"On pourra considérer notre étude comme un « essai d’introduction » à la pensée de Hegel, où l’essentiel consistera à tenter de comprendre le sens global du projet hégélien." (p.27)
"Il est en effet possible d’expliciter l’articulation ou le mouvement qui sous-tend la totalité du système en s’attardant à la logique du dialectique." (p.28)
"Cette structure se cristallise autour de quatre notions fondamentales. Il s’agit des notions de sujet, de négativité, de résultat et de réconciliation. Tel un gyroscope qui en dépit de la mobilité partout conserve son équilibre, l’agencement de celles-ci constitue le cœur transmettant l’énergie vitale à chacune des parties du système [...]
Dans la préface à la Philosophie du Droit, Hegel maintient que la Philosophie se propose de « penser ce qui est ». Or tout d’abord ce qui est implique deux éléments intimement soudés l’un à l’autre: totalité et concrétude. En effet, penser certains objets ou quelque problème relève toujours d’une « localisation » déterminée sur le fond du monde. La particularisation est seconde, postérieure à la présence du tout : le monde est là. Ensuite, parce qu’il est là précisément, ce monde n’est pas une fiction ou une fumeuse invention de philosophe : le monde est concret.
D’autre part, penser ce qui est, c’est en découvrir la vérité. Toutefois, pour pleinement saisir le vrai de cette totalité concrète, un discours sur le monde s’avère tout à la fois arbitraire, lacunaire et subjectif. Entre le sujet et l’objet se creuse un abîme infranchissable si le sujet se contente de penser un monde devant lui qui, par là même, échappe à la totalité en excluant le sujet qui le pense. La vérité ne saurait venir au jour que s’il n’y a point d’issue, entre les deux pôles, par laquelle celle-ci pourrait échapper au sens. Aussi, le savoir absolument vrai exige-t-il que l’objet soit sujet ou, en d’autres termes, que la réalité se dise elle-même — que celui qui parle (qui sait) soit celui-là même dont on parle (le su). Penser ce qui est nécessite donc aux yeux de Hegel que le monde exprimât sa réalité et sa vérité, car le discours sur reste un discours superficiel. Par conséquent, si le vrai existe, si la raison n’est point un vain mot, la réalité est un langage qui s’énonce lui-même: elle est le Sujet de sa propre appropriation.
À cela il faut ajouter que le monde ne se dissout pas sous la pensée comme sucre en café chaud. L’histoire de l’homme démontre combien le savoir, la science, constitue une tâche ardue. Un effort constant est exigé du sujet pour pénétrer le monde afin de le comprendre et lui soutirer son sens, sa vérité, son intelligibilité. Le monde ne se « donne » pas. Pour le comprendre il faut le travailler comme l’artiste façonne le bloc de granit pour en faire naître l’image de son dieu, alors devenu symbole de ses plus chères vérités. Le monde est donc celui de la Négativité. Il est là, irréfragable et insolent par cela même qu’il est incontournable. Il se pose, s’oppose, s’impose. En un mot: il indispose les hautes prétentions de l’ipséité du sujet. Cette lutte entre le sujet et l’objet (le connaître et ce qui est à connaître) se révèle donc comme un processus qui, graduellement, éclaire l’opacité du réel et en dévoile l’intelligibilité. Le vrai n’est pas un « acquis » — sans quoi chacun, envers et contre tout et tous, maintiendrait ses certitudes comme étant le vrai. Pas plus que le monde ne se donne, la vérité n’est possédée sans effort. La joute sur l’arène des protagonistes sujet/objet donne naissance à la vérité — Résultat de la recherche et de l’interrogation.
Dès lors, le monde à la recherche de son sens procède à une longue investigation que le système hégélien se propose d’explorer. À ce titre, Hegel construit et élabore moins qu’il ne s’efforce de suivre, tel un Jason métaphysicien, l’arianesque fil logique de ce qui est. Ainsi, si ce monde en sa totalité concrète devient Sujet par appréhension de soi par soi. Négativité par sa résistance sous toutes ses formes. Résultat de lui-même en passant du non-connu au connu, il devient clair qu’il est à la fin le même qu’au début — la compréhension ou conscience de soi en plus: il s’est réconcilié avec lui-même.
La totalité comprise ne diffère point de la totalité énigmatique originelle. Le monde en son non-sens initial —il est bêtement là— persiste en son être et demeure le même à la fin du parcours. La différence réside dans le regard qu’il pose maintenant sur lui-même. Ce qu’il était déjà en-soi, il en prit conscience et il devint pour-soi. L’intelligibilité parvint à prendre pleinement possession du monde et la résistance de celui-ci s’estompa. Il devint en-soi-pour-soi, sujet-objet et, déchiré jusque-là en lui-même par sa propre conscience, il revint à lui en sa transparence dans l’ultime Réconciliation. Le monde se réapproprie à la suite du combat impitoyable où le sens devait « avoir raison » du non-sens au sein de la totalité une, du monde-là." (pp.28-30)
"Poser que la réalité est rationnelle, c’est encore un mouvement ir-rationnel. Affirmer en effet que le réel est ceci ou cela —et dire que le réel est raison consiste bien à affirmer qu’il est ceci ou cela—, c’est persister à me poser en tant que sujet vis-à-vis de l’objet, c’est glisser incompréhensiblement de ce que je conçois être ma connaissance de l’objet à l'objet lui-même. Or ce dire en épuise-t-il toutes les virtualités, mon verbe a-t-il réussi à le saisir en sa totalité ? Comment puis-je prétendre absolument, apodictiquement, avoir récupéré tout ce qui pourrait être énoncé de la vérité de cet objet ?
Suite à cette interrogation, il semble que paradoxalement ce soit dans le doute que régnât la plus raisonnable des attitudes. Toutefois, si la vérité constitue « le point de départ et la fin de la philosophie », il devient intenable de demeurer dans le doute perpétuel, et dans le peut-être sans cesse renouvelé qui nous laisse dans le vague et l’approximatif Car on ne sait que trop que demain dénoncera avec constance les certitudes du maintenant. Aussi, dira Hegel, il ne reste qu’une seule façon d’aborder le monde afin d’espérer en obtenir quelque vérité: il faut le laisser s’exprimer, lui accorder la liberté de parler de soi par soi. Si, en effet, parler du monde (comme totalité ou dans ses parties) laisse pour ainsi dire une aire de doute entre le sujet qui affirme et l’objet dont il est question, il faut considérer la totalité de ce qui est comme son propre énoncé qu’il s’agit de déchiffrer. La vérité de la réalité ne peut éclore en toute certitude, par conséquent, que si cette réalité se dévoile comme Sujet, c’est-à-dire comme l'instrument de sa propre vérité. Ce qu’il faut entendre ici, c’est que l’on ne peut élaborer le discours philosophique à partir d’une position fondamentale qui s’exhiberait comme le sol ferme d’où naîtrait le véritable savoir [...]
Commencer par la vérité, par une proposition qui soit en principe sûre, signifie s’aliéner à un donné qui demeure indiscutable, et pourtant d’autant plus inacceptable que chacun peut à loisir brandir le sien. Ainsi, en est-il par exemple des dieux des religions ou du fondement des différents systèmes philosophiques (matérialisme, idéalisme, scepticisme...). La vérité n’est donc pas affaire d’autorité, même cachée. Il n’y a de vérité que là où celle-ci peut démontrer être telle : « Prouver signifie, en philosophie, la même chose que montrer comment l’ob-jet se fait par lui-même et à partir de lui-même ce qu’il est. » L’auteur y revient avec une insistance toute particulière dans la Phénoménologie, où il écrit: « La connaissance scientifique exige qu’on s’abandonne à la vie de l’objet ou, ce qui signifie la même chose, qu’on ait présente et qu’on exprime la nécessité intérieure de cet objet. »
Toute position renvoie aux conditions de sa possibilité ; et la condition de tout jugement sur la réalité, quel qu’il soit, renvoie de façon incoercible à la réalité même. Bref, songer à élaborer un discours sur le monde qui évite de porter en son sein le germe de son propre leurre, oblige à considérer ce monde déterminément comme un langage qui s’énonce, qui se dit.
Si le réel possède une certaine cohérence, un sens, si le monde recèle quelque rationalité (qui en permette la connaissance et donc d’en tirer de la vérité), celui-ci est assurément apte en quelque façon à en rendre compte. On ne peut « plaquer » la raison sur le réel comme le prédicat sur la substance.
Il ne s'agirait alors, comme on l’a dit, que d’un acte de foi en la raison et une thèse encore à confirmer. Le propre de la rationalité, au contraire, réside en sa capacité de rendre raison de soi, de se justifier, et ce par opposition au décret sous toutes ses formes. Si le monde est effectivement rationnel, le monde seul — et lui seulement — peut non pas simplement se prétendre tel, mais le démontrer en se manifestant comme monde. Hegel exprime cette idée par des formules très fortes :
La raison est la substance, c’est-à-dire ce par quoi et en quoi toute réalité trouve son être et sa consistance [...] elle est sa propre présupposition [...] elle se nourrit d’elle-même [...] le rationnel est ce qui existe de soi et pour soi — ce dont provient tout ce qui a une valeur.
La rationalité renvoie donc à elle-même. Autrement, elle demeurerait suspendue à une puissance extérieure qui, parce que hors de la raison, serait acceptée sans interrogation, sans explication, bref sans raison. Aussi, chercher « la raison des choses » implique en retour le questionnement du monde par lui-même. C’est d’ailleurs la tâche conjointe et de la Philosophie et de la science en son sens restrictif (au fondement essentiellement mathématique) que de « reconnaître la nécessité des choses [car] / la pensée vraie est une pensée de la nécessité ». Comprendre la réalité veut dire saisir le processus selon lequel ce qui est est en définitive ce qu’il est et comme il est, c’est-à-dire découvrir le sens que cette réalité est — et a — en elle-même ou, dans le langage de l’auteur, appréhender le Concept." (pp.59-61)
-Jean-Luc Gouin, Hegel, ou, De la raison intégrale, Bellarmin, 1999, 225 pages.