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    Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein Empty Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 13 Déc - 22:09

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Susan_Griffin

    "Loin de dévaluer la nature en l'opposant à la raison, à la liberté, à la conscience, comme l'ont fait Descartes, Kant, Hegel ou Sartre, c'est-à-dire les penseurs dont le féminisme existentialiste de Beauvoir se réclame, les transcendantalistes Ralph Waldo Emerson et Henry Thoreau l'ont au contraire exaltée, et en ont fait une ressource politique privilégiée de subversion, de progressisme, de libération." (p.IX)

    "On l'a maintenant compris, ce titre ne veut pas identifier les femmes et la nature, mais plutôt mettre en évidence une communauté de destins et des mécanismes conjoints d'oppression. Pourtant, même entendue en ce sens non essentialiste, on peut avoir des résistances à l'égard de cette analyse [...] Simone de Beauvoir le remarquait déjà : dans l'imaginaire patriarcal occidental, "la femme n'incarne aucun concept figé [...] La femme est champ et pâturage, mais elle est aussi Babylone." Décriée tour à tour comme trop naturelle et trop artificielle, trop instinctive et trop sophistiquée, trop animale et trop civilisée: l'image de "la femme" est bien plus fluctuante qu'une simple association à "la nature", en un dualisme fixe et net. Et l'on peut en dire autant de "l'homme": comme le note la philosophe écoféministe australienne Val Plumwood, dans nos représentations collectives, il arrive souvent que "l'essence immuable de l'homme (la "virilité") soit mise en lien avec la nature, qu'on ne représente plus dans ce cas comme féconde et nourricière, mais comme "sauvage", violente, sexuelle et compétitive. [...] Le féminin est alors vu, par contraste, comme domestique, asexué, insipide et civilisé".

    Si l'on sort du cadre de l'Occident moderne et que l'on se penche sur les autres cultures, le brouillage devient encore plus troublant ! Ainsi, chez les Indiens du Chiapas et chez plusieurs peuples de Nouvelle-Guinée, les hommes sont considérés comme plus proches de la nature du fait de leurs activités agricoles qui les mettent en contact direct avec la terre, tandis que les femmes sont plutôt classées du côté de la culture, car elles sont chargées des activités artisanales, de la transformation des produits, et de la transmission des coutumes et du langage. Chez les Inuits, "le froid, le cru, la nature sont du côté de l'homme, le chaud, le cuit, la culture, du côté de la femme" ; idem chez les Siriono du Brésil." (pp.XII-XIV)

    "Aux yeux de Griffin, le principal "sésame" est le langage. [...]
    Cette conviction poussera bien des féministes à une explosion d'expérimentations linguistiques alliant recherche obstinée et fantaisie débridée. Mary Daly, par exemple, élaborera une "écriture gynocentrique" destinée à "dispell the spell", fondée sur l'invention de néologismes et les jeux sur les mots, leur sens, leur orthographe, leur étymologie. [...] Suzette Haden Elgin [...] inventera une toute nouvelle langue, le laadan, dont les signifiés -et pas seulement les signifiants- ne coïncident avec ceux d'aucune langue existante, afin de proposer un découpage complétement inédit du réel. [...]
    La forme du livre est aussi érudite que virtuose. C'est une expérimentation radicale, d'une audace qui sent à plein nez les années 1970. Elle implique de la part du lecteur ou de la lectrice une certaine attitude, un accord implicite sans lequel le livre ne livrera pas ses secrets. Accepter de lâcher ses habitudes de pensée, et ses habitudes de lecture. [...]

    La Femme et la Nature se présente comme un collage hétéroclite et débridé -ou, pour reprendre une image chère aux écoféministes, un patchwork entretissé de mille fragments. Les registres littéraires se télescopent: on passe du théorique au lyrique en passant par la parodie, la poésie, la narration, la description scientifique, la toponymie, l'extrait de biographie... Les saynètes fictives côtoient les listes de mots par ordre alphabétique ; les analyses médicales succèdent aux frises chronologiques ; les extraits de manuels de sylviculture s'entremêlent avec les citations de poètes allemands... On trouvera en vrac des passages en italiques, en capitales, entre parenthèses, des citations sorties du texte, intégrées au texte, mises en exergue, des calligrammes... [....]

    Pourquoi une telle complexité ? Pas pour faire joli. Mais pour relever le défi, justement, de cette quête profonde du féminisme: pour nous permettre collectivement d'apprendre à "sentir-penser" autrement. L'idée de Griffin est la suivante: dès que les prémices de notre civilisation se serait mise en place une monopolisation patriarcale de la parole. Dans la Bible, c'est à Adam seul que Dieu demande de nommer toutes les choses du monde [...] La parole est donc d'emblée conceptualisée comme un pouvoir typiquement masculin ; nomination et domination ont très tôt noué un pacte pervers. Cette confiscation de la parole, ou du moins de la parole légitime et publique, fut une immense perte pour toute l'humanité: par là, le langage aurait été "amputé" de toutes les voix dominées." (pp.XVIII-XX)

    "Loin de remplacer une perspective monofocale par une autre, elle orchestre une époustouflante polyphonie. Elle crée un entrelacs de différents types de discours, provenant de différents locuteurs, traduisant différentes perspectives et modes d'expression." (p.XXIII)
    -Jeanne Burgart Goutal, "Nous sommes la nature...", préface à Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "En écartant l'essentialisme biologique, Griffin s'éloigne d'une élévation du binôme femmes/nature par-dessus celui hommes/culture, car elle n'exclut jamais les hommes d'une connexion avec la nature non humaine ; au lieu de cela, elle insiste sur le fait que hommes et femmes peuvent tous deux être sous l'emprise de forces culturelles qui les rendent aveugles quant à la nécessité d'une participation au sein de cette nature que tous les humains partagent." (pp.4-5)

    "Ce que le livre dénonce sont les associations conceptuelles véhiculées encore aujourd'hui par le langage lui-même et, ce faisant, maintenues présentes dans notre culture." (p.6)
    -Margot Lauwers, avant-propos à sa traduction de Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "Il dit que seule la femme parle avec la nature. Qu'elle entend des voix venues de dessous la terre. Que le vent souffle à son oreille et que les arbres lui murmurent des paroles. Que les morts chantent en empruntant sa bouche et que les pleurs des nouveau-nés résonnent en elle. Mais pour lui, ce dialogue n'existe plus. Il dit qu'il n'est pas de ce monde, qu'il y a été mis comme un étranger. Il se tient à l'écart des femmes et de la nature.
    Ainsi, c'est Boucles d'or qui se rend à la maison des trois ours, le Petit Chaperon rouge qui discute avec un loup, Dorothée qui devient l'amie d'un lion, Blanche-Neige qui parle aux oiseaux, Cendrillon qui a pour alliées des souris, la Petite Sirène qui est mi-femme mi-poisson et Poucelina qui se fait courtiser par une taupe... (Et lorsque nous apprenons, dans le chant navajo de la montagne, qu'un homme adulte s'assoit pour fumer avec les ours et qu'il suit les indications que lui donnent les écureuils, nous sommes surprises: nous pensions que seules les petites filles parlaient aux animaux).
    Nous sommes les œufs des oiseaux. Les œufs d'oiseaux, les fleurs, les papillons, les lapins, les vaches, les moutons ; nous sommes les chenilles, nous sommes les feuilles du lierre et les brindilles de la giroflée. Nous sommes gazelles et biches, éléphants et baleines, fleurs de lys et roses et pêches, nous sommes l'air, nous sommes la flamme, nous sommes huîtres et perles, nous sommes filles. Nous sommes femmes et nature. Lui dit qu'il ne peut pas nous entendre parler.
    Mais nous, nous entendons
    ." (pp.17-18)

    [Livre premier. Matière. Comment l'homme considère et use des femmes et de la nature]

    "Il fut décidé que la matière est transitoire et illusoire telles les ombres que projette sur un mur la lumière du feu ; que nous habitons dans une caverne, dans la caverne de notre chair, qui est également matière, également illusoire ; il fut décidé que ce qui est réel est à l'extérieur de la caverne, dans une lumière si brillante que nous ne pouvons la concevoir, que la matière nous piège dans l'obscur. Que l'idée de matière existait avant la matière et est plus parfaite, idéale.

    Sic transit, ainsi passent, gloria mundi, les gloires de ce monde, fut-il dit.

    La matière est transitoire et illusoire, fut-il décrété. Ce monde est une allégorie pour le prochain. La lune est à l'image de l'Eglise, qui reflète la Lumière divine. Le vent est à l'image de l'Esprit. Le saphir ressemble au nombre onze, qui a transgressé dix, le nombre des commandements. Dès lors, le nombre onze représente le peché.

    Il fut décidé que la matière est passive et inerte, et que tout mouvement s'origine hors de la matière.
    Que l'âme est cause de tout mouvement dans la matière et que l'âme a été créée par Dieu : que tout autre mouvement provient d'un contact violent avec une autre matière en mouvement, qui a été mue en premier lieu par Dieu. Que les sphères en perpétuel mouvement sont mues par les vents du ciel, qui sont mus par Dieu, que tout mouvement provient de Dieu.
    Que la matière n'est qu'une forme ou un mouvement en puissance. Il fut décidé que la nature de la femme est passive, qu'elle est un réceptacle qui attend d'être rempli.

    [...] Il fut déclaré que Dieu est immuable. Que le logos est une qualité de Dieu créée dans l'homme par Dieu et qu'elle est éternelle. Que l'âme existe avant le corps et vivra après lui.

    "Tout ce que saisissent mes sens corporels, ce ciel, cette terre et tous les corps qu'ils renferment et que perçoivent mes sens, combien de temps dureront-ils ? Je n'en sais rien", retranscrivent les mots d'un saint. "Mais sept et trois font dix, et non seulement maintenant, mais toujours [...] Cette inaltérable vérité du nombre est commune à moi et à tous ceux qui raisonnent".

    Et, ailleurs, il fut affirmé que la Genèse ne peut être comprise sans une maîtrise des mathématiques.
    "Celui qui ne connaît pas les mathématiques ne peut connaître aucune des autres sciences", fut-il précisé, et il fut conclu que toute vérité peut être trouvé dans les mathématiques, que l'explication véritable se trouve dans les mathématiques et que les faits n'en fournissent que de simples preuves.

    Qu'il est trois degrés d'abstraction, chacun conduisant à des vérités plus hautes. Le scientifique dépouille l'unicité, pour révéler les catégories ; le mathématicien, les données sensibles, pour révéler les nombres ; le métaphysicien, les nombres, pour révéler le fruit de l'être pur. [...]

    Il fut décidé que la vision se produit grâce à un rayon de lumière qui émane de l'œil vers la chose perçue.
    Il fut décrété que Dieu est la lumière primordiale qui rayonne dans l'obscurité de la première matière et lui donne son existence substantielle." (pp.19-22)

    "Il fut déclaré que les eaux du firmament séparent la création corporelle de la création spirituelle.
    Que l'espace qui se trouve au-delà est infini, indivisible, immuable, qu'il est l'immensité de Dieu.
    Que la terre est une sphère centrale entourée d'espaces concentriques, de parfaits cercles d'air, d'éther et de feu qui contiennent les étoiles, le soleil et les planètes, le tout maintenu en mouvement par les vents célestes. Que le ciel est par-delà la zone de feu et que l'enfer est dans la sphère terrestre. Que l'enfer est sous nos pieds.

    Il fut avancé que tous les corps ont un lieu naturel, les corps lourds tendent vers la terre, les plus légers vers les cieux.

    Et ce qui est sublunaire se dégrade et se corrompt. La terre est "si corrompue et brisée par toutes sortes de vices et d'abominations qu'elle semble être un lieu qui accueille toute la saleté et la purge des autres mondes et des autres âges", fut-il prétendu.
    Et l'air sous la lune est épais et sale quand l'air au-dessus "brille nuit et jour d'une splendeur perpétuelle", fut-il affirmé.

    Et il fut décrété que les anges résidaient par-delà la lune et assistaient Dieu dans le mouvement des sphères célestes. "Les anges bons, fut-il dit, tiennent en basse estime les connaissances des choses temporelles et matérielles qui enorgueillissent le démon".

    Et le démon réside sur terre, fut-il décrété, dans les enfers, sous nos pieds.

    Il fut observé que les femmes sont plus proches de la terre.
    Que la femme conduit l'homme à la corruption. Les femmes sont "la porte ouverte sur le démon", fut-il déclamé.

    Il fut observé qu'au regard de l'appréhension des choses spirituelles, les femmes possèdent une nature différente de celle des hommes, et il fut convenu que les autres femmes sont "comme des enfants, intellectuellement parlant". Que les femmes sont plus faibles de corps et d'esprit que les hommes. "Fragilité, ton nom est femme", fut-il dit.
    Et il fut avancé que "le mot femme s'utilise pour décrire la luxure de la chair".
    Que les hommes sont incités aux convoitises charnelles lorsqu'ils entendent ou voient une femme, dont le visage est un souffle brûlant, dont la voix est un serpent qui siffle.

    Il fut décrété que, dans la génération, la femme fournit la matière (les menstrues, le vitellin), et l'homme, la forme, qui est immatérielle, et que de cette union naît l'embryon. Et dans les Saintes Écritures, il fut noté qu'à partir d'Adam, qui fut le premier homme, a été tirée Eve, et que, parce qu'elle était née de lui, il appartenait également à l'homme de la nommer: "Elle s'appellera Femme"." (pp.22-23)

    "Il fut aussi décidé que toutes les monstruosités qui adviennent dans la génération découlent d'une tare de la matière fournie par la femelle, qui résiste à l'effort masculin pour lui donner forme. [...]

    Il fut découvert que le soleil et non la terre est au centre de l'univers. Et celui qui fit cette découverte écrivit:
    "Et au milieu de tous repose le soleil. En effet, dans ce temple splendide qui donc poserait ce luminaire en un lieu autre, ou meilleur, que celui d'où il peut éclairer tout à la fois ? Or, en vérité, ce n'est pas improprement que certains l'ont appelé la prunelle du monde, d'autres Esprit [du monde], d'autres enfin son Recteur. Trismégiste l'appelle Dieu visible. L'Électre de Sophocle l'Omnivoyant. C'est ainsi, en effet, que le soleil, comme reposant sur le trône royal, gouverne la famille des astres qui l'entourent. [...] Cependant la terre conçoit du soleil et devient grosse en engendrant tous les ans."

    Et il fut décidé que le soleil est Dieu le Père, que les étoiles sont Dieu le Fils et le milieu éthéré, le Saint-Esprit.

    Il fut déclaré que l'instabilité sur terre est née du jardin d'Éden après la Chute. Qu'avant la Chute, régnait sur terre une béatitude immortelle, mais qu'après la Chute "toute chose se corrompt avec le temps et se rapproche inexorablement de sa fin".

    Que la surface de la terre est un témoignage du péché de l'homme. Que la hauteur des montagnes, la profondeur des vallées, les blocs rocheux immenses, les cratères, les mers, les étendues de terre, les lacs et les rivières, les formes des roches, les falaises, tout a été formé par le Déluge, la punition divine pour le péché originel.

    "Le monde est le diable et le diable est le monde", fut-il dit.
    Et comme les femmes sont la porte ouverte sur le diable, il fut convenu que le péché puis la mort sont entrés dans le monde depuis qu'Eve a frayé avec le diable dans un corps de serpent. [...]

    Et qu'une femme vertueuse est une femme qui obéit à son mari, comme l'Eglise obéit au Christ." (pp.24-26)

    "Il fut alors découvert que la substance céleste, comme la substance de la terre, est en mouvement.
    Et il fut décrété que bien que la substance céleste soit en mouvement, ce sont cependant des lois immuables qui président à toute mutabilité, et que l'invariabilité de la volonté de Dieu peut être déduite de la perfection de Ses lois, qui régissent le monde naturel.
    Il fut postulé que les espaces entre les orbites planétaires correspondent chacun aux cinq solides parfaits d'Euclide: que de Saturne à Mercure, chacun correspond à un cube, un tétraèdre, un dodécaèdre, un icosaèdre et un octoaèdre.
    C'est pourquoi il fut dit qu'il n'existe que six planètes et qu'il ne peut en exister que six (ni plus ni moins).
    Il fut annoncé que la musique des sphères pouvait être découverte par les lois mathématiques.
    La cause de l'univers, fut-il dit, niche dans l'harmonie mathématique, qui existe dans l'esprit du Créateur.

    [...] Il fut déclaré que: "La Nature n'effectue pas en de nombreux actes ce qu'elle peut faire en seulement quelques-uns."

    [...] (Et l'extravagance et l'excès furent perçus comme flagrants chez la gent féminine : les femmes ont le défaut d'avoir "des affections et des passions démesurées", il fut écrit, et les chagrins des femmes sont "soit trop extrêmes, soit pas assez crédibles", fut-il dit, et "les femmes poussées à la colère" sont "plus envieuses qu'un serpent, plus malveillantes qu'un tyran, plus fourbes que le diable", et de la colère des femmes il fut prétendu qu'elle "est faite de sang", et de l'esprit des femmes qu'il "se déplace souvent comme le vent inconstant", et il fut ajouté que "toute sorcellerie provient de la convoitise charnelle qui est chez les femmes insatiable".)
    Et il fut prétendu que tout péché s'origine dans la chair d'un corps de femme et vit en elle. (Et le texte ancien déclame que le Christ est né d'une vierge pour que la désobéissance engendrée par le serpent puisse être détruite comme elle avait commencé.)
    Et on nous rappelle que nous avons apporté la mort sur cette terre." (pp.26-28)

    "Il fut d'abord débattu, puis précisé que les anges ne possèdent pas de corps, mais y séjournent seulement. Qu'ils n'occupent aucun point dans l'espace mais sont virtuellement présents et opèrent en ce point.
    Et donc, certains supposèrent que les anges sont fins.
    Et se demandèrent à quel point les anges le sont (et combien d'anges pourraient occuper, en un instant précis, l'espace de la tête d'une épingle.
    Et il fut annoncé que la nature ne peut être comprise que par réduction, que ce n'est qu'en la réduisant à des nombres qu'elle est intelligible.
    Que sans le secours des mathématiques, "on erre en vain dans un labyrinthe obscur".

    Il fut décrété que ce qui ne peut être mesuré ou réduit à un chiffre n'est pas réel.
    La réalité du mouvement fut remise en question.
    Il fut découvert que le mouvement pouvait être mesuré en mesurant l'espace à travers lequel le mouvement se produit et le temps qu'il faut au mouvement pour se produire.
    Il fut décrété que le mouvement est réel.

    (Mais il fut répété que tout mouvement provient à l'origine de Dieu et que Dieu a doté l'univers d'une quantité fixe de mouvements.)
    Il fut décidé que tout mouvement résulte d'un corps agissant directement sur d'autres corps, qu'un corps ne peut avoir d'effet sur un autre à distance.
    Et il fut déclaré que toute matière est constituée de particules de matière plus petites, dont les mouvements déterminent l'apparence de l'univers. Que seul Dieu voit les choses telles qu'elles sont, qu'IL voit directement les particules. Que si quelqu'un était en mesure de connaître la position exacte des particules à un moment précis, il serait capable de prédire l'avenir." (pp.28-29)

    "Il fut exposé que la sensation de couleur est produite par l'action de ces particules sur la rétine de l'œil. Que les particules sont réelles mais que la sensation qu'elles produisent ne l'est pas. [...]
    Et il fut observé que les sens sont trompeurs. Et que les textes anciens [dont ceux de Démocrite] révèlent deux genres de connaissance: l'une authentique et l'autre bâtarde ; et la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher relèvent tous de la bâtarde.

    Et il fut déclaré que les femmes sont la source, le flot et la racine même de tout leurre, de toute fausseté, de tout mensonge.
    Pour preuve, la femme fut créée à partir d'une côte défaillante, tordue en sens contraire, de la poitrine de l'homme, aussi est-il dans sa nature de contrarier et de tromper, fut-il dit. [...]
    Sous les fards, les postiches, les bijoux, les habits, gît une créature monstrueuse, si odieuse et hideuse que l'on y trouve "des serpents plutôt que des saints".

    Il fut établi que les sensations sont des pensées confuses et qu'il faut se méfier de l'imagination et de la mémoire puisqu'elles découlent des sensations. [...]
    Que les pleurs sont féminins, et que la poésie dramatique, puisqu'elle provoque des pleurs, doit être évitée, qu'elle "a un pouvoir de corruption des plus redoutables, même chez les hommes de haut rang".

    Et il fut écrit que les femmes ont pour défaut d'avoir "des affections et des passions démesurées" et des imaginations débridées, et que l'on ne devrait pas enseigner l'italien ou l'espagnol aux jeunes filles pour cette raison, les livres écrits dans ces deux langues ayant "un effet dangereux" sur les femmes." (pp.29-31)

    "Et il fut décidé que Dieu ne meurt pas. [...]
    Il est le Père. Il ne peut mourir. [...]

    Et que "l'image de Dieu est en l'homme et elle est une."
    Que "les femmes sont tirées de l'homme qui possède la juridiction du Seigneur comme s'il était Son pasteur car il est à l'image du Dieu unique"." (p.32)

    "Il fut décidé que l'esprit des femmes est défectueux. Que les fibres de leur cerveau sont chétives. Qu'étant donné que les femmes menstruent régulièrement l'apport en sang vers le cerveau s'en trouvent diminué.
    Il fut recommandé que tout savoir abstrait, tout savoir rigoureux, soit laissé à l'esprit solide et laborieux des hommes. "Pour cette raison, fut-il argué, les femmes ne se verront jamais enseigner la géométrie"." (p.33)

    "1589 Francis Bacon est nommé chancelier de la Chambre étoilée. [...]
    (Que la nature doit être assujettie au service des hommes, convainc-t-il) [...]
    (Il prétend que la terre devrait être menée à la question et torturée pour qu'elle révèle ses secrets). [...]

    1622-1223: Jean-Georges II, prince-évêque, fait construire une maison dévolue au procès en sorcellerie à Bamberg ; six cent sorcières y brûleront.
    1628: Cent cinquante-huit sorcière brûlent à Würzburg.
    1637: René Descartes publie le Discours de la méthode. [...]
    1670: Les procès pour sorcellerie." (pp.35-37)

    "1745 Procès des sorcières de Lyon ; cinq condamnations à mort. [...]
    1775 Anna Maria Schnagel est exécutée pour sorcellerie." (p.38)

    "Il fut décrété que la matière est inerte.
    Que l'univers agit comme une machine qui peut être décrite au regard des actions des particules de matière sur d'autres particules selon des lois mécaniques immuables.
    Que le secret de l'univers ne peut être révélé que par la compréhension de son fonctionnement. Que derrière le "comment" matériel se trouve la cause primaire, qui est immatérielle.
    Que le particulier (comme les pièces d'une machine) peut être compris sans référence au tout. [...]

    Et il fut découvert:
    Que le poids de deux corps est proportionnel à leur masse.
    Que chaque corps persévère dans son état de repos ou de mouvement de façon uniforme en ligne droite, sauf s'il est contraint de changer cet état par des forces imposées à lui.
    Qu'un changement de mouvement est proportionnel à la force du mouvement imprimé et a lieu dans la direction de la ligne droite dans laquelle cette force est imprimée.
    Que la réaction est toujours égale et opposée à l'action.
    L'inertie fut nommée.
    Et il fut décrété que le Créateur de l'univers est doué en mécanique." (p.39)

    "Et il fut ainsi prédit que la vie serait prolongée, la jeunesse restaurée, la vieillesse retardée, et les maladies incurables guéries, et la douleur atténuée, et qu'un corps serait transformé en un autre, de nouvelles espèces créées, de nouveaux instruments de destruction, tels des poisons, inventés, le temps de germination accéléré, des composts pour la terre fabriqués, de nouveaux aliments développés, de nouveaux tissus confectionnés, du papier, du verre, des minéraux artificiels et des ciments, et qu'existeraient des moyens de transmettre les sons sur de grandes distances par des lignes, des machines de guerre plus fortes et plus violentes, et que les hommes voleraient dans les airs et iraient sous l'eau dans de grands vaisseaux." (p.43)

    "(Et la théorie selon laquelle les races sauvages ont chu de la civilisation par l'entremise du péché fut émise ; plus on s'éloigne du jardin d'Éden, plus la race est proche de l'animal).
    La nature tout entière a été conçue pour profiter à l'homme, fut-il dit. Le charbon a été placé au plus près de la surface pour qu'il en fasse usage, les animaux courent sur quatre pattes parce que cela fait d'eux de meilleures bêtes de somme. Les dents ont été créées pour la mastication, et les femmes "existent uniquement pour la propagation de l'espèce"." (p.45)

    "Fut évoquée cependant la possibilité que la nature fasse évoluer les espèces sans plan préconçu, et d'aucuns avancèrent que les forces de la nature sont aveugles, qu'elles sont aveugles de volonté, sans réflexion ni moralité. Que cette volonté est une volonté de vivre et qu'elle infecte toutes les formes naturelles, de la croissance des plantes à la pulsion d'accouplement, en passant par le besoin de nourriture chez les animaux et les hommes. [...]

    (Et il fut également écrit que la nature vit et respire par le crime. Que tous ses pores désirent que le sang soit versé. Que ses nerfs vibrent de désir douloureux pour le péché. Qu'elle se languit de cruauté. Qu'elle suscite la mort de la vie, et nourrit de sang frais les innombrables et insatiables bouches qu'elle allaite à son sein sans lait. Qu'elle prône la douleur pour aiguiser son plaisir. Qu'elle poignarde, empoisonne, écrase et corrode. Que la nature est lasse de la vie. Que ses yeux sont malades de voir, ses oreilles bourdonnent d'entendre. Qu'elle est tarie de création. Qu'elle se délecte dans le désir de mort.)

    Et il fut déclaré que la nature de la femme est plus naturelle que la nature de l'homme, qu'elle est aussi sincère que "la souplesse rusée d'un prédateur", qu'il faut se méfier des griffes de tigre sous ses gants, de la naïveté de son égoïsme, son inéducabilité et sa sauvagerie intérieure.
    Et il fut dit que l'ampleur et les envolées de ses désirs et de ses vertus sont incompréhensibles.
    Et nous apprenons à avoir peur.
    "Femme ! le nom même est un crime", fut-il écrit.
    de notre nature." (p.48)

    "Et il fut souligné que ni les femmes ni les "races" inférieures ne sont capables d'abstraire des idées à partir de cas concrets." (p.52)

    "1882, le Married Women's Property Act (loi sur la propriété des femmes mariées), qui accordait aux femmes mariées le droit d'accès à la propriété, est révoqué." (pp.52-53)

    "Et il fut décrété que la pitié naît de la faiblesse et que les femmes, comme les animaux, étant plus faibles, elles ressentent plus de pitié.
    Et il fut dit des poètes qu'ils ont appris la pitié auprès des femmes." (p.58)

    "Il fut décidé que l'homme avait évolué à partir des grands singes. [...]
    Que toutes les étapes de l'évolution des hommes et de la société humaine persistent. [...]
    Et que "l'homme blanc aide à se perfectionner, sur la surface de la terre, même les races presque égales à la sienne". [...]
    (Il fut décrété que les nègres, comme les orangs-outans et les chimpanzès, sont difficiles à éduquer passé la puberté.)
    [...] Et il fut observé que la femme, comme le nègre, a les pieds plats, et une inclination du bassin très marquée qui la fait paraître moins droite, et sa démarche moins régulière."

    "(Et il fut dit que le train est à la voie ferrée ce que l'homme est à sa femme.)." (p.64)

    "L'entropie fut découverte.
    Et il fut décidé que l'entropie, la quantité d'énergie qui n'est plus disponible pour l'action, augmente sans cesse. Que l'énergie diminue continuellement.
    (Que la terre ne peut donc pas avoir plus de deux cent millions d'années. Que le soleil va s'éteindre.)
    "Les énergies de notre système vont s'étioler", fut-il écrit. "L'homme s'abîmera et ses pensées périront."

    Il fut exposé que les rapports de promiscuité sexuelle avec les femmes entraînent une faiblesse séminale.
    Que "l'énergie génératrice [...] quand nous sommes dissipés, se disperse et nous rend impurs" mais que, "quand nous sommes chastes", nous sommes revigorés.
    Et il fut dit que le jeune homme qui souhaite au mieux développer ses énergies devrait éviter toute perte de liqueur sexuelle." (pp.64-65)

    "Toute matière, fut-il désormais avancé, peut être réduite à quatre-vingt-onze éléments.
    Pour chacun de ces éléments, il y a un atome, fut-il exposé, et ces quatre-vingt-onze atomes sont les éléments constitutifs de l'univers: durs, impénétrables, immuables, irréductibles, révélés sous l'examen de la science comme la réalité ultime.

    (Des mouvements de molécules sont détectés dans le mouvement du pollen dansant dans l'eau immobile. La matière inanimée bouge).
    Il fut déclaré qu'il n'est rien en ce monde d'aussi stable que soi-même, qu'on se connaît foncièrement. [...]

    La radioactivité s'explique par la désintégration de l'atome. L'atome, fut-il finalement convenu, n'est pas stable.

    L'inconscient fut découvert.
    (Et l'inconscient, fut-il expliqué, est cette partie du soi inconnue du moi conscient, en un instant donné.)

    A partir des effets phosphorescents sur la paroi de verre d'un tube chargé, une particule d'énergie fut découverte. Cette particule est plus petite que l'atome, fut-il exposé, et elle est dans l'atome, fut-il signalé, et cette particule fut nommée électron.
    (L'atome n'est pas inanimé.)

    L'énergie du soi est cachée, fut-il révélé, dans une région "sombre et inaccessible" de l'esprit, chargée d'appétits. Cette région de l'esprit peut être décelée dans les rêves, les lapsus, les souvenirs dérobés, dans les associations d'idées, les chutes accidentelles, les mots mal orthographiés, les noms oubliés, dans le fredonnement distrait de mélopées, les choses grifonnées, dans ce qui est oublié (que tout cela n'est que symptôme. Que le membre paralysé est un symptôme de cette énergie). Cette énergie de l'esprit fut nommée libido.

    La géographie de l'atome fut explorée. Ses parties furent nommées électron, proton et neutron. Il fut conjecturé que l'atome rassemblait au système solaire: des particules plus petites encerclant un centre plus grand.

    Le soi est composé de trois parties, fut-il déclaré, le surmoi, le moi et le ça.
    Et que, bien que les femmes aient moins de libido, fut-il dit, leurs instincts animaux sont moins contrôlés ; elles ont aussi moins de surmoi. Que le moi des femmes est moindre, qu'elles sont (à l'instar des enfants et des peuples primitifs) moins conscientes des nécessités de la vie.
    Que les femmes ont moins le sens de la justice, que leurs pensées sont plus colorées de sentiments que les pensées des hommes.
    (Que les femmes sont moins objectives.)
    Il fut affirmé que les hommes sont responsables de la civilisation.
    L'activité est la part des hommes, fut-il dit. Les petits garçons bâtissent des formes verticales, tournées vers l'extérieur, fut-il argué, et en tant qu'hommes, ils se déplacent dans le monde pour en façonner la réalité.
    La passivité est la part des femmes, fut-il dit, et les petites filles bâtissent des enclos, dirigent leurs énergies vers l'intérieur. Elles se sentent laissées pour compte par le mouvement des hommes, en tiennent rancune à la civilisation et, dans le sillage de ses progrès, sèment le chaos.
    Qu'être une femme, c'est s'agripper à la maison, à la monotonie, à la tradition.

    Et tandis que nous levons la tête, on nous ramène encore et toujours à la tradition." (pp.68-71)

    "La matière est un événement, fut-il alors constaté [voir Whitehead].

    Il fut dit impossible d'ériger entre le ça, le moi et le surmoi des frontières définies." (p.73)

    "L'atome est bombardé par le neutron et se divise, libérant d'autres neutrons qui, à leur tour, divisent d'autres atomes: feu, lumière et son. La réaction en chaîne fut inventée.

    1941: Découverte du plutonium.

    1945: Hiroshima et Nagasaki sont détruites par une explosion atomique." (p.79)

    "Il fut dit de la psyché humaine qu'elle abrite une pulsion de mort. [...]
    Que, dompté, cet instinct de destruction chez l'homme cherche à exercer un pouvoir sur la nature.
    Que le corps de la femme la prédispose à retourner cet instinct contre elle-même." (p.80)

    "Le méson fut découvert, le lambda, le sigma, l'êta, le muon, le pion, la cascade, le kaon furent découverts.
    Trente sortes de particules élémentaires furent découvertes.
    Il fut proposé que les particules élémentaires ne sont peut-être pas fondamentales. L'idée que l'homme se faisait de la nature fut de nouveau menacée. Son visage est changeant, fut-il dit. Et il fut suggéré qu'une structure invisible à la mesure se trouve sous les particules.

    Mais il fut affirmé également que les particules élémentaires n'existent pas.
    Toute question portant sur la nature essentielle des choses, fut-il déclaré, mène à une nouvelle question.
    De la nature de la terre, des roches, des rivières, des nuages, de la lumière, du vent, du souffle, de la chair, des mules, des chevaux, des oiseaux, du corps des femmes, de l'utérus, des seins, de la vulve, des poils, il fut reconnu que l'on ne sait rien encore.
    Il fut écrit que nous sommes à la fois acteurs et spectateurs.
    Et le temps ne s'écoule pas de manière universelle. L'univers est amorphe, sans structure fixe, toujours changeant. Il n'existe pas d'espace absolu. Le temps et l'espace ne font qu'un.

    Nous sommes les roches, le sol, nous sommes les arbres, les rivières, nous sommes le vent, nous portons les oiseaux, les oiseaux, nous sommes les vaches, les mules, nous sommes les chevaux, nous sommes Les éléments solides, la cause et l'effet, le déterminisme et l'objectivité, fut-il déclaré, sont perdus. la matière. Nous sommes la chair, nous respirons, nous sommes son corps à elle: nous parlons." (pp.81-82)

    [La terre. Son visage changeant]

    "Mer. Montagne. Rivière. Plaine. Forêt. Gorge. Champ. Prairie. Rocher. Plateau. Désert. Montagne. Vallée. Mer. Il est le premier. Il est parvenu plus loin qu'aucun homme avant lui. Son regard a balayé ce qui jamais auparavant n'avait été perçu. Que de nouveauté dont il a été comblé, que de fraîcheur ! Aucune beauté de cette terre n'a encore été flétrie, aucune partie souillée. Il est le premier à y poser le pied. Seule l'empreinte de ses souliers laisse sa trace sur le sol. Pin. Loutre. Canyon. Bœuf musqué. Elle livre ses secrets. Il est le premier à savoir, et il nomme ce qu'il voit. Il consigne l'existence des choses. Il pense à préserver ces moments pour la postérité. Il trace la carte de son chemin à travers ce pays. Et il cartographie la silhouette du lieu. Derrière la chaîne de montagnes. De l'autre côté de la vallée. Descendre vers la rivière. Traverser les gorges. Il trouve l'inconnu irrésistible. Il pense que ce qui est caché dans ce pays l'appelle. Il sent des graminées, ignorées trembler en l'attendant, il imagine des lacs mystérieux briller de révélation, il sait qu'il y a des prairies, ignorantes de son être, qui s'ouvriront à lui. Il a soif de connaissance. La rivière Missouri. Council Bluffs. Sioux City. En dépit des dangers, il pénètre plus avant. La rivière Cheyenne. La rivière Knife. La rivière White Earth. Il vainc les ténèbres. Il vainc le tourment. Les montagnes Bearpax. Les montagnes Big Belt. Great Falls. Il met sa vie en jeu. Clark Pass. Il est valeureux, pourtant. Lewis Hellgate. Pourtant, il est vaillant. La rivière Serpent. L'étendue sauvage l'étreint. Il est englouti par l'état sauvage. Il devient sauvage. Les secrets de cet endroit sont désormais les siens et chacun de ses pas est une gloire. Tempête de vents. A faire face au danger, il est devenu plus que lui-même. Tonnerre. Il est conquérant. Éclair. Il a percé le voile des montagnes, navigué les rivières, enjambé la vallée, mesuré les gorges: il a découvert. Désormais rien de cet endroit ne lui est inconnu et, par ce qu'il sait, cette terre est changée à jamais. C'était son rêve." (pp.84-85)

    "Il dompte l'étendue sauvage. Il défriche la terre, retranche les arbres, les broussailles, les mauvaises herbes. La terre est placée sous son contrôle ; il a transformé les friches en jardins. Dans son ventre, il trace un sillon. Il laboure. Il plante. Il sème. A la sueur de son front, il la fait fructifier. Elle lui ouvre son large giron. Elle lui sourit. Elle lui prépare un festin. Elle lui cède ses trésors. Elle le fait s'enrichir. Elle abdique et produit. Elle conçoit. Son giron est fertile. De son antre sombre, la vie jaillit. Ce qu'elle fait de sa semence est un mystère pour lui. Pour lui, sa fertilité est un miracle. Son fonctionnement lui paraît sans effort. Ce qu'elle produit est sien. Il l'a fait concevoir. Sa terre est une mère. Elle sourit devant la joie de ses enfants. Elle le nourrit en abondance. Dans sa faim, il revient vers elle, encore et encore. Encore et encore, elle prodigue. Elle est sa mère. Ses pouvoirs sont un mystère. En silence, elle lui prodigue des miracles. Mais, tout aussi silencieusement, elle se rétracte. Sans raison, elle refuse de produire. Elle est capricieuse. Elle se dessèche. Elle est acariâtre. Elle le rejette. Il est déterminé à avoir l'ascendant sur elle. Il la fera produire à volonté. Il trouvera le moyen de lui faire produire ce qu'il veut, de la faire produire davantage.

    Il déchiffre les secrets de la terre. (Il sait pourquoi elle engendre). Il récite l'histoire du cycle du carbone. (Il maîtrise les propriétés de la chlorophylle). Il récite l'histoire du cycle de l'azote. (Il fait sortir l'azote de l'air). Il détermine la composition du sol. (Encore et encore, il plante la même graine sur la même parcelle de terre). Il dit que le sol est un lieu de stockage sans vie, il dit que le sol est ce qui est cultivé par les cultivateurs. Il dit que la terre n'a plus besoin d'être en jachère. Que ce qui se déroulait dans sa quiétude n'est plus un secret, que les voies de la terre peuvent être pilotées. Que le cultivateur peut exiger de la terre ce qu'il veut. (Il remplace les champignons, les bactéries, les vers de terre, les insectes, la pourriture). Il nomme tout ce qui lui est nécessaire: azote, phosphore, potassium, et il dit qu'il peut les fabriquer. Il augmente le poids des grains d'orge avec du carbonate de potasse ; il rend les pommes de terre plus farineuses avec du muriate de potasse, il donne au chou un vert vif avec du nitrate, il crée des oignons qui vivent plus longtemps avec des phosphates, il fait fleurir plus tôt le chou-fleur en le privant d'azote. Ses pouvoirs croissent encore. [...]

    Elle s'accroche à tout ce qui peut l'aider à continuer. Elle dit que la douleur est intenable. Donne-moi quelque chose, dit-elle. Ce qu'il lui donne, elle l'avale sans demander pourquoi. Elle dit maintenant que les contours sont flous. Les limites de ce qu'elle voit, de ce qu'elle veut, de ce qu'elle dit sont floues. Donne-moi quelque chose, dit-elle. Ce qu'il lui donne, elle le prend sans poser de questions. Elle dit que la première douleur a disparu, ou qu'elle ne s'en souvient plus, ou qu'elle n'arrive pas à se rappeler pourquoi tout cela a commencé, ou comment elle était avant, ou si elle va survivre sans ce qu'il lui fait avaler, mais qu'elle ne sait pas, ou ne peut pas se rappeler, pourquoi elle continue.
    Il prétend qu'elle ne peut pas continuer sans lui. Il prétend qu'elle doit prendre ce qu'il lui donne. Il prétend qu'il la protège des prédateurs. Qu'il lui donne du dichlorodiphényltrichloroéthane, de la dieldrine, des naphtalènes chlorés, du chlordane, du parathion, du malathion, du sélénium, du pentachlorophénol, de l'arsenic, de l'arsénite de sodium, de l'amitrole. Qu'il l'a débarrassée des parasites, prétend-il.
    Et il a élaboré des dispositifs pour se séparer d'elle. Il envoie des machines pour faire son travail. Son travail à lui est devenu aussi facile que son travail à elle. Il accomplit des journées de travail d'un simple geste de la main. Ses efforts à lui sont plus stupéfiants encore que ses efforts à elle. Il ne la prie plus, il ne l'implore plus mais prononce des mots à distance et ses ordres sont exécutés. Même lorsqu'il lui tourne le dos, elle abdique. Et dans son esprit, il s'imagine concevoir sans elle. Dans son esprit, il développe les moyens de supplanter ses miracles à elle par ses miracles à lui. Dans son esprit, il ne dépend plus d'elle. Ce qu'il possède, prétend-il, il lui appartient d'en user comme de l'abandonner." (pp.92-94)

    "Les arbres qui poussent dans la forêt devraient être
    des arbres utiles.
    Pour chaque arbre, demandez-vous s'il
    vaut l'espace qu'il occupe en poussant.
    Tremble, pin sylvestre, aronia, gommier noir, chêne sylvestre,
    cornouiller, pruche, hêtre sont des mauvaises herbes
    qu'il convient d'éliminer. Mille
    pieds cubes d'une espèce donnée peuvent valoir plus que
    la même quantité d'une autre. (Des procédures
    standard pour le travail de bureau
    doivent être mises en place. Renseignez-vous
    sur le but de chaque type de
    travail, demandez-vous: "ce travail
    est-il nécessaire ?") Trouvez
    quelles espèces ont la
    plus grande valeur
    pour le consommateur, et
    plantez-les. [...]

    Dans une forêt convenablement gérée, les arbres maladifs et excédentaires ont été éclaircis pour faire de la place aux bons arbres. Dans une telle forêt, il n'y a pas de place pour les arbres blets, ayant outrepassé leurs meilleures années de croissance, pour les arbres malades ou endommagés, les arbres ramifiés ou mal formés.

    (Est-elle précise ? Est-elle soignée dans ses habitudes professionnelles et personnelles ? Est-elle loyale ? Peut-on lui faire confiance ? Est-elle courtoise ? A-t-elle une personnalité agréable au téléphone ?)
    La forêt
    est plus facile
    à gérer si
    elle est vaste et les
    arbres doivent être plantés à proximité les uns des autres
    afin qu'ils poussent droit et
    haut pour atteindre la lumière. (Il
    devrait y avoir une seule équipe centrale de
    sténographes pour rendre
    service au bureau entier
    plutôt que de petits groupes
    de sténographes anarchiques dans
    tout le bureau.)

    (Est-elle stable sur le plan émotionnel ? Est-elle responsable ? Polyvalente ? Créatrice ? Cohérente ? Confiante ? A-t-elle une bonne mémoire ? Est-elle attentive aux besoins des autres ? Fait-elle de son mieux ? Sait-elle épeler ? Tirer des leçons ?)." (pp.100-101)

    "Nous sommes les mules. La progéniture d'un âne et d'une jument. Nous ne pouvons procréer par nous-mêmes ; la nature ne nous a pas créées: nous avons été élevées pour le travail domestique. Bien que nous travaillons dur, notre nom est synonyme d'obstination et de stupidité. Pourtant, c'est là la nature même de notre travail: obstiné et stupide. Nous possédons la force de la persévérance. Bien que notre travail soit nécessaire et que nous ayons été élevées dans ce seul but, personne ne nous envie ; personne n'aspire à faire le travail que nous faisons aussi bien que nous le faisons. Nous sommes méprisables. Si nous continuons, à nettoyer les toilettes, à laver les sols, à dépoussiérer les meubles, à trimballer les courses, à écosser les petits pois, à plier le linge, si nous continuons, à mettre les enfants au monde, à laver leurs visages, leurs fesses, leurs nez, à disposer de leurs selles, à les nourrir de nos corps, si nous continuons, nos cheveux retenus en bandeaux, nos mains sentant l'ail, nos nez remplis de poussière, nos dos courbés vers la terre, nos oreilles n'entendant que des cris inarticulés, nos yeux plissés à force de travail obstiné ; nos bouches closes sauf lorsque c'est nécessaire, nos cerveaux ne calculant que des quantités simples, trois tasses de farine, dix mètres de flanelle, quatorze livres mijotées dans du beurre, du vinaigre et des chiffons, de l'eau et des chiffons, des épingles dans le savon, des légumes le mardi, le coton à l'eau chaude, la laine à froid, si nous continuons, à changer les draps, à administrer les doses, nous sommes méprisables, et si nous nous arrêtons soudain, la parole ne nous ayant pas été apprise, nous n'articulons rien, notre nature est mystérieuse, butée, mais c'est pour cela que nous avons été élevées, nous sommes des bêtes utiles mais difficiles à manier, dites-vous, vous qui nous nourrissez et nous hébergez en échange de notre travail, pourtant, les hommes comptent les mules parmi leurs richesses et, parmi leurs accomplissements de démiurge, d'avoir su ordonner à la nature, d'avoir créé un animal.
    Et nous savons que nous ne sommes pas logiques.
    La mule brait sans raison apparente. Sans rime ni raison. Nous nous souvenons avoir fondu en larmes soudainement, sans bonne raison. A coups de rosseries et de ruades, aussi furieuse qu'un ouragan, sans presque aucun avertissement, incompréhensible, brutale. [...]
    La mule possède pourtant une certaine grâce. Elle a le pied sûr. Elle sait manœuvrer, la charrue attelée à son dos, tirant de son poids le soc dans le sol, sur le flanc abrupt d'une montagne, sans glisser ni trébucher face au dénivelé. Elle sait suivre les hommes par les cols de montagne les plus escarpés ; portant vivres et eau (de sorte que le muletier est aussi nécessaire à l'armée que ne l'est l'artilleur). [...]
    Et si nous trouvons cette grâce par notre travail, par nos doigts qui dénichent le fil lâche du vêtement, nos oreilles qui entendent, dans la nuit, les cris que personne n'entend, quand nous surveillons le lait sur le feu, quand nos corps penchés bercent, bercent encore, par les pièces d'étoffe cousues ensemble en motifs, le goût du thym associé au romarin et l'odeur différente de l'origan, ou la grâce, la grâce de la crise, de la fièvre, l'application régulière de compresses froides, la grâce de l'économie, la soupe faite de restes, la réutilisation en jupe du couvre-lit, ou la vision de ce qui est à peine visible, innommable, la légère différence dans l'expression des yeux, l'humeur, la lente ouverture, l'écoute, la possibilité infime, à peine audible, le signe de tête, presque inarticulé, mais qui permet l'articulation, les mots, la guérison, les yeux qui reconnaissent, cette grâce du non-dit, exprimée en mouvements, la main qui réagit, qui emmitoufle dans la couverture, les bras qui retiennent cette grâce entêtée et quotidienne, sans laquelle nous choisirions de ne pas continuer, et, si nous y parvenons, nous aurons quelque chose qui nous est propre.
    C'est notre grâce secrète, innommable, invisible, survivante
    ." (pp.123-126)

    "C'est l'extrême sensibilité à la douleur de la jument, dans la bouche surtout, mais plus généralement sur le reste du corps, qui permet au cavalier de la contrôler par la pression de son poids, le mouvement de ses jambes, et à l'aide du mors, de la bride et de la longe, du fouet de selle, du long fouet et de l'éperon.
    C'est la nature timorée de l'animal, combinée à cette sensibilité, qui lui permet d'être dressé. La jument n'est pas agressive, sa seule défense est la fuite. C'est pourquoi elle réagit à la douleur en fuyant. Si le cavalier se tient à la tête de l'animal et lui frappe le flanc au moyen d'un long fouet, la jument s'éloignera de la gêne.
    Qui plus est, la jument est un animal social doté d'une mémoire prodigieuse ainsi que d'un désir de plaire et d'un grand besoin de sécurité, et toutes ces qualités sont mises à profit pour le dressage. Ses défauts sont la nervosité, la paresse et une excitabilité parfois imprévisible." (pp.128-130)

    "Son corps est un vecteur de mort. Sa beauté est un leurre. Son charme est un piège. Nul ne saurait lui résister. Sa voix est une ruse. Sa parole, un complot. Sa démarche, un appât. Elle anticipe sa séduction. Elle ne saurait s'en empêcher. Son esprit est un théâtre de séduction. Elle ne peut penser autrement. Son corps fut conçu pour la séduction. Toute autre pensée n'est que masque, prétexte à son unique but. Son talent est ultime. Elle ne reculera devant rien. Sous la grâce, elle s'agrippe ; derrière ses chants, elle est sirène. Sa bouche aspire. L'air qui l'entoure se fait tourbillon. Elle est perfide. S'en approcher, c'est se noyer ; lui être intime, c'est suffoquer. Elle aveugle. L'innocent ne peut déceler sa véritable forme. Sous sa chair suppliante, elle est une gueule béante, un trou dévorant, un abîme. Décès. Destruction. Ténèbres sans clarté. Néant. Elle dévorera la chair qu'elle paraît aimer. Sa faim est insatiable. Céder à l'une de ses exigences, c'est céder à jamais. En elle est un abysse si profond qu'il éclipse toute lueur. Le voyageur jamais ne peut trouver l'issue. Elle est l'océan infini. Dans son corps, un enfer. Ardent. Quand elle est en colère, toute vie s'arrête en tremblant. A la porte de son ventre est une blessure qui saigne abondamment. C'est une blessure qui ne guérira jamais. Elle est mutilée. Elle est endommagée. Elle ne pardonnera jamais cela à l'existence. Chacun de ses actes est un acte de mutilation, d'altération. Elle est un fléau. Une maladie. Le sang de sa blessure fait tourner le lait. Elle abîme les fruits, empêche la fermentation du vin ; elle brise les cordes des violons ; elle empoisonne la nourriture ; elle provoque la maladie, la mort au combat, l'impuissance et le rétrécissement. La couleur de son sang est celle de la calamité, du feu, du mal. Son odeur est une offense, son odeur est un avertissement. Elle aime le sang. Elle exige des massacres. Elle exige des sacrifices. Son sinistre souhait est celui de la castration. Elle veut plus de blessures, une mutilation sans fin. Sa vulve a des dents. Son regard fixe pétrifie. Son ventre est un tombeau. Elle ne peut pas s'en empêcher. Elle dévore tout, jusqu'à elle-même. Sa passion est sans fin, sans raison, sans limite et n'existe que pour elle, négligente, arrogante, extravagante, indulgente, insouciante, inexorable, cruelle, égoïste, elle ne saurait s'arrêter de son propre gré ; son corps ne cessera pas d'être ; si elle était libérée, pouvait faire ce qu'elle voulait, son corps ne s'arrêterait jamais, tout être serait détruit sauf son être à elle, et même lui, sa faim ne l'épargnerait pas, elle finirait par se consumer ; dans son corps est le germe du néant." (pp.139-140)

    [Livre deuxième : Séparation. Les séparations dans son regard et sous son règne]

    "On nous dit que les corps qui s'élèvent aux cieux perdent leur vulve, leurs ovaires et leur utérus, que le corps féminin en résurrection devient corps masculin." (p.157)

    "Quelque part, nous entendîmes que celle qui faisait produire la terre, germer les semences, fut privée de sa fille. Nous entendîmes qu'un jour, comme la fille jouait dans les champs, la terre s'ouvrit en deux et que de cette béante crevasse surgit son ravisseur. Que face à lui, elle fut saisie de terreur. Que, ne sachant qu'il avait béni cette union, elle appela à l'aide son père. Que, ne sachant si du fond de sa caverne quelqu'un pourrait l'entendre, elle cria au viol. Que, regrettant sa mère, elle appela encore et encore, et que sa voix résonna contre les parois des montagnes et par-delà les mers jusqu'à atteindre les oreilles de sa mère. [...] Nous apprîmes que la mère fut saisie de douleur au son des pleurs. Nous nous fîmes la réflexion que cela avait dû être comme une déchirure. Qu'elle vola tel un oiseau sauvage, nous rapporta-t-on, par-delà terres et mers, s'enquérant de sa fille. Que personne ne voulut lui dire la vérité. [...] Nous nous souvînmes qu'elle rencontra finalement quelqu'un qui avait entendu les cris de sa fille. Qu'ensemble ils la cherchèrent, qu'ensemble ils prirent les torches, qu'ils apprirent ensemble l'histoire du viol, que la lumière du soleil leur annonça qu'elle était perdue à jamais pour sa mère. On sut que la mère devint amère, qu'elle devint impitoyable, qu'elle s'abandonna, qu'elle prit refuge dans le corps d'une vieille femme, dans le corps d'une servante, et joua le rôle de nourrice (qu'elle s'occupa du fils d'un roi, dont elle modela le corps sur ses feux pour le rendre immortel). Qu'enfin elle se révéla dans sa fureur. Mais que, bien qu'elle exigeât d'être honorée pour ce qu'elle était, aucun hommage ne venait l'apaiser. Qu'elle se souvenait de sa fille ; des doux cheveux le long de la colonne vertébrale. De la voix de sa fille. De sa terreur. Et qu'elle ne pouvait rien faire pour la sauver. Elle ne mangea rien. Elle ne but rien. Elle refusa d'exister. Elle devint muette. Elle se terra. Elle s'engourdit. Et la terre ne voulut plus rien produire, et les graines ne voulurent plus germer. La terre était dévastée et la mer se résorbait sous l'agonie de la perte et le ciel était noir d'effroi." (pp.160-161)

    "Il fut décrété que ce que l'on entend n'est qu'une hallucination des sens. Que le son est constituée d'ondes. Qu'une onde constitue une forme éphémère produite par l'énergie voyageant à travers les molécules d'air, de bois ou d'acier. La capacité de l'oreille humaine à reconnaître cette onde comme du son, fut-il affirmé, dépend de la fréquence de ses vibrations. Il fut exposé qu'il existe des vibrations trop rapides et d'autres trop lentes pour l'oreille humaine, que les vibrations du son sont amplifiées sur un support plus chaud ou plus épais, que la structure de l'oreille interne fait augmenter ou diminuer la fréquence des ondes sonores, que les ondes sonores d'une certaine fréquence peuvent oblitérer celles d'une autre fréquence de façon que l'oreille n'entend qu'un seul son là où il y en a deux, que plusieurs sons combinés sont perçus comme un bruit indifférencié, qu'il n'existe absolument aucune relation entre ce qui produit le son et ce qui est perçu, que ce que l'on entend n'est qu'une hallucination des sens dont on ne peut prétendre qu'elle soit réelle.

    (Il fut établi par la loi que le témoignage d'une victime présumée de viol doit être corroboré. Il est dit que la corroboration est requise parce que les plaignants dans de tels cas ont trop souvent une tendance à fantasmer ou à fabuler. Par conséquent, la crédibilité de la personne prétendument souillée, dit-on, doit être abordée avec scepticisme, ce d'autant plus quand la plaignante est une jeune fille.)

    C'est pour cette raison qu'il fut signifié que les sons ne peuvent exister sans oreilles ni sans un esprit pour les entendre, que tout son n'a d'existence qu'en esprit. (Et la déclaration selon laquelle, peu après l'évènement présumé, un témoin a vu la victime présumée dans la rue, en pleurs, débraillée, bouleversée et sans manteau alors que la journée était froide, et qu'elle lui a dit qu'elle avait été attaquée et lui a indiqué ses agresseurs présumés, qui se trouvaient à une courte distance, n'est pas considérée comme une preuve corroborante, pas plus que l'affirmation d'un autre témoin selon laquelle il l'a trouvé en pleurs et lui expliquant qu'elle avait été violée n'est considérée comme preuve corroborante, car il s'agit d'une preuve qu'un événement s'est produit, certes, mais pas nécessairement d'une preuve qu'un rapport sexuel a eu lieu.). Et, étant donné que le son équivaut à une construction de l'esprit, fut-il déduit, il est absurde de penser que le son peut exister au sein d'une substance non pensante, dans un violon ou le bois d'un violon.
    Et puisque toute preuve de l'existence de la matière est une preuve sensorielle d'un type tout aussi trompeur, n'existant qu'en esprit, il fut conclu que la matière n'existe qu'en esprit. (Il ressort donc de cette audience que l'accusé était innocent de viol et qu'aucun crime de ce type n'a eu lieu.)." (pp.186-188)

    " [En 1733, on demanda aux docteurs en théologie de la faculté de Paris si, lorsqu'on ne peut sauver que la mère ou l'enfant, en se servant de l'opération césarienne, sans espérance bien fondée pour l'autre, lequel des deux se doit-on se préférer ?]

    En ne prenant en compte que la justice, la vie de l'enfant à naître devrait être sacrifiée pour sauver celle de la mère. [...] Mais la charité n'impose-t-elle pas à la mère de préférer la vie de son enfant à naître à la sienne ? [...] Mais l'enfant n'est-il pas confronté ont-ils mis en garde, au danger d'une mort sans baptême préalable, et la charité n'impose-t-elle pas que la mère accorde plus d'importance à l'âme éternelle de l'enfant qu'à sa propre vie éphémère ? Sa vie éphémère n'est-elle pas clairement inférieure ? ont-ils plaidé. [...] Et donner sa vie pour son prochain est considéré comme un acte de charité ardente, ont-ils mis en avant, de ce fait, ces décisions métaphysiques étant toujours difficiles, Et nous n'avons pas choisi la beauté de ce lieu, ils ont finalement conclu nous ne nous sommes pas choisies les unes les autres que la vie de l'enfant à naître devait être préférée à celle de la mère. Nous ne nous sommes jamais choisies nous-mêmes." (pp.192-193)

    [Livre Troisième : Passage. Au travers du labyrinthe vers la caverne où elle a sa vision.]

    [Livre Quatrième : Sa vision. Désormais elle voit par ses propres yeux]

    "Nous disons briller de la lumière d'étoiles nées il y a des millénaires et qui désormais brûlent dans nos esprits.
    Andromède (La Princesse enchaînée)
    L'époque où elle était enchaînée. L'âge dont l'évènement le plus significatif fut la perte de son propre nom. Le millénaire qui s'est ouverte le jour où le premier viol d'une femme a eu lieu. Le jour où le viol d'une femme est resté impuni. L'âge des lois qui déclarent qu'elle est inapte à gouverner. L'âge où on ne lui a pas appris à lire. Les siècles qui n'ont pas déclaré ses droits. La période qui l'a déclarée inapte à exercer la médecine. Les années où elle ne pouvait pas posséder de biens. La période pendant laquelle sa parole, seule, n'était pas reconnue devant un tribunal. L'âge coloré par ses journées passées seule à la maison pour s'occuper des enfants. La période de l'isolement. La période dont la preuve la plus évidente est son invisibilité.
    L'Hydre (Le Dragon). Le siècle où Ales Manfield fut traitée de sorcière. L'époque où Katherine Kepler fut menée à la torture. L'année où Ales Newman, Alice Nutter et Alizon Device furent accusées d'appartenir à un cercle de sorcières. La semaine où Anne Redferne, Anne Whittle, Elizabeth Demidyke, Jeanet Hargreaves, Katherine Hewit et Jeanet Preston furent menées au bûcher. L'époque régie par le feu.
    Canis Majoris (Le Grand Chien). La période de l'audace de Judith qui trancha la tête d'Holopherne et ainsi sauva la cité. L'époque du courage d'Alice Knyvet qui empêcha le roi de prendre son château par la force. La décennie connue pour la férocité de Jeanne de Flandre. L'époque appelée les années de Jacoba, d'après le génie guérisseur de Jacoba Felicie. L'époque célèbre pour avoir interdit à Jacoba Felicie de pratiquer la médecine.
    Nous affirmons qu'aucun acte n'a de fin. La pierre jetée dans l'eau provoque des vagues dans l'eau, et ces vagues dans l'eau font des vagues dans l'air, et ces vagues-là se déplacent à l'infini, mettent les particules en mouvement, entraînent d'autres mouvements et mouvement après mouvement, à l'infini. Nous affirmons que l'eau a remarqué la chute de cette pierre et ne l'a pas oubliée. Et dans chaque particule, chaque acte vit, et les astres ne nous effraient pas, affirmons-nous, la lumière des astres nous est familière.
    Monoceros (La Licorne)
    L'âge qui a commencé lorsque Caroline Herschel a regardé les étoiles. La période au cours de laquelle Émilie du Châtelet veillait tard dans la nuit pour écrire sur l'espace, le temps et la force. La période qui s'achève quand Émilie du Châtelet meurt en couches." (pp.270-271)

    "Les nuages de Magellan. La nébuleuse d'Orion. Les nuages d'étoiles dans la Voie lactée. Nous affirmons que nos vies font partie de la nature. Nous affirmons que dans chaque particule, chaque acte vit. Le corps de l'arbre révèle le passé. Que les ondes de la pierre tombant dans l'eau ont été gelées dans la glace de l'hiver. Que les étoiles influent sur les corps des crabes, et que les huîtres connaissent les phases de la lune. [...]
    Persée (Le Héros).
    Les années Harriet Tubman. L'ère de Sappho. La période modelée par le mouvement social de Flora Tristan, nommé le tristianisme. Le siècle surnommé la période Swallow d'après Ellen Swallow (parce qu'elle inventa le mot "écologie"). Le jour dévolu à la mémoire d'Elisabeth Blackwell (car elle fut la première femme à être diplômée d'une école médicale). L'ère de Ma Rainey.
    Lepus (Le Lièvre). Les années qui auraient pu être si elle n'avait pas dû élever des enfants, les garder en vie, trouver la nourriture, repriser les accrocs, nettoyer le sol, cuire le poisson, garder le charbon brûlant dans le poêle. Les années qui n'auraient pas pu être si elle n'avait pas fait ces choses-là. Les âges qui ont survécu grâce à son empathie ; le siècle subtilement informé par sa compassion." (p.273)



    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 31 Jan - 14:55, édité 2 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein Empty Re: Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 31 Jan - 14:46

    "Argo Navis (Le Vaisseau). Sa naissance à elle. Le jour où elle prononça son premier mot. La période de sa conscience grandissante. Les jours où elle saigna. Les années où elle apprit ce qu'était la mort. L'âge qu'elle avait lorsqu'elle accepta le changement. Le temps de son élargissement. Lorsqu'elle sentit son corps devenir fort. La période de sa vie où elle apprit la réciprocité et l'inviolabilité de l'autre. L'année où sa colère lui octroya la clarté et où tous ses pleurs furent empreints d'intelligence. Le matin de ses pleins pouvoirs. La célébration de ses premiers cheveux gris. La reconnaissance solennelle de sa maturité. [...]
    Cassiopée (Le Fauteuil de la reine). Nous énumérons les âges où elle avait conscience de son propre pouvoir. L'âge où elle garda son nom à elle. L'âge où elle révéla le secret de la roue. L'âge où elle apprit à parler aux animaux. L'âge où elle découvrit la graine. L'âge au cours duquel elle tissa des vérités qui la concernent. L'âge où elle joignit ses forces à celles de la terre. Où elle écouta et fut entendue. L'âge où elle sut qu'elle n'était pas seule. L'âge de sa résonance." (p.274)

    "Beaucoup d'entre nous qui ont pratiqué ces arts ont été jugées. Nous étions aux portes du changement, mais ceux qui nous jugeaient avaient peur. Ils ont revendiqué le droit de commander l'avenir. Ils auraient voulu que nous périssions toutes, et ce fut le cas pour la plupart d'entre nous. Mais certaines ont survécu. Parce que c'est là le pouvoir des choses que nous connaissons: nous avons continué à voler dans la nuit, nous avons continué nos diableries, nos danses, nous sommes restées proches des animaux bien que nous ayons été menacées par le feu et bien que nous ayons failli devenir des femmes brûlées. Et même si, en nous passant sur le corps, ils ont transformé cette terre, nous persistons à dire que la vérité est que, jusqu'à ce jour, les femmes rêvent encore. [...]

    Durant ces années, tout ce que nous voulions paraissait hors de portée. Rien dans nos vies n'était jamais chanceux. Nous avions les plus maigres portions des choses, et quand les choses se faisaient rares, nous nous en privions. Tel est notre lot, nous sommes-nous dit. Et nous avons cessé de vouloir. Nous avons seulement langui, et nous nous sommes tellement faites à la douleur de la langueur que nous avons nommé cela notre nature. Nous avons mis cela dans nos chansons. Nous avons dit que la déception faisait partie de la vie. Même en imagination, toutes nos tentatives ont commencé à échouer. Mais un jour, tout a changé. Ce jour-là, nous avons rencontré une femme qui avait l'habitude d'obtenir ce qu'elle voulait. Elle mangeait de grosses portions et son corps était gros. Elle nous a fait savoir qu'il était d'autres femmes de ce genre. Nous avons été envoûtées. Nous avons commencé à rêver que nous étions comme elle. Son sourire même nous invitait à lui ressembler. Et c'est ainsi que nous avons finalement été initiées.

    Nous avons commencé à penser que nous pourrions obtenir ce que nous voulions. Notre envie s'est transformée en désir. Savez-vous comme le désir peut courir à travers les membres ? Comment le désir permet à vos yeux de percer l'espace ? Comment le désir propulse même les endormis ? Comment un acte résolu peut traverser cette atmosphère aussi vite que la lumière ? Nous vivions avec le désir. Et nous savions que nous ne reviendrions jamais à ces années d'envie. C'est pourquoi, malgré la menace du feu et notre peur de la flamme, nous avons éclaté à travers les toits de nos maisons. Le désir est une force en nous. Nos bouches s'ouvrent dans l'air qui se précipite. Nos corps flottent parmi les astres. Et nous rions en extase de savoir que l'air a des désirs ; les étoiles veulent. "Oui", nous crions, pleines de nous-mêmes et de joie. "Oui", nous chantons. "Nous volons à travers la nuit"
    ." " (pp.276-277)

    "Nous avons entendu parler de cette femme qui était incontrôlable. Nous avons entendu dire qu'elle était dominée par ses sentiments. Que ses émotions étaient violentes. Qu'elle était impétueuse. Qu'elle violentait la tradition et outrepassait les conventions. Que, pour être sûr, sa vie ne devait pas nous servir de modèle. (La vie du plancton, lisait-elle dans ce livre sur la vie de la terre, dépend de la turbulence de la mer). On nous a dit qu'elle réagissait trop vivement. Plaçait sa vie dans le flot d'idées nouvellement nées. Par exemple, elle avait eu un enfant hors mariage, nous a-t-on dit. Par exemple, elle avait refusé d'être mariée. Par exemple, elle se promenait seule dans les rues, là où les dames n'allaient jamais, et que nous devrions la tenir en piètre estime, en dépit du brio de ses mots. (Elle lisait que le plancton est légèrement plus dense que l'eau). Car elle n'avait aucun respect des limites, nous a-t-on dit. Et lorsque son père avait menacé sa mère, elle s'était servie de son corps pour les séparer. (Qu'à cause de cette densité plus importante, le plancton coule dans les eaux plus profondes.). Et elle s'était insinuée là où elle n'aurait pas dû aller, au sein même du mariage de sa sœur. Et parce qu'elle pensait que sa sœur souffrait de ce dont sa mère avait souffert, elle avait éloigné sa sœur de ce mariage. (Et que ces eaux plus profondes lui apportent de nouvelles sources de nourriture). Qu'elle était mue par la passion. Par des sentiments inconscients, permettant à des émotions profondes et troubles de prendre le contrôle de son âme. (Mais si le plancton descend plus en profondeur, comme ce serait le cas dans des eaux calmes, lisait-elle). Mais nous répliquons qu'à sa passion, elle ajouta de la lucidité (il descend loin de la lumière, et ce n'est que la turbulence de la mer, lisait-elle), et qu'à sa vision, elle donna la substance de sa vie (qui ramène le plancton à la lumière). Pour la façon dont ses mots ont illuminé sa vie, nous déclarons avoir un grand respect. Nous disons avoir écouté sa voix qui demandait: "De quels matériaux peut bien être composé ce cœur qui se ratatine lorsqu'on l'insulte mais qui, au lieu de se révolter contre l'injustice, embrasse le bâton ?" (Et elle comprit que sans lumière, le plancton ne peut vivre et, dans les pages de ce livre, elle lut également que la vie animale des océans, et donc nos vies aussi, dépendent du plancton et donc de la turbulence de la mer pour survivre). Par ses mots, nous sommes ramenées à nos vies mêmes, et nous sommes submergées d'émotions que nous avions gardées trop longtemps sous la surface. Et depuis cet endroit sombre et profond en nous, nous déclarons que la tyrannie nous révolte et que nous n'embrasserons pas le bâton." (pp.285-287)

    "Nous affirmons qu'il aurait dû savoir que ses actes auraient des conséquences. Nous déclarons que, d'après notre jugement, lorsqu'elle a pris le fusil, a ajusté le viseur et qu'elle a tiré, elle a agi par rapport à ce qui s'était produit auparavant. Nous disons que chaque acte finit par vous revenir. Il y a des conséquences. Il n'est pas possible d'abattre les arbres du flanc de la montagne sans qu'il y ait une inondation. Nous déclarons qu'il n'y a aucun moyen de voir sa mort à lui comme séparée de sa vie à elle, ou de ce qu'il lui avait fait, ou de la partie d'elle qu'il avait exploitée. Nous affirmons que si l'on change le cours de cette rivière, l'on change le paysage de l'endroit tout entier. Et nous affirmons que ce qu'elle a fait à ce moment-là ne peut être séparé de tout ce qu'elle considérait comme sacré en elle, de ce qu'elle a ressenti lorsqu'il lui a fait ça, de ce que nous considérons comme sacré en nous, de ce dont nous sentons qu'il nous est impossible de continuer sans, et nous affirmons que, si la rivière quitte cet endroit, plus rien n'y poussera et la montagne s'effritera jusqu'à disparaître, et nous affirmons que ce qu'il lui a fait ne peut être séparé de la façon dont il la voyait, de ce qu'il se sentait autorisé à lui faire, et ce qu'ils nous font à nous, affirmons-nous, façonne la façon dont ils nous voient. Qu'une fois les arbres coupés, l'eau fera s'éroder la montagne et la rivière sera chargée de boue et qu'il y aura une inondation. Et nous affirmons que ce qu'il lui a fait à elle, il l'a fait à nous toutes. Et qu'un acte ne peut être séparé d'un autre. Et s'il avait été plus clairvoyant, disons-nous, il aurait pu prédire sa propre mort. Que si des arbres poussaient sur cette colline, il n'y aurait pas d'inondation. Et l'on ne peut dévier la rivière de son lit. Nous affirmons: regarde comme l'eau s'écoule loin de cet endroit et y revient sous forme de pluie, chaque chose revient, affirmons-nous, et une chose en entraîne une autre, il y a des limites, disons-nous, à ce qui peut être fait et toute chose est en mouvement. Nous faisons tous et toutes parties de ce mouvement, affirmons-nous, et la façon dont la rivière est sacrée, et dont ce bosquet d'arbres est sacrée, et nous-mêmes, nous vous l'affirmons, nous sommes sacrées." (pp.292-293)

    "Au-delà de la nomination, au-dessous des mots, il y a autre chose. Une existence nommée sans nom et innombrable. Nous donnons un nom à l'herbe et un nom à la terre. Nous déclarons que l'herbe et la terre sont des entités séparées. Nous savons cela car nous pouvons libérer l'herbe de la terre et voir ses racines distinctes -mais lorsque l'herbe est libre, elle meurt. Nous déclarons que l'inarticulé n'a pas d'âme. Nous déclarons que l'œil de la vache ne possède pas d'existence en dehors de celle que nous lui conférons, que l'aile rouge du carouge à épaulettes ne possède pas de pensée, les œufs du saumon aucun ressenti, parce que nous ne pouvons pas nommer ces choses-là. Pourtant, dans nos vies, nous pleurons les choses qui ne peuvent être dites, toutes ces choses pour lesquelles il n'y a pas de nom, en nous répétant pour nous-mêmes le nom des choses qui entourent ce qui ne peut être nommé. Nous disons Héron et Huard, Foulque et Pluvier, Bécasse et Bécasseau, Goéland et Faucon, Aigle et Balbuzard, Pigeon et Colombe, Loriot, Sturnelle des près, Hirondelle. Nous disons Vulcain et Belle-Dame, Morio et Polygone à queue violacée, Baltimore tacheté, Marronnier jaune, Monarque, Vice-Roi, Éphémère, Perle, Cigale, Cicadelle et Perce-Oreille, nous disons Oursin et Oursin plat, Étoile de Mer et Buzuc." (p.301)

    "Abandonne ce qui souffre en toi. Lui dit-elle. Ce qui s'est transformé en pierre en toi. Ce qui un jour en toi était vert. Ce qui est devenu rigide en toi, abandonne les années en toi, lui dit-elle. Son corps. Son corps tient bon. Son corps a saisi ce qu'il avait besoin d'être saisi, ce qui avait besoin d'être appris, son corps est une forteresse, son corps est un vieux guerrier, la façon dont elle a dû se battre devient évidente, la façon dont elle a su quand et quoi refouler devient évidente, la façon dont elle a appris à arborer un large sourire devient évidente, la façon dont elle a tenu bon devient évidente, comment elle a appris à garder des secrets, appris à continuer, à préserver ce qui pouvait l'être, appris tous les codes, vécu dans l'ombre, vécu avec le moins de moyens possibles, son corps, comment elle a caché la souffrance, comment elle a supporté, comment elle a continué à avancer, comment elle était fière de sa force, de son indestructibilité, la façon dont elle a continué à se jeter dans la bataille, comment elle a arboré son mutisme, comment elle a continué malgré tout, comment elle a refusé d'admettre la défaite, comment elle a arboré son mutisme tel un bouclier, comment elle a refusé la tristesse, son corps vivant sa propre vie secrète, son corps pansant ses plaies, son corps séquestrant les cicatrices, son corps un corps de rage, son corps une fournaise, une incandescence, son corps ce feu exquis, son corps refusant, son corps percevant sans cesse, son corps devant énorme, son corps énorme et enflé, son corps colossal et dilaté, son corps doux et flasque, son corps percevant sans cesse l'absence, son corps refusant de se soumettre, son corps continuant, son corps se consumant, son corps transpirant, son corps se soulevant et retombant, son corps battant, battant, s'épanchant, palpitant, son corps percevant sans cesse, percevant sans cesse l'absence, son corps refusant, refusant de se soumettre, refusant, son corps, son corps, son corps percevant sans cesse, percevant sans cesse, son corps percevant sans cesse l'absence, l'absence de tendresse, son corps refusant, son corps refusant de se soumettre, son corps refusant de se soumettre, se soumettre aux mensonges, abandonne ce qui souffre en toi, lui dit-elle, abandonne les années en toi, dit-elle." (pp.329-330)

    "Seulement maintenant, c'est nous qui nommons. [...] Nous savons que nous sommes faites de cette terre. Nous savons que cette terre est faite de nos corps. Car nous nous voyons nous-mêmes. Et nous sommes la nature. Nous sommes la nature qui voit la nature. Nous sommes la nature qui a une notion de nature. La nature qui pleure. La nature qui parle de la nature à la nature." (p.360)
    -Sussan Griffin, La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "La pensée patriarcale se prétend dénuée d'émotion (objective, détachée et désincarnée)." (p.438)
    -Sussan Griffin, préface de 1977 à la première édition américaine de La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "Si la société a réussi à modeler les femmes et les hommes d'après un arsenal d'idées qui, à terme, diminue la nature humaine, nous sommes désormais dangereusement près de modeler la planète d'après une philosophie qui non seulement limite la nature mais va même jusqu'à l'anéantir. Si logiques que puissent sembler les arguments qui justifient le contrôle des femmes et de la nature, ils recouvrent un illogisme profond, une peur virulente, voire même une terreur, qui opère comme moteur pour une société de plus en plus en retrait des processus naturels, qui comprennent, et doivent comprendre, le changement et la perte, la vulnérabilité, la croissance et le déclin des capacités, et la mortalité. L'association entre les femmes et la nature a non seulement permis d'opprimer les femmes mais elle a aussi été l'instrument du déni, un moyen d'échapper à une vérité simple: l'existence humaine est immergée dans la nature, dépendante de la nature, et en est inséparable. En imaginant que les femmes sont plus proches de la nature, il devient possible d'imaginer que les hommes en sont plus éloignés." (pp.443-444)
    -Sussan Griffin, préface de 1999 à  La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "Le lien entre injustice sociale et dénigrement de la nature est un lien dont j'avais également hérité d'écrivains qui, en disséquant le racisme, avaient retracé la façon dont les a priori blancs s'imaginaient plus proches de l'esprit et voyaient les gens de couleur comme plus sensuels, voire plus bestiaux, en proie aux tentations de la chair, et donc plus proches de la nature. Il suffisait d'un pas de plus pour voir que la culture occidentale avait rangé les femmes dans la même catégorie. [...]

    Julia Stanley Penelope, par exemple, avait publié une critique [...] qui retraçait l'importante utilisation de la voix passive dans la rédaction analytique des experts masculins, montrant habilement comment cette syntaxe obscurcissait qui disait, faisait ou pensait quoi et comment cela participait d'une dissimulation des structures inhérentes au pouvoir. Son travail en linguistique s'est révélé déterminant pour l'usage que je fais de la voix passive dans la première section du livre, où je compare les déclarations dévalorisantes à l'endroit de la matière et de la nature avec les déclarations similaires à l'endroit des femmes que les philosophes et les scientifiques ont émises au fil des siècles." (pp.454-455)

    "Les hommes ne sont [...] pas nécessairement ni individuellement les ennemis, c'est plutôt la pensée qui se cache derrière la domination masculine qui l'est. (Et inutile d'être un homme pour s'adonner à cette manière de penser)." (p.457)
    -Sussan Griffin, préface de 2016 à La Femme et la Nature. Le rugissement en son sein, Le Pommier / Humensis, 2021 (1978 pour la 1ère édition états-unienne), 465 pages.

    "La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable." -Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu.

    "Les filles doivent être vigilances et laborieuses ; ce n'est pas tout: elles doivent être gênées de bonne heure. Ce malheur, si c'en est un pour elles, est inséparable de leur sexe ; et jamais elles ne s'en délivrent que pour en souffrir de bien plus cruels. Elles seront toute leur vie asservies à la gêne la plus continuelle et la plus sévère, qui est celle des bienséances. Il faut les exercer d'abord à la contrainte, afin qu'elle ne leur coûte jamais rien ; à dompter toutes leurs fantaisies, pour les soumettre aux volontés d'autrui."
    -Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l'éducation.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

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