https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Le_Goff
"Dans les âpres discussions entre protestants et catholiques au XVIe siècle, les réformés reprochaient vivement à leurs adversaires la croyance au Purgatoire, à ce que Luther appelait « le troisième lieu ». Cet au-delà « inventé » n'était pas dans l'Écriture.
Je me propose de suivre la formation séculaire de ce troisième lieu depuis le judéo-christianisme antique, d'en montrer la naissance au moment de l'épanouissement de l'Occident médiéval dans la seconde moitié du XIIe siècle, et le rapide succès au cours du siècle suivant. Je tenterai enfin d'expliquer pourquoi il est intimement lié à ce grand moment de l'histoire de la chrétienté et comment il a fonctionné, de façon décisive, dans l'acceptation ou, chez les hérétiques, le refus, au sein de la nouvelle société issue du prodigieux essor des deux siècles et demi qui ont suivi l'an mil. [...]
Cette émergence, cette construction séculaire de la croyance au Purgatoire suppose et entraîne une modification substantielle des cadres spatio-temporels de l'imaginaire chrétien. Or ces structures mentales de l'espace et du temps sont l'armature de la façon de penser et de vivre d'une société. [...] la naissance d'une telle croyance est reliée à des modifications profondes de la société en qui elle se produit. Quels rapports ce nouvel imaginaire de l'au-delà entretient-il avec les changements sociaux, quelles en sont les fonctions idéologiques ?"
"Dans le système d'orientation de l'espace symbolique, là où l'Antiquité gréco-romaine avait accordé une place prééminente à l'opposition droite-gauche, le christianisme, tout en conservant une valeur importante à ce couple antinomique d'ailleurs présent dans l'Ancien et le Nouveau Testament, avait très tôt privilégié le système haut-bas. Au Moyen Âge ce système orientera, à travers la spatialisation de la pensée, la dialectique essentielle des valeurs chrétiennes.
Monter, s'élever, aller plus haut, voilà l'aiguillon de la vie spirituelle et morale tandis que la norme sociale est de demeurer à sa place, là où Dieu vous a mis sur terre, sans ambitionner d'échapper à sa condition et en prenant garde de ne pas s'abaisser, de ne pas déchoir."
"Jusqu'à la fin du XIIe siècle le mot purgatorium n'existe pas comme substantif. Le Purgatoire n'existe pas. [...]
Les textes qui jusqu'alors évoquent les situations qui conduiront à la création du Purgatoire n'emploient que l'adjectif purgatorius, purgatoria, qui purge, et uniquement dans les expressions devenues consacrées : ignis purgatorius, le feu purgatoire, poena purgatoria, la peine (le châtiment) purgatoire ou, au pluriel, poenae purgatoriae, les peines purgatoires et, plus rarement, flamma, forna, locus, flumen (flamme, four, lieu, fleuve). A la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle quand on rencontre in purgatorio il est souvent difficile de savoir s'il faut comprendre dans le purgatoire ou dans le feu (sous-entendu) purgatoire. Mais cela n'a plus guère d'importance car désormais le substantif, c'est-à-dire le lieu, existe."
"La croyance au Purgatoire implique d'abord la croyance en l'immortalité et en la résurrection puiqu'il peut se passer quelque chose de nouveau pour un être humain entre sa mort et sa résurrection. Elle est un supplément de conditions offertes à certains humains pour parvenir à la vie éternelle. Une immortalité qui se gagne à travers une seule vie. Les religions – comme l'hindouisme ou le catharisme – qui croient à de perpétuelles réincarnations, à la métempsycose, excluent donc un Purgatoire.
L'existence d'un Purgatoire repose aussi sur la conception d'un jugement des morts, idée assez répandue dans les différents systèmes religieux, mais « les modalités de ce jugement ont grandement varié d'une civilisation à une autre ». La variété de jugement qui comprend l'existence d'un Purgatoire est très originale. Elle repose en effet sur la croyance en un double jugement, le premier au moment de la mort, le second à la fin des temps. Elle institue dans cet entre-deux du destin eschatologique de chaque humain une procédure judiciaire complexe de mitigation des peines, de raccourcissement de ces peines en fonction de divers facteurs. Elle suppose donc la projection d'une pensée de justice et d'un système pénal très sophistiqués.
Elle est liée encore à l'idée de responsabilité individuelle, de libre arbitre de l'homme, coupable par nature, en raison du péché originel, mais jugé selon les péchés commis sous sa responsabilité. Il y a une étroite liaison entre le Purgatoire, au-delà intermédiaire, et un type de péché intermédiaire entre la pureté des saints et des justifiés et l'impardonnable culpabilité des pécheurs criminels. L'idée longtemps vague de péchés « légers », « quotidiens », « habituels », bien saisie par Augustin puis par Grégoire le Grand, ne débouchera qu'à la longue sur la catégorie de péché « véniel » – c'est-à-dire pardonnable –, de peu antérieure à la croissance du Purgatoire et qui a été une des conditions de sa naissance. Même si, comme on le verra, les choses ont été un peu plus compliquées, pour l'essentiel le Purgatoire est apparu comme le lieu de purgation des péchés véniels.
Croire au Purgatoire – lieu de châtiments – suppose éclaircis les rapports entre l'âme et le corps. En effet la doctrine de l'Église a été très tôt que, à la mort, l'âme immortelle quittait le corps et qu'ils ne se retrouveraient qu'à la fin des temps, lors de la résurrection des corps. Mais la question de la corporéité ou de l'incorporéité de l'âme ne me semble pas avoir fait problème à propos du Purgatoire, ou de ses ébauches. Les âmes séparées furent dotées d'une matérialité sui generis et les peines du Purgatoire purent ainsi les tourmenter comme corporellement."
"Thomas d'Aquin est particulièrement sensible à la difficulté de faire ressentir par des âmes spirituelles la souffrance d'un feu corporel. Il s'appuie surtout sur l'autorité scripturaire (Matthieu, XXV, 41) et sur l'analogie entre âmes séparées et démons pour affirmer « Les âmes séparées peuvent donc souffrir d'un corporel » (Somme théologique, suppl., quest. 70, art 3)."
"Lieu intermédiaire, le Purgatoire l'est à bien des égards. Dans le temps, dans l'entre-deux entre la mort individuelle et le Jugement dernier. [...] Le Purgatoire est aussi un entre-deux proprement spatial qui se glisse et s'élargit entre le Paradis et l'Enfer. [...] Il devra surtout se détacher de l'Enfer dont il demeurera longtemps un département peu distinct, la géhenne supérieure. [...]
Le Purgatoire finalement ne sera pas un vrai, un parfait intermédiaire. Réservé à la purification complète des futurs élus, il penchera vers le Paradis. Intermédiaire décalé, il ne se situera pas au centre mais dans un entre-deux déporté vers le haut. Il rentre ainsi dans ces systèmes d'équilibre décentré qui sont si caractéristiques de la mentalité féodale : inégalité dans l'égalité qu'on rencontre dans les modèles contemporains de la vassalité et du mariage où, dans un univers d'égaux, le vassal est quand même subordonné au seigneur, la femme au mari. Fausse équidistance du Purgatoire entre un Enfer auquel on a échappé et un Ciel auquel on s'est déjà amarré. Faux intermédiaire enfin car le Purgatoire, transitoire, éphémère, n'a pas l'éternité de l'Enfer ou du Paradis."
"Structure logique, mathématique, le concept d'intermédiaire est lié à des mutations profondes des réalités sociales et mentales du Moyen Âge. Ne plus laisser seuls face à face les puissants et les pauvres, les clercs et les laïcs, mais chercher une catégorie médiane, classes moyennes ou tiers ordre, c'est la même démarche et elle se réfère à une société changée. Passer de schémas binaires à des schémas ternaires, c'est franchir ce pas dans l'organisation de la pensée de la société dont Claude Lévi-Strauss a souligné l'importance."
"Dans le Purgatoire médiéval et dans les ébauches qui l'ont précédé, le feu se rencontre à peu près sous toutes les formes repérées par les spécialistes de l'anthropologie religieuse : cercles de feu, lacs et mers de feu, anneaux de flammes, murs et fossés de feu, gueules de monstres lance-flammes, charbons ignés, âmes sous forme d'étincelles, fleuves, vallées et montagnes de feu.
Qu'est-ce donc que ce feu sacré ? « Dans les rites d'initiation », indique G. Van der Leeuw, « c'est le feu qui efface la période de l'existence alors révolue et qui en rend possible une nouvelle ». Rite de passage donc, bien à sa place en ce lieu transitoire. Le Purgatoire fait partie de ces rites de marge, comme les appelait Van Gennep, dont l'importance a parfois échappé aux anthropologues trop accaparés par les phases de séparation et d'agrégation qui ouvrent et clôturent les rites de passage.
Mais la signification de ce feu est encore plus riche. Carl-Martin Edsman a bien montré, à travers les contes, légendes et spectacles populaires des époques médiévales et modernes, la présence de feux régénérateurs analogues à ceux que dans l'Antiquité on rencontre chez les Romains, les Grecs, et par-delà, les Iraniens et les Indiens où cette conception d'un feu divin – Ignis divinus – semble avoir pris naissance. Ainsi le Purgatoire prendrait place dans cette résurgence du fonds indo-européen dont la chrétienté des XI-XIIIe siècles semble avoir été le théâtre. L'apparition (ou la réapparition ?) du schéma trifonctionnel récemment mise en lumière par Georges Duby et d'autres chercheurs est en gros contemporaine de notre phénomène. Feu du four, feu de la forge, feu du bûcher. Il faut placer à côté d'eux le feu du Purgatoire dont s'est d'ailleurs emparée aussi la culture populaire.
Ce feu est un feu qui rajeunit et rend immortel. La légende du phénix en est la plus célèbre incarnation que le christianisme médiéval a repris depuis Tertullien. Le phénix devient le symbole de l'humanité appelée à ressusciter. Un texte, faussement attribué à saint Ambroise, applique d'ailleurs à cette légende la phrase de saint Paul « le feu éprouvera ce qu'est l'œuvre de chacun » (I Corinthiens, III, 13) qui est la principale base scripturaire sur laquelle tout le christianisme médiéval se fondera pour construire le Purgatoire."
"Les hommes en quête d'une cartographie du Purgatoire ont rôdé autour de la Sicile, entre le Stromboli et l'Etna. Mais il n'y eut pas en Sicile de milieu apte à saisir cette chance comme le firent les Irlandais, leurs voisins anglais et les cisterciens avec le Purgatoire de saint Patrick et le pèlerinage bien organisé et contrôlé qui s'y développa bientôt. La Sicile de Frédéric II, entre un souverain suspecté d'hérésie, des moines grecs et des musulmans n'apparut pas assez « catholique » pour abriter le Purgatoire, ou un de ses principaux accès et l'Etna ne put être débarrassé de son image proprement infernale."
"Rite évoqué dans les premiers temps du christianisme et qui a dû jouer un certain rôle dans la préhistoire du Purgatoire : le baptême par le feu. Pour les chrétiens ce rite apparaît dans les évangiles de Matthieu et de Luc, à propos de Jean-Baptiste. Matthieu prête au précurseur ces paroles « Pour moi je vous baptise dans de l'eau en vue du repentir ; mais celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne d'enlever les sandales ; lui vous baptisera dans l'Esprit-Saint et le feu » (Matthieu, III, 11). [...]
Dans le christianisme « orthodoxe » le baptême par le feu est resté métaphorique."
"Augustin semble avoir saisi la continuité qui, malgré les changements fondamentaux de sens, relie certaines conceptions anciennes du feu à des conceptions chrétiennes : « Les stoïciens, écrit-il dans la Cité de Dieu (VIII, 5), estimaient que le feu, c'est-à-dire un corps, un des quatre éléments dont est composé ce monde sensible, est vivant, sage et créateur du monde lui-même et de tout ce qu'il contient, qu'en résumé ce feu est Dieu. » [...]
Comprendre les hésitations, les débats, les choix qui se sont manifestés dans cette histoire, car un héritage propose autant qu'il impose. Surtout il explique, me semble-t-il, une des raisons du succès du Purgatoire qui est d'avoir repris certaines réalités symboliques très anciennes. Ce qui s'ancre dans une tradition a le plus de chances de réussir. Le Purgatoire est une idée neuve du christianisme mais qui a emprunté aux religions antérieures une partie de ses principaux accessoires. Dans le système chrétien, le feu divin change de sens et l'historien doit d'abord être sensible à ces transformations. Mais la permanence d'un certain matériau de longue durée sous la vivacité plus ou moins grande des changements doit aussi retenir son attention."
"Le Purgatoire est enfin un au-delà intermédiaire où l'épreuve que l'on subit peut être abrégée par les suffrages, les interventions des vivants. [...] Cette confiance des chrétiens en l'efficacité des suffrages ne s'unit que tardivement avec la croyance en l'existence d'une purification après la mort. Joseph Ntedika a bien montré que, chez Augustin par exemple, les deux croyances se sont élaborées à part sans pratiquement se rencontrer. Les suffrages pour les morts supposent la constitution de longues solidarités de part et d'autre de la mort, des relations étroites entre vivants et défunts, l'existence entre les uns et les autres d'institutions de liaison qui financent les suffrages – tels les testaments – ou en font une pratique obligatoire – comme les confréries. Ces liens aussi mirent du temps à s'établir.
Quel accroissement de puissance pour les vivants que cette prise sur la mort ! Mais aussi, dès ici-bas quel renforcement de la cohésion des communautés – familles charnelles, familles artificielles, religieuses ou confraternelles – que l'extension après la mort de solidarités efficaces ! Et pour l'Église quel instrument de pouvoir ! Elle affirme son droit (partiel) sur les âmes du Purgatoire comme membres de l'Église militante, poussant en avant le for ecclésiastique au détriment du for de Dieu, pourtant détenteur de la justice dans l'au-delà. Pouvoir spirituel mais aussi tout simplement, comme on verra, profit financier dont bénéficieront mieux que d'autres les frères des ordres mendiants, propagandistes ardents de la nouvelle croyance. L'« infernal » système des indulgences y trouvera finalement un puissant aliment."
"Il est clair que s'agissant d'une croyance qui est devenue un dogme le rôle de l'élaboration théologique dans cette histoire est important. J'espère lui rendre justice. Mais je pense que le Purgatoire comme croyance s'est aussi imposé par d'autres voies et ces voies m'intéressent particulièrement parce qu'elles renseignent davantage sur les rapports entre croyance et société, sur les structures mentales, sur la place de l'imaginaire dans l'histoire. Je n'ignore pas que pour la théologie catholique moderne le Purgatoire n'est pas un lieu mais un état. Les Pères du concile de Trente, soucieux, sur ce point comme sur le reste, d'éviter la contamination de la religion par les « superstitions » ont laissé en dehors du dogme le contenu de l'idée de Purgatoire. Ainsi ni la localisation du Purgatoire, ni la nature des peines qu'on y subit ne furent définies par le dogme mais elles furent laissées à la liberté des opinions.
Mais j'espère montrer dans ce livre que la conception du Purgatoire comme lieu et l'imagerie qui y fut liée ont joué un rôle capital dans le succès de cette croyance. Ceci n'est pas seulement vrai de la masse des fidèles, ce l'est aussi des théologiens et des autorités ecclésiastiques aux XIIe et XIIIe siècles. Quand, parmi les laïcs, se rencontra un homme de génie qui était aussi très savant, il exprima mieux que d'autres – à tous les niveaux – ce que fut pour les hommes du second Moyen Âge, après 1150, le Purgatoire. Le meilleur théologien de l'histoire du Purgatoire, c'est Dante."
"En Iran, ce qui frappe surtout dans les doctrines et les images de l'au-delà c'est l'omniprésence du feu. Mais certains traits de l'eschatologie zoroastrienne présentent des caractères qui, sans avoir eu sans doute d'influence directe sur les conceptions chrétiennes qui mèneront au Purgatoire, les évoquent. C'est d'abord l'hésitation entre une interprétation « paradisiaque » et une interprétation « infernale » du séjour des morts avant le jugement. Dans le Veda, ce séjour, le royaume de Yama, est tantôt un paradis de lumière, tantôt un monde souterrain sinistre, un abîme dans lequel on descend par une voie en pente. C'est aussi la présence d'un pont – comme on le rencontre dans l'Inde – qui relie la terre au ciel et sur lequel le mort s'engage pour une épreuve de force et d'adresse qui a aussi une certaine valeur morale.
Enfin il existe pour les âmes, dont les bonnes actions ont le même poids que les mauvaises, un lieu intermédiaire mais les spécialistes avertissent qu'il ne faut pas considérer qu'il s'agit là d'une sorte de Purgatoire car c'est plutôt l'enfer mazdéen qui peut se comparer au Purgatoire chrétien, étant comme lui temporaire."
"La géographie imaginaire de l'au-delà égyptien fut si poussée qu'on a trouvé sur certains sarcophages des cartes de l'autre monde. Les châtiments y étaient nombreux et sévères. Ces peines frappaient aussi bien les corps que les âmes. Elles étaient aussi bien physiques que morales, marquées par l'éloignement des dieux. Une sensation essentielle était celle de renfermement et de prison. Les peines y étaient sanglantes et les châtiments par le feu nombreux et terribles. Mais même dans ses versions les plus infernales le Purgatoire chrétien n'approchera pas certaines tortures de l'enfer égyptien, comme la perte des organes des sens ou les atteintes à l'unité de la personne. L'imagination topographique fut poussée très loin par les Égyptiens dans leurs visions de l'enfer. Les « réceptacles » – maisons, chambres, niches, lieux divers – y formaient un complexe système de logements. Mais il n'y eut pas de purgatoire chez les anciens Égyptiens. [...]
L'Égypte d'avant et d'après l'ère chrétienne a été, à Alexandrie surtout et dans les monastères chrétiens, le lieu d'élaboration de nombreux textes juifs, grecs, coptes qui ont joué un grand rôle dans l'élaboration de l'imagerie de l'au-delà, surtout de l'enfer. E.A.W. Budge a souligné les caractères de cet héritage infernal : « Dans tous les livres sur l'Autre monde nous trouvons des puits de feu, des abîmes de ténèbres, des couteaux meurtriers, des courants d'eau bouillante, des exhalaisons fétides, des serpents ardents, d'affreux monstres et des créatures à têtes d'animaux, des êtres cruels et assassins de différents aspects... pareils à ceux qui nous sont familiers dans l'ancienne littérature médiévale, et il est presque certain que les nations modernes doivent à l'Égypte beaucoup de leurs conceptions de l'enfer. » Le Purgatoire infernalisé qu'on rencontrera souvent dans la chrétienté médiévale s'est sans doute en partie nourri de cet héritage égyptien."
"Diverses considérations ont incité Platon à chercher des voies de statuts intermédiaires après la mort. Telle l'idée que la peine devait être proportionnée au crime comme l'exprime avec force la République (X, 615 a-b). Mais aussi la conception d'un destin particulier des vertueux moyens : ils continuent à traverser le cycle des réincarnations mais dans les intervalles ils goûtent des récompenses, non précisées, « dans une demeure pure et située sur les hauteurs de la terre » (Phédon, 114 c, 1-2)."
"Pour l'avenir chrétien et médiéval le passage essentiel du VIe chant de l'Énéide est celui-ci : « Dès lors les âmes connaissent les craintes, les désirs, les douleurs, les joies et ne distinguent plus clairement la lumière du ciel, emprisonnées dans leurs ténèbres et leur geôle aveugle. Et même, au jour suprême, lorsque la vie les a quittées, les malheureuses ne sont pas encore absolument débarrassées de tout le mal et de toutes les souillures du corps ; leurs vices, endurcis par les années, ont dû s'enraciner à une profondeur étonnante. Il faut donc les soumettre à des châtiments, et qu'elles expient dans des supplices ces maux invétérés. Les unes, suspendues dans l'air, sont exposées au souffle léger des vents ; d'autres au fond d'un vaste abîme, lavent leur souillure ; d'autres s'épurent dans le feu » (Vers 733-743)20.
Tout un ensemble de thèmes qui joueront dans la formation du Purgatoire est là ; le mélange de douleur et de joie, l'appréhension voilée de la lumière céleste, le contexte carcéral, l'exposition à des peines, l'expiation mêlée à la purification, purification par le feu."
-Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
"Dans les âpres discussions entre protestants et catholiques au XVIe siècle, les réformés reprochaient vivement à leurs adversaires la croyance au Purgatoire, à ce que Luther appelait « le troisième lieu ». Cet au-delà « inventé » n'était pas dans l'Écriture.
Je me propose de suivre la formation séculaire de ce troisième lieu depuis le judéo-christianisme antique, d'en montrer la naissance au moment de l'épanouissement de l'Occident médiéval dans la seconde moitié du XIIe siècle, et le rapide succès au cours du siècle suivant. Je tenterai enfin d'expliquer pourquoi il est intimement lié à ce grand moment de l'histoire de la chrétienté et comment il a fonctionné, de façon décisive, dans l'acceptation ou, chez les hérétiques, le refus, au sein de la nouvelle société issue du prodigieux essor des deux siècles et demi qui ont suivi l'an mil. [...]
Cette émergence, cette construction séculaire de la croyance au Purgatoire suppose et entraîne une modification substantielle des cadres spatio-temporels de l'imaginaire chrétien. Or ces structures mentales de l'espace et du temps sont l'armature de la façon de penser et de vivre d'une société. [...] la naissance d'une telle croyance est reliée à des modifications profondes de la société en qui elle se produit. Quels rapports ce nouvel imaginaire de l'au-delà entretient-il avec les changements sociaux, quelles en sont les fonctions idéologiques ?"
"Dans le système d'orientation de l'espace symbolique, là où l'Antiquité gréco-romaine avait accordé une place prééminente à l'opposition droite-gauche, le christianisme, tout en conservant une valeur importante à ce couple antinomique d'ailleurs présent dans l'Ancien et le Nouveau Testament, avait très tôt privilégié le système haut-bas. Au Moyen Âge ce système orientera, à travers la spatialisation de la pensée, la dialectique essentielle des valeurs chrétiennes.
Monter, s'élever, aller plus haut, voilà l'aiguillon de la vie spirituelle et morale tandis que la norme sociale est de demeurer à sa place, là où Dieu vous a mis sur terre, sans ambitionner d'échapper à sa condition et en prenant garde de ne pas s'abaisser, de ne pas déchoir."
"Jusqu'à la fin du XIIe siècle le mot purgatorium n'existe pas comme substantif. Le Purgatoire n'existe pas. [...]
Les textes qui jusqu'alors évoquent les situations qui conduiront à la création du Purgatoire n'emploient que l'adjectif purgatorius, purgatoria, qui purge, et uniquement dans les expressions devenues consacrées : ignis purgatorius, le feu purgatoire, poena purgatoria, la peine (le châtiment) purgatoire ou, au pluriel, poenae purgatoriae, les peines purgatoires et, plus rarement, flamma, forna, locus, flumen (flamme, four, lieu, fleuve). A la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle quand on rencontre in purgatorio il est souvent difficile de savoir s'il faut comprendre dans le purgatoire ou dans le feu (sous-entendu) purgatoire. Mais cela n'a plus guère d'importance car désormais le substantif, c'est-à-dire le lieu, existe."
"La croyance au Purgatoire implique d'abord la croyance en l'immortalité et en la résurrection puiqu'il peut se passer quelque chose de nouveau pour un être humain entre sa mort et sa résurrection. Elle est un supplément de conditions offertes à certains humains pour parvenir à la vie éternelle. Une immortalité qui se gagne à travers une seule vie. Les religions – comme l'hindouisme ou le catharisme – qui croient à de perpétuelles réincarnations, à la métempsycose, excluent donc un Purgatoire.
L'existence d'un Purgatoire repose aussi sur la conception d'un jugement des morts, idée assez répandue dans les différents systèmes religieux, mais « les modalités de ce jugement ont grandement varié d'une civilisation à une autre ». La variété de jugement qui comprend l'existence d'un Purgatoire est très originale. Elle repose en effet sur la croyance en un double jugement, le premier au moment de la mort, le second à la fin des temps. Elle institue dans cet entre-deux du destin eschatologique de chaque humain une procédure judiciaire complexe de mitigation des peines, de raccourcissement de ces peines en fonction de divers facteurs. Elle suppose donc la projection d'une pensée de justice et d'un système pénal très sophistiqués.
Elle est liée encore à l'idée de responsabilité individuelle, de libre arbitre de l'homme, coupable par nature, en raison du péché originel, mais jugé selon les péchés commis sous sa responsabilité. Il y a une étroite liaison entre le Purgatoire, au-delà intermédiaire, et un type de péché intermédiaire entre la pureté des saints et des justifiés et l'impardonnable culpabilité des pécheurs criminels. L'idée longtemps vague de péchés « légers », « quotidiens », « habituels », bien saisie par Augustin puis par Grégoire le Grand, ne débouchera qu'à la longue sur la catégorie de péché « véniel » – c'est-à-dire pardonnable –, de peu antérieure à la croissance du Purgatoire et qui a été une des conditions de sa naissance. Même si, comme on le verra, les choses ont été un peu plus compliquées, pour l'essentiel le Purgatoire est apparu comme le lieu de purgation des péchés véniels.
Croire au Purgatoire – lieu de châtiments – suppose éclaircis les rapports entre l'âme et le corps. En effet la doctrine de l'Église a été très tôt que, à la mort, l'âme immortelle quittait le corps et qu'ils ne se retrouveraient qu'à la fin des temps, lors de la résurrection des corps. Mais la question de la corporéité ou de l'incorporéité de l'âme ne me semble pas avoir fait problème à propos du Purgatoire, ou de ses ébauches. Les âmes séparées furent dotées d'une matérialité sui generis et les peines du Purgatoire purent ainsi les tourmenter comme corporellement."
"Thomas d'Aquin est particulièrement sensible à la difficulté de faire ressentir par des âmes spirituelles la souffrance d'un feu corporel. Il s'appuie surtout sur l'autorité scripturaire (Matthieu, XXV, 41) et sur l'analogie entre âmes séparées et démons pour affirmer « Les âmes séparées peuvent donc souffrir d'un corporel » (Somme théologique, suppl., quest. 70, art 3)."
"Lieu intermédiaire, le Purgatoire l'est à bien des égards. Dans le temps, dans l'entre-deux entre la mort individuelle et le Jugement dernier. [...] Le Purgatoire est aussi un entre-deux proprement spatial qui se glisse et s'élargit entre le Paradis et l'Enfer. [...] Il devra surtout se détacher de l'Enfer dont il demeurera longtemps un département peu distinct, la géhenne supérieure. [...]
Le Purgatoire finalement ne sera pas un vrai, un parfait intermédiaire. Réservé à la purification complète des futurs élus, il penchera vers le Paradis. Intermédiaire décalé, il ne se situera pas au centre mais dans un entre-deux déporté vers le haut. Il rentre ainsi dans ces systèmes d'équilibre décentré qui sont si caractéristiques de la mentalité féodale : inégalité dans l'égalité qu'on rencontre dans les modèles contemporains de la vassalité et du mariage où, dans un univers d'égaux, le vassal est quand même subordonné au seigneur, la femme au mari. Fausse équidistance du Purgatoire entre un Enfer auquel on a échappé et un Ciel auquel on s'est déjà amarré. Faux intermédiaire enfin car le Purgatoire, transitoire, éphémère, n'a pas l'éternité de l'Enfer ou du Paradis."
"Structure logique, mathématique, le concept d'intermédiaire est lié à des mutations profondes des réalités sociales et mentales du Moyen Âge. Ne plus laisser seuls face à face les puissants et les pauvres, les clercs et les laïcs, mais chercher une catégorie médiane, classes moyennes ou tiers ordre, c'est la même démarche et elle se réfère à une société changée. Passer de schémas binaires à des schémas ternaires, c'est franchir ce pas dans l'organisation de la pensée de la société dont Claude Lévi-Strauss a souligné l'importance."
"Dans le Purgatoire médiéval et dans les ébauches qui l'ont précédé, le feu se rencontre à peu près sous toutes les formes repérées par les spécialistes de l'anthropologie religieuse : cercles de feu, lacs et mers de feu, anneaux de flammes, murs et fossés de feu, gueules de monstres lance-flammes, charbons ignés, âmes sous forme d'étincelles, fleuves, vallées et montagnes de feu.
Qu'est-ce donc que ce feu sacré ? « Dans les rites d'initiation », indique G. Van der Leeuw, « c'est le feu qui efface la période de l'existence alors révolue et qui en rend possible une nouvelle ». Rite de passage donc, bien à sa place en ce lieu transitoire. Le Purgatoire fait partie de ces rites de marge, comme les appelait Van Gennep, dont l'importance a parfois échappé aux anthropologues trop accaparés par les phases de séparation et d'agrégation qui ouvrent et clôturent les rites de passage.
Mais la signification de ce feu est encore plus riche. Carl-Martin Edsman a bien montré, à travers les contes, légendes et spectacles populaires des époques médiévales et modernes, la présence de feux régénérateurs analogues à ceux que dans l'Antiquité on rencontre chez les Romains, les Grecs, et par-delà, les Iraniens et les Indiens où cette conception d'un feu divin – Ignis divinus – semble avoir pris naissance. Ainsi le Purgatoire prendrait place dans cette résurgence du fonds indo-européen dont la chrétienté des XI-XIIIe siècles semble avoir été le théâtre. L'apparition (ou la réapparition ?) du schéma trifonctionnel récemment mise en lumière par Georges Duby et d'autres chercheurs est en gros contemporaine de notre phénomène. Feu du four, feu de la forge, feu du bûcher. Il faut placer à côté d'eux le feu du Purgatoire dont s'est d'ailleurs emparée aussi la culture populaire.
Ce feu est un feu qui rajeunit et rend immortel. La légende du phénix en est la plus célèbre incarnation que le christianisme médiéval a repris depuis Tertullien. Le phénix devient le symbole de l'humanité appelée à ressusciter. Un texte, faussement attribué à saint Ambroise, applique d'ailleurs à cette légende la phrase de saint Paul « le feu éprouvera ce qu'est l'œuvre de chacun » (I Corinthiens, III, 13) qui est la principale base scripturaire sur laquelle tout le christianisme médiéval se fondera pour construire le Purgatoire."
"Les hommes en quête d'une cartographie du Purgatoire ont rôdé autour de la Sicile, entre le Stromboli et l'Etna. Mais il n'y eut pas en Sicile de milieu apte à saisir cette chance comme le firent les Irlandais, leurs voisins anglais et les cisterciens avec le Purgatoire de saint Patrick et le pèlerinage bien organisé et contrôlé qui s'y développa bientôt. La Sicile de Frédéric II, entre un souverain suspecté d'hérésie, des moines grecs et des musulmans n'apparut pas assez « catholique » pour abriter le Purgatoire, ou un de ses principaux accès et l'Etna ne put être débarrassé de son image proprement infernale."
"Rite évoqué dans les premiers temps du christianisme et qui a dû jouer un certain rôle dans la préhistoire du Purgatoire : le baptême par le feu. Pour les chrétiens ce rite apparaît dans les évangiles de Matthieu et de Luc, à propos de Jean-Baptiste. Matthieu prête au précurseur ces paroles « Pour moi je vous baptise dans de l'eau en vue du repentir ; mais celui qui vient derrière moi est plus fort que moi, dont je ne suis pas digne d'enlever les sandales ; lui vous baptisera dans l'Esprit-Saint et le feu » (Matthieu, III, 11). [...]
Dans le christianisme « orthodoxe » le baptême par le feu est resté métaphorique."
"Augustin semble avoir saisi la continuité qui, malgré les changements fondamentaux de sens, relie certaines conceptions anciennes du feu à des conceptions chrétiennes : « Les stoïciens, écrit-il dans la Cité de Dieu (VIII, 5), estimaient que le feu, c'est-à-dire un corps, un des quatre éléments dont est composé ce monde sensible, est vivant, sage et créateur du monde lui-même et de tout ce qu'il contient, qu'en résumé ce feu est Dieu. » [...]
Comprendre les hésitations, les débats, les choix qui se sont manifestés dans cette histoire, car un héritage propose autant qu'il impose. Surtout il explique, me semble-t-il, une des raisons du succès du Purgatoire qui est d'avoir repris certaines réalités symboliques très anciennes. Ce qui s'ancre dans une tradition a le plus de chances de réussir. Le Purgatoire est une idée neuve du christianisme mais qui a emprunté aux religions antérieures une partie de ses principaux accessoires. Dans le système chrétien, le feu divin change de sens et l'historien doit d'abord être sensible à ces transformations. Mais la permanence d'un certain matériau de longue durée sous la vivacité plus ou moins grande des changements doit aussi retenir son attention."
"Le Purgatoire est enfin un au-delà intermédiaire où l'épreuve que l'on subit peut être abrégée par les suffrages, les interventions des vivants. [...] Cette confiance des chrétiens en l'efficacité des suffrages ne s'unit que tardivement avec la croyance en l'existence d'une purification après la mort. Joseph Ntedika a bien montré que, chez Augustin par exemple, les deux croyances se sont élaborées à part sans pratiquement se rencontrer. Les suffrages pour les morts supposent la constitution de longues solidarités de part et d'autre de la mort, des relations étroites entre vivants et défunts, l'existence entre les uns et les autres d'institutions de liaison qui financent les suffrages – tels les testaments – ou en font une pratique obligatoire – comme les confréries. Ces liens aussi mirent du temps à s'établir.
Quel accroissement de puissance pour les vivants que cette prise sur la mort ! Mais aussi, dès ici-bas quel renforcement de la cohésion des communautés – familles charnelles, familles artificielles, religieuses ou confraternelles – que l'extension après la mort de solidarités efficaces ! Et pour l'Église quel instrument de pouvoir ! Elle affirme son droit (partiel) sur les âmes du Purgatoire comme membres de l'Église militante, poussant en avant le for ecclésiastique au détriment du for de Dieu, pourtant détenteur de la justice dans l'au-delà. Pouvoir spirituel mais aussi tout simplement, comme on verra, profit financier dont bénéficieront mieux que d'autres les frères des ordres mendiants, propagandistes ardents de la nouvelle croyance. L'« infernal » système des indulgences y trouvera finalement un puissant aliment."
"Il est clair que s'agissant d'une croyance qui est devenue un dogme le rôle de l'élaboration théologique dans cette histoire est important. J'espère lui rendre justice. Mais je pense que le Purgatoire comme croyance s'est aussi imposé par d'autres voies et ces voies m'intéressent particulièrement parce qu'elles renseignent davantage sur les rapports entre croyance et société, sur les structures mentales, sur la place de l'imaginaire dans l'histoire. Je n'ignore pas que pour la théologie catholique moderne le Purgatoire n'est pas un lieu mais un état. Les Pères du concile de Trente, soucieux, sur ce point comme sur le reste, d'éviter la contamination de la religion par les « superstitions » ont laissé en dehors du dogme le contenu de l'idée de Purgatoire. Ainsi ni la localisation du Purgatoire, ni la nature des peines qu'on y subit ne furent définies par le dogme mais elles furent laissées à la liberté des opinions.
Mais j'espère montrer dans ce livre que la conception du Purgatoire comme lieu et l'imagerie qui y fut liée ont joué un rôle capital dans le succès de cette croyance. Ceci n'est pas seulement vrai de la masse des fidèles, ce l'est aussi des théologiens et des autorités ecclésiastiques aux XIIe et XIIIe siècles. Quand, parmi les laïcs, se rencontra un homme de génie qui était aussi très savant, il exprima mieux que d'autres – à tous les niveaux – ce que fut pour les hommes du second Moyen Âge, après 1150, le Purgatoire. Le meilleur théologien de l'histoire du Purgatoire, c'est Dante."
"En Iran, ce qui frappe surtout dans les doctrines et les images de l'au-delà c'est l'omniprésence du feu. Mais certains traits de l'eschatologie zoroastrienne présentent des caractères qui, sans avoir eu sans doute d'influence directe sur les conceptions chrétiennes qui mèneront au Purgatoire, les évoquent. C'est d'abord l'hésitation entre une interprétation « paradisiaque » et une interprétation « infernale » du séjour des morts avant le jugement. Dans le Veda, ce séjour, le royaume de Yama, est tantôt un paradis de lumière, tantôt un monde souterrain sinistre, un abîme dans lequel on descend par une voie en pente. C'est aussi la présence d'un pont – comme on le rencontre dans l'Inde – qui relie la terre au ciel et sur lequel le mort s'engage pour une épreuve de force et d'adresse qui a aussi une certaine valeur morale.
Enfin il existe pour les âmes, dont les bonnes actions ont le même poids que les mauvaises, un lieu intermédiaire mais les spécialistes avertissent qu'il ne faut pas considérer qu'il s'agit là d'une sorte de Purgatoire car c'est plutôt l'enfer mazdéen qui peut se comparer au Purgatoire chrétien, étant comme lui temporaire."
"La géographie imaginaire de l'au-delà égyptien fut si poussée qu'on a trouvé sur certains sarcophages des cartes de l'autre monde. Les châtiments y étaient nombreux et sévères. Ces peines frappaient aussi bien les corps que les âmes. Elles étaient aussi bien physiques que morales, marquées par l'éloignement des dieux. Une sensation essentielle était celle de renfermement et de prison. Les peines y étaient sanglantes et les châtiments par le feu nombreux et terribles. Mais même dans ses versions les plus infernales le Purgatoire chrétien n'approchera pas certaines tortures de l'enfer égyptien, comme la perte des organes des sens ou les atteintes à l'unité de la personne. L'imagination topographique fut poussée très loin par les Égyptiens dans leurs visions de l'enfer. Les « réceptacles » – maisons, chambres, niches, lieux divers – y formaient un complexe système de logements. Mais il n'y eut pas de purgatoire chez les anciens Égyptiens. [...]
L'Égypte d'avant et d'après l'ère chrétienne a été, à Alexandrie surtout et dans les monastères chrétiens, le lieu d'élaboration de nombreux textes juifs, grecs, coptes qui ont joué un grand rôle dans l'élaboration de l'imagerie de l'au-delà, surtout de l'enfer. E.A.W. Budge a souligné les caractères de cet héritage infernal : « Dans tous les livres sur l'Autre monde nous trouvons des puits de feu, des abîmes de ténèbres, des couteaux meurtriers, des courants d'eau bouillante, des exhalaisons fétides, des serpents ardents, d'affreux monstres et des créatures à têtes d'animaux, des êtres cruels et assassins de différents aspects... pareils à ceux qui nous sont familiers dans l'ancienne littérature médiévale, et il est presque certain que les nations modernes doivent à l'Égypte beaucoup de leurs conceptions de l'enfer. » Le Purgatoire infernalisé qu'on rencontrera souvent dans la chrétienté médiévale s'est sans doute en partie nourri de cet héritage égyptien."
"Diverses considérations ont incité Platon à chercher des voies de statuts intermédiaires après la mort. Telle l'idée que la peine devait être proportionnée au crime comme l'exprime avec force la République (X, 615 a-b). Mais aussi la conception d'un destin particulier des vertueux moyens : ils continuent à traverser le cycle des réincarnations mais dans les intervalles ils goûtent des récompenses, non précisées, « dans une demeure pure et située sur les hauteurs de la terre » (Phédon, 114 c, 1-2)."
"Pour l'avenir chrétien et médiéval le passage essentiel du VIe chant de l'Énéide est celui-ci : « Dès lors les âmes connaissent les craintes, les désirs, les douleurs, les joies et ne distinguent plus clairement la lumière du ciel, emprisonnées dans leurs ténèbres et leur geôle aveugle. Et même, au jour suprême, lorsque la vie les a quittées, les malheureuses ne sont pas encore absolument débarrassées de tout le mal et de toutes les souillures du corps ; leurs vices, endurcis par les années, ont dû s'enraciner à une profondeur étonnante. Il faut donc les soumettre à des châtiments, et qu'elles expient dans des supplices ces maux invétérés. Les unes, suspendues dans l'air, sont exposées au souffle léger des vents ; d'autres au fond d'un vaste abîme, lavent leur souillure ; d'autres s'épurent dans le feu » (Vers 733-743)20.
Tout un ensemble de thèmes qui joueront dans la formation du Purgatoire est là ; le mélange de douleur et de joie, l'appréhension voilée de la lumière céleste, le contexte carcéral, l'exposition à des peines, l'expiation mêlée à la purification, purification par le feu."
-Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.