"«L’immigration représente-t-elle une menace pour les salaires et l’emploi ?» Anthony Edo, chercheur au CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales), mettait les pieds dans le plat, via un article publié à l’occasion du «Printemps de l'économie 2019», dans le sillage de l'arrivée de centaines de milliers de réfugiés en Europe entre 2014 et 2016. Un phénomène qui avait «ravivé l’intérêt des économistes et du grand public pour la question des effets de l’immigration sur le marché du travail», expliquait-il alors. Près de quatre ans plus tard, c'est la loi destinée à «contrôler l'immigration et à améliorer l'intégration», adoptée cette semaine par le Parlement et en cours d'examen par le Conseil constitutionnel, qui attise à nouveau l'intérêt des économistes et de tout un chacun pour cette fameuse question des conséquences éventuelles de l'immigration sur le marché de l'emploi et des salaires dans les pays d'accueil.
Le preuve, dans un communiqué publié ce vendredi 22 décembre, des associations, syndicats et des membres de la société civile demandent à Emmanuel Macron de «surseoir» à la promulgation de la loi immigration. Ils «dénoncent» notamment un texte qui «refuse un cadre clair de régularisation des travailleurs sans papiers». Et «ne peuvent accepter de voir le gouvernement et le président de la République endosser une part conséquente du programme historique de l’extrême-droite». De fait, dès le mois de février, Jordan Bardella s'était opposé à l'une des propositions du texte d'origine du gouvernement, qui visait à régulariser les étrangers travaillant dans des métiers en tension, au motif que l'immigration ferait baisser les salaires. «L'immigration est aujourd'hui utilisée par les grands groupes pour peser à la baisse sur les salaires. Et en réalité, quand vous aurez régularisé un travailleur clandestin, les grands patrons prendront d'autres clandestins parce que cette chaîne de faire peser à la baisse sur les salaires est sans fin», avait soutenu le président du Rassemblement national sur LCI, le 5 février.
«La vision selon laquelle l'immigration tire les salaires vers le bas est malthusienne», rétorque Jérôme Valette, économiste au CEPII et directeur du département d’économie à l’Institut Convergences migrations, dans un entretien à Capital ce vendredi. Certes, «à court terme, il est vrai que l'immigration présente un risque, bien qu'assez faible, pour l'emploi et les salaires des natifs très «substituables», dans des métiers peu qualifiés comme le bâtiment ou la restauration», convient-il. «Particulièrement en France, où l'immigration est historiquement un peu moins qualifiée que dans d'autres pays industrialisés», ajoute-t-il.
Dans ces emplois de travailleurs dits substituables, «une hausse de 10% de l'immigration peut entraîner une baisse de 3% à 4% des salaires en moyenne, en raison du renforcement de la compétition», précise Jérôme Valette. Une note de France Stratégie, institution autonome placée auprès de la Première ministre, publiée en 2019, abonde dans son sens : «selon la théorie économique, un flux de nouveaux immigrés devrait impliquer à court terme une baisse des salaires des résidents. Mais dans les pays dotés d’un salaire minimum et d’une importante protection de l’emploi, comme la France, cet ajustement par les salaires est amoindri».
Surtout, cet effet négatif de l'immigration sur les salaires des résidents «disparaît à plus long terme», assure Jérôme Valette. Et l'économiste du CEPII de rappeler que «les immigrés ne sont pas seulement des travailleurs mais aussi des consommateurs, qui stimulent l'économie, créant ainsi des besoins d'emplois. Pour schématiser, le gâteau (du marché du travail) n'est pas fixe, il grossit». «Dans des pays industrialisés comme la France et les Etats-Unis, où l'immigration se fait à un rythme constant, le marché du travail s'ajuste bien», insiste-t-il. Là encore, Jérôme Valette est rejoint par France Stratégie, selon qui «les différents types d’études empiriques concluent à un faible impact de l’immigration sur le marché du travail, qu’il s’agisse de l’emploi ou des salaires des non-immigrés». En France, un accroissement de 1% de la main-d’œuvre dû à l’immigration se traduirait, selon les études, par une variation de l’emploi des non-immigrés comprise entre -0,3% et +0,3%, et par une variation des salaires de -0,8 % à +0,5 %, illustre l'institution.
En revanche, en cas d'arrivée de migrants «massive, soudaine et imprévue, les effets initiaux de l’immigration sur le marché du travail peuvent différer de ses effets de plus long terme», reconnaît le CEPII. Il en veut pour preuve des études récentes sur les réactions des salaires et de l’emploi à des épisodes d’immigration exceptionnelle, comme en France, après le rapatriement des 600 000 Français d’Algérie en 1962, et au Portugal avec l'arrivée des 500 000 Portugais d’Angola et du Mozambique en 1974-75. Ou encore en Turquie, après l’arrivée des réfugiés syriens en 2012, et en Allemagne, avec l’entrée imprévue de travailleurs tchèques dans le sud-est du pays en 1992. Autant d'études qui montrent que «ces afflux de population ont eu tendance à réduire les salaires et/ou les opportunités d’emploi des natifs dans les premières années suivant le choc migratoire», souligne le CEPII. Durant les huit premières années dans le cas des rapatriés d’Algérie en France. Ensuite, les salaires se sont rétablis, jusqu’à retrouver leur niveau initial 15 ans après."
-Christine Lejoux, "L'immigration tire-t-elle vraiment les salaires vers le bas ?", Capital, 22 décembre 2023 : https://www.msn.com/fr-fr/finance/other/l-immigration-tire-t-elle-vraiment-les-salaires-vers-le-bas/ar-AA1lUr6m?ocid=msedgntp&pc=DCTS&cvid=dc638dd693b640d7bf29e014616bd42b&ei=35