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    Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme Empty Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 9 Fév 2024 - 13:32



    "Ce que je me dispose à expliquer ici devrait conduire à admettre, après démonstration, le fait qu’il n’y a pas d’erreur en philosophie. Et que par voie d’absolue conséquence on ne saurait prétendre y reconnaître d’espace légitime pour ce que l’on nomme la vérité." (p.9)

    "Dans un essai publié en 1843 et intitulé The Proper Sphere of Government, [Spencer] combat l’autorité trop grande et l’intervention trop fréquente du pouvoir exécutif, qui devrait selon lui se borner à faire respecter la paix et la justice, et laisser aux lois naturelles d’équilibration sociale le soin de régir d’une manière non coercitive la vie des individus. En 1851, il fait paraître Social Statics, essai dont le titre est le même que celui d’un ouvrage que publiera l’année suivante Auguste Comte – le fondateur du positivisme, dont on le dira proche malgré ses démentis, et dont il n’a encore rien lu.

    Il y défend l’idée d’une adaptation continuellement améliorée de la nature humaine à l’état social qui est le sien, et fonde l’essentiel de la morale (morale « naturaliste », risque-t-il dans le commentaire qu’il fabriquera dans son Autobiographie [1904, posthume] pour pallier la carence des critiques) sur le principe suivant lequel « l’homme est libre de faire tout ce qu’il veut, pourvu qu’il n’enfreigne pas la liberté égale des autres hommes ». Telle est la première, sinon la plus originale, des « conditions nécessaires au bonheur humain » évoquées dans le sous-titre, qui implique une théorie du bonheur individuel et social comme effet d’un équilibre adaptatif et coadaptatif. Spencer défend également le principe de l’égalité des femmes, et développe enfin une série d’argumentations particulières contre l’intervention de l’autorité et de la réglementation étatiques dans les domaines commercial, religieux, éducatif, sanitaire et social.

    Dès la Statique sociale, Spencer utilise le thème du passage de l’homogène à l’hétérogène, s’inspirant directement du modèle, dû à Karl Ernst von Baer (1792-1876), de la différenciation des structures biologiques dans le développement embryonnaire, et en retire l’idée que « la loi qui vaut pour les phases ascendantes de chaque organisme individuel, vaut aussi pour les phases ascendantes des organismes de toute sorte » – cela incluant, comme on l’aura compris, l’« organisme social ».

    C’est ce modèle analogique qui, quelques années plus tard, alors qu’il prépare le Prospectus de son « Système », va se généraliser sous la forme de la « Loi d’évolution », qu’il établit sur un socle emprunté à la physique des agrégats matériels renouvelée par la jeune thermodynamique, et que ses Premiers Principes, en 1862, résumeront comme suit : « L’évolution est une intégration de matière accompagnée d’une dissipation de mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente, à une hétérogénéité définie, cohérente, et pendant laquelle aussi le mouvement retenu subit une transformation analogue. »

    Cette « loi » sera ensuite appliquée à l’ensemble des composantes disciplinaires de son  système, et de cette application naîtront les Principes de biologie en 1864-1867 ; la deuxième édition des Principes de psychologie en 1872 – la première, publiée en 1855, ayant été conçue avant la systématisation « synthétique » – ; les Principes de sociologie de 1876 à 1896 ; et les Principes de l’éthique – où il défend l’idée d’une pondération nécessaire de l’altruisme sur fond de prééminence évolutive de l’égoïsme, ce qui préfigure certains développements de la sociobiologie contemporaine – entre 1879 et 1893." (pp.13-14)

    "Pour le Spencer des Principes de sociologie, la société est un organisme composé d’individus organiques, un « super-organisme » obéissant par conséquent à la loi de l’évolution des organismes, qui est de différenciation / intégration progressive et de spécialisation fonctionnelle des parties, sur le double modèle de la croissance embryonnaire, emprunté à Karl Ernst von Baer, et de la division physiologique du travail, issu d’Henri Milne Edwards. Or une telle évolution conduit à l’inévitable conclusion du rôle directeur de plus en plus accentué du système nerveux central. Le corps organique pris ici par Spencer pour terme de référence de sa grande assimilation organiciste est en effet le corps de l’Homme, doté d’un sensorium centralisé qui est ce que l’on nomme la conscience, dont le siège est le cerveau. Il est par conséquent le corps qui, censé se
    trouver au sommet de l’échelle des formes organiques, possède du même coup la structure intime la plus complexe et la plus hiérarchisée. On est donc fondé à croire en toute logique que ce modèle est par là même destiné à entraîner l’analogie spencérienne vers l’éloge du dirigisme et de la centralisation.

    Or la position idéologique hyper-libérale de Spencer se situe exactement à l’opposé, et c’est précisément ce que le philosophe confesse avoir aperçu trop tard. L’individualisme politique et social qu’il revendique se trouve dès lors en rupture manifeste avec son propre organicisme, lequel affiche désormais son incohérence, ou, au mieux, l’échec de son instrumentalisation au service de la justification naturaliste du système libéral : c’est à l’évidence ce qui vient expliquer la contradiction résidant entre le ralliement global, longuement argumenté, de Spencer au modèle organique et le fait qu’il en arrive à lui dénier catégoriquement, à la fin, toute pertinence réelle : le refus d’une analogie intégrale entre les deux types d’« organismes » – individuel et social – s’effectue dans un chapitre clé de la seconde partie des Principes de sociologie intitulé « Réserves et résumé », où l’on comprend que l’énoncé qui continue d’assimiler la société à un organisme ne vaut plus qu’accompagné de restrictions assez fortes pour soutenir la validité de l’énoncé contraire. Arrivé là, Spencer ne cherche plus qu’à se débarrasser des rets de la lourde analogie – de la « prétendue analogie », suivant ses propres termes – « entre l’organisme individuel et l’organisme social », analogie qu’il a mis pourtant tout son soin à tisser : « Je me suis servi », écrit-il alors, « des analogies péniblement obtenues, mais seulement comme d’un échafaudage qui m’était utile pour édifier un corps cohérent d’inductions sociologiques. Démolissons l’échafaudage : les inductions se
    tiendront debout d’elles-mêmes ». Cet énoncé, ahurissant pour n’importe quel amateur débutant de logique, est cependant pleinement assumé par le philosophe Spencer." (pp.16-17)

    " [Spencer s'inscrit] dans une tradition malthusienne prônant le refus de toute assistance aux défavorisés, mais dépouillée de son arrière-fond théologique et de la crainte de la surpopulation ; ainsi enfin que dans une adhésion opportuniste fugitive au principe sélectif darwinien, qu’il appliquera de force au champ social et dont il ne retiendra que l’élimination des moins aptes, tout en s’obstinant néanmoins à le considérer comme un facteur secondaire, voire « inadéquat » de l’évolution biologique, et en voulant ignorer par ailleurs qu’en 1871 Darwin s’est prononcé ouvertement en faveur du devoir d’assistance aux faibles, devoir dont le grand naturaliste, qui avouera dans ses écrits privés n’avoir jamais apprécié ni Spencer, ni son mode de raisonnement, a fait l’indice le plus manifeste de la civilisation."

    "Bref, cet organisme n’est pas un organisme. [...] C’est sur cette ineptie logique qu’est bâti le système philosophique le plus puissant qu’on ait jamais conçu pour opérer la naturalisation du système libéral." (p.19)

    "La seule définition “objectivement” recevable de la philosophie serait [...] celle qui la caractériserait comme le seul discours à horizon de connaissance et à allégation de rationalité qui peut s’offrir tous les objets (spécificité qui pourrait par conséquent se définir négativement comme l’absence d’un objet spécifique, mais qui se dissout dès que l’on aperçoit qu’elle est également celle de l’idéologie et de la conversation). Différence radicale avec la science, comme on sait. Et différence irréductible, prouvée par le fait que lorsqu’une science veut être science de tout, elle devient une philosophie – ou, ce qui revient au même, une idéologie." (p.21)

    "Constaté par Descartes, le désaccord perpétuel des philosophes disqualifie en effet le genre philosophique sur le terrain de la connaissance objective [!], mais entretient en revanche la perpétuité de la philosophie."

    "S’il est juste en effet de défendre activement la philosophie comme pédagogie du doute, exercice rationnel, multiplication indéfinie des occasions de penser et incitation permanente à expérimenter intellectuellement sur le possible, il n’y a en revanche aucune pertinence – du point de vue des exigences de la connaissance objective – à la considérer comme un mode privilégié d’accession à quelque « vérité » que ce soit. À cet égard, son statut ne se distingue pas substantiellement de celui d’une sophistication savante de l’idéologie, et c’est en tant que telle qu’elle est susceptible de devenir objet pour une analyse du discours soucieuse d’élucider la mécanique des rapports entre la production historique des positivités scientifiques et la répétition transhistorique de leur appropriation par l’idéologie, soit : une discipline capable d’expliquer comment le mode d’être de la science est la production de nouveauté, tandis que le régime de l’idéologie est celui de la réitération, du recyclage et du remaniement. Or cette science ou cette discipline d’étude existe aujourd’hui à l’enseigne de ce que j’ai nommé l’Analyse des complexes discursifs. Elle s’est élaborée pendant près d’un demi-siècle, et elle est ce qui devrait permettre aujourd’hui, face à la philosophie et à toutes les autres modalités de l’interprétation idéologique du monde, une position d’extériorité et de surplomb propre à fournir aux sciences humaines et sociales un véritable gain d’objectivité." (pp.21-22)
    -Patrick Tort, Du totalitarisme en Amérique. Comment les Etats-Unis ont instruit le nazisme, Éditions érès, 2022, 271 pages.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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