https://fr.wikipedia.org/wiki/David_Colon
"C’est au sein de la démocratie athénienne qu’apparaît la forme la plus ancienne de persuasion, la rhétorique, cet art du discours qu’Aristote définit comme « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ». [...]
L’art de l’orateur, comme l’écrit plus tard Cicéron, « consiste à savoir mobiliser tout ce qui est propre à persuader8 ». Cet orateur romain reste fidèle à Aristote, qui distinguait dans La Rhétorique trois registres de la persuasion : la crédibilité de l’orateur (Ethos), l’émotion qu’il suscite (Pathos) et la qualité du raisonnement (Logos). La rhétorique apparaît encore de nos jours comme l’art de la persuasion par excellence, qui repose sur une série de techniques oratoires transmises de maître à élève.
Pourtant, depuis le début du XXe siècle, l’art de la persuasion connaît une révolution radicale bien que silencieuse : aux États-Unis d’abord, puis dans l’ensemble du monde industriel, elle est devenue une science appliquée, conçue et sans cesse perfectionnée par une nouvelle génération d’hommes qui se targuent de pouvoir percer les secrets des masses et font profession d’agir sur leurs attitudes et leurs comportements [...]
Dans le contexte de l’avènement des masses dans la vie politique, économique et sociale, le premier d’entre eux, Ivy Ledbetter Lee, applique à l’art de la persuasion des principes tirés de la psychologie sociale et invente les relations publiques, qu’il conçoit comme un outil au service des grandes entreprises américaines pour juguler les revendications démocratiques et le poids croissant de l’opinion sur les politiques publiques. La Première Guerre mondiale précipite ensuite la mue de l’art de la persuasion en une science appliquée à l’échelle de la nation américaine tout entière lorsque George Creel, qui est chargé de persuader ses concitoyens du bien-fondé d’une entrée en guerre dont ils ne voulaient pas, recourt aux techniques les plus modernes pour influencer non pas l’ennemi mais sa propre population. [...]
Les nouveaux maîtres de la persuasion trahissent ainsi sans vergogne la conception éthique qu’avait de « l’art de persuader » le philosophe Pascal, qui distinguait parmi les « puissances qui nous poussent à consentir » la voie naturelle de l’entendement – « car, écrit-il, on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées » – et celle de la volonté, cette voie « basse, indigne et étrangère » qui porte à croire « non pas par la preuve, mais par l’agrément ». En appliquant les principes tirés de la psychologie et en recourant à de nouveaux médias pour subvertir l’entendement, les maîtres de la persuasion font donc de la manipulation, entendue comme l’art de fausser la réalité et d’influencer les individus à leur insu, le principe essentiel de toute communication persuasive. À partir des années 1920, ce nouvel art de la persuasion se nourrit de la « publicité scientifique », dont Claude Hopkins et Albert Lasker sont les inventeurs.
Les grands publicitaires américains appliquent leur art aussi bien aux produits et aux marques qu’aux hommes politiques ou à la propagande d’État. Certains, comme Edward Bernays et Ernest Dichter, affinent la dimension scientifique de leur métier par l’application de principes tirés de la psychanalyse. Le monde entier s’arrache les inventions de ces manipulateurs de génie, et les propagandistes des régimes totalitaires ont tôt fait de s’approprier leurs techniques ou même, comme l’a fait Goebbels, de les recruter directement. À chaque fois qu’il franchit les frontières, l’art de la persuasion se perfectionne, à l’image du cinéma de propagande, inventé aux États-Unis en 1915, appliqué à la propagande totalitaire par Sergueï Eisenstein puis Leni Riefenstahl avant que Frank Capra et Walt Disney s’inspirent à leur tour des innovations des cinéastes totalitaires tout en recourant aux sondages et aux études de marché."
"C’est aux États-Unis que les sciences du comportement ont accompli les plus grands progrès, d’abord grâce à l’apport du béhaviorisme, ce paradigme psychologique introduit aux États-Unis par John B. Watson selon qui tout comportement humain est le produit de stimulations externes mesurables et influençables. Harold D. Lasswell, pionnier universitaire de la persuasion de masse, en a tiré plusieurs principes enseignés jusqu’à nos jours dans le monde entier et appliqués à la propagande aussi bien qu’à la communication politique. Les États-Unis sont également le berceau d’écoles de pensée entièrement vouées à agir sur les comportements, qu’il s’agisse du programme de communication et de changement des attitudes de Carl Hovland, professeur de psychologie à l’université de Yale (Yale Communication and attitude Change Program), ou de l’école de Palo Alto, célèbre pour ses techniques de manipulation langagière. Les États-Unis sont enfin le berceau des études de marché comme des sondages et attirent depuis longtemps les meilleurs chercheurs étrangers dans ce domaine, à commencer par l’Autrichien Paul Lazarsfeld, qui non seulement a perfectionné la mesure de l’audience des médias et du cinéma mais en a tiré des principes immédiatement applicables à la persuasion de masse, et en premier lieu des « leaders d’opinion ».
Quiconque entend influencer les masses ne peut donc ignorer les « méthodes américaines », qui s’exportent dans de nombreux pays, à commencer par la France, depuis les Trente Glorieuses. À partir des années 1950, Madison Avenue est à la publicité ce qu’Hollywood est au cinéma."
"L’invention par B. J. Fogg de la « technologie persuasive » puis du « design comportemental » inspire les ingénieurs désireux de rendre leurs outils numériques plus addictifs ou persuasifs. Dans le même temps, Google puis Facebook développent de nouveaux outils publicitaires d’un degré de perfectionnement inédit, qui reposent sur l’exploitation des données des internautes à des fins de profilage et de ciblage. Mark Zuckerberg conçoit ainsi avec Facebook le plus grand outil de manipulation de masse de l’histoire, capable de modéliser, de prédire et d’influencer les attitudes et les comportements de 2,8 milliards d’utilisateurs. De telles innovations de rupture bouleversent presque du jour au lendemain l’art de la persuasion, en rendant quasiment illusoires les efforts des États pour protéger leur population des ingérences propagandistes."
"La manipulation de masse est un fait social et un objet historique à part entière, qui requiert d’être abordé avec une grande rigueur scientifique et méthodologique. Le choix des vingt personnages réunis dans cet ouvrage ne doit par conséquent rien au hasard. Ils réunissent tous trois au moins des quatre critères permettant de caractériser un « maître de la manipulation » : le premier est l’intention manifeste de manipuler les masses dans un but précis ; le deuxième est la capacité de le faire à grande échelle ; le troisième est la volonté d’entreprendre une démarche de science appliquée ; le quatrième, enfin, est de produire un effet mesurable. Plusieurs personnages historiques célèbres, dotés d’une réputation de grands manipulateurs, ont par conséquent été écartés du livre. C’est le cas par exemple de Leni Riefenstahl, la cinéaste de Hitler, dont l’intention de manipuler les masses dans un but précis n’est pas davantage établie par les historiens que l’effet concret de ses films sur les masses allemandes20. Son parcours, qui l’a vue s’imposer dans les milieux très masculins que sont le parti nazi et la réalisation cinématographique, permet toutefois de comprendre pourquoi aucune femme ne figure à ce jour parmi les plus grands manipulateurs de masse du monde contemporain. En effet, les univers dans lesquels évoluent les maîtres de la manipulation se caractérisent par une domination masculine sans partage, qu’il s’agisse de la publicité, de la communication politique et, plus récemment, des géants du numérique."
"Le 20 avril 1914, à Ludlow, dans le Colorado, les gardes d’une société minière, la Fuel and Iron Company, tirent à la mitraillette sur le campement de mineurs grévistes et leurs familles, avant de l’incendier, causant la mort de treize ouvriers, ainsi que onze femmes et deux enfants. La presse accuse aussitôt le propriétaire de la compagnie, John D. Rockefeller, d’avoir ordonné le massacre, jetant à la vindicte populaire une dynastie de magnats du pétrole depuis longtemps associée à l’impérialisme économique, à l’avidité et à l’indifférence envers l’intérêt général.
John D. Rockefeller Jr. fait alors appel à un inconnu du grand public, Ivy Lee, spécialiste des relations publiques, qui a plusieurs fois défendu avec succès les intérêts de grandes compagnies de chemins de fer. [...] Ivy Lee a multiplié les communiqués de presse mensongers, affirmant que le massacre avait été commis par des « agitateurs bien payés envoyés par le syndicat » et qualifiant la meneuse des grévistes, Mother Jones, alors âgée de 82 ans, de « prostituée et proxénète ». Dans une série de circulaires adressées à des leaders d’opinion dans tout le pays, Ivy Lee exagère le salaire des dirigeants syndicaux, déforme le point de vue de la presse locale et accuse les grévistes d’être à l’origine de l’incendie de leur campement. Au président de la commission d’enquête du Sénat, qui lui demande s’il est là pour donner toute la vérité sur la grève, il répond : « Oui […] la vérité, telle que les opérateurs [ses clients] l’ont vue : j’étais là pour les aider à plaider leur cause. » À ses yeux, en effet, toute vérité est relative, et sa seule obligation éthique consiste à indiquer au nom de qui il s’exprime : il n’y a pas de faits, seulement des interprétations.
La campagne menée par Lee réussit à neutraliser en partie le point de vue des mineurs et aboutit, en décembre 1914, à la fin de la grève. Elle contribue également à la notoriété de ce maître de la manipulation, que le journaliste progressiste George Creel qualifie dans Harper’s Magazine de « poison de l’opinion publique ». Le sobriquet « Poison Ivy » l’a suivi jusque dans la tombe."
"Ivy L. Lee est né à Cedartown, en Georgie, le 16 juillet 1877. Fils d’un pasteur méthodiste conservateur très influent, il fréquente l’Emory College d’Atlanta pendant deux ans avant de rejoindre Princeton, où il obtient un diplôme en économie en 1898, tout en se passionnant pour le journalisme et en établissant des liens de confiance avec Woodrow Wilson, alors président de la prestigieuse université. Il poursuit brièvement ses études à Harvard, avant de s’installer à New York, où il entame une carrière de reporter et se spécialise progressivement dans la couverture de l’actualité de Wall Street et du monde des affaires. En 1903, il se lance dans une carrière de praticien des relations publiques, un terme apparu six ans à peine auparavant, et devient directeur de la publicité de l’Union des citoyens (Citizens Union), une organisation non partisane qui se donne pour mission de surveiller le gouvernement au nom de l’intérêt commun. Il rejoint ensuite le Comité national démocrate, chargé de la publicité de la campagne infructueuse du juge Alton Parker contre Theodore Roosevelt en 1904. Il y rencontre l’ancien journaliste George Parker, avec qui il fonde à la fin de l’année 1904 l’une des premières firmes de relations publiques, Parker & Lee. Âgé de 27 ans, fort de son expérience dans le domaine de la communication politique, il entend conseiller les entreprises dans leurs interactions avec la presse, au moment même où celle-ci se démocratise et se professionnalise. À la différence des dirigeants politiques, les chefs d’entreprise considèrent généralement n’avoir de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires et ne communiquent auprès du public qu’à travers la réclame. Lorsqu’ils cherchent à exercer une influence sur la presse, c’est en menaçant de retirer leur budget publicitaire, et parfois en recourant à des officines pour corrompre des journalistes ou des éditeurs de presse. Aux yeux de Lee, une telle stratégie revient à laisser le champ libre aux muckrakers, ces journalistes progressistes dont l’influence grandissante contrebalance celle, traditionnelle, des capitaines d’industrie sur l’opinion publique.
Hanté par sa lecture de Psychologie des foules, ouvrage dans lequel Gustave Le Bon décrit le spectre d’une « tyrannie des foules », la domination de l’opinion publique sur les élites dirigeantes, Ivy Lee voit dans l’essor de la presse, du syndicalisme et des pratiques revendicatives, le signe avant-coureur de bouleversements majeurs pour les grandes entreprises américaines. « Vous constatez soudainement, déclare-t-il en 1916 devant un parterre de magnats de l’industrie, que vous ne dirigez pas une entreprise privée, mais que vous dirigez une entreprise dont le public lui-même prend la supervision. La foule est aux commandes, les gens sont au travail et nous devons en tenir compte, que cela nous plaise ou non. […] Le peuple règne désormais. Nous avons substitué au droit divin des rois celui de la multitude. » Lee entend contrer les progressistes, qu’il qualifie de « courtisans de la foule », en convainquant ses futurs clients de la nécessité de se doter d’une communication bien maîtrisée en direction de la presse d’abord, et du grand public ensuite."
"Le premier client de Parker & Lee est un exploitant de mines de charbon, la Anthracite Coal Roads and Mines Company, qui fait face en 1906 à une menace de grève de grande ampleur. La grève précédente, en 1903, avait vu les syndicats gagner les faveurs de la presse et de l’opinion publique au point de convaincre le président Theodore Roosevelt de menacer de faire intervenir les troupes fédérales. Pour inverser la tendance, Ivy Lee rédige alors le premier communiqué de presse de l’histoire. Présenté sous la forme d’un article mis en page, rédigé comme il le serait par un journaliste, il est diffusé très largement auprès des journaux, qui le publient souvent intégralement. À cette occasion, pour expliquer aux journalistes et au public en quoi consiste le travail de son agence, Ivy Lee élabore une Déclaration de principes, qui est vue aujourd’hui comme la charte fondatrice des relations publiques. « Notre objectif, écrit-il, est, franchement et ouvertement, au nom des entreprises et des institutions publiques, de fournir à la presse et au public des États-Unis des informations rapides et précises. »
Parce que les exploitants de mines de charbon étaient contrôlés par les compagnies ferroviaires, Ivy Lee entre bientôt en contact avec ces dernières, qui faisaient face aux vives protestations du public à cause de la mauvaise qualité du service, de tarifs excessifs et d’accidents de plus en plus nombreux. Le 28 octobre 1906, à proximité d’Atlantic City, dans le New Jersey, se produit le plus médiatisé d’entre eux. Un train de la compagnie West Jersey and Seashore Railroad parti de New York déraille et tombe d’un pont-levis inauguré le jour même, provoquant la mort par noyade de cinquante-trois de ses passagers. Dans la demi-heure qui suit, une foule de plusieurs milliers de personnes se forme autour de l’épave. Alexander J. Cassatt, président de la Pennsylvania Railroad, fait aussitôt appel à son « conseiller publicitaire », Ivy Lee. Ce dernier propose alors une stratégie tout à fait inédite : autoriser l’accès aux journalistes et publier un communiqué de presse dans lequel la compagnie exprime sa sympathie pour les familles de victimes et explique les causes probables du déraillement. Le lendemain, le New York Times imprime le communiqué mot pour mot. Ce jour-là, Ivy Lee a inventé la communication de crise, dont les fondements reposent jusqu’à nos jours sur la réactivité, l’empathie et la transparence (full disclosure), et a posé les bases de la propagande d’entreprise (corporate propaganda), qui a pour but d’influencer et parfois de manipuler l’opinion du marché."
"Ses succès auprès des chemins de fer valent à Lee d’être employé par la banque J. P. Morgan & Co pour contrer la volonté du gouvernement des États-Unis de mettre fin à la concentration bancaire. Il fait encore la démonstration de ses talents en 1913-1914, lorsqu’il obtient une augmentation des tarifs ferroviaires auprès d’un gouvernement fédéral très réticent à l’issue de ce que l’on peut considérer comme la première campagne de communication d’entreprise moderne. Il utilise tous les outils disponibles et recourt à des « leaders d’opinion », ainsi qu’il les nomme lui-même, pour relayer son discours. Sa stratégie de présentation de faits soigneusement choisis, d’écoute de l’opinion publique et de défense systématique du point de vue de l’entreprise a fait merveille. [...]
Ivy Lee la concrétise notamment en créant pour ses clients des outils nouveaux tels que les trombinoscopes, les bulletins de gestion et les rapports annuels à destination des actionnaires. L’entreprise doit convaincre le public et les actionnaires qu’elle adopte une démarche de transparence, que cette dernière soit ou non une réalité."
"Le succès de la campagne de 1914 contre les mineurs du Colorado convainc John D. Rockefeller d’employer Ivy Lee à temps plein à compter de janvier 1915. Lee doit renoncer à tous ses autres clients et s’attache à modifier l’image délétère de celui que la presse surnomme le « baron voleur » ou « la grande pieuvre ». Il l’incite tout d’abord à développer une conscience sociale et à mettre en valeur son « côté humain » pour modifier son image dans l’opinion. Il lui fait créer, au sein de la Fondation Rockefeller, un département des relations industrielles chargé d’analyser les mouvements sociaux, puis le persuade de visiter les campements des mineurs du Colorado et de danser avec leurs épouses devant les journalistes. Il lui demande également de jouer au golf avec un journaliste, de prononcer des discours réformateurs et de publier un livre sur « la relation personnelle dans l’industrie ». Il le conduit surtout à multiplier les activités philanthropiques et, pendant la guerre, distille dans la presse des pseudo-confidences sur le patriotisme de Rockefeller, affirmant qu’il passe son temps libre à tricoter des écharpes et des gants pour les soldats. Jusqu’à sa mort, Lee conseille les Rockefeller, s’impliquant à New York dans la construction du Rockefeller Center et l’extension du Metropolitan Opera. Il a même proposé, en vain, à Winston Churchill d’écrire la biographie de Rockefeller Jr."
"En 1919, il nomme son agence de conseil en relations publiques, Ivy Lee & Associates. Ce gentleman du Sud, à l’élégance soignée et au caractère affable, met à profit ses contacts établis pendant ses études à Princeton et au cours de sa carrière pour augmenter son chiffre d’affaires et recruter une vingtaine de salariés. Il a bientôt pour clients, outre les Rockefeller, des industriels du transport ferroviaire (Pennsylvania Railroad, Interborough Rapid Transit), de l’acier (Bethlehem Steel), de l’automobile (Chrysler), du pétrole (Standard Oil), du tabac (American Tobacco), du caoutchouc (United States Ruber), de l’agroalimentaire (Armour and Company, General Mills), de la banque (Chase National Bank) et du cinéma (Players-Lasky).
Tandis que les États-Unis connaissent le plus important mouvement social de leur histoire, avec plus de 4 millions de grévistes, Ivy Lee devient incontournable dans le monde industriel qui s’arme pour faire face au « péril rouge ». Il est par exemple recruté par la Logan County Coal Operators Association pour justifier auprès de l’opinion publique la répression extrêmement brutale qui a coûté la vie en 1921 à quelque 70 mineurs grévistes à Blair Mountain. Il crée alors un bureau d’information de façade, le Logan District Mines Information Bureau, qui diffuse des bulletins truffés de fausses informations visant à discréditer les mineurs en invoquant le péril communiste. Ivy Lee a ainsi permis la fusion des techniques de propagande avec les techniques de rupture de grève reposant sur la violence et l’intimidation, et contribué à affaiblir très durablement les syndicats de mineurs américains.
S’il a parfois conçu des campagnes publicitaires, et inventé par exemple le personnage publicitaire de Betty Crocker et le slogan « petit déjeuner de champions » pour la marque de céréales Wheaties, Ivy Lee est surtout l’inventeur du lobbying moderne. Il est le premier à avoir recours à des associations professionnelles dans le but de faire valoir des intérêts industriels auprès du grand public et dans les couloirs du pouvoir, et parfois de constituer un cartel pour stabiliser les prix. Il joue ainsi un rôle déterminant dans la création des groupes de pression (lobbies) du pétrole (American Petroleum Institute, 1919), du cuivre et du laiton (Copper and Brass Research Association, 1921), du charbon (Anthracite Coal Operators Conference, 1921), des studios de cinéma d’Hollywood (Motion Picture Producers and Distributors Association, 1922), du textile (Cotton-Textile Institute, 1926), et bien sûr des chemins de fer (Association of Railroad Executive, 1926).
Enfin, Ivy Lee apporte sa contribution à l’essor de l’aviation commerciale, dont le développement est encore entravé par le désintérêt du grand public, habitué au train, et son manque de confiance dans la sécurité des vols. En janvier 1926, Ivy Lee est à l’origine du fonds Harry F. Guggenheim, dont il est le conseiller en relations publiques, pour la promotion de l’aéronautique. À ce titre, il met en œuvre une stratégie de communication reposant sur trois principes : l’humanisation de la sécurité aérienne, le recours à des leaders d’opinion et la présentation d’expériences concrètes. Lee se tourne par conséquent vers les deux aviateurs les plus célèbres de l’époque, Richard Byrd et Charles Lindbergh. La fondation organise une tournée dans quarante villes américaines, avec trois avions équipés chacun de deux pilotes et trois moteurs, afin de limiter les risques d’accident. Elle subventionne également le tour des États-Unis de 22 350 miles que Charles Lindbergh réalise aux commandes de son avion Spirit of Saint-Louis après son vol transatlantique en 1927. Cette tournée triomphale, qui passe par 82 villes dans 48 États américains, donne l’occasion à Lindbergh de prononcer 147 discours de promotion de l’aviation commerciale. L’objectif principal de Lee est alors de persuader le public que le vol en avion ne représente pas de danger. Il invite ainsi des dizaines de constructeurs aéronautiques à participer à des démonstrations aériennes qui visent à prouver la capacité des avions à franchir un parcours en boucle au-dessus d’un certain nombre d’obstacles ou à voler dans le brouillard. Lee n’hésite pas non plus à influencer plus directement la presse : en 1928, il convainc l’agence Associated Press de créer un département Aviation en son sein. Il influence également le monde universitaire en distribuant 3 millions de dollars de bourses entre 1926 et 1930 pour encourager la recherche et l’enseignement universitaire dans le domaine aéronautique. La campagne de relations publiques imaginée par Ivy Lee a contribué à faire passer les vols commerciaux du statut de dépense somptuaire à celui de nécessité, inaugurant un âge d’or des vols commerciaux américains dans les années 1930."
-David Colon, Les maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021, 352 pages.
"C’est au sein de la démocratie athénienne qu’apparaît la forme la plus ancienne de persuasion, la rhétorique, cet art du discours qu’Aristote définit comme « la faculté de considérer, pour chaque question, ce qui peut être propre à persuader ». [...]
L’art de l’orateur, comme l’écrit plus tard Cicéron, « consiste à savoir mobiliser tout ce qui est propre à persuader8 ». Cet orateur romain reste fidèle à Aristote, qui distinguait dans La Rhétorique trois registres de la persuasion : la crédibilité de l’orateur (Ethos), l’émotion qu’il suscite (Pathos) et la qualité du raisonnement (Logos). La rhétorique apparaît encore de nos jours comme l’art de la persuasion par excellence, qui repose sur une série de techniques oratoires transmises de maître à élève.
Pourtant, depuis le début du XXe siècle, l’art de la persuasion connaît une révolution radicale bien que silencieuse : aux États-Unis d’abord, puis dans l’ensemble du monde industriel, elle est devenue une science appliquée, conçue et sans cesse perfectionnée par une nouvelle génération d’hommes qui se targuent de pouvoir percer les secrets des masses et font profession d’agir sur leurs attitudes et leurs comportements [...]
Dans le contexte de l’avènement des masses dans la vie politique, économique et sociale, le premier d’entre eux, Ivy Ledbetter Lee, applique à l’art de la persuasion des principes tirés de la psychologie sociale et invente les relations publiques, qu’il conçoit comme un outil au service des grandes entreprises américaines pour juguler les revendications démocratiques et le poids croissant de l’opinion sur les politiques publiques. La Première Guerre mondiale précipite ensuite la mue de l’art de la persuasion en une science appliquée à l’échelle de la nation américaine tout entière lorsque George Creel, qui est chargé de persuader ses concitoyens du bien-fondé d’une entrée en guerre dont ils ne voulaient pas, recourt aux techniques les plus modernes pour influencer non pas l’ennemi mais sa propre population. [...]
Les nouveaux maîtres de la persuasion trahissent ainsi sans vergogne la conception éthique qu’avait de « l’art de persuader » le philosophe Pascal, qui distinguait parmi les « puissances qui nous poussent à consentir » la voie naturelle de l’entendement – « car, écrit-il, on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées » – et celle de la volonté, cette voie « basse, indigne et étrangère » qui porte à croire « non pas par la preuve, mais par l’agrément ». En appliquant les principes tirés de la psychologie et en recourant à de nouveaux médias pour subvertir l’entendement, les maîtres de la persuasion font donc de la manipulation, entendue comme l’art de fausser la réalité et d’influencer les individus à leur insu, le principe essentiel de toute communication persuasive. À partir des années 1920, ce nouvel art de la persuasion se nourrit de la « publicité scientifique », dont Claude Hopkins et Albert Lasker sont les inventeurs.
Les grands publicitaires américains appliquent leur art aussi bien aux produits et aux marques qu’aux hommes politiques ou à la propagande d’État. Certains, comme Edward Bernays et Ernest Dichter, affinent la dimension scientifique de leur métier par l’application de principes tirés de la psychanalyse. Le monde entier s’arrache les inventions de ces manipulateurs de génie, et les propagandistes des régimes totalitaires ont tôt fait de s’approprier leurs techniques ou même, comme l’a fait Goebbels, de les recruter directement. À chaque fois qu’il franchit les frontières, l’art de la persuasion se perfectionne, à l’image du cinéma de propagande, inventé aux États-Unis en 1915, appliqué à la propagande totalitaire par Sergueï Eisenstein puis Leni Riefenstahl avant que Frank Capra et Walt Disney s’inspirent à leur tour des innovations des cinéastes totalitaires tout en recourant aux sondages et aux études de marché."
"C’est aux États-Unis que les sciences du comportement ont accompli les plus grands progrès, d’abord grâce à l’apport du béhaviorisme, ce paradigme psychologique introduit aux États-Unis par John B. Watson selon qui tout comportement humain est le produit de stimulations externes mesurables et influençables. Harold D. Lasswell, pionnier universitaire de la persuasion de masse, en a tiré plusieurs principes enseignés jusqu’à nos jours dans le monde entier et appliqués à la propagande aussi bien qu’à la communication politique. Les États-Unis sont également le berceau d’écoles de pensée entièrement vouées à agir sur les comportements, qu’il s’agisse du programme de communication et de changement des attitudes de Carl Hovland, professeur de psychologie à l’université de Yale (Yale Communication and attitude Change Program), ou de l’école de Palo Alto, célèbre pour ses techniques de manipulation langagière. Les États-Unis sont enfin le berceau des études de marché comme des sondages et attirent depuis longtemps les meilleurs chercheurs étrangers dans ce domaine, à commencer par l’Autrichien Paul Lazarsfeld, qui non seulement a perfectionné la mesure de l’audience des médias et du cinéma mais en a tiré des principes immédiatement applicables à la persuasion de masse, et en premier lieu des « leaders d’opinion ».
Quiconque entend influencer les masses ne peut donc ignorer les « méthodes américaines », qui s’exportent dans de nombreux pays, à commencer par la France, depuis les Trente Glorieuses. À partir des années 1950, Madison Avenue est à la publicité ce qu’Hollywood est au cinéma."
"L’invention par B. J. Fogg de la « technologie persuasive » puis du « design comportemental » inspire les ingénieurs désireux de rendre leurs outils numériques plus addictifs ou persuasifs. Dans le même temps, Google puis Facebook développent de nouveaux outils publicitaires d’un degré de perfectionnement inédit, qui reposent sur l’exploitation des données des internautes à des fins de profilage et de ciblage. Mark Zuckerberg conçoit ainsi avec Facebook le plus grand outil de manipulation de masse de l’histoire, capable de modéliser, de prédire et d’influencer les attitudes et les comportements de 2,8 milliards d’utilisateurs. De telles innovations de rupture bouleversent presque du jour au lendemain l’art de la persuasion, en rendant quasiment illusoires les efforts des États pour protéger leur population des ingérences propagandistes."
"La manipulation de masse est un fait social et un objet historique à part entière, qui requiert d’être abordé avec une grande rigueur scientifique et méthodologique. Le choix des vingt personnages réunis dans cet ouvrage ne doit par conséquent rien au hasard. Ils réunissent tous trois au moins des quatre critères permettant de caractériser un « maître de la manipulation » : le premier est l’intention manifeste de manipuler les masses dans un but précis ; le deuxième est la capacité de le faire à grande échelle ; le troisième est la volonté d’entreprendre une démarche de science appliquée ; le quatrième, enfin, est de produire un effet mesurable. Plusieurs personnages historiques célèbres, dotés d’une réputation de grands manipulateurs, ont par conséquent été écartés du livre. C’est le cas par exemple de Leni Riefenstahl, la cinéaste de Hitler, dont l’intention de manipuler les masses dans un but précis n’est pas davantage établie par les historiens que l’effet concret de ses films sur les masses allemandes20. Son parcours, qui l’a vue s’imposer dans les milieux très masculins que sont le parti nazi et la réalisation cinématographique, permet toutefois de comprendre pourquoi aucune femme ne figure à ce jour parmi les plus grands manipulateurs de masse du monde contemporain. En effet, les univers dans lesquels évoluent les maîtres de la manipulation se caractérisent par une domination masculine sans partage, qu’il s’agisse de la publicité, de la communication politique et, plus récemment, des géants du numérique."
"Le 20 avril 1914, à Ludlow, dans le Colorado, les gardes d’une société minière, la Fuel and Iron Company, tirent à la mitraillette sur le campement de mineurs grévistes et leurs familles, avant de l’incendier, causant la mort de treize ouvriers, ainsi que onze femmes et deux enfants. La presse accuse aussitôt le propriétaire de la compagnie, John D. Rockefeller, d’avoir ordonné le massacre, jetant à la vindicte populaire une dynastie de magnats du pétrole depuis longtemps associée à l’impérialisme économique, à l’avidité et à l’indifférence envers l’intérêt général.
John D. Rockefeller Jr. fait alors appel à un inconnu du grand public, Ivy Lee, spécialiste des relations publiques, qui a plusieurs fois défendu avec succès les intérêts de grandes compagnies de chemins de fer. [...] Ivy Lee a multiplié les communiqués de presse mensongers, affirmant que le massacre avait été commis par des « agitateurs bien payés envoyés par le syndicat » et qualifiant la meneuse des grévistes, Mother Jones, alors âgée de 82 ans, de « prostituée et proxénète ». Dans une série de circulaires adressées à des leaders d’opinion dans tout le pays, Ivy Lee exagère le salaire des dirigeants syndicaux, déforme le point de vue de la presse locale et accuse les grévistes d’être à l’origine de l’incendie de leur campement. Au président de la commission d’enquête du Sénat, qui lui demande s’il est là pour donner toute la vérité sur la grève, il répond : « Oui […] la vérité, telle que les opérateurs [ses clients] l’ont vue : j’étais là pour les aider à plaider leur cause. » À ses yeux, en effet, toute vérité est relative, et sa seule obligation éthique consiste à indiquer au nom de qui il s’exprime : il n’y a pas de faits, seulement des interprétations.
La campagne menée par Lee réussit à neutraliser en partie le point de vue des mineurs et aboutit, en décembre 1914, à la fin de la grève. Elle contribue également à la notoriété de ce maître de la manipulation, que le journaliste progressiste George Creel qualifie dans Harper’s Magazine de « poison de l’opinion publique ». Le sobriquet « Poison Ivy » l’a suivi jusque dans la tombe."
"Ivy L. Lee est né à Cedartown, en Georgie, le 16 juillet 1877. Fils d’un pasteur méthodiste conservateur très influent, il fréquente l’Emory College d’Atlanta pendant deux ans avant de rejoindre Princeton, où il obtient un diplôme en économie en 1898, tout en se passionnant pour le journalisme et en établissant des liens de confiance avec Woodrow Wilson, alors président de la prestigieuse université. Il poursuit brièvement ses études à Harvard, avant de s’installer à New York, où il entame une carrière de reporter et se spécialise progressivement dans la couverture de l’actualité de Wall Street et du monde des affaires. En 1903, il se lance dans une carrière de praticien des relations publiques, un terme apparu six ans à peine auparavant, et devient directeur de la publicité de l’Union des citoyens (Citizens Union), une organisation non partisane qui se donne pour mission de surveiller le gouvernement au nom de l’intérêt commun. Il rejoint ensuite le Comité national démocrate, chargé de la publicité de la campagne infructueuse du juge Alton Parker contre Theodore Roosevelt en 1904. Il y rencontre l’ancien journaliste George Parker, avec qui il fonde à la fin de l’année 1904 l’une des premières firmes de relations publiques, Parker & Lee. Âgé de 27 ans, fort de son expérience dans le domaine de la communication politique, il entend conseiller les entreprises dans leurs interactions avec la presse, au moment même où celle-ci se démocratise et se professionnalise. À la différence des dirigeants politiques, les chefs d’entreprise considèrent généralement n’avoir de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires et ne communiquent auprès du public qu’à travers la réclame. Lorsqu’ils cherchent à exercer une influence sur la presse, c’est en menaçant de retirer leur budget publicitaire, et parfois en recourant à des officines pour corrompre des journalistes ou des éditeurs de presse. Aux yeux de Lee, une telle stratégie revient à laisser le champ libre aux muckrakers, ces journalistes progressistes dont l’influence grandissante contrebalance celle, traditionnelle, des capitaines d’industrie sur l’opinion publique.
Hanté par sa lecture de Psychologie des foules, ouvrage dans lequel Gustave Le Bon décrit le spectre d’une « tyrannie des foules », la domination de l’opinion publique sur les élites dirigeantes, Ivy Lee voit dans l’essor de la presse, du syndicalisme et des pratiques revendicatives, le signe avant-coureur de bouleversements majeurs pour les grandes entreprises américaines. « Vous constatez soudainement, déclare-t-il en 1916 devant un parterre de magnats de l’industrie, que vous ne dirigez pas une entreprise privée, mais que vous dirigez une entreprise dont le public lui-même prend la supervision. La foule est aux commandes, les gens sont au travail et nous devons en tenir compte, que cela nous plaise ou non. […] Le peuple règne désormais. Nous avons substitué au droit divin des rois celui de la multitude. » Lee entend contrer les progressistes, qu’il qualifie de « courtisans de la foule », en convainquant ses futurs clients de la nécessité de se doter d’une communication bien maîtrisée en direction de la presse d’abord, et du grand public ensuite."
"Le premier client de Parker & Lee est un exploitant de mines de charbon, la Anthracite Coal Roads and Mines Company, qui fait face en 1906 à une menace de grève de grande ampleur. La grève précédente, en 1903, avait vu les syndicats gagner les faveurs de la presse et de l’opinion publique au point de convaincre le président Theodore Roosevelt de menacer de faire intervenir les troupes fédérales. Pour inverser la tendance, Ivy Lee rédige alors le premier communiqué de presse de l’histoire. Présenté sous la forme d’un article mis en page, rédigé comme il le serait par un journaliste, il est diffusé très largement auprès des journaux, qui le publient souvent intégralement. À cette occasion, pour expliquer aux journalistes et au public en quoi consiste le travail de son agence, Ivy Lee élabore une Déclaration de principes, qui est vue aujourd’hui comme la charte fondatrice des relations publiques. « Notre objectif, écrit-il, est, franchement et ouvertement, au nom des entreprises et des institutions publiques, de fournir à la presse et au public des États-Unis des informations rapides et précises. »
Parce que les exploitants de mines de charbon étaient contrôlés par les compagnies ferroviaires, Ivy Lee entre bientôt en contact avec ces dernières, qui faisaient face aux vives protestations du public à cause de la mauvaise qualité du service, de tarifs excessifs et d’accidents de plus en plus nombreux. Le 28 octobre 1906, à proximité d’Atlantic City, dans le New Jersey, se produit le plus médiatisé d’entre eux. Un train de la compagnie West Jersey and Seashore Railroad parti de New York déraille et tombe d’un pont-levis inauguré le jour même, provoquant la mort par noyade de cinquante-trois de ses passagers. Dans la demi-heure qui suit, une foule de plusieurs milliers de personnes se forme autour de l’épave. Alexander J. Cassatt, président de la Pennsylvania Railroad, fait aussitôt appel à son « conseiller publicitaire », Ivy Lee. Ce dernier propose alors une stratégie tout à fait inédite : autoriser l’accès aux journalistes et publier un communiqué de presse dans lequel la compagnie exprime sa sympathie pour les familles de victimes et explique les causes probables du déraillement. Le lendemain, le New York Times imprime le communiqué mot pour mot. Ce jour-là, Ivy Lee a inventé la communication de crise, dont les fondements reposent jusqu’à nos jours sur la réactivité, l’empathie et la transparence (full disclosure), et a posé les bases de la propagande d’entreprise (corporate propaganda), qui a pour but d’influencer et parfois de manipuler l’opinion du marché."
"Ses succès auprès des chemins de fer valent à Lee d’être employé par la banque J. P. Morgan & Co pour contrer la volonté du gouvernement des États-Unis de mettre fin à la concentration bancaire. Il fait encore la démonstration de ses talents en 1913-1914, lorsqu’il obtient une augmentation des tarifs ferroviaires auprès d’un gouvernement fédéral très réticent à l’issue de ce que l’on peut considérer comme la première campagne de communication d’entreprise moderne. Il utilise tous les outils disponibles et recourt à des « leaders d’opinion », ainsi qu’il les nomme lui-même, pour relayer son discours. Sa stratégie de présentation de faits soigneusement choisis, d’écoute de l’opinion publique et de défense systématique du point de vue de l’entreprise a fait merveille. [...]
Ivy Lee la concrétise notamment en créant pour ses clients des outils nouveaux tels que les trombinoscopes, les bulletins de gestion et les rapports annuels à destination des actionnaires. L’entreprise doit convaincre le public et les actionnaires qu’elle adopte une démarche de transparence, que cette dernière soit ou non une réalité."
"Le succès de la campagne de 1914 contre les mineurs du Colorado convainc John D. Rockefeller d’employer Ivy Lee à temps plein à compter de janvier 1915. Lee doit renoncer à tous ses autres clients et s’attache à modifier l’image délétère de celui que la presse surnomme le « baron voleur » ou « la grande pieuvre ». Il l’incite tout d’abord à développer une conscience sociale et à mettre en valeur son « côté humain » pour modifier son image dans l’opinion. Il lui fait créer, au sein de la Fondation Rockefeller, un département des relations industrielles chargé d’analyser les mouvements sociaux, puis le persuade de visiter les campements des mineurs du Colorado et de danser avec leurs épouses devant les journalistes. Il lui demande également de jouer au golf avec un journaliste, de prononcer des discours réformateurs et de publier un livre sur « la relation personnelle dans l’industrie ». Il le conduit surtout à multiplier les activités philanthropiques et, pendant la guerre, distille dans la presse des pseudo-confidences sur le patriotisme de Rockefeller, affirmant qu’il passe son temps libre à tricoter des écharpes et des gants pour les soldats. Jusqu’à sa mort, Lee conseille les Rockefeller, s’impliquant à New York dans la construction du Rockefeller Center et l’extension du Metropolitan Opera. Il a même proposé, en vain, à Winston Churchill d’écrire la biographie de Rockefeller Jr."
"En 1919, il nomme son agence de conseil en relations publiques, Ivy Lee & Associates. Ce gentleman du Sud, à l’élégance soignée et au caractère affable, met à profit ses contacts établis pendant ses études à Princeton et au cours de sa carrière pour augmenter son chiffre d’affaires et recruter une vingtaine de salariés. Il a bientôt pour clients, outre les Rockefeller, des industriels du transport ferroviaire (Pennsylvania Railroad, Interborough Rapid Transit), de l’acier (Bethlehem Steel), de l’automobile (Chrysler), du pétrole (Standard Oil), du tabac (American Tobacco), du caoutchouc (United States Ruber), de l’agroalimentaire (Armour and Company, General Mills), de la banque (Chase National Bank) et du cinéma (Players-Lasky).
Tandis que les États-Unis connaissent le plus important mouvement social de leur histoire, avec plus de 4 millions de grévistes, Ivy Lee devient incontournable dans le monde industriel qui s’arme pour faire face au « péril rouge ». Il est par exemple recruté par la Logan County Coal Operators Association pour justifier auprès de l’opinion publique la répression extrêmement brutale qui a coûté la vie en 1921 à quelque 70 mineurs grévistes à Blair Mountain. Il crée alors un bureau d’information de façade, le Logan District Mines Information Bureau, qui diffuse des bulletins truffés de fausses informations visant à discréditer les mineurs en invoquant le péril communiste. Ivy Lee a ainsi permis la fusion des techniques de propagande avec les techniques de rupture de grève reposant sur la violence et l’intimidation, et contribué à affaiblir très durablement les syndicats de mineurs américains.
S’il a parfois conçu des campagnes publicitaires, et inventé par exemple le personnage publicitaire de Betty Crocker et le slogan « petit déjeuner de champions » pour la marque de céréales Wheaties, Ivy Lee est surtout l’inventeur du lobbying moderne. Il est le premier à avoir recours à des associations professionnelles dans le but de faire valoir des intérêts industriels auprès du grand public et dans les couloirs du pouvoir, et parfois de constituer un cartel pour stabiliser les prix. Il joue ainsi un rôle déterminant dans la création des groupes de pression (lobbies) du pétrole (American Petroleum Institute, 1919), du cuivre et du laiton (Copper and Brass Research Association, 1921), du charbon (Anthracite Coal Operators Conference, 1921), des studios de cinéma d’Hollywood (Motion Picture Producers and Distributors Association, 1922), du textile (Cotton-Textile Institute, 1926), et bien sûr des chemins de fer (Association of Railroad Executive, 1926).
Enfin, Ivy Lee apporte sa contribution à l’essor de l’aviation commerciale, dont le développement est encore entravé par le désintérêt du grand public, habitué au train, et son manque de confiance dans la sécurité des vols. En janvier 1926, Ivy Lee est à l’origine du fonds Harry F. Guggenheim, dont il est le conseiller en relations publiques, pour la promotion de l’aéronautique. À ce titre, il met en œuvre une stratégie de communication reposant sur trois principes : l’humanisation de la sécurité aérienne, le recours à des leaders d’opinion et la présentation d’expériences concrètes. Lee se tourne par conséquent vers les deux aviateurs les plus célèbres de l’époque, Richard Byrd et Charles Lindbergh. La fondation organise une tournée dans quarante villes américaines, avec trois avions équipés chacun de deux pilotes et trois moteurs, afin de limiter les risques d’accident. Elle subventionne également le tour des États-Unis de 22 350 miles que Charles Lindbergh réalise aux commandes de son avion Spirit of Saint-Louis après son vol transatlantique en 1927. Cette tournée triomphale, qui passe par 82 villes dans 48 États américains, donne l’occasion à Lindbergh de prononcer 147 discours de promotion de l’aviation commerciale. L’objectif principal de Lee est alors de persuader le public que le vol en avion ne représente pas de danger. Il invite ainsi des dizaines de constructeurs aéronautiques à participer à des démonstrations aériennes qui visent à prouver la capacité des avions à franchir un parcours en boucle au-dessus d’un certain nombre d’obstacles ou à voler dans le brouillard. Lee n’hésite pas non plus à influencer plus directement la presse : en 1928, il convainc l’agence Associated Press de créer un département Aviation en son sein. Il influence également le monde universitaire en distribuant 3 millions de dollars de bourses entre 1926 et 1930 pour encourager la recherche et l’enseignement universitaire dans le domaine aéronautique. La campagne de relations publiques imaginée par Ivy Lee a contribué à faire passer les vols commerciaux du statut de dépense somptuaire à celui de nécessité, inaugurant un âge d’or des vols commerciaux américains dans les années 1930."
-David Colon, Les maîtres de la manipulation. Un siècle de persuasion de masse, Tallandier, 2021, 352 pages.