"Les difficultés incontestables léguées par Husserl furent recueillies et résolues selon deux directions [...] qui visent toutes deux au débordement d'une intentionnalité centrée sur la cogitatio, mais selon des voies largement divergentes. Le dernier Merleau-Ponty met a jour, a travers les concepts de chair et de chiasme, une dimension d'invisibilité au sein du visible qui est corrélative de l'incarnation essentielle de la vision, s'enfonçant ainsi au cœur du tissu intentionnel. Levinas, au contraire, commence par poser l'inscription d'un infiniment autre au cœur du moi, le débordement du champ de la phénoménalité par le Désir métaphysique.
Selon D. Janicaud, cette "embardée" d'invocation d'une expérience métaphysique peu soucieuse de livrer ses titres phénoménologiques donne le ton (p. 57) du tournant théologique qui caractérise la phénoménologie française. S'il n'approfondit pas les raisons de ce tournant, l'auteur évoque cependant le rôle joue par les développements du dernier Heidegger sur la phénoménologie de l'inapparent et la "pensée tautologique" : "Sans la Kehre de Heidegger, point de tournant théologique ?" (p. 19). Mais, si le propos est d'abord descriptif, il est essentiellement critique, et cela en vue d'une clarification méthodologique. II ne s'agit pas de contester l'intention spirituelle des auteurs incriminés mais de montrer que cette pensée théologique n'est pas autorisée a se revendiquer, comme elle le fait largement, de la phénoménologie, sauf a vouloir en ignorer les exigences méthodologiques minimales.
La partie centrale de l'ouvrage déploie donc une analyse minutieuse des modalités complexes par lesquelles une pensée (ou une arrière-pensée) théologique parvient au prix de schématisations et de distorsions à s'inscrire au cœur de la phénoménologie. Ainsi, la relation de Levinas a la phénoménologie relève du "double jeu" (p. 33). D'un coté, il la récuse en en donnant une version réductrice, assimile l'intentionnalité à la représentation pour mieux faire droit a son idée d'infini ; de l'autre, comme le montrent les analyses de l'Eros, la phénoménologie est sollicitée au sein d'un propos qui lui échappe : l'au-delà du visage est absolument insaisissable. De même, D. Janicaud met en évidence la simplification qui est a l'œuvre dans le schéma des trois réductions propose par J.-L. Marion dans Réduction et donation : il rabat la phénoménologie husserlienne sur une égologie constituant des objets "plats" ; il maintient la problématique de la réduction au centre de la démarche heideggérienne, passant ainsi sous silence sa relativisation de plus en plus patente. La reconnaissance d'une troisième réduction libérant la forme pure de l'appel n'est alors inévitable que parce que le chemin qui est censé y conduire s'avère bien trop artificiellement aplani ? (p. 48). La lecture de M. Henry, plus embarrassée, aboutit aux mêmes conclusions. La problématique de l'auto-affection pure, comme essence de la manifestation, est sous-tendue par la référence au thème eckartien de l'immanence de l'âme à Dieu. Des lors, la phénoménologie de Husserl et Heidegger est simplifiée afin d'être congédiée au profit du projet contradictoire d'une phénoménologie de l'invisible. Cependant, qu'elles soient centrées sur l'absolument autre, la forme pure de l'appel ou l'auto-révélation de la vie, ces philosophies ont en commun la violence qu'elles exercent à l'égard de la consistance phénoménale, leur revendication d'une expérience indigente, échappant a toute saisie phénoménale, leur invocation mystique d'un Absolu absolument indéterminé. En cela, elles contreviennent au précepte husserlien de rigueur et de neutralité.
Pour brillante qu'elle soit, cette démonstration appelle toutefois plusieurs questions. Elles concernent d'abord la possibilité de ce tournant. Pourquoi cette étrange obstination des auteurs incriminés a vouloir se revendiquer de la phénoménologie, si celle-ci ne contient pas au moins en germe, sur un mode qui reste à déterminer, l'horizon de cette mésinterprétation ? L'incontestable explication par la Kehre heideggérienne, proposée par D. Janicaud, est-elle suffisante dans tous les cas ? D'autre part, faut-il parler d'un tournant ou n'y aurait-il pas plutôt autant de tournants qu'il y a de philosophies en cause ? L'auteur court le risque de se voir retourner le reproche de schématisation, l'unité du tournant n'étant préservée qu'au prix d'une certaine simplification de chaque problématique et de ce qu'il faut entendre par théologie. Enfin et surtout, peut-on critiquer les pensées étudiées au nom d'une rigueur phénoménologique simplement déterminée comme retour aux choses mêmes, souci des articulations de l'expérience, respect de l'apparaitre des phénomènes tels qu'ils se donnent ? Ne préjugeant en rien de ce qu'il faut entendre par phénoménalité, cette revendication méthodologique de la rigueur suffit-elle pour contester des phénoménologies qui peuvent toujours s'autoriser d'un sens plus rigoureux de la phénoménalité ? Et n'est-ce pas précisément le choix de repérer un seul tournant qui conduit à opposer à ces auteurs un critère de l'appartenance a la phénoménologie en quelque sorte minimal ?
Le dernier chapitre de l'ouvrage permet de répondre en partie à ces questions. L'auteur y approfondit la signification de l'entreprise husserlienne, mode original d'intersection entre philosophie et souci de la science, pour en mettre en évidence l'ambiguïté : ? Entre le transcendantal et l'idéel, entre les conditions de possibilité de l'expérience et ses visages déterminés ? (p. 83). Dès lors que le tournant théologique correspond a une accentuation radicale de la dimension transcendantale, l'ouvrage de D. Janicaud prend le sens d'un rééquilibrage légitime plutôt que d'une revendication trop simple de l'empirique."
-Renaud Barbaras, compte-rendu de Dominique Janicaud, "Le tournant théologique de la phénoménologie française", Les Études philosophiques, No. 2, HEGEL — MARX (AVRIL-JUIN 1993), pp. 257-258