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    Pier-Pascale Boulanger, La sémiose du texte érotique

    Johnathan R. Razorback
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    Pier-Pascale Boulanger, La sémiose du texte érotique Empty Pier-Pascale Boulanger, La sémiose du texte érotique

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 12 Jan - 19:37

    https://www.erudit.org/fr/revues/rssi/2009-v29-n2-3-rssi0452/1014251ar/

    "Qu’il serve à affirmer une présence humaine dans le monde, à transmettre des messages, à agir sur son environnement ou encore à transformer des contenus psychiques – comme l’avancent diversement Benveniste, Jakobson, Austin et Freud –, le langage sert nécessairement à vivre."

    "C’est dans la perspective de sa traduction que nous observerons le récit érotique contemporain et sa visée avouée : exciter le lecteur. L’écriture du texte érotique vise à faire jouir et c’est ce processus de sémiotisation qui nous occupera. L’usage qui est fait des signes au regard du “comportement qu’ils devraient faire apparaître chez le destinataire” (Iser 1985 : 101) s’observera dans la trame narrative ainsi que dans les agencements lexicaux, syntaxiques et discursifs."

    "Si Roland Barthes écrit que “le texte de jouissance n’est jamais celui qui raconte une jouissance” (1970 : 74), c’est parce [...] qu’il nous amène à “l’invisible ligne de démarcation qui sépare un écrit pornographique d’un texte littéraire” (Esparbec 2003 : 270). L’épineuse question du pornographe qui demande si “[l]a complaisance balourde, le ressassement descriptif maniaque qui sont propres à l’écriture pornographique sont [...] à jamais interdits de séjour en littérature” (Ibid. : 271) ouvre le débat de la littérarité."

    "Il semble y avoir un consensus sur une axiologie qui place le pornographique au pôle négatif et l’érotique au pôle positif du spectre des représentations, tel que l’illustre l’inventaire critique des définitions que nous avons recensées. Alors que la production pornographique montre son objet par des moyens techniques qu’elle ne s’attarde pas à raffiner, la production érotique travaille le langage qu’elle utilise. La pornographie serait donc privée d’art et réduite à une technique, tandis que “l’inspiration érotique ajoute ce supplément d’âme que nous appelons l’art” (Biasi 2007 : 16). La différence entre les deux ne tient donc pas tant à la nature osée de la chose représentée qu’à un degré de créativité et d’esthétique. Pourtant, le pornographe travaille à ce qu’il faut écrire pour être lu et pour faire jouir; en ce sens, il maîtrise son art, si tant est que l’art soit entendu comme l’ensemble de procédés par lesquels on cherche à atteindre un certain résultat. De surcroît, la distinction en fonction du seul critère artistique devient improductive devant les écrits du Marquis de Sade dont l’élégance et le travail de la langue rivalisent avec le cru des images. Faudrait-il plutôt s’en remettre à une définition de contenu, selon laquelle “[o]n appelle littérature pornographique une littérature réduite à quelques mots d’ordre (fais ceci, cela…), suivis de descriptions obscènes” (Deleuze 1967 : 17)? Ou vaudrait-il mieux poser une définition fondée sur le degré d’indécence, de sorte que “l’érotisme exige une obscénité légèrement sublimée” (Vian 1980 : 52)?

    Mais si l’obscénité s’entend de ce qui doit normalement demeurer hors scène, la notion reste aussi floue que les choses ressenties comme devant être cachées changent d’une génération à l’autre (Atkins 1975 : 10). C’est plutôt la sentimentalité de l’amour qui, par renversement historique, se trouve aujourd’hui obscène puisque démodée et tombée “hors du temps intéressant” (Barthes 1995 : 625). La sentimentalité choque plus que le sexe et, sur le plan littéraire, elle présenterait même un danger : “Sentimentality in fiction usually comes across as patently insincere, mawkish, or maudlin, and should be avoided” (Stein 1995 : 170). En dernière tentative, n’y aurait-il pas lieu d’établir le distinguo en fonction d’un coefficient romance-amour lequel serait nul dans l’écrit pornographique et variable dans l’écrit érotique (Terrega 2001 : 5)?"

    "Il ne fait aucun doute que la dignité traditionnellement acquise à l’adjectif “érotique” se joue dans cette cécité, condition très pratique pour le conteur : il ne se risque pas à faire voir ce qui doit demeurer caché et, de ce fait même, exerce un pouvoir de suggestion qui laisse tout à imaginer."

    "Dès qu’on s’intéresse à l’acte de lecture, il est impossible d’escamoter le principe de suspension consentie de l’incrédulité (willing suspension of disbelief) formulé par Coleridge (1834 : 174). Selon ce principe, la fiction ne peut advenir que si le lecteur se prête au jeu de croire ce qu’il lit, notamment en s’identifiant à un personnage, et que rien ne vienne interrompre ce jeu. Étant donné que “le texte dans son intentionnalité reste subordonné à l’activité lectrice” (Plassard 2007 : 55), il devient primordial pour l’écrivain de découvrir les conditions du pacte que conclut tacitement le lecteur avec le texte.

    Dans les réflexions sur l’acte de lecture telles qu’elles ont pu s’articuler dans divers essais de Barthes, et notamment sur la question du tempo, les métaphores abondent pour exprimer les différentes vitesses de lecture. Elles sont filées dans deux paradigmes : manger (brouter, ingérer, ruminer) et marcher (lecture pas à pas, piétinement, lecture en rase-mottes, lecture-chevauchée, course) (Carpentiers 1998 : 106, 112, 118). Ces réseaux lexicaux s’inscrivent dans une longue tradition conceptuelle remontant d’une part à la ruminatio médiévale (la lecture à voix basse ou le murmure) et au verbe patein de l’Antiquité grecque qui signifie “piétiné”, pour désigner un livre lu à plusieurs reprises (Cavallo et Chartier : 2010). Il importe de noter la dimension physique servant à expliquer l’activité du lecteur qui se déplace dans le texte ou en ingère la substance."

    "Bien que le lecteur dispose du texte à sa guise, il se peut que celui-ci se prête plus ou moins bien à une lecture lente ou rapide. Par exemple, la lecture à vive allure convient particulièrement aux textes qui comportent une intrigue. Dans ces textes, le tempo est mené par un lecteur que Barthes qualifie de pressé et avide de résoudre l’énigme. La curiosité catalysée par le suspense propulse le lecteur et le pousse à court-circuiter les passages qui ne relèvent pas directement de la suite d’actions. Mais tandis que l’avidité de savoir aiguillonne le lecteur du roman à intrigue, c’est plutôt l’avidité de voir qui motive le lecteur du texte érotique puisque l’issue sexuelle est connue d’entrée de jeu. Le combustible des scènes sexuelles provient de la montée du désir, dont le propre est d’être repoussé. Aussi, le schéma narratif du texte érotique, sous-tendu par la séquence rencontre-séduction-coït, ressemble-t-il davantage à un tracé cardiographique ponctué de phases ascendantes prononcées alors que la formule crime-enquête-solution du roman à intrigue appelle une montée graduelle de la tension jusqu’à l’élucidation du mystère. La tension sexuelle chez l’un et le suspense chez l’autre sont certes garants d’un plaisir, mais celui-ci est porté au paroxysme de la jouissance chez le lecteur érotique par la représentation des scènes sexuelles.

    À l’avidité du lecteur vient s’ajouter un phénomène purement physique, lequel éclaire le processus de la lecture. Les études cognitives menées depuis les années 1990 ont démontré que le processus de la lecture dépasse le simple décodage de mots et engage le lecteur dans la construction de sens et, ajouterons-nous, d’images. Les études du mouvement oculaire, qui s’attachent à calculer le temps de fixation, les régressions et les saccades de l’oeil à la lecture, ont révélé que l’oeil ne focalise que sur environ 70 % des mots. Il faut préciser que celui-ci ne transmet aucune information au cerveau lorsqu’il est en mouvement (Paulson 2008 : 27, 44).

    La proportion des mots sautés comprend très souvent les mots-outils, l’œil fixant plutôt les mots pleins (Goodman 2008a : 23). Le fait que l’œil ne fixe pas chaque mot permet deux déductions : d’une part, celle que le lecteur travaille sans cesse à faire des prédictions sur le texte à venir et, d’autre part, qu'il ne fixe pas ou alors ne fixe que très rapidement les mots qu’il a anticipés (Paulson 2008 : 36). Les régressions sont très souvent causées par la difficulté à inférer le référent d’un pronom ou d’un participe (Vandendorpe 1994 : 218) et agissent comme autant de ralentisseurs de lecture. Les phénomènes affectifs et physiques qui influent sur la démarche de lecture sont à considérer au nombre des contraintes qui informent le processus d’écriture."

    "Le lecteur du texte érotique se caractérise par sa propension à contrevenir au code de lecture : avide, il lit vite et enjambe non seulement les mots-outils mais aussi des passages entiers jusqu’à la prochaine scène salace qu’il savoure plus lentement. Que cette dévoration soit dictée par les habitudes commerciales et idéologiques imposées par la société, comme le pense Barthes (1970 : 22) ou qu’elle soit inhérente aux textes érotiques, les auteurs sont conscients de la contrainte formelle qu’elle impose à l’écriture. En réalité, la vitesse de la lecture n’importe pas tant à l’écrivain que l’ “asservissement temporaire du lecteur” et la tâche “de produire sur lui une impression physique, [...] car il paraît évident que lorsqu’on est engagé physiquement dans une lecture, on s’en détache plus difficilement” (Vian 1980 : 30, 31). La sensation qu’évoque Vian survient physiologiquement lorsque la glande médullosurrénale sécrète de l’adrénaline en réaction au stress ou à l’état de tension que provoque la lecture. Les romans à suspense sont consommés pour les doses d’adrénaline qu’ils entraînent le corps à sécréter et dont les effets cardiaques et vasodilatateurs procurent une sensation stimulante, sinon plaisante. Il est légitime de postuler une corrélation directe entre la prédisposition du lecteur à suspendre son incrédulité et la perspective de l’excitation.

    Un impératif de stimulation régit le récit érotique et les stimuli, comme nous le verrons plus loin, proviennent en grande partie de la trame narrative qui garantit la progression du lecteur dans le texte. La sémiose, en tant que processus de mise en tension érotique, s’arrête dès que le lecteur n’arrive pas à s’imaginer l’action, c’est-à-dire à se construire des images. L’avidité de ce lecteur étant proportionnelle à son impatience, il abandonnera le texte sans remords s’il se trouve déçu par l’interaction des corps engagés dans l’acte sexuel, soit par l’ambiguïté, soit par la banalité de celle-ci."

    "Dans la nouvelle de 3000 mots par exemple, il est convenu que celle-ci contienne deux scènes sexuelles : la première devant survenir au seuil du millième mot et se dérouler sur au moins 600 mots, la seconde devant s’amorcer à peine quelques centaines de mots plus loin et occuper au moins un tiers de la nouvelle (Terrega 2001 : 30). La deuxième scène sera plus longue et intense que la première afin de faire culminer l’action sexuelle. La fin, pour peu qu’elle soit lue, est expédiée sur un ton souvent badin."

    "Afin d’éliminer tout ralentisseur de lecture qui viendrait nuire à la mise en tension du lecteur, l’action des protagonistes doit se prêter à un décodage aisé. Toute ambiguïté dans le déroulement des séquences sexuelles entraîne une hésitation qui érode l’attention du lecteur.

    C’est donc un impératif de clarté qui incombe à l’écrivain, mais celle-ci ne doit toutefois pas être confondue avec le réalisme. [...]
    le recours trop fréquent au registre physiologique, les auteurs s’entendent-ils à dire, est non seulement lassant, mais contre-productif, puisqu’il évoque un discours clinique qui éteint le désir. Il semble que la ligne soit fine entre l’euphémisme cucul (le “tunnel de l’amour” ou le “jardin secret” pour ne pas nommer le vagin) et une trouvaille. Au demeurant, l’écrivain érotique n’échappe pas à la prescription du mot juste pour décrire le mouvement, par exemple, d’une main qui palpe, masse, glisse, effleure, ces actions étant toutes beaucoup plus précises que le simple verbe “caresser” (Terrega 2001 : 77)."

    "Les gestes, les situations et les lieux doivent être plausibles selon les normes du monde fantasmé du lecteur."

    "La consigne unanime exige la perspective intimiste, encore une fois pour éviter la représentation mécanique : il faut décrire non pas ce que la chose fait, mais ce qu’elle “me” et “lui” fait. Si l’intimité narrative consiste également à livrer les secrets du corps nu, ceux-ci gagnent à être singuliers, voire drôles, afin de rendre les personnages attachants (Almond 2003).

    La réalité du récit est également produite par la voix narrative. Le discours à la première personne, en captant d’emblée l’attention du lecteur, exploite la fonction appellative du langage, qui vise à provoquer une réaction chez le lecteur."

    "Le principal défi de l’auteur de récits érotiques consiste à déjouer la banalité car rien n’est plus banal que le sexe, cette pratique vieille comme le monde. Les meilleurs antidotes contre l’ennui sont l’inventivité et l’humour qui, dans une large mesure, sont impartis à la description des personnages et des scènes sexuelles."

    "A trop montrer la chose, on ne la voit plus."
    -Pier-Pascale Boulanger, "La sémiose du texte érotique", Recherches sémiotiques, Volume 29, numéro 2-3, 2009, p. 99–113.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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