"L'idéal d'une philosophie rigoureuse, en qui toute ontologie (ou axiologie) est reconduite à ses sources ultimes de légitimité, aux expériences originaires et fondamentales, le projet donc d'une « philosophie transcendantale », rencontre comme objection immédiate le dédoublement de celle-ci en au moins deux « styles », deux conceptions et deux modes de réalisation : « Critique » et « phénoménologique ».
Qui prend au sérieux l'idéal et le projet doit affronter cette objection sceptique. Faut-il choisir entre les deux styles, abandonner résolument l'un pour s'adonner exclusivement à l'autre ? Ou tenter une médiation, qui, sans éclectisme (mais toute la difficulté est là) combinerait les avantages des deux méthodes ?" (p.527)
"On peut voir une tentative de ce genre dans la Philosophie des formes symboliques de Cassirer, qui tout en restant pour l'essentiel sur la position critique (le Factum de la science demeure le point d'appui et le point d'ancrage de la Philosophie), réintroduit des thèmes phénoménologiques (généalogie des formes de conscience corrélatives des formes d'objectivité, au sens le plus large). Que Cassirer lui-même, dans la préface du tome III, préfère évoquer le sens hégélien plutôt que le sens husserlien du mot Phénoménologie ne change rien à l'affaire." (note 1 p.527)
"Husserl qualifiera sa philosophie comme « Idéalisme-transcendantal-phénoménologique »." (p.529)
"Chez Brentano, le terme désignait seulement la méthode de la psychologie descriptive, dite aussi pour cette raison, « phénoménologique », préambule nécessaire de la psychologie explicative. Chez Husserl, dès 1901, il s'agit d'une méthode plus générale d'étude, « neutre », préparant à la fois la Logique et la Psychologie, en tirant au clair leurs fondements ; puis, à partir des Leçons de 1907 sur L'idée de la phénoménologie, d'une méthode universelle, de la Méthode par excellence de la Science universelle, la Philosophie." (p.530)
"Il faut, en effet, se souvenir ici que Husserl a fait ses premiers pas en philosophie sous l'influence de Brentano et à l'intérieur de son cercle, dont il partage pour un temps les prises de position polémiques. Or, parmi celles-ci, aucune n'était plus marquée qu'un anti-kantisme virulent. Nul, pas même Hegel, pas même Bergson ne fut plus dur pour Kant que Brentano. « Théories absurdes » « confusion de pensée », « arbitraire », ce sont là chez lui des expressions fréquentes à ce sujet. Plus précisément, on sait que pour Brentano, la philosophie a déjà, à trois reprises (dans l'Antiquité, au Moyen Age, et dans les Temps modernes), traversé quatre phases : celle de la recherche théorique sérieuse, « scientifique », puis trois phases de décadence : repli sur une sagesse pratique, abandon au scepticisme et au subjectivisme, enfin réaction mystique. Dans ce schéma, Kant représente éminemment la troisième phase moderne. Il inaugure même (avec Reid !), le début d'un type anti naturel, aberrant, de philosophie, qui substitue des affirmations arbitraires, des convictions subjectives, des préjugés, aux évidences objectives (Einsichten). D'où les extravagances d'un Schelling, d'un Hegel, d'un Schopenhauer, d'un Nietzsche. Aux fruits, on peut juger l'arbre." (pp.531-532)
"La version du kantisme que pourfendait Brentano, c'était, à peu de choses près, celle que Lange défendait, dans la première édition de son Histoire du matérialisme, en en faisant honneur à Kant : tous les « phénomènes », toutes nos expériences, et, par suite, toutes nos connaissances ne sont que les produits, contingents en droit, nécessaires en fait, de notre « organisation mentale » innée. A priori et inné sont synonymes pour Brentano comme pour Lange. Or, ce fut précisément une des tâches historiques de Hermann Cohen et de l' « École de Marbourg », fondée par lui, que de dissocier soigneusement ces deux notions, en permettant ainsi une nouvelle compréhension du kantisme. Lange reconnaîtra la valeur de cet effort, dont il tient compte dans la réédition de son ouvrage4. Mais Brentano n'en tiendra jamais compte, ni ses disciples, à l'exception de Husserl, et ce grâce aux relations épistolaires et amicales qu'il entretint avec Natorp, depuis 1894 environ jusqu'à la mort de ce dernier, en 1924." (p.532)
" [Husserl] ne reviendra jamais sur l'anti-hégélianisme brentanien, très général du reste en Allemagne entre 1860 et 1900." (p.533)
" [En 1937] , à un moment où Descartes est particulièrement décrié en Allemagne (au moins en partie pour des motifs politiques évidents), Husserl insistera au contraire, comme par compensation, sur la nécessité de « mesurer Kant à Descartes »." (p.537)
"Que la Philosophie doive être Science (le soit dans son Idée), c'est là un thème que l'on trouve aussi chez des penseurs tels que Spinoza ou Hegel, avec lesquels Husserl estime n'avoir rien de commun. Le second point fondamental d'accord avec Kant, c'est sur la nécessité d'édifier une philosophie transcendantale, véritablement première, avant toute « Métaphysique », qui n'est au mieux que philosophie seconde.
[...] La condition de la condition, le fondement de la théorie transcendantale de la connaissance, qui seule peut tirer au clair et garantir le sens de la vérité, présupposée par toute ontologie, c'est ce « renversement de la manière naturelle de penser » que Kant a nommé révolution copernicienne, et Husserl réduction phénoménologique (et qui n'était pour Brentano qu'une « hypothèse inouïe », au sens péjoratif du terme). Il s'agit de faire apparaître comme constitué ce qui se présente comme simplement là, donné, sans problème, dans l'optique « naturelle », toute naturelle, et par là même de dégager un terrain de recherches radicales, une couche de problèmes insoupçonnés par ailleurs, véritablement « inouïs », au sens étymologique.
Enfin, non seulement Kant a formé le projet de telles recherches (ce qui n'est pas peu), mais il a commencé à en entreprendre effectivement un certain nombre, et il a fait certaines découvertes capitales. Citons notamment : 1) La distinction fondamentale, à l'intérieur de la sphère transcendantale, des deux domaines de l'Esthétique et de l'Analytique ; 2) La théorie de la Synthèse, qui est déjà une analyse authentique de l'intentionalité constituante ; 3) Plus spécialement, la fameuse Déduction dite subjective de la première édition de la Critique, sur laquelle l'attention de Husserl fut attirée par l'Introduction à la psychologie selon la méthode critique de Natorp, et où il voyait par excellence une anticipation de facto de l'analyse phénoménologique (de la constitution à la fois de la temporalité et de la chose perçue, ou même de l'objet en général) ; il en va de même pour les preuves des Principes et plus spécialement des Analogies ; 4) L'idéation de la temporalité (la saisie de son essence) sous le terme d' « intuition pure » ; 5) L'Idée directrice d'une téléologie de l'histoire, nécessaire pour défendre les droits de la raison contre l'historicisme qui nivelle toutes les formes de culture, rationnelles et irrationnelles." (pp.534-535)
"Toutes les présuppositions inéclaircies de la philosophie classique devraient être mises en cause, mais Kant laisse pratiquement hors jeu : 1) le monde quotidien de l'action et de la perception, et par suite les jugements synthétiques a posteriori (dont le problème apparaît bien en fait dans l'Analytique, mais qui est écarté dans l'Introduction) ; 2) la multiplicité des sujets constituants (le domaine de l'intersubjectivité transcendantale) ; 3) les jugements analytiques et la logique formelle, dont la valeur est à la fois rabaissée et admise comme allant de soi 4) De plus, si Kant s'interroge sur les conditions de possibilité de la science de son temps, il reste trop attaché à celle-ci (reproche classique). Passe encore qu'il ne soumette pas à sa problématique les « sciences de l'esprit », encore dans les limbes, mais de quel droit limiter en fait la connaissance à la science, et même au type de science illustré par Newton, de restreindre à celui-ci le domaine et le concept de l' « Expérience » (Erfahrung). A rencontre des métaphysiciens (plus précisément wolffiens), il n'accepte de reconnaître un concept comme légitime que s'il est rapporté à l'« expérience possible ». Fort bien. Mais il n'a jamais soumis ce dernier concept lui-même à un examen critique systématique, se contentant d'ajouter successivement de nouveaux types d'expérience (perceptive et physique, puis éthique, puis esthétique, juridique, etc.), à mesure qu'il pensait y détecter quelque a priori. Mais si on le prend au mot, si on suit la règle kantienne majeure, à quelle expérience rapportera-t-on le concept d'expérience ? N'est-ce pas à partir de cette expérience primordiale, ou plus exactement d'un type d'expérience primordiale, et sur ce type même, que doit porter d'abord la recherche transcendantale ?" (pp.536-537)
"Kant n'a pas réussi à [dégager la notion d'a priori] de toute contamination avec celle d'innéité, en apparence voisine (mais c'est une apparence trompeuse et désastreuse). Son prétendu a priori n'est qu'une nécessité de fait, une nécessité contingente de la pensée humaine. Au lieu de désigner ce que toute conscience, humaine ou autre, par essence, doit penser [...] si elle veut penser vrai, il est ravalé au niveau de ce que nous sommes contraints de penser." (p.539)
"Si la vérité a un sens, elle a le même sens pour toute conscience qui la pense, humaine, martienne, angélique, divine ou ce qu'on voudra. Sur ce point pour lui décisif, véritablement crucial, Husserl se range délibérément aux côtés de Platon, et Bolzano, contre Descartes et Kant ; c'est la thèse que l'on trouve dès les Recherches logiques avec la notion de « vérité en soi ». L'a priori n'est pas un caractère de la connaissance, qui pourrait donc appartenir à telle connaissance, par exemple divine, et manquer à telle autre, par exemple humaine ; ainsi les mêmes vérités seraient de raison (a priori) pour Dieu, et « de fait » (a posteriori) pour l'homme. Une connaissance a priori est à proprement parler une connaissance de l'a priori, d'une essence ou d'une loi d'essence (je connais a priori que toute couleur est étendue, car il appartient à l'essence de la couleur de l'être)." (p.540)
" [La chose en soi reste] un au-delà de l'expérience, réelle et même possible, dont la justification est rudimentaire : il n'y a pas d'apparition sans Quelque chose qui apparaît. L'argument ne vaut que si les ponts ne sont pas coupés entre l'une et l'autre, que si c'est bien la Chose même qui apparaît d'une certaine manière, très variable selon les cas, dans l'apparition. Mais elle relève alors, quoique de façon plus complexe, des lois générales, des lois d'essence, qui régissent toute apparition." (p.543)
"Kant s'est demandé, à fort juste titre, contre un dogmatisme somnolent : comment la Métaphysique est-elle seulement possible ? Il ne s'est pas systématiquement demandé : comment la Philosophie transcendantale est-elle possible ? Sans doute elle ne relève que d'elle-même ; c'est là sa définition réelle, son essence, en tant que réflexion ultime. Elle seule peut se mettre en question ; encore faut-il qu'elle le fasse, par une auto-critique permanente et radicale." (p.544)
-Henri Dussort, "Husserl juge de Kant", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 149 (1959), pp. 527-544.