L'Académie nouvelle

Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
L'Académie nouvelle

Forum d'archivage politique et scientifique

Le Deal du moment :
Code promo Nike : -25% dès 50€ ...
Voir le deal

    Pierre Macherey, Un chapitre de l’histoire du panthéisme : la religion Saint-Simonienne et la réhabilitation de la matière

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
    Admin


    Messages : 20770
    Date d'inscription : 12/08/2013
    Localisation : France

    Pierre Macherey, Un chapitre de l’histoire du panthéisme : la religion Saint-Simonienne et la réhabilitation de la matière Empty Pierre Macherey, Un chapitre de l’histoire du panthéisme : la religion Saint-Simonienne et la réhabilitation de la matière

    Message par Johnathan R. Razorback Dim 4 Fév - 16:42



    "Le christianisme a joué un rôle essentiel dans l’évolution de l’humanité dans la mesure où il y a introduit le principe de l’association comme condition de la « synthèse sociale » ; s’en dégage l’idée de la « fraternité universelle », qui auparavant n’avait jamais été formulée comme telle, et représente un acquis irrévocable et indépassable de l’évolution historique. Et c’est pour cette raison que, selon les termes mêmes employés par Saint-Simon, la religion de l’avenir doit être un « nouveau christianisme », c’est-à-dire encore un christianisme.

    Au cœur de l’analyse du moment chrétien de l’histoire humaine se trouve donc la représentation d’une virtualité inaccomplie, parce que lui ont fait défaut les moyens de son effectuation. En effet le principe de l’association, qui annonce le terme final de l’évolution, a été alors introduit avec une double « restriction », théorique et pratique : la séparation de l’esprit et de la matière (ou du corporel), projetée sur le plan proprement politique dans la division du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. C’est cette scission du ciel et de la terre qui a imposé à la réalisation du schème associatif un contexte de réalisation nécessairement antagonique, en rapport avec un régime mental qui portait en soi les conditions de sa disparition. Cette manière de présenter les choses peut paraître assez hégélienne, et « dialectique ». Mais il serait peut-être plus intéressant d’y lire l’esquisse, comme une préfiguration des conceptions feuerbachiennes, et de la théorie du dédoublement et de la projection qui, à leur point de vue, expliquent l’« essence du christianisme » ; c’est sans doute aussi dans cet esprit que Marx a lu ces pages en 1844, en les rapprochant des conceptions de Feuerbach.

    Mais c’est principalement sur les aspects politiques de cette scission qu’insistent les saint-simoniens, parce qu’ils leur permettent de rendre compte des transformations de la société médiévale, et en particulier de la distinction des deux formes, temporelle et spirituelle, du pouvoir (on pense ici, évidemment, au thème des deux cités, céleste et terrestre, chez saint Augustin), qui est une des conséquences nécessaires de la spéculation dogmatique propre au christianisme : « Le fondateur du christianisme (...) renonçant à voir sa loi devenir celle des sociétés politiques, ne la présenta que comme une loi individuelle dont l’accomplissement ne devait pas avoir de but sur la terre ». Or cette limitation, qui est l’un des traits caractéristiques de la culture chrétienne, porte en soi la promesse de son déclin."

    "Ce monisme intégral est, d’une certaine manière, du Spinoza : mais il s’agit d’un Spinoza assez particulier, revu et corrigé à travers une lecture de type hégélien, selon laquelle la distinction de la res extensa et de la res cogitans est seulement une distinction d’entendement, qui ne relève pas dans son principe d’une nécessité absolue. 2/ Cette unicité est celle d’un principe dynamique, essentiellement actif et vivant, qui, plutôt que celle de la substance proprement dite, évoque la représentation d’une sorte de vie universelle. Dans la séance suivante, cette conception viendra justement étayer la critique du spinozisme. 3/ Ce principe de vie inspire un mouvement général de réconciliation, qui prend la forme de « l’Amour » : cette catégorie est centrale dans le développement de la religiosité saint-simonienne, et ce sont précisément ces effusions qui ont suscité chez Comte une espèce de dégoût, avant qu’il ne bénéficie lui-même, bien plus tard, à la suite de sa rencontre avec Clotilde de Vaux, des révélations sentimentales de « l’année sans pareille ». Entendons que ce principe, une fois conçu et affirmé, rend du même coup possible un nouveau mode de vie qui fait disparaître les motifs de haine et de crainte : il cimente ainsi une nouvelle morale sociale, qui noue indissolublement le théologique au politique, la théorie à la pratique, et la science à l’industrie. Et d’ailleurs cet amour doit se réaliser dans la nouvelle société sous une forme bien tangible, à travers la multiplication des chemins de fer et des voies navigables, comme moyens de la communication universelle, qui font disparaître les clivages séparant les territoires et les continents : ils sont ainsi la réalisation empirique du principe initial selon lequel « Dieu est un »."

    "On comprend alors ce qui distingue l’orientation propre aux saint-simoniens des autres tentatives qui ont eu lieu à leur époque en vue d’élaborer une religion nouvelle, comme celle de P. Leroux (De l’humanité, 1840) ou celle de Comte lui-même après 1848 : ils n’ont pas du tout eu en vue de fonder une religion de l’humanité, puisqu’ils ont cherché au contraire à absorber l’humanité, celle-ci n’étant finalement à leur point de vue qu’une abstraction, dans l’ensemble plus large de « Dieu », c’est-à-dire de la vie universelle ou de la nature qui en détermine tous les aspects.

    Ainsi l’Amour dont parlent les saint-simoniens n’est pas seulement, et même il est tout sauf l’amour que l’homme se porte à soi-même et porte à ses semblables, qui est un sentiment particulier, tendanciellement générateur d’égoïsme, parce qu’il sépare dans le temps même où il prétend unir. Ceci constitue le point sur lequel la thèse de la réhabilitation de la matière produit ses principaux effets théoriques, et aussi pratiques, dans la mesure où elle ouvre la perspective d’un dépassement de l’humanisme au sens strict : et on comprend du même coup pourquoi cette thèse devait rester absente des autres entreprises contemporaines de réforme sociale, qui se sont au contraire appuyées sur le projet d’une anthropologie philosophique. Il y a là quelque chose qui, par anticipation, évoque l’idée d’un « matérialisme historique », élaborée par Marx en 1845, suite à son séjour en France : cette idée suppose que l’histoire humaine, en tant qu’elle est un processus naturel, est elle-même comprise dans le processus d’ensemble du développement de la réalité matérielle, dont elle reproduit à sa manière les lois générales ; et elle explique par exemple l’intérêt très précoce que Marx a porté ensuite à la doctrine darwinienne de l’évolution, dans une perspective elle aussi manifestement anti-humaniste. Les saint-simoniens pourraient avoir ainsi fourni à Marx, au moment où il a fréquenté leur doctrine, une sorte d’antidote à l’humanisme feuerbachien.

    L’idée centrale qui se trouve à la base de la religion saint-simonienne est donc celle d’une communication permanente entre la nature et l’homme, qui fait de celui-ci une « partie de la nature » : cette idée fait penser à une espèce de spinozisme diffus, dont on suppose ici que, transmis à Marx par l’intermédiaire des saint-simoniens, il a pu servir de base à l’élaboration du « matérialisme historique ». Il paraît de toute façon incontestable que, si l’on veut comprendre le contenu et évaluer la portée du dogme de la religion nouvelle, qui appelle et conditionne l’édification de la société de l’avenir, la référence à Spinoza est cruciale, et incontournable. Or cette référence est explicitement indiquée dans la huitième séance de la seconde année de l’Exposition, qui est consacrée à une longue discussion doctrinale répondant point par point à l’accusation de panthéisme. L’examen de cette question commence, rituellement, par une profession de foi anti-panthéiste : « Et d’abord nous nous attacherons à repousser la dénomination de panthéisme qui sans doute aura été attachée [à la conception développée au cours de la séance précédente], et, avec cette dénomination, la prévention qui s’y attache aujourd’hui ». Rappelons que 1830 est le moment où la « querelle du panthéisme », déclenchée en France un peu plus tôt, avec une quarantaine d’années de retard sur le Pantheismusstreit des Allemands, et dans un esprit du reste assez différent de celui de ce dernier, commence à occuper le devant de la scène publique, et ceci pour près de vingt ans : l’aspect le mieux connu de ce débat concerne les démêlés de Cousin, qui avait lui-même quelque peu flirté avec le saint-simonisme dans les années qui ont précédé 1830, et de son « armée » de professeurs, avec les évêques de France.

    Les saint-simoniens se défendent de l’accusation de panthéisme avec l’argument suivant : « Ce mot (...) n’exprime point la vie, il ne présente aucune idée de destination pour l’homme ». Ce qui fait défaut au panthéisme, c’est donc le schème dynamique de l’activité, propre au domaine de la vie, à laquelle il confère une « destination », c’est-à-dire un sens. La vie représente ici le point où nature et histoire se rejoignent, communiquent entre elles, et prolongent l’une dans l’autre leurs effets. Or, au point de vue des saint-simoniens, une telle conception est essentiellement religieuse, dans la mesure où elle fait davantage l’objet d’une appréhension sympathique que d’une explicitation rationnelle : elle échappe ainsi aux tentatives des métaphysiciens, qui la dénaturent en la décomposant. Le panthéisme est précisément inacceptable en raison de son caractère abstrait : « Les systèmes panthéistiques connus ne peuvent être considérés que comme l’expression, la manifestation de cette idée abstraite, de cette forme de l’intelligence humaine, que comme des tentatives impuissantes pour saisir l’unité qui a toujours échappé à leur auteur ». En effet, dès le début de son histoire, l’esprit humain a tendu vers la saisie de l’unité, mais il a été empêché de développer complètement cette tendance : et c’est ainsi que même les systèmes de pensée « monistes » sont restés enfermés dans les limites propres à une spéculation de type métaphysique : leur effort de synthèse, demeuré inabouti, a dégénéré de fait dans un sens dualiste, puisqu’il est resté impuissant à réconcilier l’abstrait et le concret, la nature et la vie. C’est ainsi que, en rejetant hors de leur champ de réflexion le principe concret de l’activité vivante, ces systèmes de pensée ont de fait contribué à diviser la réalité, et ont introduit l’antagonisme dans les conceptions humaines.

    À l’appui de cette analyse sont évoqués deux exemples : d’abord celui du « panthéisme » ancien, tel qu’il apparaît chez Parménide et chez les Stoïciens, qui ont installé une alternative indépassable entre idéalisme et matérialisme ; l’autre est celui du « panthéisme » moderne, illustré par l’exemple de Spinoza. Voici comment celui-ci est présenté : « Le système moderne de Spinoza, plus complet, puisqu’il présente la combinaison de l’idéalisme et du matérialisme des systèmes antérieurs, donne lieu pourtant à la même observation. Ce métaphysicien célèbre établit qu’il n’y a qu’une seule substance, que cette substance est infinie, qu’elle est tout ce qui est, qu’elle est Dieu. Puis il lui donne pour qualités la pensée infinie et l’étendue infinie. Mais il ne va point au-delà de cette détermination abstraite, et c’est à la justifier dans ces termes mêmes qu’il emploie toutes les ressources de sa puissante logique, en s’attachant surtout à battre en ruines l’ontologie chrétienne. Spinoza, comme ses devanciers, ne conçoit donc encore qu’un tout sans volonté, que des propriétés sans activité, et sans lien même, puisque, bien qu’il prétende que la pensée et l’étendue infinie ne forment qu’une seule et même chose, une unité indivisible et absolue, il ne définit point cette unité, ne la caractérise pas et affirme même qu’elle n’est point susceptible d’être déterminée, d’être qualifiée autrement que comme substance primitive, universelle ». Comment lire un tel texte ? On peut le faire en relevant les approximations, voire même les erreurs, accumulées par une telle interprétation. À ce titre, relevons les points suivants : l’idée selon laquelle la substance est inerte et incapable de rien produire par elle-même ; l’idée selon laquelle les attributs sont des qualités ou des propriétés de la substance, pensée et étendue dont la dualité est insurmontable ; la coupure entre ontologie et éthique, débouchant à terme sur la négation du principe de la liberté. Ces arguments sont, peut-on dire, « classiques », dans la mesure où ils relèvent d’une vulgate de la dénonciation des erreurs du spinozisme, qui se retrouve chez tant d’autres auteurs, à commencer par Hegel qui les a complètement, mais aussi plus subtilement, exploités. De ce point de vue la position des saint-simoniens n’est absolument pas originale. Mais l’essentiel se situe ailleurs : dans le fait que la lecture ici proposée de Spinoza a sa cohérence interne, qui empêche que les « erreurs » qu’on vient de signaler puissent être simplement corrigées ou écartées. Avec ses partis pris et ses limites, cette interprétation, qui ne peut satisfaire un lecteur un peu attentif de Spinoza, est l’expression d’un débat philosophique plus fondamental qui pourrait être résumé dans les termes suivants : ou bien on s’engage dans la voie d’un naturalisme intégral, à la manière de celui de Spinoza, ou bien on choisit celle d’un finalisme, débouchant sur la représentation d’une téléologie historique, comme l’ont fait aussi bien Hegel que les saint-simoniens.

    Avec leur lecture déformée de Spinoza, les saint-simoniens voient donc juste sur le fond : ce qui est en jeu dans cette discussion, c’est bien la possibilité d’une interprétation finalisée de l’activité de la substance ou de la nature, interprétation que la doctrine spinoziste exclut absolument. Or les saint-simoniens ont absolument besoin, pour leur propre compte, de l’affirmation d’un tel finalisme, dont ils empruntent le modèle, nous venons de le voir, à l’activité vitale. Pourquoi en ont-ils besoin ? Pour penser cette « destination » de l’humanité, qui conduit nécessairement, c’est-à-dire en suivant un processus irréversible, la société tout entière vers un état final associatif, en vertu d’une tendance immanente à l’organisation, selon un concept lui-même emprunté à l’ordre du vivant. La question cruciale posée ici est donc celle des conditions de possibilité d’une philosophie de l’histoire. L’insuffisance du panthéisme aux yeux des saint-simoniens tient à son incapacité à penser un développement, et en conséquence à théoriser dans son ensemble l’histoire humaine : d’où ce résultat paradoxal que, l’histoire humaine étant rejetée en dehors de l’ordre divin de la substance, puisque celui-ci n’est pas animé de l’intérieur par un tel principe d’activité et d’expansion, elle est artificiellement autonomisée, et devient comme une sorte d’empire dans un empire. C’est sur ce thème que se conclut cette revue des lacunes propres à une pensée panthéiste : « Ce qu’il y a de commun entre tous ces systèmes, c’est que l’unité qu’ils établissent n’est qu’une abstraction dépourvue de vie, qu’ils ne peuvent offrir par conséquent aucun attrait sympathique à l’homme, lui donner aucune révélation, et qu’enfin ils le laissent isolé au milieu du monde qu’ils prétendent lui expliquer ». Or là est précisément le secret de l’« humanisme » qui, au lieu d’immerger sympathiquement le développement humain dans le mouvement vital de la nature tout entière, isole abstraitement celui-ci, et en fait un absolu en le dénaturant. Parce qu’il a lui-même repris la conception de l’histoire comme un progrès, mû par un principe moteur interne, c’est-à-dire par ce qu’il faut bien appeler une téléologie, même si cette téléologie est naturelle puisqu’elle ne concerne pas seulement le monde humain, Marx peut, sur ce point encore, apparaître comme tributaire des saint-simoniens."

    "Qu’est-ce qui peut être ici reconnu comme « spinoziste » ? C’est l’affirmation de la séquence « sympathique » soi / les autres / le monde / Dieu, dont la continuité, affirmée sur fond de puissance et de désir, ne peut être qu’abusivement rompue.

    On terminera sur ce point précis, en soulignant ce qui confère à la doctrine saint-simonienne son caractère spécifique : l’idée selon laquelle philosophie de l’histoire et philosophie de la nature ne peuvent être dissociées parce qu’elles relèvent de principes nécessairement communs. La « réhabilitation de la matière » effectue la restauration de cette communauté, parce qu’elle prescrit de penser le devenir humain en l’insérant dans les configurations que lui offre un monde animé de l’intérieur de lui-même par le désir de s’organiser. Que ce désir d’organisation soit interprété dans une perspective finaliste s’explique par le fait qu’il trouve son modèle dans les phénomènes de la vie, eux-mêmes perçus comme des mouvements intentionnels et à la limite volontaires. Philosophie de la nature, philosophie de l’histoire et philosophie de la vie sont ici placées sur une même ligne, qui est celle du progrès et du développement, suivant un schème de pensée qui va s’imposer tout au long du XIXe siècle, et qu’il reviendra à Schopenhauer et à Nietzsche de commencer à défaire."
    -Pierre Macherey, "Un chapitre de l’histoire du panthéisme : la religion Saint-Simonienne et la réhabilitation de la matière", in Olivier Bloch, Philosophies de la nature, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2000, 528 pages, pp.357-366.



    _________________
    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


      La date/heure actuelle est Lun 25 Nov - 17:14