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    Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie Empty Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 28 Aoû - 12:00



    "Pour Nietzsche, la philosophie ne doit pas se contenter de troquer « l’essence  » des Anciens et « la conscience  » des Modernes contre « le corps » ou « la vie  » au sens général et évanescent que les philosophes prêtent souvent à ces mots. Ce changement radical, qui doit en effet imposer la vie et le corps vivant comme le nouveau point de départ de la pensée, la philosophie ne pourra l’accomplir, d’après lui, que si elle s’occupe sérieusement et avec précision de ce que les sciences de la vie nous apprennent de l’évolution des espèces, des fonctions vitales des organismes et des conditions nécessaires à leur santé.

    De sa lecture assidue et le plus souvent critique des biologistes, Nietzsche retiendra deux leçons essentielles. Il se convaincra, comme eux, que la vie suppose deux activités fondamentales, ayant conditionné toute l’histoire des êtres vivants jusqu’à nous. Qu’elle suppose l’évolution d’une part, thèse qui commence à se diffuser dès la fin du XVIIIe siècle et qui s’imposera brutalement aux yeux de tous avec la révolution darwinienne et avec le choc provoqué par la parution, en 1859, de L’Origine des espèces. Mais qu’elle suppose aussi une autre activité —  la théorie de l’évolution ne suffisant jamais, aux yeux de Nietzsche, à cerner la vie. Cette autre activité, fondamentale pour tous les vivants, c’est celle de la nutrition, que Nietzsche rebaptise « l’incorporation » (Einverleibung). Avec ce terme, il invente un concept lui permettant de repenser l’acte de se nourrir (trophein), qui était déjà le propre du vivant pour les Anciens, à partir de ce que la physiologie contemporaine appelle le « métabolisme  », recouvrant la totalité des échanges organiques entre les êtres vivants et leur milieu. Cette interprétation très large de la nutrition comme incorporation lui permet surtout de donner une place centrale à la mémoire, à cette capacité à ingérer l’autre en soi et à en garder la trace (que cette dernière soit consciente ou inconsciente, psychique ou somatique, individuelle ou collective), en laquelle Nietzsche voit le propre de la vie."

    "Comprendre le martèlement du télégraphe, analyser ses effets sur les âmes et les consciences, mais aussi sur les corps vivants, voilà ce à quoi Nietzsche va tenter de s’appliquer. L’effet le plus massif de ces bouleversements, c’est d’abord pour lui l’apparition ce qu’il appelle « le flux absolu ». Cette révélation que « tout est flux » est la conséquence de l’accélération des rythmes de vie et de la dissolution tendancielle de toutes les clôtures. Avec le devenir fluent de toutes les réalités, ces dernières se liquéfient en quelque sorte sous les yeux de ses contemporains, jusqu’à perdre toute forme, non seulement de permanence, mais simplement même de stabilité. [...]

    L’accélération des rythmes de vie fait réaliser aux hommes du XIXe siècle qu’ils sont plongés dans un flux absolu, où toute entité stable se révèle être une fiction, fragile et provisoire. Cette révélation détruit brutalement tout l’étayage sécurisant de croyances et de repères que les sociétés anciennes s’étaient construit. Mais elle retrouve aussi la leçon d’un des premiers philosophes grecs, Héraclite, qui avait déjà proclamé que tout était pris dans le « fleuve du devenir » et que rien ne demeurait identique à lui-même. À une temporalité structurée ensuite et contre Héraclite, avec la métaphysique grecque imposée par Platon, sur le partage entre le temps du changement et celui de la permanence ou de l’éternité, se substitue donc une nouvelle fois la révélation d’un « flux absolu », mais qui cette fois menace toutes les stases nécessaires à la vie. Par « stase  », j’entends ici non seulement son sens biologique et médical, « l’arrêt ou le ralentissement considérable […] dans l’écoulement d’un liquide organique », mais aussi toutes les formes de stabilité qui permettent soit de dissimuler, soit de ralentir réellement le flux du devenir grâce aux rythmes plus lents inventés par les corps vivants. Or, si ce n’est certes pas l’âge du télégraphe qui crée ou qui provoque le flux absolu, c’est bien lui qui détruit tendanciellement et physiquement toutes les stases et toutes les clôtures inventées par la vie pour tenter de le ralentir et de s’en
    protéger.

    Car comme le montre ce texte, ce n’est pas seulement le temps, mais aussi l’espace qui se trouve bouleversé. Le flux tend à détruire toutes les stases, mais aussi toute forme de barrière, de frontière ou de clôture sur soi, exposant les âmes et les corps vivants à tous les processus qui traversent le monde entier. À un monde organisé, divisé en délimitations stables et relativement étanches, se substitue un espace ouvert et tendanciellement sans frontières, dans lequel toutes les individualités, qu’elles soient organiques, psychiques ou collectives, parce qu’elles sont exposées à « une somme énorme d’intérêts différents », ne parviennent plus à se refermer sur elles-mêmes ni à tenir ensemble comme un seul corps.

    Cette liquidation générale des stases et des clôtures menace l’intégrité des vivants, tant psychique que somatique, et favorise l’apparition de pathologies nouvelles. Avec une précision de sismographe, Nietzsche décrit l’émergence d’un monde nouveau, où tous les anciens modes de constitution de l’éternité, de la permanence et de l’identité, mais aussi la simple stabilité garante des individus et des entités collectives, assurés jusque-là chez les humains à la fois par la religion, la métaphysique, la morale, le droit et la politique, mais aussi et d’abord, chez les vivants, par des processus organiques de stabilisation et de clôture ayant rendu la vie possible, sont en voie d’être détruits par l’accélération des événements, manifestant aux yeux de tous la réalité du flux absolu : « Je prévois quelque chose d’effrayant. Le chaos tout proche. Tout est flux ». Et c’est là pour lui « quelque chose d’effrayant », car contrairement à un contresens courant, la philosophie de Nietzsche n’est ni une célébration romantique du chaos, ni une ode enflammée au flux du devenir. Dans ses recherches sur les conditions de la vie, il découvre très tôt que les vivants ont besoin à la fois de s’exposer au flux toujours nouveau de ce qui leur arrive, puisque c’est lui qui les nourrit et qui les pousse à évoluer et à se transformer, mais aussi de résister à ce flux, de le différer ou de retarder sur lui, en fabriquant tout un arsenal de stases et de clôtures permettant de le ralentir, de le filtrer, de le digérer, bref de l’incorporer, ce qui suppose aussi de l’aménager et de le transformer pour le rendre vivable."

    "A l’époque du télégraphe, c’est précisément l’inverse, à savoir l’« affaiblissement de la capacité de digestion » et la destruction progressive des capacités de mémorisation qui dominent."

    "Pour Nietzsche, le double affaiblissement des capacités d’incorporation et des forces spontanées de l’organisme est intimement lié à l’émergence concomitante de la notion d’« adaptation », qui s’impose désormais comme centrale non seulement dans les sciences de la vie, mais aussi dans les sciences sociales, qui contribueront elles aussi à populariser une injonction nouvelle. Pour évoluer, commence-t-on à entendre un peu partout dès l’époque de Nietzsche, il faudrait en effet s’adapter, c’est-à-dire se laisser passivement modeler par les exigences du milieu. Ce nouvel impératif social et politique, qu’une nouvelle forme de libéralisme autoritaire imposera au XXe siècle, trouve sa première caution dans la théorie de l’évolution, elle-même retraduite dans le champ social dès le XIXe siècle. Tandis que Darwin y voit la clé de l’évolution du vivant, le sociologue Herbert Spencer ira plus loin encore, imposant la notion d’adaptation dans le champ social et politique en essayant de fonder ce qu’on appellera le « darwinisme social » — dénomination malheureuse, car Darwin avait lui-même refusé que l’on transfère sans précaution ses analyses biologiques aux sociétés humaines. En déconstruisant la notion d’adaptation et en refusant sa centralité, Nietzsche prend donc le contre-pied, non seulement de la théorie biologique des darwiniens, mais aussi des principaux évolutionnismes qui dominent son époque. Car pour lui, contrairement aux adaptationnistes, l’évolution suppose d’être capable de se transformer soi-même, activement et en profondeur, tout en transformant le monde autour de soi. Or c’est précisément une telle transformation profonde —  de soi par ce qui n’est pas soi, et de ce qui n’est pas soi par soi —, que bloquent les processus d’adaptation.

    C’est ce qu’explique également le fragment de 1887, qui voit dans le primat de l’adaptation une autre conséquence de l’âge du télégraphe et de ses troubles de la digestion : « Arrive une sorte d’adaptation à cette surcharge d’impressions : l’homme désapprend à agir. Il ne fait plus que réagir aux excitations du dehors ». À ce moment du texte, Nietzsche pense déjà à l’hypersensibilité superficielle ou seulement « épidermique  » des Modernes, qu’il décrira quelques lignes plus bas. Comme cette compassion de surface, l’adaptation est en effet une faculté essentiellement passive, dans laquelle l’organisme se laisse modifier uniquement à la surface de lui-même. Comme une pâte molle, qui se laisse modeler par la forme du moule qu’elle vient remplir, le vivant qui s’adapte modifie certes sa surface, mais sans rien changer, ni à sa propre structure interne, ni aux déterminations du contenant dans lequel il s’insère. Or, une véritable évolution réclame pour Nietzsche une transformation profonde et active de soi, mais aussi de ce qui est autour de soi. Alors que l’adaptation est légère, superficielle et graduelle, l’évolution est profonde, douloureuse et conflictuelle."

    "Du côté de ceux qui refusent de s’adapter, le ressentiment est explicite et il n’échappe à aucun observateur averti. Le repli sur soi, la construction fantasmatique d’identités fixes et closes sur elles-mêmes, l’exaltation de la clôture et de la stase durcies en fausses entités éternelles (la nation, la race, la communauté, l’individu souverain et propriétaire de lui-même, peu importe la forme que prend ce fantasme) ont pour seul mobile de s’opposer à la réalité du flux absolu et de définitivement s’y fermer.

    Mais du côté de ceux qui s’adaptent, et là les mêmes observateurs perdent toute lucidité, ce n’est nullement l’amour du flux, du devenir ou de l’évolution qui l’emporte. Ce qui se dissimule sous une fausse mobilité et sous une souplesse de surface, c’est le refus tout aussi rigide de tout véritable changement. Car s’adapter, on l’a vu, c’est refuser de se transformer réellement soi-même et de transformer le monde autour de soi, c’est tenter de figer de manière rigide le cours de l’évolution. C’est, conformément à la célèbre formule de Lampedusa dans Le Guépard, faire que « tout change, pour que rien ne change  ». Telle est la situation paradoxale qui caractérise pour Nietzsche le siècle de la révolution industrielle : sa célébration du flux, du changement et de l’accélération conduit dans tous les cas, et quel que soit le camp que l’on choisit, qu’il s’agisse de celui des réactionnaires ou des adaptationnistes, à renforcer la haine du devenir et à figer toutes les formes de vie dans l’immobilité.

    Comment arriver à digérer l’apparition du flux absolu ? Telle est, au fond, la question fondamentale qui motive l’enquête de Nietzsche sur la vie et sur ses conditions. Et cette question se double d’une autre  : comment les nouveaux moyens d’incorporation, déjà décuplés à l’époque des Grecs et rendus infiniment plus puissants encore à l’âge du télégraphe, ont-ils pu produire l’effet inverse : celui d’un corps vivant qui, ne parvenant plus à évoluer ni même à digérer ce qui lui arrive, s’est mis à haïr le flux du devenir qu’il avait pourtant, plus que tous les autres vivants, les moyens d’arriver à aimer ?"

    "Débordant la pensée au sens restreint du mot (réduite au seul exercice de la rationalité), dépassant aussi ce qu’on appelle aujourd’hui en un sens bien plus élargi « la cognition » (l’ensemble des opérations mentales, qu’elles soient humaines ou animales, permettant aux vivants de connaître leur milieu), la « pensée  » au sens de Descartes —  ce qu’il appelle en latin la cogitatio — renvoie à l’ensemble des vécus de conscience sans exception, y compris sensibles, affectifs ou même fantasmatiques.

    L’essentiel, pour pouvoir parler de « pensée », c’est que le vécu en question soit conscient, que ce que j’éprouve, je ne me contente pas de le sentir, mais que j’aie bien conscience de le ressentir. « Videre videor » résume Descartes dans une formule ramassée, c’est-à-dire non seulement voir, mais voir que l’on voit : « À tout le moins il me semble que je vois (videre videor), que j’entends, que je m’échauffe, et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser ». Ferdinand Alquié y insiste : ce n’est pas « la conscience réfléchie de voir mais bien l’impression immédiate de voir » que Descartes désigne ici par le fait de « penser ». Dans son commentaire du cogito cartésien, le phénoménologue Michel Henry en conclut que c’est l’expérience d’une « auto-affection » que désigne en réalité le commencement cartésien : « l’auto-affection en laquelle la pensée se révèle immédiatement à elle-même et se sent soi-même en elle-même telle qu’elle est ». Pour les phénoménologues qui reliront Descartes au XXe siècle, la philosophie moderne part donc bien elle aussi de « la vie  » (Michel Henry encore), entendue au sens de la sphère la plus intime de l’expérience vécue (Husserl). Mais à la lumière de cette relecture bien plus rigoureuse du cogito, l’opposition avec Nietzsche se brouille. Mettre le corps à la place de la conscience et de ses vécus, au fond, qu’est-ce que cela change ?"

    "Si Nietzsche part du corps, et s’il joue le corps contre la conscience, c’est parce qu’il considère qu’elle constitue toujours un écran pour penser et pour sentir la vie. Qu’elle prenne la forme intellectuelle du redoublement réflexif de la représentation (je me pense penser), ou purement sensible de l’auto-affection (je me sens sentir), elle s’interpose à chaque fois entre nous et la réalité de la vie et des corps vivants."

    "C’est bien ce qui constitue le cœur même de l’expérience du cogito qu’il a en ligne de mire : la superstition d’une expérience certaine de soi par soi, cette croyance en une certitude immédiate de la sphère des vécus, qui continuera d’être revendiquée par la phénoménologie comme le seul point de départ possible de la philosophie, et que Schopenhauer érigera lui aussi comme le commencement.

    En choisissant de partir du corps vivant qu’étudient les biologistes, et plus précisément de notre organisme, de ce corps contraint de se nourrir et de se transformer en se nourrissant, Nietzsche choisit un point de départ tout à fait opposé. Car s’il s’agit bien, pour Nietzsche aussi, de partir du « phénomène du corps vivant (das Phänomen des Leibes) », sa réalité nous est pour l’essentiel, non seulement incertaine ou difficile à connaître (la connaissance du vivant ne procédant, comme toutes les autres sciences, que par hypothèses), mais aussi et d’abord presque totalement inconsciente. Qui, parmi nous, peut prétendre avoir non seulement un savoir exact, mais une claire conscience de la manière dont son corps s’organise, se nourrit, digère, mémorise, évolue et se transforme  ? Qui sait clairement et exactement comment son propre corps vivant fait face, au fond, au flux absolu de ce qui lui arrive ?

    Par contraste avec le point de départ problématique choisi par Nietzsche, c’est justement parce que le phénomène du corps, pour l’essentiel, lui échappe que Descartes décide de renvoyer son étude à plus tard. C’est parce que « [mon esprit] est plus aisé à connaître que [mon] corps », que l’esprit prime, donc, non seulement sur l’étendue dont sont faits les corps inertes, mais aussi sur mon propre corps, sur l’organisme vivant que je suis."

    "Si Descartes est parti d’un ego sans corps, c’est parce que les certitudes immédiates de nos vécus de conscience étaient plus aisées à saisir que ce qui se passait en réalité dans nos corps. Pour Nietzsche, cela veut dire que Descartes, et la philosophie moderne avec lui, a préféré les certitudes étroites de la conscience à la réalité, si riche et si complexe, de la vie et des corps vivants. En ce sens, mettre le corps à la place de la conscience impliquera bel et bien de renverser le point de départ de la philosophie moderne et, avec lui, les grands principes qui guident son épistémologie."

    "C’est justement parce qu’il reprend à son propre compte le critère cartésien de la distinction que Nietzsche réfute à la fois la fausse immédiateté des « vécus » et la fausse simplicité des « idées claires et distinctes » de la conscience. Car ces dernières sont en réalité, non seulement complexes ou compliquées, comme le sont tous les autres phénomènes, mais surtout dissimulées sous l’écran d’une fausse simplicité. Elles sont toujours les produits de processus multiples et complexes, dont l’histoire nous échappe presque totalement. Comparé à la simplicité et à l’unité factices des vécus de conscience, créatrices de confusion et d’indistinction, Nietzsche nous dit que le phénomène du corps est, lui, beaucoup plus « distinct ». Restera à comprendre en quel sens, car à ce stade du débat entre Nietzsche et Descartes, on ne voit pas bien encore d’où le corps tirerait ce privilège par rapport à la conscience."

    "La seconde raison que Nietzsche invoque pour partir du corps révèle de manière plus spectaculaire encore sa dépendance envers le commencement cartésien : « Partir du corps vivant et de la physiologie : pourquoi ? — nous gagnons ainsi la représentation exacte de notre unité de sujet […] ». Comme celle de Descartes, la philosophie de Nietzsche reste donc ordonnée à la question de l’unité subjective, c’est-à-dire à la question de savoir ce que c’est que d’être un sujet capable de s’éprouver comme un et de se penser soi-même comme un ego. Cette expérience d’un Je pense, Nietzsche la retrouve dans toutes les dimensions du corps vivant : « Le Je intellectuel (das Ich geistige) lui-même est déjà donné avec la cellule ». C’est ce qui lui permettra de voir dans l’activité de tous nos organes l’activité intellectuelle de véritables êtres pensants. Si la philosophie de Nietzsche commence par le corps vivant, elle continue donc de chercher, comme toute la philosophie moderne, « la représentation exacte  » du sujet par lui-même. Nietzsche se serait-il contenté, au fond, de miniaturiser l’ego et son cogito ?"

    "Et d’ailleurs, une telle « représentation exacte » du corps est-elle seulement possible  ? Si Nietzsche congédie les certitudes immédiates de  l’auto-affection, pourquoi ne doute-t-il pas, comme Descartes et tout aussi sévèrement que lui, des représentations que les sciences nous donnent de notre corps ? Ce sera l’objection puissante de la phénoménologie contre les philosophies du vivant inspirées de la révolution darwinienne dont, en un sens, Nietzsche fut l’un des plus éminents représentants. Au lieu de saisir la vie depuis les leçons de la biologie, la phénoménologie fera le choix rigoureusement inverse : celui, formulé très clairement par Husserl dès 1907, de revenir aux « données » que sont les vécus de conscience et de « ne faire aucun usage de tout le travail accompli dans les sciences naturelles ». Revenir au donné en pratiquant la réduction de toutes les connaissances accumulées : ce nouveau programme philosophique contribuera à l’exclusion progressive du savoir biologique du champ de la philosophie contemporaine. [...] Bien avant la propagation des thèses biologisantes du nazisme, Husserl disqualifie déjà comme de « funestes préjugés » toute forme d’emprunt de la philosophie à la biologie, condamnation qui ne fera que se renforcer, dans tout le reste de la communauté intellectuelle, après la Seconde Guerre mondiale."

    "Son recours à la biologie n’est ni un acte de fondation, ni une forme de réductionnisme qui ramènerait toute réalité à de prétendus éléments premiers de la biologie. Les hypothèses multiples, et largement contradictoires entre elles, des sciences de la vie sont bien plutôt, d’après lui, des tentatives plus ou moins réussies, et d’ailleurs bien souvent ratées, de saisir quelque chose du vivant. Son programme philosophique, c’est de partir de ce matériau multiple et nécessairement imparfait et de le comparer aux autres témoignages, eux aussi partiels, dont nous disposons (l’expérience vécue des individus, celle des fameux vécus de conscience, mais aussi les savoirs culturels accumulés par les peuples) afin de les confronter les uns aux autres et de les passer au crible de la critique. Ainsi seulement peut-on espérer gagner une représentation non pas adéquate mais plus « exacte », ou pour utiliser un adjectif plus nietzschéen plus « loyale » (redlich), de notre unité de sujet. Cette loyauté que Nietzsche a apprise de son premier métier de philologue, avec le respect de la méthode qu’implique la lecture des textes anciens, suppose pour commencer par dissoudre tous les discours qui, comme des écrans, occultent le phénomène de la vie et du corps vivant. Or qu’est-ce qui, au fond, fait véritablement écran dans le point de départ cartésien ?"
    -Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie, Gallimard, 2021.




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