"Comme bien d’autres dans ma génération – je suis né en 1949 – je me suis trouvé engagé, dans le cadre d’activités politiques, dans un groupe de lecture de Marx, si nombreux à l’époque, qui s’attelait à une reconstruction du Capital. Il est possible que j’ai entretenu pour un temps l’espoir que l’analyse marxienne des « lois de mouvement » du capital puisse fournir une complète intelligence de la dynamique de développement des sociétés capitalistes tardives. Cet espoir s’est vite dissipé lorsque j’ai commencé à me confronter à la tradition du marxisme occidental. De Georg Lukács et Karl Korsch jusqu’à Cornelius Castoriadis et Jürgen Habermas, ses principaux représentants m’ont fait clairement comprendre que les choses n’étaient pas si simples et qu’il fallait prendre en compte d’autres dimensions de la reproduction sociale. La critique d’Althusser fut pour moi une première tentative en vue de parvenir à plus de clarté dans cet ensemble complexe de problèmes. J’étais alors tellement influencé par Habermas que j’étais convaincu que toute nouvelle appropriation de la théorie de Marx exigeait tout d’abord une mise au jour des structures normatives de l’action ou des sphères normatives de l’action, sur lesquelles une critique du capitalisme pourrait se fonder pour se justifier, et j’étais également convaincu avec Habermas que ces potentiels normatifs devaient être cherchés dans le domaine de l’interaction sociale, c’est-à-dire dans le domaine des relations communicatives des sujets les uns avec les autres.
Je n’étais pas pour autant totalement satisfait de la solution habermassienne consistant à faire du langage le garant du progrès émancipatoire, et c’est la raison pour laquelle je me suis sans cesse engagé dans de nouvelles tentatives d’appropriation de ce qui chez Marx reste hétérodoxe, au-delà de l’économisme officiel, et cela en vue de le rendre fécond dans mes propres recherches. Dans une telle démarche, ce qui comptait tout particulièrement était son concept de lutte des classes qui, tout particulièrement dans ses écrits historiques, était traversé de contenus moraux, mais c’était également sa tentative en vue de donner une dimension normative plus forte au concept de travail à partir d’Aristote et de Hegel. Je ne peux pas dire que mon processus de recherche obéissait à une orientation univoque, il s’agissait plutôt d’une recherche tâtonnante visant à rendre l’héritage marxien fécond dans le cadre d’une approche qui insiste davantage sur les conflits lorsqu’elle aborde les tensions traversant la sphère des interactions sociales. C’est à la fin de mon livre Critique du pouvoir (Kritik der Macht, 1985) que se trouve la première solution que j’ai élaborée pour réunir Marx et Habermas, en faisant le détour par Hegel ; c’est dans ces pages, dans le contexte d’une critique des tendances harmonicistes des concepts habermassiens d’interaction et de monde de la vie, que m’est venue pour la première fois à l’esprit l’idée que le concept marxien de lutte des classes pouvait être renforcé moralement ou normativement, de façon essentielle, par l’intermédiaire de l’intuition hégélienne de la nécessité de reconnaissance réciproque. Et c’est ainsi que s’est élaborée au cours des années suivantes ma tentative visant à considérer la lutte pour la reconnaissance, dans une réconciliation de Marx et de Habermas, comme le véritable moteur de l’évolution historique. Par la suite encore, différents éléments de la pensée de Marx se sont rappelés à moi avec une belle régularité. Marx ne nous explique certes pas comment les impératifs de l’accumulation du capital qu’il analyse se répercutent sous des formes spécifiques dans les luttes sociales, et il est clair que ses concepts d’idéologie et de fétichisme ont tout autant besoin d’être interprétés ; en outre, il est clair que son concept normatif de travail doit être reformulé au sein d’une analyse des relations sociales de reconnaissance." (pp.188-190)
"Je me sers des écrits de Marx, pour ainsi dire, surtout comme une sorte de carrière de minerais féconde dont je peux extraire de l’extérieur des pièces particulières, selon des besoins historiques ou théoriques déterminés, afin de les actualiser à la lumière de nouvelles problématiques. C’est ainsi que j’ai procédé avec la « réification », et il me semble nécessaire de procéder de la même manière avec les concepts de « fétichisme » et d’« idéologie », deux concepts formulant des intuitions théoriques qui m’apparaissent aujourd’hui d’une portée inestimable. C’est d’une autre manière que je me rapporte à Hegel. Il constitue pour moi, non une carrière de minerais, mais un défi permanent, car je considère sa démarche méthodique dans l’ensemble de sa philosophie pratique comme exemplaire." (p.191)
"Selon ma manière de voir, la philosophie sociale étudie les rapports sociaux et examine s’ils font obstacle aux efforts faits par les hommes en vue de l’autoréalisation individuelle. Elle se distingue en ce sens fortement de la philosophie politique qui cherche essentiellement, depuis Hobbes, à déterminer les conditions de légitimité des ordres politiques. Si j’interprète correctement la chose, Marx conçoit l’émergence d’une philosophie autonomisée et d’une politique déconnectée des échanges sociaux comme l’expression de rapports sociaux « pathologiques ». En cela, il s’accorde avec certaines perspectives développées dans le pragmatisme américain, et tout particulièrement chez John Dewey. Chacun de ces deux courants doivent à mon avis être considérés comme des contributions importantes à une philosophie sociale critique de la modernité. L’un et l’autre critiquent les dynamiques d’autonomisation qui surgissent dès que le processus de coopération sociale est rompu ou distordu, que ce soit, comme Marx le soupçonne, par le medium de la valeur d’échange, ou comme Dewey le suggère, par la croissance d’une bureaucratie." (pp.191-192)
-Axel Honneth, "Marxisme, philosophie sociale et théorie critique", Entretien dans Actuel Marx, n° 47, 2010 .