https://ens-lyon.hal.science/file/index/docid/949619/filename/La-reification-chez-Lukacs-chap-def_corr_janv14_.pdf
"La réification représente, chez Lukács, une condensation du réel capitaliste, l’expression de sa marchandisation, cet « ossuaire d’intériorités mortes » selon une formule de La Théorie du roman. Mais ce concept constitue également un paroxysme dialectique, désignant l’un des « lieux du péril, où croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin) : la réification est la quintessence même du prolétariat, l’une des formes les plus abouties de la pauvreté et, simultanément, la vérité du capitalisme, sa résolution immédiate. À l’instar de la religion chez Marx, la réification est tout à la fois l’expression de et la protestation contre la misère de l’humanité en régime capitaliste.
Ce double statut, métaphysique, d’expression et de résolution est sans conteste l’un des ressorts de la fortune du concept de réification et la grande originalité de Lukács a été de synthétiser mais aussi de confondre, ces deux lignes de pensée. Car si la réification est le terme de la marchandisation capitaliste du réel et de l’abstraction réelle qui le gouverne, ce processus est ressaisi selon le thème du « désenchantement du monde » de M. Weber, comme le vecteur de son inéluctable rationalisation. C’est sur cette ambiguïté, native, du concept de réification chez Lukács, que la Théorie critique de l’École de Francfort a d’abord fait fond et s’est développé.
Plutôt que chercher à résoudre cette tension, il s’agira ici de présenter la problématicité de ce concept cardinal pour la pensée de Lukács et de souligner les questions qu’il soulève, en particulier dans la Théorie critique qui s’en est réclamé et l’a refaçonné à son aune, choississant Weber plutôt que Marx en définitive."
"C’est dans un passage fameux de Misère de la philosophie (1847) que Marx évoque pour la première fois et avec un certain éclat, le thème de la réification. Poussant à son terme la logique de certains économistes qui font de la seule quantité de travail la mesure de la valeur, il écrit que les hommes « s’effacent devant le travail » et que « le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. » Dès lors, poursuit-il, on ne doit pas dire « qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. » La formule est saisissante, énonçant, sous la forme d’un renversement, une première dimension de la réification capitaliste, en l’espèce d’une réduction substantielle de l’humanité à sa force de travail, à son ustensilité.
Cette réduction est en réalité une abstraction qui se manifeste dans le fait que la force de travail devient une marchandise."
"Si donc la réification désigne d’abord, et en son sens le plus obvie, une réduction de l’humanité à sa force de travail, à une chose, il s’agit d’une abstraction réelle condensée par la formalité marchande. « La force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient et son travail, par là-même, la forme de travail salarié. »."
"Dès son premier ouvrage, l’Histoire du développement du drame moderne (1908), il dénonce par exemple la « chosification de la vie », la « tendance à la dépersonnalisation et à la réduction du qualitatif au quantitatif » dans la société bourgeoise ainsi que la rationalisation, « ce désir de tout réduire à des chiffres et des formules », affirmant que la culture moderne est devenue bourgeoise et que « les formes économiques d’une classe dominent l’ensemble de la vie ». Lexicalement absent de L’Âme et les formes (1911), le thème de la réification y est néanmoins prégnant tout comme dans La Théorie du roman (1920), où Lukács écrit par exemple, que la seconde nature, celle des relations sociales « n’est pas muette, sensible et dénuée de sens comme la première » mais qu’elle est devenue « la pétrification d’un complexe de sens » devenu étranger, un « ossuaire d’intériorités mortes ».
On peut lire ici la triple influence de G. Simmel, Weber et Marx, ainsi que Lukács s’en explique, quand il indique avoir abordé Le Capital « pour donner des fondements sociologique à [sa] monographie sur le drame moderne. Car ce qui [l]’intéressait alors chez Marx, c’était le “sociologue”, vu en grande partie à travers des lunettes méthodologiques de Simmel et de Max Weber. À l’époque de la première guerre mondiale, [il reprit] l’étude de Marx, mais cette fois animé par un intérêt philosophique général », sous l’influence prédominante « non plus des penseurs contemporains mais de Hegel. » Aussi, la rédaction de l’essai sur la réification, « en un temps de loisir involontaire », est-elle l’occasion d’une synthèse aussi puissante qu’originale, qui peut être considérée comme une récapitulation et une reformulation de son élaboration antérieure, d’ores et déjà favorablement disposée à l’égard du marxisme. Voilà pourquoi, également, Histoire et conscience de classe n’a dorénavant plus seulement un avenir mais un passé, demeurât-il occulté.
Pour saisir l’originalité de l’élaboration de Lukács, il faut rappeler les évolutions sociales, culturelles, économiques, techniques, de son époque, lesquelles sont en conséquence directe de la « Grande Guerre » (1914-1918), avant qu’on ne commence à les numéroter. Celle-ci fut en effet l’expérience inédite et appauvrissante, quoique réitérée depuis lors, d’une véritable réification de masse, une guerre machinique et totale dont les « innovations » ont très profondément remodelé les sociétés occidentales en toutes leurs dimensions, sociales, culturelles, artistiques et bien sûr économiques. À cet égard, le trait le plus saillant réside dans la généralisation d’une nouvelle organisation du travail, le taylorisme et le fordisme, porteuse de nouvelles formes de rationalité et de vie, dont la puissance de normativité est explicitement revendiquée par ses promoteurs, ainsi que Gramsci l’a remarquablement analysé."
"En raison de sa condamnation par la IIIe Internationale et de son reniement, tactique, par son auteur, la préface de Kostas Axelos à la traduction française (1960), a pu le qualifier de « livre maudit du marxisme ». Une telle mise en exergue a sans nul doute contribué à son institution comme bréviaire d’un marxisme « hérétique », forcément magnifique, et à sa fétichisation comme norme de jugement de l’ensemble de sa pensée, ignorant son évolution intellectuelle, fût-elle heurtée et sinueuse. C’est le débat récurrent quoiqu’un peu usé, un marronnier assurément, de l’involution stalinienne de sa pensée."
"L’universalisation de la forme marchandise est alors la condition, objective et subjective, d’une abstraction du travail humain lequel peut s’objectiver dans les marchandises. Cette universalisation impose une rationalisation basée sur un principe cardinal, celui du calcul ou de sa possibilité, une rationalisation donc, qui doit « rompre avec l’unité organique irrationnelle » du produit même, fondée sur la « liaison traditionnelle d’expériences concrètes du travail ». Et cette rationalisation est « impensable sans la spécialisation », impliquant la dislocation, c’est-à-dire la décomposition, la segmentation et la parcellisation du procès de production, qui n’est plus que la « réunion objective de systèmes partiels rationalisés, dont l’unité est déterminée par le pur calcul ».
À cette dislocation objective correspond une dislocation des sujets qui lui est identique. Plongés dans le temps abstrait, exactement mesurable, un temps qui est devenu « l’espace de la physique », un temps homogène – à la fois condition et conséquence de cette production spécialisée, « décomposée de façon scientifiquement mécanique » –, ils doivent être « nécessairement décomposés rationnellement d’une manière correspondante. » Cette mécanisation transforme les individus en « atomes isolés et abstraits » que l’accomplissement de leur tâche ne réunit plus de façon immédiate et organique et dont la cohésion est, de manière croissante, « médiatisée exclusivement par les lois abstraites du mécanisme auquel ils sont intégrés. »
Cette atomisation n’est toutefois qu’une apparence. Elle est la réflexion (au sens optique) par la conscience de ce que « les “lois naturelles” de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société ». Il en résulte que le caractère marchand de la marchandise devient, de manière nécessaire pour la conscience réifiée, « la forme d’apparition de sa propre immédiateté » dont elle n’essaye pas de s’extraire mais « qu’elle s’efforce au contraire par un “approfondissement scientifique” […] de fixer et de rendre éternelle. » Les propriétés et les facultés de la conscience de l’homme ne sont plus attachées à l’unité organique de la personne mais (lui) apparaissent comme des choses qui lui appartiennent et qu’il extériorise, comme des marchandises précisément.
Lukács souligne que cette objectivation rationnelle « accomplie » par la marchandise est une abstraction de « la choséité immédiate de toutes choses », et que les biens d’usage acquièrent ainsi une nouvelle objectivité ; ou, pour le dire avec Marx et Engels, que « la propriété privée n’aliène pas seulement l’individualité des personnes mais aussi celle des choses ». Ainsi, pour le propriétaire foncier, « son terrain n’a qu’une signification : la rente foncière. Il loue ses propriétés et encaisse la rente ; cette rente, c’est une qualité que le sol peut perdre, sans perdre pour autant une quelconque de ses qualités inhérentes : par exemple une partie de sa fertilité. »
Cette « rationalisation » qui désenchante le monde trouve cependant « sa limite dans le caractère formel de sa propre rationalité ». Elle est superficielle et n’est, pour reprendre l’image suggestive de Lukács, qu’« un filet de “lois” purement formelles et vides de tout contenu » jeté sur la réalité, négligeant sa concrétude réelle. L’économie se transforme en un « système partiel clos », qui est d’une part incapable « de pénétrer son propre substrat matériel », ni même de trouver « la voie vers la connaissance de la totalité sociale » et qui, d’autre part, saisit cette matière comme « une “donnée” immuable et éternelle. » Et sa métamorphose « en un système de “lois”, formel, abstrait et mathématisé à l’extrême » constitue en fait « la barrière méthodologique à la compréhension de la crise », laquelle apparaît alors irrationnelle et imprévisible.
À l’égal de l’impérialisme, cette rationalisation dont la réification est le chiffre, apparaît comme un stade suprême du capitalisme mais au niveau de l’organisation de la production. Avec la réification, s’achève également le processus de soumission du travail sous le capital : les producteurs perdent toute autonomie et « ne possèdent plus les moyens de travailler à leur compte » ni « ne sont plus en mesure de mettre en œuvre, par eux-mêmes, les moyens de production sociaux. »
DES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA RÉIFICATION.
La mathématisation de la physique inaugurée par Galilée est radicalisée par la philosophie critique (Kant), pour laquelle il ne s’agit plus d’accepter le monde comme quelque chose qui surgirait indépendamment du sujet connaissant mais comme devant être son propre produit. En écho au monumental travail de E. Cassirer 30, Lukács précise que « les méthodes des mathématiques et de la géométrie, la méthode de la construction, de la création de l’objet à partir des conditions formelles d’une objectivité en général, puis les méthodes de la physique mathématique, deviennent ainsi le guide et la mesure de la philosophie, de la connaissance du monde comme totalité. »
Mais ce rationalisme ne peut satisfaire son exigence de systématicité et butte sur une antinomie qui est, pour la philosophie classique, le moteur de son évolution jusqu’à Hegel. Ce faix réside dans sa nature même, sa méthodologie d’inspiration mathématique, c’est-à-dire l’exigence que chaque moment particulier du système puisse être produit, prévu et calculé exactement à partir de son principe fondamental. Cette antinomie ne pourra être dépassée que par sa dialectisation, dont la philosophie hégélienne aura été la figure la plus aboutie, sinon, précisément, le portefaix en ses ultimes conséquences.
C’est dire, par conséquent, que la systématicité formelle du rationalisme classique se retrouve dans la rationalité instrumentale du capitalisme, dont la réification est la substance intime. Sous l’influence conjointe de la Philosophie de l’argent de Simmel, de la critique hégélienne du rationalisme classique et du thème wébérien du désenchantement du monde, Lukács tend à identifier les mathématiques, en leur qualité de rationalité rigoureusement formelle et abstraite, comme la matrice théorique de la réification, du règne de la quantification abstraite.
La réification n’est donc pas seulement la pétrification marchande de la production de valeurs d’usage mais aussi celle des individus, dont l’unité organique est décomposée en facultés – en compétences pour notre présent – lesquelles sont autant de marchandises potentielles. Elle est donc un phénomène social total indexant la construction endogène d’une objectivité seconde par le truchement de la marchandisation du réel. Mais il ne s’agit pas d’un voile qui dissimulerait la prime réalité objective du réel ou d’un calque qu’il suffirait de supprimer pour retrouver la réalité vraie, l’« être sauvage » (Merleau-Ponty), mais d’une abstraction réelle qui informe l’objectivité du réel comme marchandise(s).
Elle est également un processus historique – que, à la suite de La Théorie du roman, Lukács inscrit dans celui, plus général, du « désenchantement du monde » (Weber) – caractérisé par une progressive déprise du religieux sur les représentations générales que les hommes se font du monde et de leur existence. Dépourvu de magie, excluant toute intervention métaphysique dans l’ordre des choses naturelles et humaines, le monde est devenu un monde d’événements prévisibles et calculables. Ce que Marx et Engels avaient suggéré dans Le Manifeste du Parti communiste (1848) quand ils évoquaient avec emphase le rôle historiquement révolutionnaire de la bourgeoisie, qui « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »."
"Si le phénomène de la réification a « aussi joué un rôle dans la société grecque développée », sa philosophie « ne les a pas encore vécus comme formes universelles de l’ensemble de l’être ». La réification apparaît alors comme une structure ontologique transhistorique, de la même manière qu’a été donné « aux époques les plus diverses et sous les formes les plus diverses, un “rationalisme”, c’est-à-dire un système formel qui, dans sa cohésion, était orienté vers le côté des phénomènes qui est saisissable, productible, et donc maîtrisable, prévisible et calculable par l’entendement. » Elle apparaît enfin comme le fruit irrémédiable du désenchantement du monde, qui est le procès destinal de l’Occident et dont la révolution prolétarienne marquerait ultimement la fin."
"Adorno néglige par trop la capacité réelle d’initiative et de résistance des individus à l’encontre de la discipline réifiante du capital tout comme il méconnaît l’autonomie relative des pratiques, en particulier (mais pas seulement) au travail."
"En généralisant ainsi la réification jusqu’à la Raison, par le truchement de la rationalisation, notamment capitaliste – quoiqu’elle apparaisse plutôt comme le destin de la modernité sous leur plume –, Adorno et Horkheimer radicalisent la « synthèse » de Lukács dans Histoire et conscience de classe, et critiquent une réification totale, sans extériorité. Par cette (con)fusion de la Raison et d’une rationalité ex définitione historique, c’est-à-dire processuelle, les francfortois glissent alors des décombres à la ruine et s’enferment dans une dialectique, pétrie d’un irrémissible pathos de l’aporie. Le risque qu’une telle surenchère de la critique fasse se rejoindre, en dépit de leurs démentis, l’authenticité et la critique de son jargon, sur une même pente eschatologique n’est pas nul : il est plus simplement requis.
À leur corps peut-être défendant, ils retrouvent Heidegger sur le plan d’une critique de la Raison préalablement réduite à son ustensilité capitaliste, comme si l’une avait absorbé toute la conceptualité de l’autre."
"« changement de “socle” » [...] opéré par Habermas dans [Après Marx, 1976], qui thématise l’évolution socio-historique comme un parallèle phyogénétique à l’ontogénie du développement cognitif, psycho-individuel, en s’appuyant sur le modèle de la psychologie génétique de Piaget."
-Vincent Charbonnier, "La réification chez Lukacs : (la madeleine et les cendres)", in Vincent Chanson, Alexis Cukier, Frédéric Montferrand, La réification : histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, 2014, pp.43-63.
Le sociologue Georges Gurvitch considérait que Lukács s’occupait en fin de compte « d’une philosophie et même plus précisément d’une métaphysique de la classe prolétarienne » (Études sur les classes sociales. Paris : Gonthier, 1966, p. 86).
"La réification représente, chez Lukács, une condensation du réel capitaliste, l’expression de sa marchandisation, cet « ossuaire d’intériorités mortes » selon une formule de La Théorie du roman. Mais ce concept constitue également un paroxysme dialectique, désignant l’un des « lieux du péril, où croît aussi ce qui sauve » (Hölderlin) : la réification est la quintessence même du prolétariat, l’une des formes les plus abouties de la pauvreté et, simultanément, la vérité du capitalisme, sa résolution immédiate. À l’instar de la religion chez Marx, la réification est tout à la fois l’expression de et la protestation contre la misère de l’humanité en régime capitaliste.
Ce double statut, métaphysique, d’expression et de résolution est sans conteste l’un des ressorts de la fortune du concept de réification et la grande originalité de Lukács a été de synthétiser mais aussi de confondre, ces deux lignes de pensée. Car si la réification est le terme de la marchandisation capitaliste du réel et de l’abstraction réelle qui le gouverne, ce processus est ressaisi selon le thème du « désenchantement du monde » de M. Weber, comme le vecteur de son inéluctable rationalisation. C’est sur cette ambiguïté, native, du concept de réification chez Lukács, que la Théorie critique de l’École de Francfort a d’abord fait fond et s’est développé.
Plutôt que chercher à résoudre cette tension, il s’agira ici de présenter la problématicité de ce concept cardinal pour la pensée de Lukács et de souligner les questions qu’il soulève, en particulier dans la Théorie critique qui s’en est réclamé et l’a refaçonné à son aune, choississant Weber plutôt que Marx en définitive."
"C’est dans un passage fameux de Misère de la philosophie (1847) que Marx évoque pour la première fois et avec un certain éclat, le thème de la réification. Poussant à son terme la logique de certains économistes qui font de la seule quantité de travail la mesure de la valeur, il écrit que les hommes « s’effacent devant le travail » et que « le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l’activité relative de deux ouvriers, comme il l’est de la célérité de deux locomotives. » Dès lors, poursuit-il, on ne doit pas dire « qu’une heure d’un homme vaut une heure d’un autre homme, mais plutôt qu’un homme d’une heure vaut un autre homme d’une heure. Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. » La formule est saisissante, énonçant, sous la forme d’un renversement, une première dimension de la réification capitaliste, en l’espèce d’une réduction substantielle de l’humanité à sa force de travail, à son ustensilité.
Cette réduction est en réalité une abstraction qui se manifeste dans le fait que la force de travail devient une marchandise."
"Si donc la réification désigne d’abord, et en son sens le plus obvie, une réduction de l’humanité à sa force de travail, à une chose, il s’agit d’une abstraction réelle condensée par la formalité marchande. « La force de travail acquiert pour le travailleur lui-même la forme d’une marchandise qui lui appartient et son travail, par là-même, la forme de travail salarié. »."
"Dès son premier ouvrage, l’Histoire du développement du drame moderne (1908), il dénonce par exemple la « chosification de la vie », la « tendance à la dépersonnalisation et à la réduction du qualitatif au quantitatif » dans la société bourgeoise ainsi que la rationalisation, « ce désir de tout réduire à des chiffres et des formules », affirmant que la culture moderne est devenue bourgeoise et que « les formes économiques d’une classe dominent l’ensemble de la vie ». Lexicalement absent de L’Âme et les formes (1911), le thème de la réification y est néanmoins prégnant tout comme dans La Théorie du roman (1920), où Lukács écrit par exemple, que la seconde nature, celle des relations sociales « n’est pas muette, sensible et dénuée de sens comme la première » mais qu’elle est devenue « la pétrification d’un complexe de sens » devenu étranger, un « ossuaire d’intériorités mortes ».
On peut lire ici la triple influence de G. Simmel, Weber et Marx, ainsi que Lukács s’en explique, quand il indique avoir abordé Le Capital « pour donner des fondements sociologique à [sa] monographie sur le drame moderne. Car ce qui [l]’intéressait alors chez Marx, c’était le “sociologue”, vu en grande partie à travers des lunettes méthodologiques de Simmel et de Max Weber. À l’époque de la première guerre mondiale, [il reprit] l’étude de Marx, mais cette fois animé par un intérêt philosophique général », sous l’influence prédominante « non plus des penseurs contemporains mais de Hegel. » Aussi, la rédaction de l’essai sur la réification, « en un temps de loisir involontaire », est-elle l’occasion d’une synthèse aussi puissante qu’originale, qui peut être considérée comme une récapitulation et une reformulation de son élaboration antérieure, d’ores et déjà favorablement disposée à l’égard du marxisme. Voilà pourquoi, également, Histoire et conscience de classe n’a dorénavant plus seulement un avenir mais un passé, demeurât-il occulté.
Pour saisir l’originalité de l’élaboration de Lukács, il faut rappeler les évolutions sociales, culturelles, économiques, techniques, de son époque, lesquelles sont en conséquence directe de la « Grande Guerre » (1914-1918), avant qu’on ne commence à les numéroter. Celle-ci fut en effet l’expérience inédite et appauvrissante, quoique réitérée depuis lors, d’une véritable réification de masse, une guerre machinique et totale dont les « innovations » ont très profondément remodelé les sociétés occidentales en toutes leurs dimensions, sociales, culturelles, artistiques et bien sûr économiques. À cet égard, le trait le plus saillant réside dans la généralisation d’une nouvelle organisation du travail, le taylorisme et le fordisme, porteuse de nouvelles formes de rationalité et de vie, dont la puissance de normativité est explicitement revendiquée par ses promoteurs, ainsi que Gramsci l’a remarquablement analysé."
"En raison de sa condamnation par la IIIe Internationale et de son reniement, tactique, par son auteur, la préface de Kostas Axelos à la traduction française (1960), a pu le qualifier de « livre maudit du marxisme ». Une telle mise en exergue a sans nul doute contribué à son institution comme bréviaire d’un marxisme « hérétique », forcément magnifique, et à sa fétichisation comme norme de jugement de l’ensemble de sa pensée, ignorant son évolution intellectuelle, fût-elle heurtée et sinueuse. C’est le débat récurrent quoiqu’un peu usé, un marronnier assurément, de l’involution stalinienne de sa pensée."
"L’universalisation de la forme marchandise est alors la condition, objective et subjective, d’une abstraction du travail humain lequel peut s’objectiver dans les marchandises. Cette universalisation impose une rationalisation basée sur un principe cardinal, celui du calcul ou de sa possibilité, une rationalisation donc, qui doit « rompre avec l’unité organique irrationnelle » du produit même, fondée sur la « liaison traditionnelle d’expériences concrètes du travail ». Et cette rationalisation est « impensable sans la spécialisation », impliquant la dislocation, c’est-à-dire la décomposition, la segmentation et la parcellisation du procès de production, qui n’est plus que la « réunion objective de systèmes partiels rationalisés, dont l’unité est déterminée par le pur calcul ».
À cette dislocation objective correspond une dislocation des sujets qui lui est identique. Plongés dans le temps abstrait, exactement mesurable, un temps qui est devenu « l’espace de la physique », un temps homogène – à la fois condition et conséquence de cette production spécialisée, « décomposée de façon scientifiquement mécanique » –, ils doivent être « nécessairement décomposés rationnellement d’une manière correspondante. » Cette mécanisation transforme les individus en « atomes isolés et abstraits » que l’accomplissement de leur tâche ne réunit plus de façon immédiate et organique et dont la cohésion est, de manière croissante, « médiatisée exclusivement par les lois abstraites du mécanisme auquel ils sont intégrés. »
Cette atomisation n’est toutefois qu’une apparence. Elle est la réflexion (au sens optique) par la conscience de ce que « les “lois naturelles” de la production capitaliste ont embrassé l’ensemble des manifestations vitales de la société ». Il en résulte que le caractère marchand de la marchandise devient, de manière nécessaire pour la conscience réifiée, « la forme d’apparition de sa propre immédiateté » dont elle n’essaye pas de s’extraire mais « qu’elle s’efforce au contraire par un “approfondissement scientifique” […] de fixer et de rendre éternelle. » Les propriétés et les facultés de la conscience de l’homme ne sont plus attachées à l’unité organique de la personne mais (lui) apparaissent comme des choses qui lui appartiennent et qu’il extériorise, comme des marchandises précisément.
Lukács souligne que cette objectivation rationnelle « accomplie » par la marchandise est une abstraction de « la choséité immédiate de toutes choses », et que les biens d’usage acquièrent ainsi une nouvelle objectivité ; ou, pour le dire avec Marx et Engels, que « la propriété privée n’aliène pas seulement l’individualité des personnes mais aussi celle des choses ». Ainsi, pour le propriétaire foncier, « son terrain n’a qu’une signification : la rente foncière. Il loue ses propriétés et encaisse la rente ; cette rente, c’est une qualité que le sol peut perdre, sans perdre pour autant une quelconque de ses qualités inhérentes : par exemple une partie de sa fertilité. »
Cette « rationalisation » qui désenchante le monde trouve cependant « sa limite dans le caractère formel de sa propre rationalité ». Elle est superficielle et n’est, pour reprendre l’image suggestive de Lukács, qu’« un filet de “lois” purement formelles et vides de tout contenu » jeté sur la réalité, négligeant sa concrétude réelle. L’économie se transforme en un « système partiel clos », qui est d’une part incapable « de pénétrer son propre substrat matériel », ni même de trouver « la voie vers la connaissance de la totalité sociale » et qui, d’autre part, saisit cette matière comme « une “donnée” immuable et éternelle. » Et sa métamorphose « en un système de “lois”, formel, abstrait et mathématisé à l’extrême » constitue en fait « la barrière méthodologique à la compréhension de la crise », laquelle apparaît alors irrationnelle et imprévisible.
À l’égal de l’impérialisme, cette rationalisation dont la réification est le chiffre, apparaît comme un stade suprême du capitalisme mais au niveau de l’organisation de la production. Avec la réification, s’achève également le processus de soumission du travail sous le capital : les producteurs perdent toute autonomie et « ne possèdent plus les moyens de travailler à leur compte » ni « ne sont plus en mesure de mettre en œuvre, par eux-mêmes, les moyens de production sociaux. »
DES FONDEMENTS PHILOSOPHIQUES DE LA RÉIFICATION.
La mathématisation de la physique inaugurée par Galilée est radicalisée par la philosophie critique (Kant), pour laquelle il ne s’agit plus d’accepter le monde comme quelque chose qui surgirait indépendamment du sujet connaissant mais comme devant être son propre produit. En écho au monumental travail de E. Cassirer 30, Lukács précise que « les méthodes des mathématiques et de la géométrie, la méthode de la construction, de la création de l’objet à partir des conditions formelles d’une objectivité en général, puis les méthodes de la physique mathématique, deviennent ainsi le guide et la mesure de la philosophie, de la connaissance du monde comme totalité. »
Mais ce rationalisme ne peut satisfaire son exigence de systématicité et butte sur une antinomie qui est, pour la philosophie classique, le moteur de son évolution jusqu’à Hegel. Ce faix réside dans sa nature même, sa méthodologie d’inspiration mathématique, c’est-à-dire l’exigence que chaque moment particulier du système puisse être produit, prévu et calculé exactement à partir de son principe fondamental. Cette antinomie ne pourra être dépassée que par sa dialectisation, dont la philosophie hégélienne aura été la figure la plus aboutie, sinon, précisément, le portefaix en ses ultimes conséquences.
C’est dire, par conséquent, que la systématicité formelle du rationalisme classique se retrouve dans la rationalité instrumentale du capitalisme, dont la réification est la substance intime. Sous l’influence conjointe de la Philosophie de l’argent de Simmel, de la critique hégélienne du rationalisme classique et du thème wébérien du désenchantement du monde, Lukács tend à identifier les mathématiques, en leur qualité de rationalité rigoureusement formelle et abstraite, comme la matrice théorique de la réification, du règne de la quantification abstraite.
La réification n’est donc pas seulement la pétrification marchande de la production de valeurs d’usage mais aussi celle des individus, dont l’unité organique est décomposée en facultés – en compétences pour notre présent – lesquelles sont autant de marchandises potentielles. Elle est donc un phénomène social total indexant la construction endogène d’une objectivité seconde par le truchement de la marchandisation du réel. Mais il ne s’agit pas d’un voile qui dissimulerait la prime réalité objective du réel ou d’un calque qu’il suffirait de supprimer pour retrouver la réalité vraie, l’« être sauvage » (Merleau-Ponty), mais d’une abstraction réelle qui informe l’objectivité du réel comme marchandise(s).
Elle est également un processus historique – que, à la suite de La Théorie du roman, Lukács inscrit dans celui, plus général, du « désenchantement du monde » (Weber) – caractérisé par une progressive déprise du religieux sur les représentations générales que les hommes se font du monde et de leur existence. Dépourvu de magie, excluant toute intervention métaphysique dans l’ordre des choses naturelles et humaines, le monde est devenu un monde d’événements prévisibles et calculables. Ce que Marx et Engels avaient suggéré dans Le Manifeste du Parti communiste (1848) quand ils évoquaient avec emphase le rôle historiquement révolutionnaire de la bourgeoisie, qui « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. »."
"Si le phénomène de la réification a « aussi joué un rôle dans la société grecque développée », sa philosophie « ne les a pas encore vécus comme formes universelles de l’ensemble de l’être ». La réification apparaît alors comme une structure ontologique transhistorique, de la même manière qu’a été donné « aux époques les plus diverses et sous les formes les plus diverses, un “rationalisme”, c’est-à-dire un système formel qui, dans sa cohésion, était orienté vers le côté des phénomènes qui est saisissable, productible, et donc maîtrisable, prévisible et calculable par l’entendement. » Elle apparaît enfin comme le fruit irrémédiable du désenchantement du monde, qui est le procès destinal de l’Occident et dont la révolution prolétarienne marquerait ultimement la fin."
"Adorno néglige par trop la capacité réelle d’initiative et de résistance des individus à l’encontre de la discipline réifiante du capital tout comme il méconnaît l’autonomie relative des pratiques, en particulier (mais pas seulement) au travail."
"En généralisant ainsi la réification jusqu’à la Raison, par le truchement de la rationalisation, notamment capitaliste – quoiqu’elle apparaisse plutôt comme le destin de la modernité sous leur plume –, Adorno et Horkheimer radicalisent la « synthèse » de Lukács dans Histoire et conscience de classe, et critiquent une réification totale, sans extériorité. Par cette (con)fusion de la Raison et d’une rationalité ex définitione historique, c’est-à-dire processuelle, les francfortois glissent alors des décombres à la ruine et s’enferment dans une dialectique, pétrie d’un irrémissible pathos de l’aporie. Le risque qu’une telle surenchère de la critique fasse se rejoindre, en dépit de leurs démentis, l’authenticité et la critique de son jargon, sur une même pente eschatologique n’est pas nul : il est plus simplement requis.
À leur corps peut-être défendant, ils retrouvent Heidegger sur le plan d’une critique de la Raison préalablement réduite à son ustensilité capitaliste, comme si l’une avait absorbé toute la conceptualité de l’autre."
"« changement de “socle” » [...] opéré par Habermas dans [Après Marx, 1976], qui thématise l’évolution socio-historique comme un parallèle phyogénétique à l’ontogénie du développement cognitif, psycho-individuel, en s’appuyant sur le modèle de la psychologie génétique de Piaget."
-Vincent Charbonnier, "La réification chez Lukacs : (la madeleine et les cendres)", in Vincent Chanson, Alexis Cukier, Frédéric Montferrand, La réification : histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, 2014, pp.43-63.
Le sociologue Georges Gurvitch considérait que Lukács s’occupait en fin de compte « d’une philosophie et même plus précisément d’une métaphysique de la classe prolétarienne » (Études sur les classes sociales. Paris : Gonthier, 1966, p. 86).