"Les Grecs eux-mêmes ne se sont pas proclamés les inventeurs de la philosophie." (p.13)
"Diogène Laërce se fait ainsi l'écho, au tout début de l'ouvrage qu'il a consacré aux Vies et doctrines des philosophes illustres, de l'idée, répandue en son temps ainsi que l'indique Roger-Pol Droit (dans son "Introduction" aux deux volumes de l'anthologie Philosophies d'ailleurs 1, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Paris, Hernann, 2009, p.18) que "l'activité philosophique tient son origine des barbares"." (note 6 p.13)
"La géographie a, selon Hegel, une importance cruciale pour l'histoire de l'esprit, en particulier et surtout le fait, pour une terre, d'être pénétrée de toutes parts par les eaux et d'être ainsi ouverte sur l'infini de la mer qui n'est autre que celle de l'esprit. Or, croit devoir constater Hegel sur la carte où se donne à lire l'identité du continent, l'Afrique est une masse repliée sur elle-même et refermée, comme l'on se blottit pour dormir, sur une véritable nuit de l'esprit. Alors, sur la carte se détachent ce qu'il va appeler "l'Afrique proprement dite" d'une part l'Egypte, rattachée à l'Asie, et d'autre part le Maghreb dont le tracé manifeste la destinée de prolonger l'Europe en devenant sa colonie. L'une des conséquences que tire Hegel de ces considérations pressées sur l'Afrique (il faut, indique-t-il, en dire rapidement le peu qu'il faut lui consacrer afin de n'y plus revenir) est que l'esclavage, celui du trafic triangulaire, qui, en soi, est bien un mal, peut cependant représenter la sortie hors de la nuit de l'esprit ; ce commerce d'humains ouvre à des Africains la possibilité de voir s'épanouir leur intelligence et leurs talents sur un théâtre plus favorable. Et, pour illustrer ce point, Hegel cite le cas d'un médecin africain qui, placé dans les conditions radicalement autres du Nouveau Monde, s'est signalé comme l'inventeur d'un médicament contre certaine maladie." (pp.15-16)
"Couper l'Afrique du Nord de l'Afrique subsaharienne est faire du Sahara le mur qu'il n'a jamais été, transformer en frontière, pis, en barrière infranchissable cet espace qui fut au contraire toujours ouvert et parcouru par des flux divers : humains, commerciaux, intellectuels... Ainsi, en particulier, l'islamisation d'une grande partie de l'Afrique subsaharienne est en rapport étroit avec l'existence de réseaux commerciaux reliant cette région à l'Afrique méditerranéenne et, au-delà, au reste du monde musulman. Ces réseaux ne pouvaient manquer, dès lors, de constituer aussi des voies de transmission des savoirs islamiques. C'est ce dont attestent d'importants centre d'enseignement qui se sont développés, dans l'Ouest africain par exemple (aussi appelé Bilâd-as-Sudân, "le pays des Noirs", ou simplement Sudân), sous les empires du Mali et du Songhay. La ville légendaire de Tombouctou, carrefour commercial de voies transsahariennes, est sans doute le parangon de ces centres. Tombouctou est aujourd'hui un témoin et un symbole nous rappelant ce fait important, trop souvent ignoré lorsque la question de l'histoire intellectuelle de l'Afrique est examinée [...]: qu'il n'est tout simplement pas vrai que les cultures africaines soient en leur essence des cultures de l'oralité. [...] Il faut [...] prendre toute la mesure de ce qui s'est écrit et enseigné dans les disciplines philosophiques en Afrique, par exemple dans le domaine de la logique de tradition aristotélicienne, et cela bien avant l'arrivée de l'école qui sera qualifiée d' "européenne". L'histoire de la pensée philosophique en Afrique, hier comme aujourd'hui et comme partout, est une histoire de rencontres."(pp.16-17)
-Souleymane Bachir Diagne, L'encre des savants. Réflexions sur la philosophie en Afrique, Paris, Présence Africaine Éditions, 2013, 121 pages.