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    Jean-Claude Bourdin, Diderot, l’idéalisme et l’idée de matière

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean-Claude Bourdin, Diderot, l’idéalisme et l’idée de matière Empty Jean-Claude Bourdin, Diderot, l’idéalisme et l’idée de matière

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 2 Fév 2024 - 18:59

    https://books.openedition.org/editionscnrs/48250

    "C’est plutôt par opposition à une pensée finaliste qu’il a élaboré sa philosophie, prenant ses distances avec son déisme de jeunesse qui supposait l’acceptation de l’idée d’un accord du vrai, du beau et du bien dans une nature ordonnée par une intelligence. Dans Le Rêve de d’Alembert, la supposition de la sensibilité comme propriété générale est opposée à la supposition adverse, jugée inintelligible, de l’existence et de l’action d’un être spirituel quelconque. [...]
    L’idéalisme est pour lui l’une des impasses absurdes auxquelles une conception sensualiste des idées ne peut manquer de conduire."

    "L’idéalisme, ou ce qu’il entend sous ce nom, apparaît d’abord dans la Lettre sur les aveugles, à l’occasion d’une réflexion sur l’abstraction et sur la façon dont les aveugles élaborent leurs idées et sur l’abstraction. Évoquant le cas de l’aveugle mathématicien Saunderson, professeur d’optique à Cambridge, inventeur de tables destinées à lui permettre de faire ses cours de géométrie et ses démonstrations, Diderot affirme que les aveugles ayant une capacité d’abstraction plus grande que les voyants devraient être capables d’élaborer, à propos des objets géométriques, les « principes d’une métaphysique très abstraite, voisine de celle des idéalistes » [...]

    Les aveugles, dont l’essentiel de la connaissance théorique provient du toucher, sont plus aptes que nous à abstraire, à concevoir des idées réduites à leur pureté formelle et à leur généralité. L’abstraction étant l’opération par laquelle la pensée distingue et sépare les qualités des corps, ou les qualités les unes des autres, ou du corps lui-même, ils peuvent concevoir des unités numériques capables de représenter tout le réel, « soit dans la nature soit dans le possible » [...] Cette aptitude remarquable, sans doute « réservée aux intelligences pures », provient du fait qu’ils n’imaginent pas, comme nous, en détachant une figure sur un fond coloré, mais qu’ils conservent la mémoire des sensations tactiles qu’ils combinent librement comme autant de points, lignes ou figures [...] Que les aveugles soient doués pour l’abstraction, Diderot en voit une preuve dans le fait que, selon lui, ils acceptent plus volontiers que nous ne le faisons l’idée que la matière pourrait penser, ou que la pensée pourrait être attribuée à de la matière3 (LA, 94). Ce que nous fait comprendre l’aveugle, à nous voyants, c’est que notre incapacité à concevoir que la matière pense et le refus de cette thèse ne découlent pas d’une conclusion fondée métaphysiquement, mais de l’usage habituel, ordinaire, sain, de notre sensorialité, qui rend plus difficile de séparer la pensée de l’âme, pour l’attribuer à de la matière perçue comme inerte, laquelle doit être séparée de son inertie pour recevoir la pensée. L’aveugle abstrait, non par un effet de sa volonté, mais par un effet nécessaire de la réduction de son imagination à la seule combinaison de sensations tactiles, alors que chez nous, la vue nous donne les idées d’objets dont les qualités provenant d’autres sens qui se prêtent mutuellement secours, sont difficilement séparables."

    "Diderot soutient, dans une Lettre à Mademoiselle de La Chaux, que chaque sens, pris isolément, pourrait avec de la mémoire et de la conscience, former des notions abstraites de nombre : « Nos sens distribués en autant d’être pensants, pourraient donc s’élever tous aux spéculations les plus sublimes de l’arithmétique et de l’algèbre […]. Il s’ensuit que les mathématiques pures entrent dans notre âme par tous les sens » [...] Mais il s’agit là d’une fiction, de la « supposition singulière d’un homme distribué en autant de parties pensantes que nous avons de sens »."

    "Mais la suite du texte de la Lettre montre que par idéalisme, il comprend autre chose encore, d’assez surprenant :

    On appelle idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d’eux-mêmes, n’admettent pas autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous. Il est exposé avec autant de franchise que de clarté dans trois dialogues du docteur Berkeley de Cloyne : il faudrait inviter l’auteur de l’Essai sur nos connaissances à examiner cet ouvrage […]. L’idéalisme mérite bien de lui être dénoncé […] car ce sont précisément les mêmes [principes] que ceux de Berkeley. Selon l’un et l’autre, et selon la raison, les termes essence, matière, substance, suppôt, etc., ne portent guère par eux-mêmes de lumières dans notre esprit ; d’ailleurs remarque judicieusement l’auteur de l’Essai sur l’origine des connaissances humaines, soit que nous nous élevions jusqu’aux cieux, soit que nous descendions jusque dans les abîmes, ce n’est que notre propre pensée que nous apercevons : or c’est là le résultat du premier dialogue de Berkeley. [LA, 114-115 – je souligne.]

    Ces lignes appellent quelques remarques. Elle donnent une définition de l’idéalisme, là où l’on désignerait le solipsisme, ou un idéalisme matériel dogmatique pour parler comme Kant : la réalité extérieure n’existe pas, les objets dont nous sommes accoutumés à la peupler ne sont que des idées, et nos idées sont des modes de nous-mêmes. En second lieu, il est qualifié de système absurde, c’est-à-dire de contraire au sens commun et à la raison5 : pour cela, il résiste à la réfutation et fait honte à l’esprit humain. Deux auteurs récents, Berkeley et Condillac, qui partagent la même critique des mots et des idées abstraites et générales, et, au-delà, une critique du langage et de la tendance des métaphysiciens à réaliser les êtres de raison, sont confondus. Enfin, ce n’est pas seulement Berkeley et Condillac qui vident de sens la notion de matière, c’est aussi la raison qui nous y conduit : « et selon la raison », dit la Lettre.

    Il est aidé de relever les inexactitudes et les approximations de cette définition. Insistons sur la principale. Dans le troisième des Dialogues entre Hylas et Philonous, Berkeley ne qualifie pas son système d’« idéaliste », mais d’« immatérialiste », explicitement opposé au matérialisme. La thèse de Berkeley est la suivante. À la fin du premier Dialogue, Hylas est amené à reconnaître qu’il doit nier la réalité des choses sensibles, au sens où il fait consister cette réalité dans une existence absolue, extérieure à l’esprit. La critique de Berkeley porte sur le fait d’attribuer aux objets des sens « une subsistance distincte du fait qu’ils sont perçus » (Troisième dialogue, 147), une substance non pensante extérieure à l’esprit. L’immatérialisme repose sur deux arguments : a) Les idées abstraites sont impossibles puisqu’il faudrait qu’elles soient générales. Or une idée générale est vide de sens : non seulement non n’avons que des idées particulières, mais si nous prétendons en constituer une, son contenu se donne toujours dans une représentation particulière. L’idée de matière est donc impossible, car il faudrait pour la concevoir comme un substrat, un sujet, un support, la distinguer de ses qualités sensibles. b) Concevoir l’idée de la matière, comme celle d’un support, séparé des idées sensibles, est impossible car les idées sensibles sont essentiellement hétérogènes et donc elles ne sauraient coexister sur un même support (c’est le ressort de la réponse de Berkeley au problème de Molyneux). Or cette négation d’un substrat matériel sous-jacent aux qualités des corps ne conduit pas Berkeley à faire s’évanouir le monde sensible, mais au contraire à lui restituer sa présence, non pas à transformer les choses en idées, mais plutôt transformer les idées en choses. Loin de contrarier le bon sens, il donne un fondement aux opinions populaires qui pensent que les choses que les gens perçoivent immédiatement sont les choses réelles et à l’opinion des philosophes pour qui les choses immédiatement perçues sont des idées qui n’existent que dans l’esprit (ibid., 148).

    Pourquoi Diderot qui a lu Berkeley dans le texte, qui a l’Essai de Condillac sous les yeux quand il rédige la Lettre sur les aveugles, attribue-t-il alors à Berkeley une philosophie qui n’est pas la sienne (et une appellation qui lui est étrangère), et pourquoi l’amalgame-t-il avec celle de Condillac ? Car c’est avec une remarquable constance que jusqu’à ses derniers textes, Diderot a répété que cet idéalisme était et absurde et irréfutable, et qu’il a compris Berkeley comme idéaliste-égoïste, souvent confondu avec Condillac.

    Grâce à de nombreux travaux, on sait qu’il exista une secte de « solipsistes » ou d’« égoïstes ». Jean Brunet, pour qui « rien n’existe qu’avec la connaissance », rédigea un projet de nouvelle métaphysique, dont nul exemplaire n’est conservé, mais dont on sait par un condensé amusant qu’il soutenait que lui seul existe, que sa pensée est cause de toutes les créatures et qu’elles sont anéanties dès qu’il cesse d’y penser. On trouve dans La Promenade du sceptique des échos burlesques de cet « égoïsme ». Cléobule rencontre une secte extravagante dans l’allée des marronniers, une bande dont chaque membre « soutient qu’il est seul au monde ». C’est la secte des « égotistes » : « comme tout ce qui se passe en nous n’est qu’impression, ils nient qu’il y ait autre chose qu’eux et ces impressions ». Diderot lui attribue la citation de Condillac rencontrée dans la Lettre dans une version approximative (LA, I, 105).

    Au-delà du loufoque, on doit mettre en rapport cette compréhension de l’idéalisme avec la typologie des systèmes philosophiques de Wolff. Tout système est en effet soit sceptique soit dogmatique. Dogmatique, il est soit dualiste soit moniste. Moniste, il sera dit idéaliste ou matérialiste si les choses sont intégralement physiques ou mentales. Quant à l’idéaliste, il est dit pluraliste s’il admet la multiplicité des sujets pensants, soit égoïste. C’est bien cette détermination que Diderot applique à Berkeley et Condillac.

    En réalité, l’usage du terme idéaliste semble peu répandu au XVIIIe siècle, après son « invention » par Leibniz et la signification précise qu’il lui a donnée par opposition au matérialisme. Dans sa « Réplique aux réflexions de Bayle » (1702), il affirme que l’harmonie préétablie, bon truchement entre l’âme et le corps, réunit « ce qu’il y a de bon dans les hypothèse d’Épicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes » (Erdmann, 186 A). Plus haut il avait qualifié de « mauvaise doctrine » celle de « ceux qui croient l’âme matérielle, suivant Épicure et Hobbes » (185 B). Dans le Discours de métaphysique (1686), § XX, Leibniz fait allusion à « un passage remarquable de Socrate dans Platon contre les philosophes trop matériels » (il s’agit du Phédon, 97b-99c). Les philosophes trop matériels sont les cartésiens qui, bannissant les causes finales de la physique, sont conduits à tout attribuer à la nécessité de la matière ou à un certain hasard, et ne peuvent donner du créateur une idée juste, vidant l’idée de création même de toute signification et préparant sa négation. Cela revient aussi à vouloir penser un Dieu intelligent, sans action intelligente, sans sagesse, puisqu’« on se sert des propriétés de la matière pour expliquer les phénomènes ». De là la perspicace condamnation par Leibniz de Descartes qui écrit dans les Principes de la philosophie III, 47 : « La matière doit prendre successivement toutes les formes dont elle est capable. » Cette critique rejoint l’allusion à « la secte des nouveaux stoïciens » qui croit que Dieu est cause de la matière mais que c’est une nécessité aveugle qui le détermine à agir : ce qui fait qu’il ne sera dans le monde que comme le ressort ou le poids dans une machine. Si Dieu n’agit que comme une cause efficiente, alors il n’est plus qu’une partie de la machine, qu’il soit incorporel ou non, et s’il est uniquement déterminé par sa puissance et non par sa bonté, on peut soutenir que « toutes les choses possibles arrivent les unes après les autres suivant toutes les variétés dont la nature est capable »."

    "Diderot désignait le problème suivant : les philosophies de Condillac et de Berkeley, et peu importe comment on les appelle, sont des scepticismes absolus. Ils portent l’empirisme à ses conséquences les plus extrêmes, quand, partant de la sensation, ils s’engagent dans une voie où les objets extérieurs ne peuvent être les objets d’une connaissance vraie en tant qu’elle serait conforme aux choses, alors que ce qui est immédiat, pour eux, ce sont les idées, objets de la perception. Ces conséquences sont le solipsisme, le scepticisme sur le monde extérieur, un désaccord avec le sens commun ainsi qu’avec notre propre expérience « naturelle » et scientifique. L’idéalisme est le scepticisme, compris non comme scepticisme « zététique » loué dans les Pensées philosophiques (§ 24, 29, 30 et 31, Vern, 24, 27-28), mais comme pyrrhonisme absolu."

    "Diderot n’a pas proposé de preuve de l’existence des corps extérieurs, mais on peut assurer qu’il connaissait et approuvait celle que d’Alembert a fournie, que l’on peut résumer ainsi.

    Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, il explique qu’affirmer l’existence des objets extérieurs relève d’un penchant insurmontable, universel, expliqué par l’abondance de nos sensations et leur concordance. Ce penchant est dit « vif », c’est-à-dire « constant et uniforme ». Mais ce penchant n’est qu’un fait, il n’a aucune valeur rationnelle, il requiert une justification. Si on écarte l’argument fondé sur un Dieu bon et vérace, il semblerait que le scepticisme triomphe. Pour y échapper, d’Alembert propose un argument par les causes.

    Le penchant vif que nous avons de l’existence des corps s’impose et il est le même, que l’on accepte ou non cette existence. Quelle que soit la thèse métaphysique, le sentiment est indiscernable, car si nous doutons, actuellement, de cette existence, notre penchant n’en subsiste pas moins. Si maintenant nous ne doutons plus de cette existence, d’Alembert affirme que la vivacité de notre penchant n’est pas augmentée. Nous pouvons donc juger qu’ils existent, puisque « s’ils existent, ils doivent produire précisément l’effet que nous éprouvons » comme le dit Michel Malherbe. La cause (l’existence des corps) est à la mesure de l’effet (le penchant). Dans les Éléments de philosophie, d’Alembert écrit que « nous devons supposer que les corps existent ».

    Certes, cette preuve est non métaphysique, et en ce sens elle peut être qualifiée de « modeste », elle ne vise pas un fondement qui soit certain absolument. Elle repose sur la force du penchant et non sur son contenu. Elle a une valeur de supposition, dont l’acceptation vient de ce qu’elle ne contredit pas le sens commun, qu’elle ne contredit pas non plus la Révélation, qu’elle est cohérente avec les notions de corps et d’étendue dont traite la physique. Elle est la réponse la plus économique qu’on puisse faire à Berkeley, même si elle ne permet pas de se prononcer sur la nature de la matière. Sa force vient de ce qu’elle permet d’échapper à l’absurdité du scepticisme-idéalisme. De l’existence du monde extérieur nous n’avons donc qu’une supposition certes, mais elle est très forte."

    "Reste à rétablir un usage légitime de l’idée abstraite et à rendre acceptable celle de matière. Le premier point est acquis dans la Lettre sur les aveugles par le biais de la réponse au problème de Molyneux. Berkeley répondait, sur la base de sa théorie de l’hétérogénéité des sensibles, que l’aveugle né, à qui on ferait recouvrer la vue, ne reconnaîtrait pas par la vue le cube et le globe qu’il distinguait jusqu’alors par le toucher. En l’absence d’un sensible commun, nous ne pouvons avoir des idées générales. À cela Diderot objecte que lorsque Saunderson aveugle faisait avec ses mains sur son abaque devant ses élèves voyants des démonstrations géométriques, ils entendaient tous bien la même chose, que leurs perceptions différentes renvoyaient chez chacun à la même idée de la figure géométrique, en tant qu’elle est comprise comme ensemble de propriétés abstraites et générales (LA, 143) : « il y a des cas où le raisonnement et l’expérience des autres peuvent éclairer la vue sur la relation au toucher et l’instruire que ce qui est tel pour l’œil est tel aussi pour le tact » (LA, 145). De façon remarquable Diderot propose d’externaliser le « sens commun ».

    Peut-on appliquer à l’idée de matière ce qui est dit de celle des figures géométriques ? Elle ne doit pas seulement rendre compte de tous les corps, mais aussi expliquer, mieux que ne le fait la supposition spiritualiste, la formation de la nature, son unité, son histoire, les vivants, leur structure et leurs fonctions, ainsi que la nature et le fonctionnement de l’esprit, de la pensée, de la volonté, bref l’homme."

    "Comment concevoir le monde et l’homme sans recourir à un esprit ni à une finalité, dans un univers de choses matérielles, douées de propriétés matérielles et régies par les lois du monde physique ? La réponse est que s’il n’y a que de la matière, le mouvement doit lui être essentiel, découler de la sensibilité comprise comme propriété universelle de la matière. Celle-ci sera conçue comme constituée de molécules douées d’énergie qualitativement différente, étant fondamentalement et dynamique et hétérogène. Si c’est là une supposition, comme le dit Diderot [...] l’idée qu’il se fait de la matière n’est pas une idée de sensation (obtenue par le développement de la sensation, ni de la sensation développée), mais le résultat d’une construction complexe qui s’origine dans une intuition ancienne, nourrie de lectures diverses, dont Toland, d’interprétations libres de Lucrèce, des stoïciens, de Hobbes, de Leibniz et de Spinoza, qui tient compte des résultats du développement des sciences naturelles (Buffon, Maupertuis), de la chimie, de la physiologie, de la médecine, dont celle des médecins de l’école de Montpellier."

    "« Diderot » commence par distinguer, en physicien, la force morte (le nisus) de la force vive qui renvoie à la distinction de l’immobilité et de la translation ou du changement d’état d’un corps. Le mouvement local ou les changements résultent de la suppression des obstacles qui rendent la force morte, laquelle apparaît non comme anéantissement de toute énergie, mais comme réserve, virtualité de force. Par analogie, il applique cette distinction à deux types de sensibilité, la sensibilité inerte et la sensibilité active. On voit que le caractère général de l’affirmation à démontrer, à savoir que « la sensibilité est une qualité générale et essentielle de la matière » (ibid.), est immédiatement réduit, puisque la sensibilité existe sous deux états et que cette différence implique qu’on rende compte du passage du premier au second. Or, ce que nous saisissons par nos sens c’est la sensibilité active, rendue active, considérée comme libération de la sensibilité inerte, mais dont nous n’avons pas d’expérience sensible, pas plus que nous n’en avons du passage de l’un à l’autre. Pour rendre compte de ces deux points, « Diderot » propose deux « preuves ». La première emprunte à la digestion son processus. Digérer c’est rendre propre à l’organisme des éléments matériels, les assimiler, les rendre semblables à soi. Les choses que mange un animal se transforment en sa chair sensible et vivante. Il faut alors admettre que la chair ne peut acquérir des propriétés, comme la sensibilité et la vie, des choses extérieures, que si celles-ci les contenaient déjà. La digestion a donc libéré, selon des processus dont la chimie nous donne des idées, la sensibilité inerte contenue dans les aliments. Comme ceux-ci ont également assimilé des éléments minéraux, on peut bien admettre que ces derniers ont, dans la plante, puis dans l’animal mangeant les végétaux, libéré leur sensibilité apparemment morte. La deuxième preuve renvoie au passage de l’œuf inerte à l’animal vivant qui en sort. Ce processus n’a besoin que de la chaleur, c’est-à-dire d’une forme de mouvement qui active graduellement la formation de l’animal et le développement de sa sensibilité, réalisée dans ses organes, ses sens, son corps tout entier : un être vivant, sentant, pensant, s’il s’agit de l’homme, se forme à partir d’une masse inerte, d’un point insensible, sans qu’il soit besoin de faire intervenir un agent spirituel. Certes, il reste à expliquer beaucoup de choses, en particulier comment cette formation a pu donner naissance à un être organisé, un être un, ayant, chez l’homme, le sens de son unité, sa conscience, capable de juger, de parler, etc. Il reste aussi à expliquer, si toute finalité a été bannie, comment la simple nécessité matérielle a pu donner naissance à des êtres qu’on ne peut éviter de juger « bien » organisés."
    -Jean-Claude Bourdin, "Diderot, l’idéalisme et l’idée de matière", in Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.) La voie des idées ? Le statut de la représentation (XVIIe-XXe siècles), Paris, CNRS Éditions, 2006, 256 pages, pp.179-191.




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    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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