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    Friderich Nietzsche, Le Gai savoir

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Friderich Nietzsche, Le Gai savoir Empty Friderich Nietzsche, Le Gai savoir

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 26 Jan - 16:23

    "Dans quelle langue parler ? Quel langage parler ? Ce sera pour Nietzsche un langage nouveau, qui signifie par écart et décalage, écart et décalage par rapport aux structures habituelles de la construction du sens que Nietzsche soupçonne d'être au service d'idéaux qui doivent être interrogés, d'idéaux d'origine morale. Il apparaîtra dès lors que ces structures et ce langage ordinaire ne signifient jamais de façon neutre mais induisent des préjugés, des croyances sournoisement véhiculées par les schèmes linguistiques et grammaticaux, il apparaîtra surtout qu'elles ne peuvent pas tout dire, et sont justement inaptes à traduire l'idéal du gai savoir. D'où les audaces, les ruptures, les brusqueries, les images inattendues, les néologismes, le lyrisme au sein de l'oralité, etc." (p.10)

    "Ce qui change avec l'intervention de Nietzsche dans le champ philosophique: le passage au premier plan des déterminations pulsionnelles et affectives comprises comme source productives des pensées." (p.12)

    "Légende tenace et navrante qui ne veut retenir du rapport de Nietzsche à la science que l'opposition." (p.17)
    -Patrick Wotling, Introduction à Nietzsche, Le Gai savoir, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007 (1997 pour la première édition), 445 pages.

    "Oh ces Grecs ! Ils s'y connaissaient, pour ce qui est de vivre: chose pour laquelle il est nécessaire de s'arrêter courageusement à la surface, au pli, à la peau, d'adorer l'apparence, de croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l'Olympe de l'apparence ! Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur ! Et n'est-ce pas à cela justement que nous revenons, nous casse-cou de l'esprit, nous qui avons escaladé le plus haut et le plus dangereux sommet de la pensée contemporaine et avons de là-haut regardé tout autour, nous qui avons de là-haut regardé en bas ?"
    -Nietzsche, préface à sa seconde édition du Le Gai savoir, 1886, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007 (1997 pour la première édition), 445 pages, pp.32-33.

    « J’habite ma propre maison,
    N'ai jamais copié personne en rien,
    Et -me suis en outre moqué de tout maître
    Qui ne s'est pas moqué de lui-même
    . » (p.23)

    "Tout ce qu'on appelle amour. - Convoitise et amour : quelle différence dans ce que nous éprouvons en entendant chacun de ces deux mots ! -et cependant, il pourrait bien s'agir de la même pulsion, sous deux dénominations différentes, la première fois calomniée du point de vue de ceux qui possèdent déjà, chez qui la pulsion s'est quelque peu apaisée et qui craignent désormais pour leur "avoir" ; l'autre fois du point de vue de celui qui est insatisfait et assoiffé, et donc glorifiée sous la forme du "bien". Notre amour du prochain - n'est-il pas une aspiration à une nouvelle possession ? Et de même notre amour du savoir, de la vérité et de manière générale toute l'aspiration à des nouveautés ? Nous nous lassons progressivement de l'ancien, de ce dont nous nous sommes déjà assuré la possession et recommençons à tendre les mains ; même le plus beau des paysages, une fois que l'on y a vécu trois mois, n'est plus certain de notre amour, et n'importe quelle côte lointaine excite notre convoitise: la possession rétrécit le plus souvent l'objet possédé. Le plaisir que nous prenons à nous-mêmes veut tellement se maintenir qu'il ne cesse de métamorphoser quelque chose de nouveau en nous-mêmes, - c'est cela même que l'on appelle posséder. Se lasser d'une chose que l'on possède, cela veut dire: se lasser de soi-même. (On peut également souffrir de la surabondance, -le désir de rejeter, de distribuer peut aussi s'attribuer la désignation honorifique d' "amour"). Lorsque nous voyons quelqu'un souffrir, nous saisissons volontiers l'occasion qui s'offre alors de prendre possession de lui ; c'est ce que fait par exemple le bienfaiteur compatissant, et lui aussi appelle "amour" le désir de possession nouvelle qui s'est éveillé en lui, et y prend plaisir comme à l'invitation à une conquête nouvelle. Mais c'est l'amour des sexes qui trahit le plus clairement sa nature d'aspiration à la possession : l'amoureux veut la possession exclusive et inconditionnée de la personne qu'il désire avec ardeur, il veut exercer un pouvoir inconditionné sur son âme comme sur son corps, il veut être l'unique objet de son amour et habiter et gouverner l'âme de l'autre comme ce qu'il y a de plus haut et de plus désirable. Si l'on prête attention au fait que cela ne veut rien dire d'autre que soustraire à tout le monde un bien, un bonheur et une jouissance de grande valeur : si l'on considère que l'amoureux vise à appauvrir et à spoiler tous les autres concurrents et aimerait devenir le dragon de son propre trésor, le plus impitoyable et le plus égoïste de tous les "conquérants" et de tous les prédateurs: si l'on considère enfin que le reste du monde tout entier paraît à l'amoureux indifférent, pâle, dénué de valeur, et qu'il est prêt à faire tous les sacrifices, à renverser tout ordre, à faire passer tout intérêt au second plan: on ne manquera pas de s'étonner que cette convoitise et cette injustice sauvages de l'amour des sexes aient été glorifiées et divinisées comme elles l'ont été à toutes les époques, au point que l'on ait tiré de cet amour le concept d'amour entendu comme le contraire de l'égoïsme alors qu'il est peut-être justement l'expression la plus naïve de l'égoïsme. Ce sont manifestement les non-possédants assoiffés de désir qui ont ici fixé l'usage linguistique, -ils ont toujours été en trop grand nombre. Ceux à qui possession et satisfaction avaient été accordées en abondance en ce domaine ont bien laissé échapper de temps en temps un mot au sujet du "démon enragé", tel le plus aimable et le plus aimé de tous les Athéniens, Sophocle: mais Éros s'est toujours moqué de ces médisants, -ils furent toujours précisément les êtres qu'il chérit le plus. Il y a bien çà et là sur terre une espèce de prolongement de l'amour dans lequel cette aspiration avide qu'éprouvent deux personnes l'une pour l'autre fait place à un désir et à une convoitise nouvelle, à une soif supérieure et commune d'idéal qui les dépasse: mais qui connaît cet amour ? Qui l'a vécu ? Son véritable nom est amitié." (pp.73-75, §14)

    [La question philosophique posée dans ce texte
    Nietzsche pose ici la question suivante : l’amour en général, et l’amour-passion en particulier, est-il une forme de sacrifice de soi à l’être aimé ?

    Les enjeux de la question
    Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : Nietzsche a pour objectif de faire une critique de la conception traditionnelle de l’amour. Dans cette conception traditionnelle, l’amour est considéré comme agapè, c’est-à-dire comme amour pur et désintéressé. C’est cette conception de l’amour qu’on trouve notamment dans la charité chrétienne. L’amour ainsi conçu est un comportement altruiste, et même le degré suprême du comportement altruiste. Mais cette conception, pour Nietzsche, est un contresens fondamental sur la nature de l’amour.

    La thèse de Nietzsche
    La thèse défendue par Nietzsche est donc la suivante : l’amour en général, et l’amour-passion en particulier, est en réalité un sentiment extrêmement égoïste : il vise à l’appropriation de la chose ou de l’être aimé.

    Le plan du texte
    Le texte s’ouvre sur l’idée qu’un même instinct est l’objet de deux valorisations différentes, et cherche à expliquer ce paradoxe : les uns y voient de l’avidité, les autres de l’amour.

    La deuxième partie du texte consiste à identifier la tendance à l’appropriation qu’on peut identifier dans l’amour en général et dans différentes espèces d’amour : l’amour du prochain notamment.

    Dans une troisième et dernière partie, Nietzsche s’attarde plus particulièrement sur l’amour-passion, pour révéler son caractère profondément égoïste et conquérant.

    I – Aimer =/= être avide ?
    1) La laideur de l’avidité et la beauté de l’amour
    Nietzsche remarque d’abord que les termes d’« avidité » et d’« amour » sont interprétés par nous comme étant opposés. Ils suscitent en nous des réactions affectives très différentes. L’avidité est un désir excessif et égoïste, que l’on assimile à un vice et que l’on méprise moralement. L’amour, au contraire, est un désir altruiste que l’on assimile à une vertu et que l’on admire moralement.

    2) Quelles psychologies ?
    Mais Nietzsche, conformément à sa méthode dite généalogique, cherche à exhiber l’origine psychologique de ces appréciations morales. Et ce qu’il découvre à cette occasion est qu’en réalité, l’avidité et l’amour sont une seule et même chose, un seul et même « instinct », mais perçu et évalué différemment par deux types d’êtres différents. Les « possédants », ceux qui disposent déjà d’une quantité suffisante d’un bien, dénigrent cet instinct comme « avidité », comme mauvais et excessif. Cette appréciation morale est l’expression d’un état psychologique, la crainte : ils craignent que les « avides » leur prennent leur bien.

    Les « non-possédants », au contraire, admirent cet instinct comme « amour », comme positif et bon. Cette appréciation morale opposée est l’expression d’un état psychologique opposé, le manque : ils désirent acquérir davantage.

    3) Diverses perspectives, diverses interprétations
    On reconnaît la un thème classique de la philosophie de Nietzsche : il n’y a pas de vérité morale objective sur les choses, en l’occurrence sur l’instinct dont il est question. Il n’y a que des évaluations différentes découlant des états psychologiques différents dans lesquels se trouvent les individus. C’est ce qu’on appelle le perspectivisme de Nietzsche : toute appréciation morale dépend d’une perspective particulière.

    II – Aimer = vouloir s’approprier
    1) L’amour du prochain : désintéressé, altruiste ?
    Ce qui est constant sous les diverses valorisations, cependant, c’est que les différentes formes d’amour sont réductibles à une tendance à l’appropriation. Nietzsche s’attarde surtout sur un cas, qui a une dimension morale importante : le cas de l’amour du prochain et de la pitié. Dans la vision traditionnelle, la pitié est un sentiment désintéressé, qui mène au sacrifice de soi en vue de l’intérêt de celui qui souffre.

    2) L’amour du prochain : le plaisir de posséder celui qu’on aide
    Mais un phénomène jure avec cette conception : celui qui aide autrui prend plaisir à cette aide. Ce plaisir, selon Nietzsche, est l’indice du fait qu’il s’agit d’un comportement qui n’est pas si désintéressé qu’il paraît : en réalité, l’homme charitable prend plaisir à la charité parce qu’elle constitue une forme d’appropriation de celui qu’on aide. Nietzsche fait une analyse semblable de l’amour de la connaissance.

    III – Aimer passionnément : la forme suprême de l’égoïsme conquérant
    1) L’amour-passion : le sacrifice suprême ?
    Nietzsche fait encore la même analyse d’une autre forme de l’amour, l’amour entre les sexes, l’amour-passion. Mais celui-ci a selon lui un statut particulier : c’est à la fois la forme d’amour qui passe pour la plus sacrificielle, et celle qui est en réalité la plus égoïste. On notera que Nietzsche emploie le terme « égoïste » au sens non moral : il s’agit de décrire la nature véritable de l’amour comme tendance à l’appropriation, et non de produire une évaluation morale.

    2) L’amour-passion : posséder l’autre tout entier, exclusivement, au mépris du reste
    En quoi l’amour-passion est-il si égoïste ? Nietzsche énonce 3 raisons. Premièrement, c’est un amour qui prétend posséder à la fois le corps et l’âme de l’autre, c’est-à-dire l’autre tout entier. Il est donc plus égoïste que l’amour purement sexuel ou Éros, qui vise simplement l’appropriation du corps, et plus égoïste également que l’amour purement platonique, qui vise simplement l’appropriation de l’âme.

    Deuxièmement, l’amoureux veut exclure absolument tous les autres individus de la propriété de l’être aimé. Il veut être seul propriétaire de l’aimé, comme un conquérant qui veut être seul propriétaire de sa terre.

    Troisièmement, enfin, l’amoureux ne trouve de valeur que dans l’être aimé, et est prêt à détruire tout le reste, à négliger les intérêts de tous les autres pour le préserver.

    3) L’amour comme rapport de force et l’augmentation de la puissance
    Ce que révèle ce texte de Nietzsche, ce sont les rapports de force qui sous-tendent les phénomènes amoureux, et que dissimule l’interprétation traditionnelle. Là où la morale commune d’inspiration chrétienne voit de la charité ou l’union entre les êtres, la lecture nietzschéenne du phénomène amoureux montre qu’il s’agit toujours pour certains êtres de s’approprier d’autres êtres, en dernière analyse en vue d’augmenter leur « puissance ». C’est la logique même de la vie en général, du moins de la vie en bonne santé : s’approprier toujours plus d’éléments de l’environnement pour croître.]

    "Épicure - Oui, je suis fier de sentir le caractère d'Épicure autrement, peut-être, que tout autre, et de savourer dans tout ce que j'entends et lis de lui le bonheur de l'après-midi de l'Antiquité: -je vois son œil contempler une vaste mer blanchâtre, par-dessus les rochers de la côte sur lesquels repose le soleil pendant que des animaux petits et grands jouent dans sa lumière, sûrs et tranquilles comme cette lumière et cet œil lui-même. Seul un être continuellement souffrant a pu inventer un tel bonheur, le bonheur d'un œil face auquel la mer de l'existence s'est apaisée, et qui désormais ne peut plus se rassasier de contempler sa surface et cette peau marine chamarrée, délicate, frémissante: jamais auparavant il n'y eut une telle modestie de la volupté." (p.100-101, §45)
    -Nietzsche, Le Gai savoir, Livre I, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007 (1997 pour la première édition ; 1882 pour la seconde édition allemande), 445 pages.





    Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Ven 26 Jan - 22:51, édité 3 fois


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Message par Johnathan R. Razorback Ven 26 Jan - 16:47



    "L'ensorcellement et l'effet le plus puissant qu'exercent les femmes sont, pour le dire dans la langue des philosophes, une action à distance, une actio in distans: mais la première et la principale condition en est - la distance !" (p.115, §60)

    "Aujourd'hui et autrefois. - Qu'importe tout l'art de nos œuvres d'art si nous laissons échapper cet art supérieur, l'art des fêtes ! Autrefois, toutes les œuvres d'art se dressaient sur la grande voie triomphale de l'humanité, en marques commémoratives et témoignages de ses moments d'élévation et de félicité. Aujourd'hui, on veut, au moyen des œuvres d'art, attirer les malheureux épuisés et malades à l'écart de la grande voie des souffrances de l'humanité pour une fraction de seconde de concupiscence ; on leur offre une petite ivresse et une petite folie." (p.139, §88)
    -Nietzsche, Le Gai savoir, Livre II, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007 (1997 pour la première édition), 445 pages.

    "Notre croyance en une virilisation de l'Europe. - C'est à Napoléon (et absolument pas à la Révolution française, qui a visé à la "fraternité" entre les peuples et à un commerce sentimental universel et fleuri) que l'on doit la possibilité aujourd'hui d'une succession de quelques siècles guerriers qui n'ont pas leurs pareils dans l'histoire, bref, notre entrée dans l'âge classique de la guerre, de la guerre savante et en même temps populaire sur la plus grande échelle (de moyens, de dons, de discipline), que tous les millénaires à venir considéreront rétrospectivement avec envie et respect comme un pan de perfection: - car le mouvement national dont sort cette gloire de la guerre n'est que le choc en retour dirigé contre Napoléon et n'existerait pas sans Napoléon. C'est donc à lui que l'on pourra attribuer un jour le fait que l'homme, en Europe, a triomphé à nouveau du commerçant et du philistin ; peut-être même de "la femme", qui a été choyée par le christianisme et l'esprit exalté du dix-huitième siècle, et plus encore par les "idées modernes". Napoléon, qui voyait dans les idées modernes et, sans détour, dans la civilisation une sorte d'ennemi personnel, a prouvé par cette hostilité qu'il était l'un des plus grands continuateurs de la Renaissance: il a ramené au jour tout un pan d'Antiquité de nature antique, peut-être le pan décisif, le pan de granit. Et qui sait si ce pan de nature antique ne finira pas aussi par triompher du mouvement national et se faire, au sens affirmatif, l'héritier et le continuateur de Napoléon: -lequel voulait l'Europe unie, comme on le sait, et ce comme maîtresse de la terre." (p.323, §362)

    « Qu’est-ce que c’est que le romantisme ? - On se souvient peut-être, du moins parmi mes amis, que j'ai commencé par me jeter sur ce monde moderne avec quelques lourdes erreurs et surestimation, en tout cas en homme qui a une espérance. Je compris -qui sait à la suite de quelles expériences personnelles ?- le pessimisme philosophique du dix-neuvième siècle comme s'il était le symptôme d'une force de pensée plus élevée, d'une audace plus courageuse, d'une plénitude de vie plus victorieuse que celles qui ont caractérisé le dix-huitième siècle, l'époque de Hume, de Kant, de Condillac et des sensualistes: de sorte que la connaissance tragique m'apparut comme le luxe propre de notre culture, comme sa forme de prodigalité la plus somptueuse, la plus noble, la plus dangereuse, mais toutefois, en raison de sa richesse surabondante, comme un luxe qui lui était permis. De la même manière, je me fabriquai pour moi-même une interprétation de la musique allemande en voulant y voir l'expression d'une puissance dionysiaque de l'âme allemande: je crus entendre en elle le tremblement de terre par lequel une force originaire accumulée depuis des siècles finit par exploser - indifférente aux secousses qu'elle peut infliger ainsi à tout ce qu'on appelle d'ordinaire culture. On voit que je méconnus alors, aussi bien dans le pessimisme philosophique que dans la musique allemande, ce qui constitue leur caractère propre - leur romantisme. Qu’est-ce que c’est que le romantisme ? Tout art, toute philosophie peuvent être considérés comme un remède et un secours au service de la vie en croissance, en lutte : ils présupposent toujours de la souffrance et des être qui souffrent. Mais il y a deux sortes d'être qui souffrent, d’une part ceux qui souffrent de la surabondance de la vie, qui veulent un art dionysiaque et également une vision et une compréhension tragique de la vie — et ensuite ceux qui souffrent de l'appauvrissement de la vie, qui recherchent, au moyen de l’art et à la connaissance, le repos, le calme, la mer d'huile, ou bien alors l’ivresse, la convulsion, l’engourdissement, la démence. C'est au double besoin de ces derniers que correspond tout roman­tisme dans les arts et dans les connaissances, c'est à eux que répondaient (et répondent) aussi bien Schopenhauer que Richard Wagner, pour nommer les romantiques les plus célèbres et les plus expressifs, sur lesquels je me suis alors mépris — nullement à leur détriment, du reste, comme on peut me le concéder en toute équité. Celui qui est le plus riche en plénitude de vie, le dieu et l’homme dionysiaques, peut s'accorder non seulement au spectacle du terrible et du problématique, mais jusqu'à l'action terrible et jusqu'à tout luxe de destruction, de dissolution, de négation ; chez lui, le mal, le non-sens, le laid apparaissent en quelque sorte permis en conséquence d’une surabondance de forces génératrices et fécondantes capable de transformer tout désert en pays fertile et luxuriant. A l'inverse, c'est l'être le plus souffrant, le plus pauvre en vie qui aurait le plus besoin de douceur, de paix, de bonté, dans la pensée et dans l'action, si possible d’un dieu qui soit vraiment un dieu pour malades, d'un "sauveur" ; et de même de la logique, de l'intelligence conceptuelle de l’existence — car la logique rassure, donne confiance —, bref, d’une certaine étroitesse chaleureuse qui chasse la peur et d’un emprisonnement dans des horizons optimistes. C'est de cette manière que j'ai appris peu à peu à comprendre Épicure, le contraire d'un pessimiste dionysiaque, et de même le "chrétien", qui n'est en fait qu'une espèce d'épicurien et, pareil à lui, est essentiellement romantique, - et mon regard s'aiguisant devint de plus en plus apte à cette forme suprêmement difficile et insidieuse de déduction régressive qui donne lieu à la plupart des erreurs - la déduction qui remonte de l’œuvre à l'auteur, de l'action à l'agent, de l'idéal à celui pour qui il est nécessaire, de tout mode de pensée et de valorisation au besoin qui, derrière lui, commande. - A propos de toutes les valeurs esthétiques, je me sers désormais de cette distinction fondamentale: je me demande, dans chaque cas particulier, "est-ici la faim ou la surabondance qui est devenue créatrice ?" A première vue, une autre distinction pourrait sembler plus recommandable -elle est d'une évidence largement supérieure- elle consisterait à examiner attentivement si c'est l'aspiration à l'immobilisation, à l'éternisation, à l'être qui est la cause de la création, ou si c'est au contraire l'aspiration à la destruction, au changement, au nouveau, à l'avenir, au devenir. Mais si on les considère plus profondément, ces deux espèces d'aspiration s'avèrent encore ambiguës et en réalité interprétables précisément suivant le schéma présenté au préalable et auquel a été, à bon droit, me semble-t-il, donné la préférence. L'aspiration à la destruction, au changement, au devenir peut être l'expression de la force surabondante, grosse d'avenir (mon terminus pour la désigner est, comme on le sait, le terme de "dionysiaque"), mais ce peut être aussi la haine du raté, de l'indigent, du déshérité qui détruit, doit détruire, parce que ce qui subsiste, voire tout subsister, tout être même, le révolte et l'irrite -que l'on considère nos anarchistes de près pour comprendre cet affect. La volonté d'éterniser exige de même une double interprétation. Elle peut d'une part provenir de la reconnaissance et de l'amour: un art ayant cette origine sera toujours un art d'apothéose, dithyrambique peut-être avec Rubens, railleur par béatitude avec Hafiz, clair et aimable avec Goethe, et répandant sur toutes choses un éclat homérique de lumière et de gloire. Mais elle peut aussi être la volonté tyrannique d'un être souffrant profondément, luttant, torturé, qui voudrait encore frapper ce qu'il a de plus personnel, de plus singulier, de plus intime, l'idiosyncrasie propre de sa souffrance, du sceau qui en ferait une loi ayant force d'obligation et une contrainte, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant, en leur incorporant de force, en leur gravant au fer rouge son image, l'image de sa torture. Cette dernière attitude constitue le pessimisme romantique sous sa forme la plus expressive, que ce soit comme philosophie de la volonté de Schopenhauer, que ce soit comme musique wagnérienne: -le pessimisme romantique, le dernier grand événement dans le destin de notre culture. (Qu'il puisse encore y avoir un tout autre pessimisme, un pessimisme classique -ce pressentiment et cette vision m'appartiennent, comme mon bien inaliénable, comme mon proprium et ipissimum: à ceci près que le terme de "classique" répugne à mon oreille, il est bien trop usé, il est devenu bien trop rond et méconnaissable. J'appelle ce pessimisme de l'avenir -car il vient ! je le vois venir !- le pessimisme dionysiaque. » (p.332-336, §370)
    -Friedrich Nietzsche, Le Gai savoir, Livre V, traduction Patrick Wotling, Paris, GF Flammarion, 2007 (1997 pour la première édition ; 1887 pour la seconde édition allemande ajoutant le livre V), 445 pages.



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    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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