"Pour Locke, chez qui l’état de société précède celui de société politique, la constitution n’en fait pas moins l’objet d’une institution ; elle est l’objet d’une décision et, à ce titre, elle implique une rupture que le consentement, tout à la fois, désigne et permet de décrire. Pour Hume, si l’on peut dire que la constitution fait aussi l’objet d’une institution, cette dernière, sans aucun doute, doit se comprendre comme le résultat d’une création permanente, d’un mouvement continué de production. Il affirmera dans la note L du troisième Appendice de l’History of England : « The English Constitution, like all others, has been in a state of continual fluctuation. »
D’un côté (Locke), l’institution de la rupture emprunte à la décision rationnellement fondée et volontairement incarnée dans la figure du Magistrat Civil ; de l’autre côté (Hume), la rupture se construit dans une figure évolutive non fixée a priori, ni même entièrement déterminée par un fait de volonté : elle enveloppe une détermination historique qui la soumet à de perpétuelles « fluctuations » qu’il est toujours possible de ressaisir réflexivement, de corriger et d’ajuster. Ce sont donc deux modalités ou deux expériences de la limite nature/artifice qui orientent la constitution des sociétés et engagent des conceptions différentes de la politique en tant qu’activité de gouvernement des sociétés civiles.
On s’expose alors, et c’est peut-être là le sens le plus radical de l’opposition entre ces deux auteurs, à renoncer, chez Hume, à postuler l’existence d’une norme d’évaluation – la « loi de nature » – rationnellement identifiée ou « découverte » et toujours susceptible d’être confrontée à la facticité des usages de la constitution ; une norme qui fonderait, également, la légitimité d’un droit individuel à résister. Tel serait l’avantage de Locke sur Hume : la loi de nature permettrait de poser l’existence d’une norme a priori à partir de laquelle confronter les usages de la constitution et, légitimement, de résister à son dévoiement. En historicisant la limite, Hume court ainsi le risque d’un certain relativisme qui ne manquerait pas d’ouvrir la porte à tous les arbitraires."
"Le libéralisme de Hume est plus problématique et les ambiguïtés de sa position sont enveloppées dans sa critique radicale et décisive du contractualisme."
"Le magistrat est un homme ordinaire qui, comme tout homme ordinaire, est mû par son intérêt particulier, mais il se trouve placé dans une circonstance particulière qui le conduit à faire du respect de l’intérêt général son intérêt particulier."
"« Il n’y a qu’un grand avantage présent qui puisse nous conduire à la rébellion en nous faisant négliger l’intérêt éloigné que nous avons à préserver la paix et l’ordre dans la société » (Traité, III, II, 8, p. 667). Les variations d’intensité produites par des situations particulières indiquent alors la possibilité d’une rébellion, la possibilité d’une opposition à l’obligation naturelle d’obéissance envers le magistrat. Elle consisterait dans l’existence d’un intérêt présent dont la force ou l’intensité d’affection l’emporteraient sur la force ou l’intensité d’affection de l’intérêt général à obéir. La désobéissance est donc ce qui introduit, du point de vue des intensités et du système des forces et des affections en présence, une rupture, laquelle produit un « malaise » qui fait obstacle au jeu des transitions et des conversions de ces mêmes intensités affectives.
La disparition de l’intérêt à obéir est alors à mettre au compte de la nature humaine en général, de celle des magistrats en particulier qui, sous l’aiguillon de « passions déréglées », font donner la priorité à des intérêts immédiats, les conduisant à « violer toutes les lois de la société » (III, II, 9, p. 674). Puisque ce que nous attendons des magistrats « dépend d’un changement, non de leur nature, mais de leur situation », il n’est pas contraire à la nature de l’homme d’imaginer que « les gouvernants négligeront même cet intérêt immédiat et que leurs passions les emporteront à tous les excès de cruauté et d’ambition » (ibid.).
Le point d’inflexion à partir duquel la désobéissance devient possible repose, principalement sinon exclusivement, sur ce sentiment, cette croyance que dans des circonstances précises, l’intérêt immédiat à entrer en rébellion est plus fort – dans tous les sens de ce terme – que l’intérêt général à obéir, fût-il paré de toute la force des justifications morales – laquelle n’est jamais qu’une détermination seconde. C’est ce sentiment, dont la force tient lieu de construction rationnelle, d’élaboration raisonnée, de raccourci sensible de toutes les séquences argumentées, qui éclaire les raisons d’une possible résistance, et joue comme opérateur, comme ce qui rend possible la désobéissance au souverain : « toutes ces causes doivent nous amener à ouvrir la porte aux exceptions ; elles doivent nous faire conclure que nous pouvons résister aux effets les plus violents du pouvoir suprême sans crime ni injustice » (III, II, 9, p. 674-675). Cette possibilité ouverte en quelque sorte par la formation d’un sentiment particulier confirme, une fois encore, toute l’importance du plan affectif et passionnel comme « cause » ou « circonstance particulière » autorisant le bouleversement de la constitution jusque-là en vigueur. Si la constitution est affaire de stabilisation des circonstances dans lesquelles s’articulent les systèmes d’intérêts, sa perturbation, dont la résistance n’est jamais qu’une modalité historique, est, elle aussi, affaire de circonstances dont on peut retracer l’histoire."
-Claude Gautier, "Constitution et résistance chez Locke et Hume", in Blaise Bachofen (dir.), LE LIBÉRALISME AU MIROIR DU DROIT. L’État, la personne, la propriété, Lyon, ENS Éditions, 2008, 241 pages, p. 59-76.
D’un côté (Locke), l’institution de la rupture emprunte à la décision rationnellement fondée et volontairement incarnée dans la figure du Magistrat Civil ; de l’autre côté (Hume), la rupture se construit dans une figure évolutive non fixée a priori, ni même entièrement déterminée par un fait de volonté : elle enveloppe une détermination historique qui la soumet à de perpétuelles « fluctuations » qu’il est toujours possible de ressaisir réflexivement, de corriger et d’ajuster. Ce sont donc deux modalités ou deux expériences de la limite nature/artifice qui orientent la constitution des sociétés et engagent des conceptions différentes de la politique en tant qu’activité de gouvernement des sociétés civiles.
On s’expose alors, et c’est peut-être là le sens le plus radical de l’opposition entre ces deux auteurs, à renoncer, chez Hume, à postuler l’existence d’une norme d’évaluation – la « loi de nature » – rationnellement identifiée ou « découverte » et toujours susceptible d’être confrontée à la facticité des usages de la constitution ; une norme qui fonderait, également, la légitimité d’un droit individuel à résister. Tel serait l’avantage de Locke sur Hume : la loi de nature permettrait de poser l’existence d’une norme a priori à partir de laquelle confronter les usages de la constitution et, légitimement, de résister à son dévoiement. En historicisant la limite, Hume court ainsi le risque d’un certain relativisme qui ne manquerait pas d’ouvrir la porte à tous les arbitraires."
"Le libéralisme de Hume est plus problématique et les ambiguïtés de sa position sont enveloppées dans sa critique radicale et décisive du contractualisme."
"Le magistrat est un homme ordinaire qui, comme tout homme ordinaire, est mû par son intérêt particulier, mais il se trouve placé dans une circonstance particulière qui le conduit à faire du respect de l’intérêt général son intérêt particulier."
"« Il n’y a qu’un grand avantage présent qui puisse nous conduire à la rébellion en nous faisant négliger l’intérêt éloigné que nous avons à préserver la paix et l’ordre dans la société » (Traité, III, II, 8, p. 667). Les variations d’intensité produites par des situations particulières indiquent alors la possibilité d’une rébellion, la possibilité d’une opposition à l’obligation naturelle d’obéissance envers le magistrat. Elle consisterait dans l’existence d’un intérêt présent dont la force ou l’intensité d’affection l’emporteraient sur la force ou l’intensité d’affection de l’intérêt général à obéir. La désobéissance est donc ce qui introduit, du point de vue des intensités et du système des forces et des affections en présence, une rupture, laquelle produit un « malaise » qui fait obstacle au jeu des transitions et des conversions de ces mêmes intensités affectives.
La disparition de l’intérêt à obéir est alors à mettre au compte de la nature humaine en général, de celle des magistrats en particulier qui, sous l’aiguillon de « passions déréglées », font donner la priorité à des intérêts immédiats, les conduisant à « violer toutes les lois de la société » (III, II, 9, p. 674). Puisque ce que nous attendons des magistrats « dépend d’un changement, non de leur nature, mais de leur situation », il n’est pas contraire à la nature de l’homme d’imaginer que « les gouvernants négligeront même cet intérêt immédiat et que leurs passions les emporteront à tous les excès de cruauté et d’ambition » (ibid.).
Le point d’inflexion à partir duquel la désobéissance devient possible repose, principalement sinon exclusivement, sur ce sentiment, cette croyance que dans des circonstances précises, l’intérêt immédiat à entrer en rébellion est plus fort – dans tous les sens de ce terme – que l’intérêt général à obéir, fût-il paré de toute la force des justifications morales – laquelle n’est jamais qu’une détermination seconde. C’est ce sentiment, dont la force tient lieu de construction rationnelle, d’élaboration raisonnée, de raccourci sensible de toutes les séquences argumentées, qui éclaire les raisons d’une possible résistance, et joue comme opérateur, comme ce qui rend possible la désobéissance au souverain : « toutes ces causes doivent nous amener à ouvrir la porte aux exceptions ; elles doivent nous faire conclure que nous pouvons résister aux effets les plus violents du pouvoir suprême sans crime ni injustice » (III, II, 9, p. 674-675). Cette possibilité ouverte en quelque sorte par la formation d’un sentiment particulier confirme, une fois encore, toute l’importance du plan affectif et passionnel comme « cause » ou « circonstance particulière » autorisant le bouleversement de la constitution jusque-là en vigueur. Si la constitution est affaire de stabilisation des circonstances dans lesquelles s’articulent les systèmes d’intérêts, sa perturbation, dont la résistance n’est jamais qu’une modalité historique, est, elle aussi, affaire de circonstances dont on peut retracer l’histoire."
-Claude Gautier, "Constitution et résistance chez Locke et Hume", in Blaise Bachofen (dir.), LE LIBÉRALISME AU MIROIR DU DROIT. L’État, la personne, la propriété, Lyon, ENS Éditions, 2008, 241 pages, p. 59-76.