mais aussi Carl Schmitt, Walter Franck, Hermann Rauschning, etc.).

    Ces ambiguïtés sont surprenantes. Arendt est une victime du régime nazi. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne lui survive pas. Mais si elle s’est opposée de manière déterminée à l’antisémitisme qui sévissait en Allemagne, elle a aussi manifesté assez tôt un intérêt pour des thèses contre-révolutionnaires et conservatrices. Au début des années 1930, avant d’être obligée à l’exil par la Gestapo, Arendt étudie Adam Müller (1779-1829), un critique littéraire romantique, penseur de l’État et admirateur de Burke, en passe d’être récupéré par les nazis (Faye 2016 : 61). Si elle tente de montrer que les nazis ne sont pas en droit de se réclamer de Müller, deux idées présentes chez cet auteur la séduisent. D’une part, c’est l’idée classique des anti-Lumières selon laquelle le concept universel de l’Homme doit être récusé du fait de son abstraction qui ne rend pas compte de la diversité concrète des hommes (l’idée même de droits humains universels est absurde de ce point de vue et c’est bien là le but de cette récusation). D’autre part, Arendt retient aussi l’importance du concept tout à la fois biologique, historique et religieux, de « communauté ». Selon Müller, ce n’est qu’à travers la communauté que l’individu peut trouver son salut. D’après Emmanuel Faye, Arendt souscrit à ces idées jusque dans ses dernières œuvres et elle ne défend ni la valeur individuelle ni la dimension universelle de l’être humain (Faye 2016 : 63). À la fin des années 1930, Arendt, alors en exil à Paris, n’est toutefois pas encore encline à innocenter les intellectuels allemands. Dans un essai inachevé, Antisemitismus, Arendt dénonce dans l’antisémitisme des intellectuels romantiques allemands l’origine de l’antisémitisme moderne (Faye 2016 : 68-71).

    Arendt suggère même que Heidegger aurait sa place dans cette généalogie, lui qu’elle désignera comme le dernier des romantiques en 1946, dans son article intitulé Qu’est-ce que la philosophie de l’existence ? À cette date, Arendt reproche encore à Heidegger de détruire l’humanisme dans la mesure où il opposerait le « soi » et le « on » sans donner aucun contenu humain particulier au « soi » (285-303). Or dès 1927, dans Être et temps (§ 74), Heidegger montre que le soi authentique ne s’accomplit que dans la communauté du peuple, uni dans un destin commun né de l’anticipation de la mort et scellé par la poursuite du combat et le choix de son héros. Arendt sait tout cela, mais elle fait comme si ces thèmes suspects étaient apparus après Être et temps. Et si elle mentionne l’engagement nazi de Heidegger en passant, elle le tourne tellement en dérision que son ancien maître est disculpé par son propre ridicule. Mais bientôt elle sera elle aussi séduite par la destruction de l’humanisme.

    Plus tard dans l’année 1946, la recension critique de deux ouvrages, un collectif, Le Livre noir : le crime nazi contre le peuple juif, et un de Max Weinreich, Les Professeurs de Hitler, infléchit en effet significativement la position d’Arendt (Faye 2016 : 19-48). Le Livre Noir, contient un livre à part entière, L’Enfer de Treblinka, écrit par Vassili Grossman, qui décrit l’irréductible humanité des déportés manifestée dans la résistance armée et la solidarité face à l’extermination. Or Arendt ne le mentionne pas et emploie des arguments aussi ambigus que promis à un avenir certain. Dans sa présentation, les déportés sont déshumanisés, égaux seulement comme les animaux d’un troupeau passif destiné à ces usines de production des cadavres que sont les camps d’extermination, comme s’il était justifiable de leur reprocher de s’être laissé faire (ce qui est faux et/ou ignoble), comme si tuer des êtres humains avant de faire disparaître leurs corps était comparable à la production d’un objet. Heidegger lui-même utilisera cette image industrielle pour diluer la singulière horreur des camps et en attribuer la responsabilité à la civilisation scientifique et rationaliste que les nazis eux-mêmes haïssaient. Arendt va jusqu’à présenter l’extermination comme un crime si terrible qu’il ne laisse derrière lui ni bourreaux ni victimes – puisque, dans ce tourbillon meurtrier, Arendt prétend que les rôles sont interchangeables.

    D’autre part, si Arendt commence par reconnaître quelques qualités au livre de Weinreich qui défend la thèse que les savants allemands ont fourni les idées, les techniques et les justifications du génocide, c’est pour finir sur une critique sans appel. Le fait qu’Heidegger soit mentionné par Weinreich et associé à Eugen Fischer, le directeur de l’institut de Berlin où sera formé Joseph Mengele, médecin d’Auschwitz, n’y est pas, selon Emmanuel Faye, étranger (Faye 2016 : 35). Arendt accorde encore (ce qu’elle ne fera plus cinq ans plus tard) que Schmitt, Heidegger et quelques autres sont allés au-delà de la mesure dans leur soutien au régime hitlérien, mais elle ne les qualifie pas eux-mêmes de nazis. Cette concession faite, elle affirme que les nazis ne s’intéressaient pas aux vrais penseurs, mais seulement aux techniciens sans idées. Les intellectuels nazis sont donc totalement disculpés, la populace et les politiciens accusés. Cette conception sera développée plus tard par Arendt et elle servira de caution à tous ceux qui soutiennent que le nazisme n’a été défendu que par des intellectuels de seconde zone et non pas par de grands penseurs.

    C’est en 1949 qu’Arendt achève de se convertir aux idées heideggeriennes. Emmanuel Faye en trouve la preuve dans la correspondance d’Arendt avec Dolf Sternberger, un philosophe proche de l’école de Francfort que le régime nazi avait contraint à abandonner la carrière universitaire au profit du journalisme parce qu’il était marié à une juive (Faye 2016 : 308-326). C’est à ce moment que Sternberger demande à Arendt si elle accepterait de rédiger un essai critique consacré à la Lettre sur l’humanisme. Il a lu son article de 1946 sur la philosophie de l’existence et il pense qu’elle est la femme de la situation. Arendt répond sèchement qu’elle n’a aucune critique philosophique à opposer à ce texte de Heidegger qu’elle apprécie. Emmanuel Faye en conclut que c’est bien la lecture de Heidegger, et non un sentiment amoureux, qui motive le tournant dans le jugement qu’Arendt porte sur lui. Cela est en partie confirmé par le fait qu’à la même époque Arendt écrit à Jaspers qu’elle est encore furieuse contre Heidegger du fait de son comportement envers Husserl.

    La publication et le succès des Origines du totalitarisme en 1951 ouvrent à Arendt la porte à toutes les universités nord-américaines dans le contexte de la guerre froide. Or, dans cet ouvrage, au-delà de quelques différences terminologiques, Arendt ne fait que transposer dans une théorie explicitement politique les concepts et les thèses de Heidegger (Faye 2016 : 346). Jusqu’ici, la plupart des commentateurs d’Arendt aveuglés par les petites différences, n’ont pas vu les grosses ressemblances entre elle et le « Maître ». Pourtant, en 1954, elle revendique l’introduction des existentiaux heideggeriens dans la théorie politique. Heidegger aurait ouvert la voie à un réexamen de l’entière sphère politique à la lumière des expériences humaines élémentaires (et qui, fondées dans l’affect, permettent de récuser une approche rationaliste de la politique). Ces expériences humaines élémentaires renvoient justement aux existentiaux déployés un temps par Heidegger dans la description phénoménologique de la quotidienneté. Arendt présente, par exemple, comme Heidegger lui-même, l’expérience fondamentale du totalitarisme sous les espèces de l’abandon et de l’isolement. C’est bien sûr un contresens massif sur le nazisme qui désirait au contraire plus que tout l’unité organique du corps politique. Dans un revirement total par rapport à l’article de 1946 où Heidegger était présenté comme un nihiliste, c’est lui qui nous permet maintenant de penser la pluralité politique grâce à la notion d’être-ensemble. Dans les mêmes années, c’est la logique (et donc la raison) qui, comme la philosophie est opposée par Heidegger à la pensée, est accusée par Arendt d’avoir formée l’idéologie totalitaire : la logique du totalitarisme serait le produit du totalitarisme de la logique elle-même (Faye 2016 : 344). Nous pouvons remarquer ici que cette idée invraisemblable est encore répétée par d’éminents philosophes comme une évidence. C’est Bernard-Henri Levy pour qui le fascisme est le produit des Lumières, c’est Robert Maggiori pour qui « le nazisme aveugle encore la philosophie, sans doute parce qu’il présente devant ses yeux la plus horrible construction qu’a pu réaliser son outil le plus précieux : la Raison ».

    Il n’est donc pas tout à fait étonnant qu’Arendt renonce à accuser le romantisme allemand d’être une des sources de l’antisémitisme nazi, en reprenant une thèse de Carl Schmitt : le romantisme politique aurait été trop relativiste pour développer autre chose qu’un antisémitisme social, inoffensif, opposé à l’antisémitisme politique ultérieur (Faye 2016 : 74). Les véritables origines de l’antisémitisme politique selon Arendt seraient les Juifs eux-mêmes (Faye 2016 : 81), les Lumières françaises, Disraeli10 qui aurait été le premier à concevoir la race comme la clé de l’Histoire et qui aurait inspiré Hitler, l’affaire Dreyfus du fait de l’influence qu’Arendt prête à la populace dans une société décomposée où l’élite mafieuse compose avec la masse des déclassés. En 1967, dans la préface tardive au volume sur l’antisémitisme, Arendt accentuera sa thèse de la responsabilité des Juifs dans la formation de l’antisémitisme : ils auraient les premiers défendu la conception raciale du judaïsme, reprise ensuite par les nazis. L’antisémitisme allemand du xixe siècle n’aurait produit en réalité que le sionisme. Céder à l’envoûtement d’un paradoxe, cela peut arriver. Accuser les principales victimes d’une idéologie meurtrière d’en être les responsables, alors même que l’on fait partie des victimes et non des bourreaux, ne devrait pas laisser beaucoup de place à la bienveillance interprétative.

    Le balancier de la responsabilité des crimes nazis antisémites penchant en apparence une fois de plus vers les victimes elles-mêmes et la populace, il va de soi qu’Arendt doit excuser les élites intellectuelles nazies. Si la disparition des classes sociales constitue un élément essentiel du totalitarisme selon Arendt, elle est bien obligée d’admettre que l’Allemagne nazie est rigidement hiérarchisée, avec l’affirmation d’une forme d’aristocratie, et que la société de classe n’y a pas disparu. C’est la lutte des classes que les nazis rêvent de dissoudre dans le nationalisme fanatique, pas la hiérarchie. Cependant Arendt prétend que l’alliance entre les élites et la populace n’est que provisoire et caractéristique de la phase de la conquête nazie du pouvoir (Faye 2016 : 128). Dès que le pouvoir politique est acquis, ce sont les « masses de philisitins bien organisés » qui s’occupent de tout, en écartant les élites. C’est pourquoi Arendt peut écrire qu’« il faut être juste envers les membres de l’élite qui, à un moment ou à un autre, se sont laissés séduire par les mouvements totalitaires, et qui, à cause de leurs capacités intellectuelles, sont même accusés quelquefois d’avoir inspiré le totalitarisme : ce que ces désespérés du xxe siècle ont fait ou non n’eut absolument aucune influence sur le totalitarisme » (cité par Faye 2016 : 129). C’est qu’à ses yeux, le national-socialisme est un mouvement plébéien composé de déclassés manipulés par une pseudo-élite mafieuse dont l’idéologie n’est qu’un prétexte et un instrument dans la conquête du pouvoir. Nul besoin pour le comprendre de lire les nazis... même si elle emprunte sa vision du mouvement totalitaire à Rauschning, lui-même ancien nazi. Or Emmanuel Faye remarque que les nazis n’ont pas pris le pouvoir qu’avec des armes. Leur victoire est aussi liée à leur omniprésence dans les champs littéraire, philosophique, scientifique et culturel (Faye 2016 : 131). Il n’est donc pas si simple d’exonérer les intellectuels comme Heidegger de leur responsabilité dans le succès du nazisme.

    La Condition de l’homme moderne est publiée en 1958. Quand Arendt l’envoie à Heidegger, elle lui écrit dans la lettre jointe : « pour ainsi dire, [ce livre] te doit tout à tous égards » (cité par Faye 2016 : 360-361). Cela est avéré par la terminologie employée : de la version allemande à la version anglaise, Arendt traduit Dasein par human condition. C’est donc sans surprise qu’un grand nombre de lieux communs heideggeriens trouvent leur place dans le prologue : critique réductrice de la science, dépréciation de la société égalitaire accusée d’empêcher par l’universalité du salariat l’émergence d’une aristocratie intellectuelle ou politique, condamnation de la technique, dénonciation suspecte de l’aliénation, comprise comme Heidegger, par laquelle l’Homme aurait perdu le sens de la Terre et du Monde pour se concentrer sur l’Univers (de Galilée à la conquête de l’espace) et le Moi (Descartes et son subjectivisme individualiste supposé) (Faye 2016 : 368).

    Emmanuel Faye avance la thèse convaincante qu’Arendt défend en réalité une vision politique élitiste, aristocratique et sélective inspirée, parfois implicitement, de Heidegger (Faye 2016 : 379-380). Quand le questionnement heideggerien « Qui sommes-nous ? » est introduit à la place de la question universaliste « Qu’est-ce que l’Homme ? », jugée trop théologique, son origine est camouflée par la référence à saint Augustin alors même qu’Arendt y répond d’une façon toute heideggerienne encore : l’humanité est un statut (pas une nature) qui ne peut être conféré que par l’appartenance à une communauté politique déterminée. Mais si cette condition est nécessaire, elle n’est pas suffisante. L’humanité la plus haute est en effet conquise dans l’action politique. C’est ainsi qu’à partir de la distinction étymologiquement discutable entre les mots grecs zoe et bios, par exemple, les travailleurs sont renvoyés à la vie animale (zoe) car ils sont tellement occupés à reproduire leurs conditions matérielles d’existence qu’ils deviennent incapables d’accéder à la véritable existence humaine impliquée dans l’action politique (bios). Même la séparation du politique et du social qui en découle, en fait empruntée à Schmitt (Le Concept de politique), est présentée de façon heideggerienne comme un processus historique de décadence partant de l’époque grecque (la plus haute), passant par l’époque romaine (déjà plus basse), pour enfin s’aggraver avec la modernité. Cette décadence serait marquée par la perte progressive de la distinction entre la vie privée et la vie publique. La vie privée consacrée à l’entretien de la vie biologique pouvait être marquée par la violence, ne serait-ce que du fait des esclaves. Or Arendt justifie l’esclavage et la violence privée pré-politique qu’il suppose car cela permet à certains de se libérer des contraintes de la vie biologique pour accéder à la liberté, à l’action politique. L’animalisation des travailleurs est ainsi entérinée. Seuls ceux qui accèdent à la vie proprement humaine dans l’action politique, fondamentalement conflictuelle, sont égaux. Arendt ne comprend en effet pas le combat politique sur un mode délibératif, mais plutôt sur un mode où la violence physique est présente et où il faut risquer sa vie. On serait en droit de se demander d’ailleurs si cette conception agonistique et élitiste de la politique n’est pas une façon détournée de justifier le nazisme de gens comme Heidegger ou Schmitt : eux auraient le mérite d’avoir pris le risque de l’engagement politique, survolant de si haut la populace obsédée par ses besoins vitaux grâce à leur questionnements essentiels sur la communauté qu’on pourrait leur pardonner de s’être si grandement égarés. Ne faudrait-il pas plutôt voir un signe de petitesse morale et intellectuelle dans la fascination éprouvée par ces « grands » penseurs pour la violence politique et dans la stigmatisation obsessionnelle d’une minorité inoffensive ?

    Quoi qu’il en soit, Arendt achèvera la réhabilitation de Heidegger en utilisant le Eichmann largement fictif qu’elle met en scène dans le livre qu’elle a consacré à son procès, Eichmann à Jérusalem publié en 1963 (Faye 2016 : 450-457). Il est aujourd’hui reconnu qu’Eichmann n’était pas un fonctionnaire terne uniquement occupé de faire circuler avec efficacité les trains remplis de déportés. C’était un nazi authentique, habité par la volonté farouche d’exterminer les Juifs d’Europe. Contrairement à la formule célèbre d’Arendt reprise mécaniquement affirmant la « banalité du mal », le mal inimaginable dont Eichmann est responsable n’est pas le produit d’une activité standardisée et irréfléchie. Mais décrire le nazi type au moyen d’un Eichmann presque idiot, satisfait d’obéir aux ordres sans considérer d’autres conséquences que son avancement dans la hiérarchie, ne peut que confirmer l’innocence des penseurs. Si le véritable nazi est incapable de penser, alors on peut croire que « le roi secret de la pensée », Heidegger, ne peut pas vraiment être nazi.

    Il est donc assez consternant de voir que les effets de cet acharnement apologétique ne s’estompent toujours pas. De nombreuses personnes qu’il est impossible de soupçonner de nazisme (tout comme Arendt elle-même) persistent à défendre un auteur aussi toxique que Heidegger au nom d’une transcendance supposée de la pensée sur l’Histoire, la politique et la société. Espérons que le livre exemplaire et salutaire de Emmanuel Faye éclaircira les esprits. Ces lumières sont d’autant plus nécessaires qu’il nous semble qu’Emmanuel Faye a entièrement raison d’écrire qu’Arendt « prépare et exprime à l’avance bien des ambivalences de la post-modernité » dans la mesure où elle « sait rendre acceptables les positions les plus contre-révolutionnaires et conservatrices en ajoutant quelques références – ici à Feuerbach, ailleurs à Rosa Luxemburg – qui les feront apparaître, à une lecture rapide, comme progressistes et révolutionnaires alors que, sur le fond, il n’en est rien » (Faye 2016 : 63). Il faudra tôt ou tard que les autres héritiers français de Heidegger, souvent indirects et se disant plutôt derridiens ou foucaldiens, se penchent de façon historique et critique sur l’origine et les implications de leurs thèmes directeurs."
    -Michel Baudouin, « L’acharnement apologétique : Arendt au secours de Heidegger », Biens Symboliques / Symbolic Goods [En ligne], 1 | 2017, mis en ligne le 15 octobre 2017, consulté le 16 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/bssg/151

    "À la lecture du prologue de Condition de l’homme moderne, il apparait bien plutôt qu’Arendt se soucie des conditions de ce qu’elle nomme une « aristocratie politique » (1994, p. 37). Elle déplore que « dans les sociétés égalitaires », où « le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme ». Reprenant au cours de Heidegger de 1924-25 sur Le Sophiste la distinction – sans fondement philologique dans la langue grecque – entre zôê, la vie simplement biologique, et bios, la vie humaine digne d’être racontée, Arendt promeut un aristocratisme déshumanisant. Elle soutient en effet que « la distinction entre l’homme et l’animal recoupe le genre humain lui-même ; seuls les meilleurs, qui s’affirment comme les meilleurs […] sont réellement humains ; les autres, satisfaits des plaisirs que leur offre la nature, vivent et meurent comme des bêtes » (p. 55). Sa conception de la communauté politique prend pour modèle la cité grecque où, écrit-elle, « cette égalité [des citoyens dans la cité] supposait l’existence d’hommes “inégaux” qui, en fait, constituaient toujours la majorité de la population d’une cité » (p. 70). En outre, Arendt affirme qu’en dehors de la sphère politique de la cité, « l’homme n’existait pas […] en tant qu’être vraiment humain » (p. 85). Quant au travail, il n’aurait pas eu « assez de dignité pour constituer une bios, un mode de vie […] authentiquement humain » (p. 48). Il n’est d’humanité qu’en vertu de ce qu’Arendt nomme une « seconde naissance », celle de l’agir compris comme le « gouverner » (p. 233). Elle procède alors à une héroïsation et à une esthétisation de l’action politique, laquelle ne concerne qu’un tout petit nombre, ceux-là seuls qui, distingués de l’ « animal laborieux » (animal laborans), seront dits véritablement humains. Comment espérer refonder la pensée démocratique et les droits de l’homme à partir de pareille doctrine ? Faut-il rappeler en outre l’hostilité d’Arendt, que les deux auteurs passent sous silence, à l’égard des revendications des Afro-Américains dans leur lutte pour les droits civiques ? Et son refus de considérer comme totalitaire le fascisme italien qui pourtant revendiquait le terme ?

    Quant à la défense par Arendt du plaidoyer de Burke contre les droits de l’homme – un plaidoyer qui, écrit-elle dans l’essai De la révolution, « n’est ni périmé ni “réactionnaire” » (2012, p. 420) –, il apparaît difficile de la faire passer pour une critique comme le suggèrent les deux auteurs. Ceux-ci entendent fonder ce qu’ils nomment « la politique des droits de l’homme » sur la pratique de « ceux qui se reconnaissent comme des égaux ». Est-ce vraiment ainsi que nos deux auteurs veulent fonder démocratiquement le droit ? Cette reconnaissance mutuelle ne saurait pourtant constituer une démocratie mais bien une aristocratie ou une caste, où ceux qui s’estiment les « meilleurs » se cooptent entre eux. Arendt est explicite sur ce point : elle affirme, dans son essai De la Révolution, que la démocratie était considérée par les Anciens comme « le pire des gouvernements » (p. 350) et récuse ce qu’elle nomme « la mentalité démocratique d’une société égalitariste » (p. 580). Arendt lui oppose « un gouvernement d’essence autoritaire », régi par une « élite » que, dit-elle, « personne ne choisit, mais qui se constitue d’elle-même ». « Certes, avoue-t-elle, une telle forme “aristocratique” de gouvernement signifierait la fin du suffrage universel tel que nous l’entendons aujourd’hui » (p. 582-583). Elle aurait pu dire tout aussi bien : la fin de la démocratie."
    -Réponse d'Emmnauel Faye à la recension de Justine Lacroix & Jean-Yves Pranchère, « Arendt en eaux troubles », La Vie des idées , 14 décembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Arendt-en-eaux-troubles



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Dim 17 Nov - 15:31