"La traduction en langue française d’une part assez importante de son œuvre, dont l’ampleur et la puissance sont impressionnantes, remonte seulement aux quinze dernières années et reste encore loin d’être achevée. [...] Pourtant, Cassirer a beaucoup inspiré, et continue d’inspirer, dans notre pays, des chercheurs appartenant aux disciplines les plus diverses. Certains universitaires français ont été eux-mêmes formés par Cassirer : qu’il nous suffise de citer à titre d'exemple Bernard Groethuysen et Éric Weil qui ont, eux aussi, à leur tour marqué nombre d’étudiants par la qualité exceptionnelle de leurs enseignements. Parti de la révolution copernicienne opérée par Kant, Cassirer prolonge celle-ci à travers l’interprétation que développèrent Hermann Cohen et Paul Natorp, les fondateurs de l’École de Marbourg, et dont il reste désormais le plus illustre et le dernier représentant." (p.10)
"La culture désigne, pour Cassirer, la totalité, toujours ouverte, des formes que l’expérience humaine assume au cours de son histoire ; dès lors, la tâche qui s’ouvre à cette investigation philosophique devient donc immense et même écrasante. [...]
L’étude des formes principales de l’activité productrice de l’esprit dans la vie culturelle conduit à une anthropologie philosophique où l’homme ne se définit plus comme un simple animal rationale mais plutôt comme un animal symbolicum. Cette mise en forme symbolique ou discursive des contenus de l'expérience humaine n’est jamais une entreprise unilatérale dont l’esprit aurait une fois pour toutes l'initiative et qui reposerait en définitive sur des structures internes immuables et indépassables. Bien au contraire, la conception fonctionnelle des formes symboliques qui émerge de l’œuvre de Cassirer fait apparaître que toute mise en forme (Gestaltung) d’un contenu particulier de la culture humaine, dans sa complexité historique propre, implique une structuration progressive et corrélative du sujet et de l’objet." (p.11)
"C’est dans ce va-et-vient des formes symboliques aux fonctions formatrices qui ont pu les produire, que la méthode transcendantale prend tout son intérêt et toute sa force. À l’opposé des tentatives purement formalistes, Cassirer oriente ses recherches vers le rapport à l’objet, vers l’usage objectif des grandes fonctions de la pensée, vers les opérations de constitution des divers champs de la culture humaine pour construire des formes symboliques appropriées à leurs contenus respectifs. En outre, ayant écarté toute tentative (aussi séduisante soit-elle) d’absorber la diversité des formes symboliques particulières sous l'unité d’un principe finalement réducteur, quel qu’il soit, Cassirer a préféré mener une entreprise ouverte, dont la seule unité d'ensemble soit strictement d’ordre méthodologique et intentionnel." (p.11)
"Cassirer a vu sombrer dans la barbarie nazie son Allemagne natale qu’il a définitivement quittée dès janvier 1933, non point parce qu’il s'était senti personnellement menacé ni parce qu’il craignait le pire pour les siens, mais parce qu’elle venait de réduire à néant les valeurs promues et illustrées par Luther, Kant, Goethe et Schiller." (p.11)
-Jean Seidengart, "Présentation", in Jean Seidengart (dir.), Ernst Cassirer. De Marbourg à New York, l'itinéraire philosophique, Les Éditions du Cerf, 1990, 374 pages.
"Normalien «agrégatif», avec un petit groupe de camarades (et, comme mentor, notre jeune aîné Jean Cavaillès, philosophe des mathématiques qui devait, quinze ans plus tard, pour prix de son héroïque résistance à l’hitlérisme, voir brutalement interrompue la plus prometteuse carrière), j'avais eu la chance d’être désigné par le directeur de l’École pour assister à la session de la Davoser Hochschule, manière hautement culturelle d'occuper les hôtels de la station entre la saison d’hiver et la saison d’été. C’est dans le grand salon d’un établissement de grande classe, du plus pur style 1890, que nous pûmes entendre débattre plusieurs jours Cassirer et Heidegger.
Même du dehors le contraste était frappant entre les deux hommes. D'un côté l’élégant professeur, symbole d’une tradition humaniste et libérale, celle d’une germanité à laquelle s’intégrait depuis plusieurs générations, l’enrichissant par osmose, l’héritage quelque peu oublié, mais souterrainement actif, d’une ancestrale judéité. Face à lui, celui qu’on appelait à Davos le « bûcheron de la Forêt-Noire », en culottes de cuir, basané par le grand air et le soleil des pistes de ski dont il préférait, semblait-il, la fréquentation à celle de ses collègues, tandis qu'Emmanuel Levinas, dont nous venions de faire la connaissance, nous initiait à la lecture, pour lui déjà familière, de Sein und Zeit." (p.17)
"M’étant glissé dans la partie du train où Cassirer avait pris place, je lui fus présenté par Léon Brunschvicg, dont l’enseignement, à la Sorbonne et à l’École, avait marqué toute notre génération.
Sur bien des points les perspectives des deux maîtres se rejoignaient et ils professaient encore le même optimisme. Brunschvicg lisait l'allemand mais ne le parlait guère; l’entretien se déroula en français, langue que Cassirer maîtrisait parfaitement comme à peu près tous les intellectuels européens de sa génération." (p.18)
"Dialectique eckhartienne dont Cassirer ne fait que brève mention mais qui, pour la préhistoire de l’hégélianisme, semble un relais au moins aussi essentiel que les considérations trinitaires de Nicolas." (p.20)
"Cassirer ne cite même pas Oresme et on peut penser qu’il sous-estime le rôle d’une école sans laquelle n’eût guère été possible, dès la première moitié du XVe siècle, cette « révolution » que représente l’annonce —parfaitement sereine—, dès le deuxième Livre de la Docte Ignorance, d’un univers privé de centre et de circonférence et que néanmoins, par l’acte de mensuratio, peut et doit maîtriser la mens humaine. Pour en venir là il avait fallu que d’insolentes « hypothèses » [...] missent en question déjà, non seulement l’unicité du monde, la centralité d’une Terre immobile, mais, de manière plus essentielle, la distinction radicale entre, d’une part, le sublunaire, région des mouvements par principe rectilinéaires poussant graves et légers vers leur « lieu naturel », et, d’autre part, le domaine éthéré de la prétendue quintessence où s'imposerait la parfaite nécessité des orbes sans faille avec la stricte hiérarchie de leurs moteurs spirituels." (p.20)
"Eût-il examiné de plus près le De concordantia catholica (titre qui renvoie à l’idéal d’une authentique universalité, non à la rigidité dogmatique de la tradition latine), à côté de fastidieuses considérations historico-canoniques, il y aurait lu, expressis verbis, trois cent cinquante ans avant la Déclaration des Droits, que tous les humains naissent libres et égaux en sorte qu'aucun pouvoir ne se fonde légitimement que sur le consensus des sujets —mais peut-on même encore parler de souverain et de sujets s’il est vrai que toute société (église, cité, empire) ne se doit organiser que sous forme associative ou fédérative." (p.21)
"Le thème du développement progressif, par le travail humain, des arts et des savoirs, se trouve longuement développé dans un sermon du Cusain publié par Joseph Koch trop tard pour que Cassirer en prît connaissance." (p.25)
"Le De nihilo [de Charles de Bovelles] semble substantifier le néant et lui prête, en tout cas, avant la création du monde, une sorte d’existence pré-temporelle." (p.25)
-Maurice de Gandillac, "L'image de la renaissance chez Ernst Cassirer", in Jean Seidengart (dir.), Ernst Cassirer. De Marbourg à New York, l'itinéraire philosophique, Les Éditions du Cerf, 1990, 374 pages.
"C’est en effet par une dissertation de doctorat, soutenue par un curieux hasard un 14 juillet, en 1899, devant l’université de Marbourg, donc devant H. Cohen dédicataire de l’ouvrage, et intitulée Descartes’ Kritik der mathematischen und naturwissenschaftlichen Erkenntnis, que Cassirer entre en philosophie. Son interprétation de la pensée cartésienne importe donc à un double titre — au titre, certes, de l’histoire de la compréhension moderne de Descartes, mais, tout autant, au titre de l’autocompréhension de Cassirer. Cette double importance se signale d’ailleurs par un autre fait remarquable : le texte de la dissertation de 1899 sert aussi de première partie à l’ouvrage publié en 1902 sous le titre de Leibniz’ System in seinen wissenschaftlichen Grundlagen." (p.29)
"Est-il correct, et si oui jusqu’à quel point, de penser l’inauguration cartésienne comme une théorie critique de la science, qui ne devrait et ne pourrait trouver son accomplissement qu'avec Leibniz, voire Kant ?" (p.30)
"La contribution fondamentale et absolument remarquable —quoique souvent ignorée de la plupart des commentateurs, même allemands— de Cassirer aux études cartésiennes tient au privilège et à l’étude attentive qu'il n’a cessé d’accorder aux Regulae. Bien que n’en citant guère qu’une traduction allemande de la traduction française (d’ailleurs excellente) donnée par l'édition de Victor Cousin." (p.30)
"Au contraire de Husserl, Cassirer et Heidegger (et dans une certaine mesure Natorp) opèrent en retour non à Descartes en général, ni aux Meditationes en particulier, mais bien aux Regulae." (p.31)
"Comment la critique de la théorie de la connaissance fonde-t-elle la science moderne ? Réponse : non d’abord par une découverte ou une théorie proprement scientifique, mais par la mise au jour de la condition critique de toute science, à savoir l’« unité originaire » que constitue la mens humana [...] Rien ne peut être connu avant la mens. [...] Toute chose se connaît, pour autant que nous savons, par avance et selon la théorie critique de la connaissance, qu’elle ne peut se connaître qu’en tant que référée à la mens humana." (p.31)
"De l’unité de la science, déduite elle-même de l’antériorité inconditionnée de la mens humana, Cassirer peut passer à une répétition des thèmes fondamentaux des Regulae. Recensons-les.
— a) La Mathesis Universalis définit tout objet, non seulement les idéalités mathématiques ; en effet, ordre et mesure concernent, au-delà du champ de l’arithmétique et de la géométrie, au-delà même de la « géométrie analytique » (Cassirer maintient ce syntagme, aujourd’hui à peu près abandonné), tout objet susceptible de se laisser inclure dans une series rerum [...] La théorie de la dimensio étend celle-ci à tout ce qui peut se mesurer, y compris et surtout au non-étendu (vitesse, poids, température, accélération, etc.) ; « Est effectif (...) ce qui satisfait à la condition d’être connaissable avec exactitude. Or la connaissance ne vaut que pour les grandeurs : ne peut donc être effectif que ce qui est présentable [...] en tant que grandeur ». Il ne s’agit ici ni de « géométrisation de la nature », ni de « mathématisme », mais de ce que Descartes lui-même a coutume de nommer la "Métaphysique de la Géométrie » (À Mersenne, 9.1.1639, AT II, 490, 8-9).
— b) La mesure et l’ordre ne peuvent se déployer qu’en récusant absolument non seulement la doctrine du syllogisme —ce qui va de soi-, mais surtout —ce que les commentateurs souvent ne voient pas— l’ensemble des catégories aristotéliciennes. Cette disqualification implique à son tour l'élimination de la portée ontique et ontologique de la première catégorie [...] telle qu’elle détermine toutes les autres et leurs dignités ontiques dérivées: dès lors « la partition du contenu du savoir [ne se fait plus] d’après le point de vue de l’être, mais d’après le point de vue de la connaissance »." (p.32)
"Le fondement du savoir ne tient plus à l’essence de ce qui est su, mais aux conditions de ce savoir lui-même (donc à la méthode).
— c) Par conséquent, aucun terme absolu ne demeure, du moins indépendant du savoir qui le pose ; et, commentant excellemment la définition de l’absolutum donnée par la Regula VI, Cassirer précise qu’il n’est « plus l'opposé exclusif du relatif », mais lui-même « un concept de relation fondamental », et que, par suite, la nature simple cartésienne, bref « le “ simple ” n’est pas un fragment logique formel, mais un moment conforme à la critique de la connaissance [...] et un fondement dans la production synthétique d’un contenu conceptuel ».
Développant les implications de la primauté de l’unique mens humana, Cassirer retrouve donc, pour ainsi dire a priori, les moments fondamentaux de la théorie —à ses yeux déjà critique— de la science, telle que Descartes l’élabore dans les Regulae. Il s’agit là de rien de moins que de la naissance de l’a priori lui-même, au sens que l’école de Marbourg lui donnait. La justesse et la fécondité de cette interprétation ne nous semblent pas contestables aujourd’hui encore." (p.32-33)
"Cassirer insiste souvent, pour y mieux retrouver une figure de l’a priori, sur la validité universelle des lois physico-mathématiques envers tous les mondes possibles ; et de citer Le Monde : «… Dieu a si merveilleusement établi ces lois, qu’encore que nous supposions qu’il ne crée rien de plus que j’ai dit (...), elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos se démêlent d’elles-mêmes... » (AT XI, 34, 19-25), ou : « … ces vérités éternelles (...) suivant lesquelles Dieu même nous a enseigné qu’il avait disposé toutes choses en nombre, en poids et en mesure (.…) nous ne saurions (.…) douter que si Dieu avait créé plusieurs mondes elles ne fussent en tous aussi véritables qu’en celui-ci » (AT XI, 47, 12-22); de citer encore le Discours de la méthode : « … j'ai remarqué certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes, qu’après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter qu’elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou ce qui se fait dans le monde. » [...] Pourtant, Descartes se distingue ici par avance de Kant en ce que l’a priori des vérités n’équivaut pourtant à l’inconditionné : les vérités éternelles restent immuables pour nous, mais pourtant dépendent d’une condition — de Dieu qui les crée." (pp.33-34)
"Le caractère créé des vérités n'implique, pour Descartes du moins, aucun volontarisme, aucun arbitraire de Dieu, ni même la moindre contingence de la rationalité ; si a priori il doit y avoir, il reste certainement fondé, à cette seule différence qu’il ne se fonde plus dans la mens humana, mais ultimement dans sa création par Dieu. Il est donc permis de s'interroger : pourquoi Cassirer s’obstine-t-il à récuser la création des vérités éternelles (au risque d’avancer les plus faibles arguments), si cette doctrine ne menace en rien l'interprétation critique des concepts cartésiens, comme a priori ? L’alternative est simple : ou bien Cassirer commet le contresens illustre et répandu d'interpréter la création des vérités éternelles comme contingence du vrai et volontarisme de Dieu (ainsi la critiquèrent Leibniz, Spinoza et Malebranche), ou bien il défend, plus que l’a priori, en fait laissé indemne, son caractère inconditionné, incréé, donc sa validité à l’égard même de l'infini, bref son empire univoque sur l’entendement divin. Et, de fait, Cassirer attribue explicitement à Descartes l’univocité de la science, telle que Galilée la soutenait : « Dans la déduction de Descartes règne la même tendance fondamentale que l’on peut suivre chez Galilée. Les authentiques connaissances nécessaires, dont la validité se laisse établir pour toute pensée et toute expérience, sont les mêmes [...] pour l’entendement humain et l’entendement divin. » Par quel stupéfiant aveuglement Cassirer attribue-t-il à Descartes la thèse même de Galilée (et d’ailleurs aussi de Kepler, entre autres) qu’il n’a cessé de réfuter." (pp.34-35)
"Cassirer entend cette déclaration de Descartes en une acception radicalement critique, sinon kantienne : être, c’est être connu. La meilleure illustration cartésienne qu’il en trouve provient de la détermination, pour l’essentiel par les Regulae XII et XIV, de l’étendue comme une nature simple, c’est-à-dire un paramètre de la mise en évidence de ce qui, en soi, n’est souvent pas étendu, mais doit le devenir pour, à cette condition, devenir connaissable." (p.35)
"Les Meditationes mobilisent un tout autre concept de substance —que Cassirer, suivant un contresens si persistant que même M. Gueroult le reprendra, voit apparaître dans l’analyse du morceau de cire de la Meditario II : de corrélat exigé par la pensée, la substance y devient permanence réelle, substrat inchangé de tout changement. Cassirer dénonce, entre autres conséquences de ce virage, deux apories; d’abord que Descartes ne peut plus distinguer les principes de la connaissance formelle (mathématique) et ceux de la connaissance physique ; ensuite que la distribution de la substance entre les corps (quelle individuation ?), la ou les mentes (quelle intersubjectivité ?) et Dieu reste sans aucun fondement, donc absolument problématique. Que la doctrine de la substance constitue l’une des plus notables apories de la métaphysique cartésienne, beaucoup l’ont démontré, de Kant à Heidegger ; on l’accordera donc sans réserve à Cassirer. Reste à savoir si le diagnostic qu’il donne convient à l’ampleur de la question; s’agit-il seulement ici d’une inconséquence de la théorie de la connaissance, qui transformerait la substance (en fait l’étendue) « ... d’une condition objectivante de l’objet de la physique en un point de départ de l’ontologie » ? Car simple « condition objectivante », quelle qu’elle soit, ne relève-t-elle pas déjà d’une décision ontologique? [...] Par quel privilège insensé la théorie critique de la connaissance s’excepterait-elle de toute portée ontologique — en l’occurrence de l’ontologie grise ? Cassirer ajoute ainsi à la défaillance cartésienne concernant la substance une seconde défaillance — celle de ne pas voir que la première consiste non à passer à l’ontologie, mais, au contraire, à ne pas y atteindre. Par suite, la critique même de Descartes par Cassirer ne fait que confirmer l’une des insuffisances métaphysiques majeures de Descartes lui-même : l’absence de sol ontologique." (p.36)
"Ne doit-on pas, bien plutôt, reconnaître que la fondation de la science ne saurait en aucun cas relever de la science elle-même, qui, de soi, peut s’accroître, mais jamais se fonder; et que le génie de Descartes consiste très exactement à avoir compris que la science ne recevrait jamais de principe inconditionné qu’en se dépassant métaphysiquement ?" (p.37)
"Loin d’anticiper sur la réduction de infini à l’intelligibilité qu’accomplira le calcul infinitésimal (d’où d’ailleurs la supériorité de Leibniz), Descartes distingue l'infini -incompréhensible, hors des prises des mathématiques et de la physique— de l’indéfini, physique, empirique et, en mathématiques, « mécanique ». Pire, Descartes identifie l'infini à Dieu, dont il devient le propre, voire le nom propre." (p.37)
"Comme son maître H. Cohen, E. Cassirer a renoncé à reconnaître une véritable validité à la chose en soi ; or la chose en soi offre chez Kant —je suis ici une des thèses les plus chères à mon maître F. Alquié— le meilleur équivalent à l'infini incompréhensible de Descartes. Faudrait-il conclure que, si Cassirer n’est pas pleinement cartésien, c’est non parce qu’il serait trop kantien, mais bien parce qu'il ne l'était pas encore assez ?" (p.39)
"Pourquoi faut-il, selon Cassirer, définitivement préférer Leibniz à Descartes ? Parce que seul Leibniz a compris la véritable nature de l’a priori, en posant «… la question du principe logique du savoir », tandis que Descartes en restait «… au problème psychologique de la conscience de soi». Autrement dit, alors que Descartes tente de dégager «… les concepts suprêmes et les principes sur la base seulement de la clarté et de l’évidence psychologique avec lesquelles nous nous les représentons », Leibniz, loin de «… prendre son point de départ dans le fait psychologique de la conscience de Soi », trouve son commencement dans « la nature universelle de la vérité, c’est-à-dire sa définition ». La vérité se reconnaît à ses caractères intrinsèques de possibilité, de non-contradiction, de fécondité axiomatique, etc. Non seulement veritas est index sui, mais elle l’est logiquement. Leibniz libérerait donc la vérité des concepts de tout fondement extrinsèque; d’abord de l’ego, récusé comme simple fait psychologique ; mais aussi bien de la création divine : « Le concept suprême, dont se déduit toute notre certitude, n’est donc pas tant pour Leibniz le concept de Dieu que le concept de vérité » De fait, Leibniz ne récuse pas seulement le privilège ontique et épistémologique de l’ego cogito, mais aussi bien la toute-puissance d’un Dieu créateur des vérités éternelles à l'égard même de ces essences. Du même coup, il n’y a plus à préserver l'infini pour définir la transcendance divine ; il redevient un champ ouvert à l’analyse conceptuelle." (p.39)
"Cassirer n’interprète donc pas Descartes du point de vue de Leibniz, comme nous l’avions précédemment laissé penser. Car, à la fin, il ne critique pas moins Leibniz en taisant le principe de raison suffisante, qu’il n’avait critiqué auparavant Descartes en requérant contre l’infini, l’ego et la création des vérités éternelles. Il interprète Leibniz et Descartes selon les normes de la critique de la connaissance, telle qu’elle ne peut pas ne pas disqualifier, sur des points essentiels, une entreprise métaphysique, quelle qu’elle soit. Mais la question resurgit d'autant : quelle légitimité peut se voir reconnaître une lecture de la métaphysique qui d’emblée en récuse l’intention." (p.41)
-Jean-Luc Marion, "L'interprétation criticiste de Descartes et de Leibniz (critique d'une critique)", in Jean Seidengart (dir.), Ernst Cassirer. De Marbourg à New York, l'itinéraire philosophique, Les Éditions du Cerf, 1990, 374 pages.
"
-Alexis Philonenko, "Cassirer interprète de Kant," in Jean Seidengart (dir.), Ernst Cassirer. De Marbourg à New York, l'itinéraire philosophique, Les Éditions du Cerf, 1990, 374 pages.