https://books.openedition.org/psorbonne/15339
"Puisque « l’essence de la métaphysique, c’est de rechercher l’unité totale », son effectuation passe nécessairement par une critique. Le désir d’unité ne peut se formuler et se réaliser que dans et par la dénonciation de ce qui prétendrait l’entraver. Il lui faut montrer que tout ce qui interdirait ou tendrait à empêcher la liaison et la réalisation de la plénitude n’est pas, ou n’a pas de réalité effective.
De quoi donc faut-il précisément montrer l’irréalité ? Tant des attitudes que des pensées ou interprétations de l’être qui posent la séparation comme réelle. Il faut dénoncer tout ce qui relève de l’exclusion, tout ce qui empêcherait, en tant qu’activité déliante, de se posséder. Il s’agit donc d’une générale protestation contre « le vide et le néant ».
L’intention de la thèse est ainsi de mener la critique de toutes les philosophies qui conduisent à poser l’unification comme impossible. Elle s’élabore contre toutes les philosophies de la coupure et de l’abstraction, contre celles en particulier de la « liberté » comme transcendance vide ou pouvoir de déliaison. Son but principal est d’« arracher le monde au mécanisme pur ». Mais la critique, si elle est initialement théorique, ne se réduit pas à cela. Ce sont les conséquences pratiques du mécanisme et de l’idéalisme que, le plus souvent, Jaurès a en vue. Outre sa fausseté intrinsèque, ce qui caractérise l’idéalisme, c’est bien son effet sur l’être et le statut des choses, ainsi que sur notre rapport au réel. Conséquent, il nous empêcherait de jouir des choses et nous priverait d’elles, comme il les prive d’elles-mêmes par son effet désubstantialisant, en les « vidant » de leur réalité. À une telle déréalisation nous devons nous opposer. Il faut faire en sorte que cette abstraction cesse, théoriquement et pratiquement, « de nous troubler dans la possession de la réalité ».
C’est donc, en son origine et sa fin, une exigence de transformation de notre rapport au réel qui anime la démarche jaurésienne. L’on sait qu’au-delà de la thèse s’ouvrira une carrière d’homme d’action. Mais en l’œuvre philosophique même, son intention ne se réduit pas à penser l’unité et l’harmonie du réel, elle vise directement à conduire l’humanité à en faire l’épreuve.
L’on comprend ainsi que l’action de Jaurès n’est pas originairement éthique ou politique, elle est directement ontologique. La seule tâche véritable consiste à mener le monde à devenir ce qu’il est en vérité. L’action véritable vise une transfiguration, au sens strict une réalisation de la plénitude de l’être.
Pour expliciter cette démarche et en penser les conditions et modalités de réalisation, il faut tout d’abord en clarifier le statut. Qui, dans et par la requête de plénitude, désire ? Quel est le sujet de l’exigence de la liaison universelle ? C’est la pensée qui se reconnaît précédée par un élan naturel. Elle ne produit pas, mais accepte cet élan comme ce qui la constitue véritablement. C’est là un originaire appétit de l’être : « il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité », écrit Jaurès. La tâche véritable de la pensée consiste à d’expliciter le mouvement même du réel, et à correspondre à son processus propre.
Jaurès souligne ainsi l’universalité du désir d’unité. Il se manifeste d’abord, présent dans chaque individu : « il y a dans l’âme une sorte d’émotion involontaire qui est comme un développement de l’être », écrit-il. Entre la pensée et l’être, aucune coupure, mais au contraire un « enracinement » dans l’être, une appartenance antérieure. L’élan de l’unification est présent en tous les hommes : « avant tout l’humanité veut vivre, et d’une vie toujours plus large qui accroisse et apaise le désir ». Cette exigence est en l’homme initiale, comme « un premier instinct de sympathie », « dès le début de sa vie, avant même la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce que l’on peut appeler le sens de l’unité ». Ce désir est celui de l’être même : « ce besoin d’expansion vers l’universel est le ressort dernier de toute activité consciente ou obscure », il est « le besoin de sympathie qui travaille tous les êtres ». L’on peut ainsi affirmer que « partout le monde apparaît comme travaillé par un désir d’unité ». Rien n’est inerte. Plus encore que Leibniz, c’est avec la vitalité renaissante que Jaurès renoue ici : « pas un seul élément dans le monde qui n’aspire à l’unité ». Nous vivons dans un « univers ambitieux et religieux qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie ».
Le terme de ce désir, c’est l’unité, qui se réalise dans et par le lien. Ce lien réel n’est pas extérieur à ce qu’il lie, il est substantiel, il n’est pas produit par une subjectivité, mais immanent. Ce lien vivant est la réalité même. Sa diffusion universelle, et la prise de conscience de la communauté, opèrent une véritable promotion ontologique. Par elle, le monde devient harmonieux. C’est ainsi « une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait » qui est produite.
Une telle unité ne se réalise que dans la plénitude naturelle : « ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin : elles élèveront la nature elle-même à cet état »"
"Notre rapport au réel serait caractérisé par la scission, tant celle de la sensation et de la pensée, que celle de la conscience et de l’être ; en vérité cependant « l’opposition, ou même la distinction radicale de l’être et de la conscience, est arbitraire et vaine ». Dans l’action, la séparation n’est due qu’à l’interprétation de la liberté en tant que libre arbitre. Mais celui-ci n’est en fait rien d’autre qu’« une vaine idole de la liberté vide ». La liberté n’est pas « une abstraite faculté de pouvoir choisir entre des contraires ». Une telle puissance « n’a que le nom de liberté et non sa substance réelle ». Jaurès se situe ainsi dans la tradition de la dénonciation de la vacuité indifférente et dissolvante, en référence en particulier, à Spinoza, Leibniz et Hegel. Il reconnaît d’ailleurs cette critique comme constitutive du « socialisme », c’est-à-dire de « ceux qui proclament le néant d'une liberté abstraite et de pure indifférence ».
Comme thèse philosophique, l’affirmation de la séparation constitue l’idéalisme. L’opposition de Jaurès aux philosophes « qui errent sans cesse dans des abstractions »42 est spontanée. L’idéalisme n’est pour lui rien d’autre que la perte de la réalité. Son interprétation de l’idéalisme comme affirmation de la réalité de la discontinuité et de la vacuité, provient d’Aristote, directement repris sur ce point par Ravaisson. Les termes mêmes qu’il emploie sont ceux par lesquels Ravaisson montre que l'idéalisme et le mécanisme pur reviennent à un même nihilisme.
Qui donc est idéaliste ? Tous ceux qui rompent le lien vivant tant du réel que de l’homme au monde. Il s’agit donc tant de Descartes que de Kant, ou de Lachelier, tous en un sens « ils ont rompu tout lien de la pensée et de l’étendue ». Bergson, dont la critique est un moment important de sa thèse, est directement visé."
"Jaurès, avec l’ensemble de l’ontologie positive, dit le sens de l’être comme présence. Son ontologie, selon ses termes, est ainsi celle de « la plénitude de l’être ». Plus directement, il explicite l’être selon deux traits. Le premier est l’activité, être c’est agir. Être, c’est s’affirmer identique à soi, c’est donc se lier à soi. Le second est la liaison : « la liaison est, en un sens la réalité même », écrit-il. Pour dire le caractère originaire de cette affirmation, en réutilisant les concepts aristotéliciens, il souligne l’antériorité de l’acte sur la puissance : « dans le tout la puissance présuppose l'acte »."
"La liaison une fois portée à sa pleine réalité, se révèle en sa nature véritable qui est la « justice ». L’unité naturelle n’existera que dans cette forme sociale où toutes les personnes humaines seront « harmonisées les unes aux autres ». La justice est ainsi le véritable lien."
"Il faut accomplir le mouvement même du réel qui est en lui-même unification. Il faut réaliser et étendre le lien vivant, et passer ainsi d’une unité partielle et anticipée à sa complétude. L’exigence vise une naturalisation accomplie : « retrouver la nature sera le suprême effort de la civilisation et du socialisme ».
C’est donc à un progrès dans l’intimité de la connexion que nous sommes appelés. L’on comprend par là même que ce progrès ne s’effectuera pas dans et par la rupture : « Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue », écrit Jaurès. Le vrai progrès est développement et diffusion de l’harmonie, elle seule surmonte les conflits. Dans l’histoire se développe « la puissance invincible de la vie ». Le monde présente ainsi en son devenir « le pèlerinage de la perfection »."
"Jaurès pense avec Aristote la joie comme le sentiment originaire de l’être même : « en Dieu la joie est première », écrit-il. Dans cette tradition aristotélicienne, la joie est bien un sentiment ontologique. Le sujet véritable de la joie, c’est l’être même. Elle est la modalité constitutive de l’être en acte, celle par laquelle l’être jouit de soi. Sentiment originaire puisqu’« il y a au début de tout, une complaisance secrète de l’être pour l’être », l’amour de soi est constitutif de l’être pensé comme vie et nature, il manifeste « l’affirmation de la vie »."
"Ce qui nous anime, c’est « le besoin incessant et universel de se compléter, de s’agrandir, l’effort de chaque partie de l’être pour s’associer aux autres, pour s’harmoniser avec elles et pour substituer l’infinité pleine de la vie organique à l’infinité vide de l’étendue indifférente ».
Dans la structure de la resubstantialisation, l’originalité de la démarche de Jaurès est remarquable. Car c’est dans et par ce qui était tenu pour la dissolution comme telle, qu’il montre que se trouve le véritable lien. C’est dans l’unité liante de l’espace que toutes les âmes se tiennent. L’harmonie ne saurait être hors de la nature. Contre Bergson, ou contre toute démarche qui prétend excéder l’horizon spatial pour atteindre une plénitude vitale ne se séparant pas de soi, contre toute philosophie qui désespère de l’espace, Jaurès nous le donne à penser et à éprouver comme la coprésence de toutes choses. L’exigence est d’être pleinement présent à soi, sur ce point son accord avec Bergson est entier. Mais l’égalité à soi ne sera jamais réelle sans un accord de tous avec le tout."
-Jean-Michel Le Lannou, "Jean Jaurès. La communion de la nature", in Olivier Bloch, Philosophies de la nature, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2000, 528 pages, pp.345-355.
"Puisque « l’essence de la métaphysique, c’est de rechercher l’unité totale », son effectuation passe nécessairement par une critique. Le désir d’unité ne peut se formuler et se réaliser que dans et par la dénonciation de ce qui prétendrait l’entraver. Il lui faut montrer que tout ce qui interdirait ou tendrait à empêcher la liaison et la réalisation de la plénitude n’est pas, ou n’a pas de réalité effective.
De quoi donc faut-il précisément montrer l’irréalité ? Tant des attitudes que des pensées ou interprétations de l’être qui posent la séparation comme réelle. Il faut dénoncer tout ce qui relève de l’exclusion, tout ce qui empêcherait, en tant qu’activité déliante, de se posséder. Il s’agit donc d’une générale protestation contre « le vide et le néant ».
L’intention de la thèse est ainsi de mener la critique de toutes les philosophies qui conduisent à poser l’unification comme impossible. Elle s’élabore contre toutes les philosophies de la coupure et de l’abstraction, contre celles en particulier de la « liberté » comme transcendance vide ou pouvoir de déliaison. Son but principal est d’« arracher le monde au mécanisme pur ». Mais la critique, si elle est initialement théorique, ne se réduit pas à cela. Ce sont les conséquences pratiques du mécanisme et de l’idéalisme que, le plus souvent, Jaurès a en vue. Outre sa fausseté intrinsèque, ce qui caractérise l’idéalisme, c’est bien son effet sur l’être et le statut des choses, ainsi que sur notre rapport au réel. Conséquent, il nous empêcherait de jouir des choses et nous priverait d’elles, comme il les prive d’elles-mêmes par son effet désubstantialisant, en les « vidant » de leur réalité. À une telle déréalisation nous devons nous opposer. Il faut faire en sorte que cette abstraction cesse, théoriquement et pratiquement, « de nous troubler dans la possession de la réalité ».
C’est donc, en son origine et sa fin, une exigence de transformation de notre rapport au réel qui anime la démarche jaurésienne. L’on sait qu’au-delà de la thèse s’ouvrira une carrière d’homme d’action. Mais en l’œuvre philosophique même, son intention ne se réduit pas à penser l’unité et l’harmonie du réel, elle vise directement à conduire l’humanité à en faire l’épreuve.
L’on comprend ainsi que l’action de Jaurès n’est pas originairement éthique ou politique, elle est directement ontologique. La seule tâche véritable consiste à mener le monde à devenir ce qu’il est en vérité. L’action véritable vise une transfiguration, au sens strict une réalisation de la plénitude de l’être.
Pour expliciter cette démarche et en penser les conditions et modalités de réalisation, il faut tout d’abord en clarifier le statut. Qui, dans et par la requête de plénitude, désire ? Quel est le sujet de l’exigence de la liaison universelle ? C’est la pensée qui se reconnaît précédée par un élan naturel. Elle ne produit pas, mais accepte cet élan comme ce qui la constitue véritablement. C’est là un originaire appétit de l’être : « il y a en nous je ne sais quel goût de la vie et de la réalité », écrit Jaurès. La tâche véritable de la pensée consiste à d’expliciter le mouvement même du réel, et à correspondre à son processus propre.
Jaurès souligne ainsi l’universalité du désir d’unité. Il se manifeste d’abord, présent dans chaque individu : « il y a dans l’âme une sorte d’émotion involontaire qui est comme un développement de l’être », écrit-il. Entre la pensée et l’être, aucune coupure, mais au contraire un « enracinement » dans l’être, une appartenance antérieure. L’élan de l’unification est présent en tous les hommes : « avant tout l’humanité veut vivre, et d’une vie toujours plus large qui accroisse et apaise le désir ». Cette exigence est en l’homme initiale, comme « un premier instinct de sympathie », « dès le début de sa vie, avant même la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce que l’on peut appeler le sens de l’unité ». Ce désir est celui de l’être même : « ce besoin d’expansion vers l’universel est le ressort dernier de toute activité consciente ou obscure », il est « le besoin de sympathie qui travaille tous les êtres ». L’on peut ainsi affirmer que « partout le monde apparaît comme travaillé par un désir d’unité ». Rien n’est inerte. Plus encore que Leibniz, c’est avec la vitalité renaissante que Jaurès renoue ici : « pas un seul élément dans le monde qui n’aspire à l’unité ». Nous vivons dans un « univers ambitieux et religieux qui aspire à la plénitude et à l’unité de la vie ».
Le terme de ce désir, c’est l’unité, qui se réalise dans et par le lien. Ce lien réel n’est pas extérieur à ce qu’il lie, il est substantiel, il n’est pas produit par une subjectivité, mais immanent. Ce lien vivant est la réalité même. Sa diffusion universelle, et la prise de conscience de la communauté, opèrent une véritable promotion ontologique. Par elle, le monde devient harmonieux. C’est ainsi « une réalité plus haute par une liaison plus harmonieuse et un ordre plus parfait » qui est produite.
Une telle unité ne se réalise que dans la plénitude naturelle : « ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin : elles élèveront la nature elle-même à cet état »"
"Notre rapport au réel serait caractérisé par la scission, tant celle de la sensation et de la pensée, que celle de la conscience et de l’être ; en vérité cependant « l’opposition, ou même la distinction radicale de l’être et de la conscience, est arbitraire et vaine ». Dans l’action, la séparation n’est due qu’à l’interprétation de la liberté en tant que libre arbitre. Mais celui-ci n’est en fait rien d’autre qu’« une vaine idole de la liberté vide ». La liberté n’est pas « une abstraite faculté de pouvoir choisir entre des contraires ». Une telle puissance « n’a que le nom de liberté et non sa substance réelle ». Jaurès se situe ainsi dans la tradition de la dénonciation de la vacuité indifférente et dissolvante, en référence en particulier, à Spinoza, Leibniz et Hegel. Il reconnaît d’ailleurs cette critique comme constitutive du « socialisme », c’est-à-dire de « ceux qui proclament le néant d'une liberté abstraite et de pure indifférence ».
Comme thèse philosophique, l’affirmation de la séparation constitue l’idéalisme. L’opposition de Jaurès aux philosophes « qui errent sans cesse dans des abstractions »42 est spontanée. L’idéalisme n’est pour lui rien d’autre que la perte de la réalité. Son interprétation de l’idéalisme comme affirmation de la réalité de la discontinuité et de la vacuité, provient d’Aristote, directement repris sur ce point par Ravaisson. Les termes mêmes qu’il emploie sont ceux par lesquels Ravaisson montre que l'idéalisme et le mécanisme pur reviennent à un même nihilisme.
Qui donc est idéaliste ? Tous ceux qui rompent le lien vivant tant du réel que de l’homme au monde. Il s’agit donc tant de Descartes que de Kant, ou de Lachelier, tous en un sens « ils ont rompu tout lien de la pensée et de l’étendue ». Bergson, dont la critique est un moment important de sa thèse, est directement visé."
"Jaurès, avec l’ensemble de l’ontologie positive, dit le sens de l’être comme présence. Son ontologie, selon ses termes, est ainsi celle de « la plénitude de l’être ». Plus directement, il explicite l’être selon deux traits. Le premier est l’activité, être c’est agir. Être, c’est s’affirmer identique à soi, c’est donc se lier à soi. Le second est la liaison : « la liaison est, en un sens la réalité même », écrit-il. Pour dire le caractère originaire de cette affirmation, en réutilisant les concepts aristotéliciens, il souligne l’antériorité de l’acte sur la puissance : « dans le tout la puissance présuppose l'acte »."
"La liaison une fois portée à sa pleine réalité, se révèle en sa nature véritable qui est la « justice ». L’unité naturelle n’existera que dans cette forme sociale où toutes les personnes humaines seront « harmonisées les unes aux autres ». La justice est ainsi le véritable lien."
"Il faut accomplir le mouvement même du réel qui est en lui-même unification. Il faut réaliser et étendre le lien vivant, et passer ainsi d’une unité partielle et anticipée à sa complétude. L’exigence vise une naturalisation accomplie : « retrouver la nature sera le suprême effort de la civilisation et du socialisme ».
C’est donc à un progrès dans l’intimité de la connexion que nous sommes appelés. L’on comprend par là même que ce progrès ne s’effectuera pas dans et par la rupture : « Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue », écrit Jaurès. Le vrai progrès est développement et diffusion de l’harmonie, elle seule surmonte les conflits. Dans l’histoire se développe « la puissance invincible de la vie ». Le monde présente ainsi en son devenir « le pèlerinage de la perfection »."
"Jaurès pense avec Aristote la joie comme le sentiment originaire de l’être même : « en Dieu la joie est première », écrit-il. Dans cette tradition aristotélicienne, la joie est bien un sentiment ontologique. Le sujet véritable de la joie, c’est l’être même. Elle est la modalité constitutive de l’être en acte, celle par laquelle l’être jouit de soi. Sentiment originaire puisqu’« il y a au début de tout, une complaisance secrète de l’être pour l’être », l’amour de soi est constitutif de l’être pensé comme vie et nature, il manifeste « l’affirmation de la vie »."
"Ce qui nous anime, c’est « le besoin incessant et universel de se compléter, de s’agrandir, l’effort de chaque partie de l’être pour s’associer aux autres, pour s’harmoniser avec elles et pour substituer l’infinité pleine de la vie organique à l’infinité vide de l’étendue indifférente ».
Dans la structure de la resubstantialisation, l’originalité de la démarche de Jaurès est remarquable. Car c’est dans et par ce qui était tenu pour la dissolution comme telle, qu’il montre que se trouve le véritable lien. C’est dans l’unité liante de l’espace que toutes les âmes se tiennent. L’harmonie ne saurait être hors de la nature. Contre Bergson, ou contre toute démarche qui prétend excéder l’horizon spatial pour atteindre une plénitude vitale ne se séparant pas de soi, contre toute philosophie qui désespère de l’espace, Jaurès nous le donne à penser et à éprouver comme la coprésence de toutes choses. L’exigence est d’être pleinement présent à soi, sur ce point son accord avec Bergson est entier. Mais l’égalité à soi ne sera jamais réelle sans un accord de tous avec le tout."
-Jean-Michel Le Lannou, "Jean Jaurès. La communion de la nature", in Olivier Bloch, Philosophies de la nature, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2000, 528 pages, pp.345-355.