"Première affirmation. Notre-Dame est une œuvre majeure de l’art sacré.
Cette affirmation sera peu contestée.
Deuxième affirmation. Notre appréciation esthétique de Notre-Dame repose sur la connaissance des principaux dogmes chrétiens.
Certains diront cependant que pour cette appréciation seule importe notre sensibilité à l’art, non pas d’en savoir tant que cela sur Notre-Dame. Il leur sera répondu que le goût esthétique ne sort pas de rien. Il faut comprendre le français pour lire un poème dans cette langue ; il faut savoir bien des choses, en particulier sur le christianisme, l’histoire de l’architecture, l’histoire de France, pour apprécier comme il convient la visite de cette cathédrale.
Le débat oppose deux thèses. La première est que l’expérience esthétique suppose de savoir ce que l’œuvre, Notre-Dame, signifie. La seconde est que l’expérience esthétique tient au plaisir pris à des formes, provoquant des émotions, un pur ressenti, sans que le statut de cathédrale importe particulièrement. C’est la première thèse qui sera défendue et la seconde rejetée.
Troisième affirmation. L’appréciation esthétique de Notre-Dame de Paris dépend de la religion chrétienne, sa restauration devrait recevoir de la foi ses principes et ses normes.
Il existe une relation interne entre l’existence de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, et l’existence de Notre-Dame. C’est une relation constitutive : Notre-Dame n’existe que si le Dieu trinitaire existe. Beaucoup contesteraient cette affirmation. Est-ce autre chose qu’un grossier préjugé d’un christianisme intolérant ? Comme si Notre-Dame n’existait que par le christianisme. Comme si la cause récente de sa destruction n’était pas un incendie plutôt qu’un affaissement, souvent constaté, de la croyance chrétienne aujourd’hui, au moins dans les pays occidentaux.
« Notre Dame appartient à tous, pas seulement aux fidèles », diront la plupart des gens, y compris bien des croyants et des clercs !"
"Pour savoir comment restaurer Notre-Dame, demandons-nous ce qu’elle est. Si elle ne l’est plus, demandons-nous alors ce qu’elle était mais n’est plus, et comment rétablir ce qu’elle fut. Demandons-nous aussi pourquoi il conviendrait de la conserver telle qu’elle fut. Ne faut-il pas préciser ce qu’elle doit être pour être encore ce qu’elle est, voire redevenir ce qu’elle fut ? Ces questions portent sur son identité. D’autres portent sur sa nature. Quelle sorte de chose est Notre-Dame ? Un édifice, une église, un point de repère dans l’urbanisme parisien, un monument historique, une œuvre d’art ? Notre-Dame n’est-elle pas aussi un musée, un centre culturel, un haut lieu national, un pôle du tourisme international ? Elle aurait ainsi une identité problématique et une nature incertaine."
"L’ontologie est une partie ardue, jugée souvent abstraite et rébarbative, de la philosophie ; mais ne pourrait-elle pas être utile, si ce n’est indispensable, s’agissant de savoir ce qu’est Notre-Dame et ce qui fait son identité ?"
"Le principal problème est la nature de Notre-Dame. Est-elle une chose matérielle ? Une réponse positive semble aller de soi. Mais, est-ce si évident ? Comparons Notre-Dame avec le nombre 4. Il faut distinguer le chiffre 4, par lequel on matérialise le nombre sur le papier, du nombre 4 lui-même. Car le chiffre peut s’écrire aussi IV, **** ou √2. De même, la lettre A peut s’écrire ainsi : A, a, A, A, et avoir bien d’autres graphies. Alors, ne se pourrait-il pas que Notre-Dame ait de multiples manières d’exister matériellement, comme en ont un nombre ou une lettre ? Notre-Dame ne serait-elle pas une idée (une réalité idéelle) plutôt qu’une chose matérielle ? Elle aurait plusieurs représentations physiques possibles, différentes matériellement les unes des autres. Nous aurions plusieurs Notre-Dame, toutes légitimes comme manifestations de cette Notre-Dame en idée. Devrions-nous alors prétendre que Notre-Dame est une sorte de chose, comme la sorte Tournevis, qui a différentes réalisations physiques ? Ou comme l’espèce Chien, qui a de multiples exemplaires, physiquement fort différents les uns des autres : un chihuahua et un berger allemand, vraiment c’est à peine si cela se ressemble. Quelle est la nature de Notre-Dame si son existence n’est pas concrète et physique, mais celle d’une idée – et qu’est-ce qu’être une idée ? De qui l’est-elle, car une idée n’est-elle pas toujours celle d’une personne ? À moins que ce soit une idée, tout court, indépendante de tout esprit ? Mais comment y avons-nous alors accès ?
Les questions « tordues » s’accumulent : Notre-Dame est-elle constituée des différents moments de son existence matérielle – comme des tranches temporelles différentes s’ajoutant les unes aux autres ? Serait-elle une série d’événements dont l’agrégation constitue le temps qu’elle dure et qu’une destruction interrompt ? Nous dirons alors qu’elle perdure. Mais n’est-elle pas plutôt une réalité subsistant à travers le temps qui la conduit à une disparition inévitable ? Elle endure. Dans le premier cas, elle est une addition de moments ; dans le second cas, elle passe de moments en moments. Mais ne devrions-nous pas aussi nous demander ce qu’est le temps – pas moins ! – pour savoir si Notre-Dame est une réalité cumulative, par l’addition de moments, ou ce qui passe de l’un à l’autre des moments en restant le même ?"
"La philosophie est plus forte pour poser les questions que pour les résoudre : elle reste un champ-clos où les désaccords sont de mise. Mais le restaurateur, par ses décisions, qu’il le veuille ou même qu’il le sache ou non, répond, du moins implicitement, à toutes ces questions. Ses réponses adoptent une position philosophique. Déterminons en quoi ces prises de position consistent : le restaurateur fait de l’ontologie sans le savoir ; la question est de savoir laquelle.
J’invite donc le lecteur à apprécier les choix faits dans la restauration de Notre-Dame à l’aune d’une réflexion sur son mode d’existence. Et j’espère qu’il sera ensuite mieux armé pour évaluer ces choix, voire en condamner certains."
"Faisons l’inventaire du monde. Il s’y trouve des choses physiques inanimées, comme une pierre sur le chemin ; des choses animées mais non sensibles, comme une salade ; des animaux sensibles, mais non rationnels, comme un poisson rouge ; des animaux rationnels, comme ma lectrice ou mon lecteur. Y a-t-il aussi des êtres rationnels mais non physiques, comme des anges ? Une réponse positive ne fait pas l’unanimité, certes. Avons-nous établi la liste sans rien oublier ? Non. Car Notre-Dame ne semble pas identifiable à une pierre sur le chemin, à une salade, à un poisson rouge, à une personne ou à un ange. Si c’est une chose d’un autre genre, alors lequel ?
C’est une chose – ce terme est vague, mais il nous suffira pour le moment – qui n’est pas naturelle, pas vivante, ni animale. Pour accueillir Notre-Dame dans l’inventaire du monde, il nous faut un autre genre, celui des artefacts. S’y trouvent aussi le fauteuil dans lequel, peut-être, vous êtes assis pour lire ce livre, et le livre lui-même. Si vous le lisez sur un écran d’ordinateur, celui-ci entre aussi dans ce genre. Les artefacts sont produits par les êtres humains, qui sont ces animaux rationnels dont parlent Aristote et une longue tradition philosophique. Parce que les artefacts sont des produits de ces êtres, ils en dépendent – et alors, aussi, de la rationalité humaine.
On peut distinguer, concernant la rationalité humaine, deux facultés principales : l’intellect, grâce auquel nous comprenons les choses, et la volonté, principe de nos actions. Les artefacts sont liés aux deux. Les artefacts sont conçus et les actions mises en œuvre pour les produire sont voulues. Une cathédrale dépend ainsi de l’existence d’une personne ou plutôt d’une communauté de personnes dont elle fut le projet. Une intention de faire quelque chose, en sachant quoi, conduit à cette affirmation : Notre-Dame n’est pas naturelle, pas vivante, ni animale, mais du fait de sa dépendance à son producteur, elle n’en est pas moins rationnelle. Par sa provenance, elle hérite de la rationalité humaine. Elle est rationnelle comme on le dirait d’une idée ou d’une théorie. Cela vaut pour tous les artefacts. Dans l’inventaire du monde, ils sont constitués d’une part de l’idée que nous en avons, présidant à une production, qui suppose des dispositifs rationnels, et d’autre part d’un élément matériel. Dans l’inventaire du monde nous trouvons ainsi : des êtres rationnels, les êtres humains, et des produits rationnels, issus de la pensée et de l’activité humaine, les artefacts.
Nous savons déjà quelque chose d’important au sujet de la nature et de l’identité de Notre-Dame : elle est un artefact dont le mode d’existence est celui d’une chose non naturelle mais rationnelle ! [...]
Certains artefacts ne sont pas seulement des produits de l’activité humaine, ni destinés, dans un projet de production, à un certain usage ; mais ils manifestent leur rationalité en voulant dire quelque chose – en signifiant. Ma tasse est un artefact en servant à quelque chose, mais le dessin sur elle a une autre fonction : il veut dire quelque chose. Une cathédrale n’est pas seulement un artefact par son mode de production et son usage, mais parce qu’elle veut dire quelque chose ou signifie. Quoi donc ? L’existence de Dieu et le culte que nous lui rendons. Cette signification n’est pas quelque chose qui se surajoute à l’existence de Notre-Dame, mais un aspect essentiel de son mode d’existence."
"Que certains artefacts disparaissent en fumée, s’effondrent en morceaux, ne soient plus guère que ruines ou vestiges, nous ne l’acceptons pas sans réaction ni émotion. Tout particulièrement si ces artefacts n’ont pas simplement un usage – ce qui est déjà une raison pour s’inquiéter de leur destruction – mais une signification : s’ils sont des symboles. Car nous pouvons tenir à ce que cette signification persiste. Ce terme de « symbole » désigne alors tout artefact dont la fonction est d’avoir une signification – de vouloir dire quelque chose – pour des êtres humains. Par exemple, une croix veut dire la mort de Jésus, fils de Dieu, et sa résurrection – la rédemption de l’humanité et la Gloire de Dieu. La croix est un symbole ; une cathédrale est un symbole ; comme le sont aussi des tableaux, des œuvres musicales, littéraires, chorégraphiques, cinématographiques. Leur disparition serait aussi celle de significations – comme s’il n’en restait en nous que le souvenir, voire l’écho ou le fantôme.
N’est-ce pas une exagération ? Après tout, une cathédrale de perdue, dix de retrouvées. Toutefois la signification manifestée par un artefact peut lui être immanente ; et l’être au point de ne pas subsister si un autre artefact, même très ressemblant, lui est substitué. Dans ce cas, la signification est adhérente. Ce que telle chose veut dire, et qu’elle dit en existant, sa signification adhérente, c’est ce dont parle ce livre, s’agissant de Notre-Dame.
On connaît ce phénomène quand un mot d’une langue ne peut être traduit sans perdre sa signification. Rien ne semble pouvoir le remplacer, au point que certains parlent d’« intraduisibles ». Certes, on recourt à une périphrase ; mais cela revient à expliquer la signification. Le même phénomène existe-t-il s’agissant d’un artefact ? Les fresques de Lascaux, le Phare d’Alexandrie, le Mur d’Hadrien, la Cathédrale de Cologne, le Retable d’Issenheim, la Piéta de Michel Ange, la Joconde, l’Opéra Garnier, seraient-ils vraiment superfétatoires à leur signification et remplaçables, sans perte, en cas de destruction ? Le sujet de ce livre est la nature de la perte occasionnée quand de tels artefacts sont détruits, voire simplement endommagés. La signification adhérente d’une œuvre – ce que l’œuvre est en tant que symbole – persiste-t-elle après restauration ? Comment un artefact dont la fonction n’est pas seulement utilitaire, parce qu’il est un symbole, peut continuer à être ce qu’il est, ou redevenir ce qu’il fut ?"
-Roger Pouivet, Du mode d’existence de Notre-Dame. Philosophie de l'art, religion et restauration, Paris, Les Éditions du Cerf, 2022.