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    William James, Le pragmatisme

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    William James, Le pragmatisme Empty William James, Le pragmatisme

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 14 Fév - 21:09



    "Le Pragmatisme a cent ans et il est à nouveau actuel. Selon Richard Rorty, l'histoire de la philosophie américaine contemporaine est l'histoire de sa « re-pragmatisation », après la période du positivisme logique. Initié d'abord par Quine, ce mouvement d'ensemble concernerait des philosophes contemporains aussi différents que Nelson Goodman, Wilfrid Sellars, Donald Davidson, Hilary Putnam et bien sûr Richard Rorty lui-même. Même si ce nouveau pragmatisme diffère du pragmatisme classique des Peirce, James, Schiller ou Dewey — ne serait-ce que parce qu'il s'est élaboré à partir et contre le positivisme logique —, il entend retourner à eux pour développer « des possibilités trop longtemps négligées », comme l'écrit Putnam, permettant des « voies pour sortir des "crampes"philosophiques qui continuent à nous affliger», si bien que le pragmatisme demeure aujourd'hui encore une question ouverte. En France, le pragmatisme de Peirce ou de Dewey est de mieux en mieux connu grâce à de récentes traductions ou de nouveaux commentaires. Mais si la pensée de James semble également en voie de redécouverte, ce sont d'autres aspects de sa pensée qui ont jusqu'alors retenu l'attention, comme l'empirisme radical ou le pluralisme, précisément négligés du temps de James à cause des débats et des malentendus autour de son pragmatisme. Il était donc temps de revenir au livre même qui, pour la première fois, ouvrit la question du pragmatisme et la noua à l'histoire de la philosophie américaine."

    "L'origine du pragmatisme remonte à Charles Sanders Peirce (1839-1914), logicien philosophe et ami de James, qui publie en 1878 un article intitulé « Comment rendre nos idées claires ». Cet article ne contient pas le terme de « pragmatisme », bien que Peirce semble l'avoir utilisé dès le début des années 1870 lors des discussions amicales du « Club métaphysique » à Cambridge (Massachusetts), cercle philosophique qui réunissait, outre Peirce et James, le philosophe des sciences Chauncey Wright et les juristes Oliver Wendell Holmes et Nicholas St. John Green. En revanche, il énonce une règle de méthode permettant d'élucider la signification des concepts, qui allait devenir la « maxime » du pragmatisme. Il demeura à peu près sans écho, jusqu'à ce que James prononce en 1898, devant l'Union philosophique de l'Université de Californie, une conférence intitulée « Conceptions philosophiques et résultats pratiques ». Celui-ci consacre cette conférence à la présentation de ce qu'il appelle le « principe du pragmatisme » ou du « practicalisme », qu'il désigne explicitement comme le « principe de Peirce », et il en donne plusieurs exemples d'application personnels, notamment aux conceptions religieuses. Prononcée devant plus de mille personnes, cette conférence, qui utilise pour la première fois publiquement le terme de « pragmatisme » sous sa forme substantive pour désigner une position philosophique, est donc tenue pour le véritable acte de naissance du mouvement pragmatiste. En 1902, Peirce et James donnent tous les deux leur propre définition du « pragmatisme » dans le Dictionnaire de philosophie et de psychologie dirigé par J. M. Baldwin, premier dictionnaire à y consacrer une entrée, et James inclut dans un chapitre des Varieties of Religious Expérience qui paraissent cette même année la présentation du « principe du pragmatisme » de Peirce, encore une fois appliqué à des concepts religieux.

    C'est également en 1902 que paraît sous le titre de Personal Idealism un recueil de huit essais par des philosophes anglais d'Oxford, parmi lesquels Ferdinand Canning Scott Schiller (1864-1937). Dans son « Axiom as Postulates », celui-ci emploie le terme « pragmatisme » en référence à James pour désigner une certaine théorie des rapports entre la pensée et la réalité. Il propose également le terme « humanisme » pour qualifier sa propre doctrine. Puis en 1903, sous la direction de John Dewey (1859-1952), paraît à Chicago un ouvrage collectif intitulé Studies in Logical Theory dédicacé à James. Les quatre premiers chapitres, sous le titre général «Thought and its Subject-Matter », sont écrits par Dewey qui propose également une nouvelle conception des rapports de la pensée et de la réalité. James donne des comptes rendus élogieux de ces deux ouvrages, et publie à partir de 1904 une série d'articles inspirés de Schiller et Dewey sur la notion de «vérité», qu'il associe d'abord à l'«humanisme » puis au « pragmatisme ». En 1905, dans un souci de bonne terminologie, Peirce éprouve le besoin de se séparer du terme « pragmatisme » alors associé selon lui à l'« empirisme radical » de James et à l'« humanisme » ou « anthropomorphisme » de Schiller, et forge le nouveau terme « pragmaticisme », « suffisamment laid pour être à l'abri des kidnappeurs ».

    Le terme de « pragmatisme » est de plus en plus populaire, et James donne dans les années 1905-1907plusieurs séries de conférences, où le public se presse pour comprendre cette nouvelle philosophie. C'est de ces conférences qu'il tire en 1907 le livre intitulé Pragmatism, où il reprend à la fois la présentation du principe de Peirce avec ses applications personnelles et ses propres prolongements des théories de Schiller et de Dewey. Il confie dans sa correspondance que ce livre est la chose la plus importante qu'il ait écrite jusque-là, qu'il fera date et assurera la victoire définitive de la façon de penser qu'il défend. Le livre est en effet tout de suite un succès de librairie, avec cinq rééditions dans la seule année 1907, et entraîne James dans une controverse philosophique internationale qui tourne autour de sa conception de la vérité. Les formules de James, selon lesquelles la vérité est ce qui réussit, ce qui paie ce qui est payant, ce qui a du succès, cristallisent la polémique et renforcent l'idée que le pragmatisme est avant tout une théorie de la vérité. Cette interprétation semble d'ailleurs confirmée avec la parution en 1909, un an avant sa mort, d'un recueil d'articles de James en réponse aux nombreuses critiques qui lui furent faites — le titre, La Signification de la vérité, et le sous-titre, « Une suite au Pragmatisme », montrant bien le lien que James avait établi entre pragmatisme et théorie de la vérité."

    "James y annonce que le pragmatisme signifie deux choses différentes : «d'abord une méthode, ensuite une théorie génétique de ce qu'on entend par vérité». On voit donc James parfaitement conscient de la distinction à faire entre d'une part la méthode de clarification des idées, qu'il emprunte à Peirce, et d'autre part les théories du rapport entre la pensée et la réalité, que Schiller et Dewey avaient lancées et qui ont abouti à sa propre théorie de la vérité. De fait, après cette leçon II qui présente tour à tour les deux sens du mot « pragmatisme », le livre couvre successivement les deux objets d'étude : d'abord, dans les leçons III et IV, James examine quelques applications de la méthode pragmatique à des concepts et problèmes privilégiés ; puis dans les leçons V, VI et VII, James explicite sa théorie génétique de la vérité. Les deux sens du terme concernent donc bien des chapitres distincts et la succession même de ces chapitres montre que le premier sens du terme désigne et doit désigner la méthode.

    La primauté logique du sens méthodologique était reflétée par l'antériorité de son exposition : c'est bien dans la conférence de 1898 « Conceptions philosophiques et résultats pratiques» que James, sous l'inspiration de Peirce, énonce les principes de sa méthode pour rendre les idées claires. Dans cette conférence, il n'est jamais question de vérité. Au contraire, dans ses exemples, James déclare qu'il se garde bien de se prononcer sur la vérité ou la fausseté des conceptions examinées : il ne cherche qu'à en clarifier la signification."

    "Ce n'est que plus tard, voyant que le terme de « pragmatisme » fait également recette dans le sens de Schiller, que James finit par l'adopter. Dans Le Pragmatisme en effet, en 1907, après la première présentation de la théorie de la vérité, il ajoute : «M. Schiller continue d'appeler cette conception de la vérité "Humanisme", mais pour cette doctrine le terme de pragmatisme semble là encore gagner du terrain et c'est celui que j'utiliserai pour en parler dans ces leçons. » James n'est donc pas responsable de la confusion terminologique initiale, due plutôt à Schiller, mais il est responsable de l'avoir finalement endossée et répandue.

    La raison en est assez simple : James voulait lancer une nouvelle école en philosophie capable de « faire date », et essaya de rallier le plus possible de gens à sa cause. C'est lui, le premier, qui désigne les philosophes de Chicago autour de Dewey du nom de « L'école de Chicago ». Puis il rapproche cette « école » du « mouvement simultané en faveur du pragmatisme ou humanisme élaboré de manière tout à fait indépendante à Oxford par messieurs Schiller et Sturt ». Non content de vouloir faire la grande alliance Chicago-Oxford-Harvard, il salue en 1906 la formation d'un mouvement pragmatiste en Italie autour de Papini et de la revue

    Leonardo comme un « Rinascimento intellectuel ». Dans la préface du Pragmatisme, ce sont les Français qu'il cite cette fois : Milhaud, Le Roy, Blondel et Sailly. Il voulait ainsi cristalliser autour de lui un certain nombre de tendances pour faire émerger la philosophie du futur en faisant triompher la manière de penser que représente le pragmatisme. Même si l'expression de « pragmatisme » était mauvaise du point de vue d'une bonne éthique terminologique, y compris à ses yeux, sa déjà grande célébrité devait l'aider dans son projet et il en accepta pour cette raison l'équivoque."

    "Mais l'ouvrage de 1907 ne se contente pas d'expliquer ces deux sens du pragmatisme. Dans la deuxième leçon en effet, James en fait une troisième présentation. Le terme désigne cette fois un moyen de concilier empirisme et religion. Depuis la conférence inaugurale de 1898 et les Variétés de l'expérience religieuse, James a toujours lié pragmatisme et religion, soit pour clarifier la signification de certaines conceptions religieuses, soit même pour justifier la religion contre un empirisme trop « endurci », matérialiste et athée. L'importance de cette fonction réconciliatrice du pragmatisme est telle pour James qu'il encadre les leçons consacrées à la méthode et à la vérité de deux leçons qui énoncent ce projet plus global : la première leçon (« Le dilemme de la philosophie contemporaine ») annonce que le pragmatisme est la solution pour surmonter le dilemme qui divise et oppose les philosophes en rationalistes religieux et empiristes athées ; la huitième et dernière leçon (« Pragmatisme et religion ») explicite cette solution en montrant comment le pragmatisme justifie le choix d'une morale et d'une religion pluralistes. Cette composition éclaire d'un jour nouveau le sens de l'ouvrage tout entier : la présentation du pragmatisme dans les conférences centrales est aux yeux de James un détour obligé pour trouver l'outil théorique (épistémologique) qui permettra de montrer la supériorité d'une certaine vision du monde et de la mission de l'homme dans le monde. C'est l'intérêt de cet ouvrage, qui commence comme une critique de la métaphysique et se termine sur le credo métaphysique de James, dans une tentative de réconcilier l'empirisme de ses pairs et les aspirations religieuses de son père.

    La leçon II est donc essentielle ; elle récapitule les trois grands sens du pragmatisme qui se développent tout au long du livre : le pragmatisme comme méthode (leçons III et IV), le pragmatisme comme théorie de la connaissance et de la vérité (leçons V, VI et VII), le pragmatisme comme moyen de réconcilier empirisme et métaphysique (leçons I et VIII)."

    "Cette méthode de clarification des concepts et des doctrines où ils figurent s'exprime dans une unique règle à suivre (la « maxime pragmatiste »), que Peirce a formulée ainsi : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet. » Le point crucial de cette règle de méthode est quelle repose sur une théorie de la signification. Cette maxime avance en effet le choix d'un certain critère pour élucider facilement la signification des concepts abstraits, notamment philosophiques : les « effets », les « conséquences » ou les « résultats », qualifiés de « pratiques » ou de « concrets ». Clarifier le sens d'un concept s'assimile donc à une opération de traduction ou à une opération de change, comme le dit James, de l'abstrait au concret. Ainsi le mot «dur», tel qu'on le trouve dans l'énoncé « ce diamant est dur », et qui renvoie au concept abstrait de « dureté », signifie en réalité selon Peirce que le diamant ne sera pas rayé par de nombreuses autres substances. La signification du terme est bien ici déterminée par la possibilité d'effectuer certaines opérations concrètes (prendre un instrument pour en frotter le diamant) d'où découlent certains résultats pratiques observables (la présence ou l'absence de rayures sur le diamant). De même, dans la quatrième leçon, James demande ce que veut dire « un » dans l'affirmation des philosophes monistes que « le monde est un ». Il signifie selon lui que l'on peut passer d'une partie à l'autre du monde selon une même relation sans être interrompu ; par exemple, si le monde est un d'un point de vue spatial, alors il est possible d'aller de n'importe quel endroit à n'importe quel autre sans sortir de l'espace ; si le monde est un d'un point de vue électrique, alors il est possible de passer de n'importe quel corps à n'importe quel autre sans jamais rencontrer d'isolant ; s'il est un d'un point de vue postal, alors je peux envoyer de n'importe où et à n'importe qui une lettre qui arrivera à destination sans être bloquée quelque part. Dans chacun des points de vue ci-dessus, la signification du concept est traduite en une série d'opérations concrètes et de résultats pratiques. Dans ce travail d'élucidation, il ne s'agit pas encore de se demander si l'affirmation où le concept apparaît est vraie ou fausse, mais seulement de déterminer les conditions concrètes permettant de savoir en quel cas elle serait vraie et en quel cas fausse. Si le couteau en fer ne raie pas le diamant lorsqu'on effectue réellement l'opération, alors, effectivement, on pourra affirmer que le diamant est dur; si la lettre envoyée au chef des Pygmées ne lui parvient pas, alors, effectivement, on ne pourra pas affirmer que le monde est totalement unifié d'un point de vue postal. Pour savoir si ces affirmations sont vraies ou fausses, la méthode exige qu'on sache d'abord quel sens elles ont, si bien que même si une théorie de la vérité est nécessairement requise pour compléter la théorie de la signification, le premier sens du pragmatisme est et doit rester celui de la méthode de clarification."

    "Le choix de ce critère de signification a une portée polémique : la signification n'est pas une propriété interne des concepts, à laquelle on aurait accès par une sorte d'intuition directe et immédiate — il s'ensuivra naturellement chez James que la vérité non plus n'est pas une propriété interne des idées, mais qu'elle dépend de certaines opérations aboutissant à certains résultats pratiques (la vérification). Peirce a très nettement inscrit son pragmatisme dans une lutte contre la conception cartésienne de la clarté, dont sont tributaires les fameuses règles cartésiennes de la méthode. Aucune idée n'est claire en elle-même et par elle-même, mais elle devient claire si on la développe dans l'idée de ses effets pratiques. Dans un texte ultérieur au Pragmatisme, James déclare dans le même sens que c'est la fonction et non le contenu d'un concept qui est la partie la plus importante pour sa signification, exprimant par là qu'il faut sortir du concept pour l'élucider.

    En troisième lieu, la maxime pragmatiste entraîne certains corollaires que Peirce et James s'attachent à expliciter.

    La maxime affirme que la conception complète des effets pratiques fournit la signification intégrale du concept étudié. Certes, il est difficile d'imaginer arriver à la conception complète des effets pratiques d'un concept, puisqu'on peut toujours les concevoir sous la forme d'une série infinie d'opérations et de résultats (on peut ainsi faire varier indéfiniment le matériau de l'instrument utilisé pour rayer le diamant), mais cette clause a surtout une valeur négative comme le marque bien Peirce : « Si on peut définir avec précision tous les phénomènes expérimentaux concevables que l'affirmation ou la négation d'un concept pourraient impliquer, on y trouvera une définition complète du concept, et il n'y a absolument rien de plus dans ce dernier. » Cette garantie de complétude est bien le corollaire de la théorie extrinsèque de la signification, puisqu'elle signifie que les conséquences épuisent la signification du concept et qu'il n'y a pas de reste : tout ce qui peut clairement être dit d'un concept est énonçable en termes de conséquences pratiques, et il ne faut pas imaginer qu'il y ait plus dans le concept. La signification n'est pas une propriété interne du concept, dont les conséquences pratiques découleraient : un concept n'aurait pas telle ou telle conséquence pratique parce qu'il aurait tel sens, mais son sens s'identifie à l'ensemble de ces conséquences pratiques. On trouvera fréquemment dans les analyses de concepts données par James des formules telles que « for so much », « for just so much, but no more », « just so far as », « in so far forth », qui expriment cette garantie d'absence de signification interne résiduelle, additionnelle ou antérieure, à laquelle on aurait accès par une sorte d'intuition intellectuelle. Telle ou telle idée aura tel sens « dans la seule mesure » des conséquences pratiques qu'on peut en tracer. James aura ultérieurement le même raisonnement à propos de la vérité des idées : elle consiste, sans reste, dans leur vérification, et ce n'est pas parce qu'une idée est vraie de manière intrinsèque qu'elle peut se vérifier, mais c'est parce qu'elle est vérifiable qu'elle est vraie, une idée vraie n'étant rien de plus et rien d'autre qu'une idée vérifiée.

    La détermination de la signification des concepts par la maxime fournit par là même un critère de synonymie et d'homonymie entre les concepts, permettant d'écarter deux dangers symétriques : établir une distinction imaginaire entre des concepts ou croyances qui ne diffèrent en réalité qu'accidentellement, par la manière dont ils sont exprimés ; inversement, tenir pour identiques des concepts ou croyances sous prétexte qu'ils sont exprimés dans les mêmes termes."

    "James résumera cet aspect de la maxime d'une formule qui est restée célèbre dans l'empirisme logique : «Il ne saurait y avoir de différence qui ne fasse de différence », puisque « toute différence théorique débouche quelque part sur une différence pratique». James distingue deux cas d'analyse. Dans le premier, la méthode s'applique à un seul concept, et il s'agit alors de vérifier si la différence théorique qu'il soit vrai ou qu'il soit faux fait une différence réelle dans la pratique : «si, en demandant si un certain concept est vrai ou faux, vous ne pouvez penser à absolument rien qui différerait pratiquement dans les deux cas, vous pouvez supposer que l'alternative est dépourvue de sens (meaningless) et que votre concept n'est pas une idée distincte ». Il en va ainsi des concepts de matière et d'âme que James prend en exemple dans la troisième leçon. Dans le second cas, la méthode s'applique à deux conceptions opposées, comme dans les dilemmes de la métaphysique. En retraçant les conséquences pratiques des deux conceptions opposées, la méthode permet alors soit de clarifier l'opposition théorique en dégageant la différence de ces conséquences pratiques respectives, soit de montrer que, ces conséquences s'avérant être les mêmes, le dilemme est apparent et non réel. On en trouvera un exemple dans le dilemme entre théisme et matérialisme que James analyse également dans la troisième leçon, et qui ne fait pas de différence pratique quand on considère l'histoire passée du monde.

    Le dernier corollaire de la maxime s'ensuit naturellement : un concept dont on ne peut tirer aucune conséquence pratique est, non pas même faux, mais dénué de sens, si bien que nous sommes en présence d'un faux concept (d'un « pseudo-concept »); pareillement, une opposition entre concepts ou conceptions qui ne fasse aucune différence du point de vue de leurs conséquences pratiques respectives est tout entière dénuée de signification, si bien que nous sommes en présence d'un faux problème (d'un « pseudo-dilemme »). En traçant une ligne de démarcation entre les concepts doués de sens et ceux qui en sont dépourvus, la maxime permet donc, non pas seulement de clarifier les concepts et problèmes existants, mais d'éliminer des débats ceux qui ne peuvent pas être clairs, et qui par conséquent sont source de confusions et de disputes interminables. Ce dernier aspect de la maxime amène le quatrième point d'accord entre Peirce et James : le pragmatisme comme théorie de la signification permet une critique de la métaphysique et de la théologie.

    En dernier lieu donc, le pragmatisme permet une critique systématique de la métaphysique : il ne s'agit pas simplement de critiquer telle ou telle notion métaphysique, mais de critiquer la métaphysique elle-même comme discours dénué de signification. Le but de la maxime, écrit Peirce, est de montrer que « presque toutes les propositions de la métaphysique ontologique sont soit du charabia sans signification - un mot étant défini par d'autres mots et ceux-ci par d'autres encore, sans qu'une conception réelle soit jamais atteinte -, soit foncièrement absurdes ». En effet, que les concepts de la métaphysique soient vrais ou faux ne change rien dans la pratique - ils sont soustraits à tout test qui pourrait les traduire en opérations concrètes et résultats pratiques dans l'expérience. C'est la raison pour laquelle les débats métaphysiques sont stériles, et que les adversaires n'arrivent jamais à parvenir à un accord, donc à « fixer une croyance » comme dirait Peirce. Le pragmatisme se situe ainsi dans la lignée de cette pensée critique qui oppose aux disputes interminables de la métaphysique le succès des sciences, précisément parce que les sciences ont su se doter d'une méthode permettant de traduire une question théorique donnée en un protocole expérimental donnant la réponse sous forme de résultats observables dans l'expérience. La méthode pragmatiste se veut donc l'équivalent, pour la philosophie, de ce qu'est la méthode expérimentale pour les scientifiques : le pragmatisme est imprégné de l'esprit du laboratoire, et les pragmatistes se veulent des expérimentalistes en philosophie. Tant que l'on parle de la Réalité, de la Liberté, de l'Esprit ou de Dieu, sans indiquer un moyen de mettre ces concepts à l'épreuve de l'expérience, on parle pour ne rien dire.

    De ce point de vue, James, comme Peirce, rappelle que le pragmatisme s'accorde avec le positivisme de Comte « dans le mépris des solutions purement verbales, des fausses questions et des abstractions métaphysiques ». On comprend que le positivisme logique se soit également réclamé du pragmatisme dans son entreprise d'élimination de la métaphysique, fondée sur un « principe de vérification » qui semble directement inspiré de la maxime pragmatiste."

    "Pour James [...] le pragmatisme est une réactualisation de l'empirisme anglais, comme le montrent le sous-titre donné à son livre - « Un nouveau nom pour d'anciennes manières de penser » —, la dédicace de l'ouvrage à J. S. Mill et le rappel en ouverture de la troisième leçon des analyses de Locke, Berkeley et Hume qualifiées de « tout à fiait pragmatiques ». Dans sa conférence de 1898, James écrivait déjà : « Je suis heureux de dire que ce sont les philosophes de langue anglaise qui ont les premiers introduit cette habitude d'interpréter la signification des conceptions en demandant quelle différence elles font pour la vie. M. Peirce n'a fait qu'exprimer sous la forme d'une maxime explicite ce que leur sens de la réalité les avait amenés à faire de manière entièrement instinctive. » James relativise de façon étonnante l'importance de Peirce : il n'aurait finalement fait que donner un nouveau nom et dégager explicitement, en la formulant dans une maxime, la manière de penser de Locke, Berkeley ou Hume. Le pragmatisme américain n'est aux yeux de James que l'empirisme anglais rendu conscient de ses principes et de sa mission critique. Pour conforter cette interprétation, James pouvait d'ailleurs dans une certaine mesure s'autoriser de Peirce. Ce dernier ne lui avait-il pas écrit que Berkeley pouvait être considéré comme l'introducteur du pragmatisme en philosophie ? En outre, les clarifications de concepts proposées dans l'article « Comment rendre nos idées claires » semblent à première vue tout à fait dans la lignée des analyses empiristes classiques; n'écrit-il pas par exemple que l'idée de force en soi, séparée ou distincte de ses manifestations sensibles dans l'expérience, est incompréhensible, et que « ce que nous entendons par cette force elle-même consiste entièrement dans la somme de ses effets » (dire qu'un corps est pesant signifie que si on le lâche, il tombera, et rien de plus : la gravité n'est pas une entité mystérieuse qu'il faudrait invoquer pour expliquer la chute) ? Comment ne pas rapprocher cette critique de la notion métaphysique de force et sa réduction en termes pragmatistes des analyses de la substance chez Locke, de la matière chez Berkeley ou de la cause chez Hume, que rappelle James ?"

    "Mais l'empirisme, y compris celui de Berkeley et jusqu'à celui de J. S. Mill, est une forme de ce que Peirce appelle le « nominalisme », auquel il oppose son réalisme. L'originalité de Peirce est en effet de faire du réalisme le postulat ontologique nécessaire au pragmatisme comme méthode. Il s'agit d'un réalisme original, qui se définit par la reconnaissance de l'existence réelle d'objets généraux. Reprenons l'exemple « le diamant est dur » : certes, le sens de « dur » réside dans les effets observables dans l'expérience (pas de rayures) résultant de certaines opérations pratiques (frotter le diamant avec une autre pierre) ; mais, écrit Peirce, « il n'en reste pas moins que nous ne concevons pas qu'il ait commencé à être dur quand on a frotté contre lui l'autre pierre ; au contraire, nous disons qu'il est réellement dur tout le temps, et Ta été dès qu'il a commencé à être un diamant». Autrement dit, la «dureté» du diamant est une propriété générale qui ne dépend pas pour exister du test individuel ou même de la série des tests individuels qu'on peut mettre en œuvre pour l'éprouver : le diamant continue d'être dur entre les tests et même si aucun test, jamais, par personne, n'avait été effectué. Par conséquent, on ne peut, selon Peirce, réduire la signification d'un concept à une expérience individuelle ou même à une série ou collection d'expériences individuelles, puisqu'on manque alors l'existence réelle du général — ce qui est le propre du « nominalisme ». Cette thèse sur l'existence d'objets généraux dépend chez Peirce d'une thèse plus vaste sur la réalité : il la caractérise non pas tant par l'extériorité vis-à-vis de la pensée que par l'indépendance vis-à-vis des opinions individuelles. Elle est ce qui est fixe et permanent. Par conséquent, et pourvu que les individus suivent une bonne méthode (qui est la méthode pragmatique ou scientifique), ils parviendront tous à la même conclusion finale à propos du même objet de recherche, à l'image de la communauté des savants : leurs croyances seront « fixées », et de ces croyances fixées découleront des comportements tout aussi stabilisés (des «habitudes d'action ») vis-à-vis de l'objet en question. Réalité indépendante, croyance fixée, habitude d'action, communauté de chercheurs : toutes ces expressions indiquent l'importance du général et son irréductibilité à une collection d'événements individuels dans la pensée de Peirce.

    C'est donc au nom de ce réalisme du général que Peirce a marqué sa différence vis-à-vis de l'interprétation intégralement empiriste de la maxime pragmatiste qu'on trouve chez James et qu'il juge « nominaliste ». C'est pour cette raison qu'il a rebaptisé sa méthode du nom de «pragmaticisme ». Dans une lettre, il écrit ainsi que James « dont la tournure naturelle d'esprit est éloignée des universaux /générais/, et qui est en outre plongé comme la plupart des psychologues modernes dans une psychologie ultrasensationnaliste de telle sorte qu'il a presque perdu la capacité de considérer les choses du point de vue logique, parle, en définissant le pragmatisme, comme rapportant les idées aux expériences, en entendant évidemment par là le côté sensoriel de l'expérience, alors que je considère les concepts comme affaires d'habitude ou de disposition, et que je les rapporte à la manière dont nous devrions réagir »."

    "Preuve encore que James est pragmatiste par empirisme, il qualifie tout au long du livre ces théories adverses, que ce soient celles de Thomas Hill Green, de Francis Herbert Bradley ou de Josiah Royce, de « rationalistes ». Elles procèdent toutes d'une certaine attitude, l'attitude « intellectualiste », qui consiste à poser l'abstrait en principe du concret. Le sophisme intellectualiste est le suivant selon James : le rationaliste part comme tout un chacun des expériences concrètes, mais il en abstrait un concept qu'il utilise ensuite pour l'opposer aux expériences concrètes dont il a été pourtant tiré, en le posant comme principe supérieur d'où procéderaient ces expériences elles-mêmes. Nous commettons couramment un tel sophisme lorsque nous disons que tel homme a de l'argent parce qu'il est riche ou qu'il fait froid parce que c'est l'hiver, comme si la richesse ou l'hiver était de véritables principes à l'origine des phénomènes empiriques correspondants et non de simples noms signifiant l'ensemble de ces phénomènes. Les métaphysiciens érigent ce raisonnement sophistique en principe même de leur construction, en posant une Substance, un Dieu, un Absolu, un Esprit ou bien encore un Sujet transcendantal comme des réalités supérieures aux expériences alors réduites à n'être que des apparences. C'est pourquoi la méthode pragmatique permet de déterminer la véritable signification de ces concepts en les ramenant aux expériences dont ils ont en réalité été tirés.

    La seconde conséquence de l'interprétation empiriste de James concerne une certaine lecture de l'histoire de la philosophie. Faire du pragmatisme la méthode empiriste enfin rendue consciente d'elle-même, c'est unifier l'ensemble de la pensée anglo-saxonne autour de la manière empiriste de penser. La maxime pragmatiste est le fil conducteur qui unit Locke, Berkeley et Hume, mais également, ajoute James, Dugald Stewart, Thomas Brown, James Mill, John Stuart Mill et Shadworth Hodgson, et enfin, ajouterions-nous, par-delà les pragmatistes, les empiristes logiques comme Rudolf Carnap ou Alfred J. Ayer. Le principe de dérivation, la maxime de clarification ou le principe de vérification sont les diverses formulations d'une même critique d'inspiration empiriste contre la métaphysique. D'un point de vue historique, cette lecture entend donc montrer que ce n'est pas Kant qui a inventé la méthode critique en philosophie, mais les empiristes classiques ; si bien qu'on peut tenter une lecture rétrospective de ces penseurs en montrant en quoi ils faisaient déjà reposer leur critique de la métaphysique sur une théorie de la signification."

    "Qu'y a-t-il pourtant de nouveau dans le pragmatisme américain par rapport à l'empirisme anglais ? Le principe de dérivation de Locke et de Hume, qui leur servait à éliminer comme dénués de signification les concepts de la métaphysique et de la théologie, faisait résider la signification des idées dans leur origine sensible : une idée complexe n'a pas de sens si l'on ne peut la dériver d'une expérience sensible simple (impression ou idée simple de sensation ou de réflexion), moyennant certaines opérations de l'esprit. James a été conscient très tôt de la nouveauté du critère pragmatiste de signification par rapport à l'ancien critère empiriste ; il écrit en effet dans une note que Perry date de 1875 : « la vérité d'une idée est sa signification, ou sa destinée, ce qui en sort. Cela serait une doctrine renversant l'opinion des empiristes selon laquelle la signification d'une idée est ce dont elle dérive ». Le déplacement, par rapport aux empiristes classiques, se fait du passé au futur, comme Dewey l'avait bien remarqué : « Le pragmatisme se présente ainsi comme une extension de l'empirisme historique, avec cette différence fondamentale qu'on n'insiste plus ici sur les phénomènes antécédents, mais sur les phénomènes conséquents, non sur les précédents, mais sur les possibilités d'action, et ce changement de point de vue est, dans ses conséquences, presque révolutionnaire. » La raison de ce déplacement est à chercher dans la psychologie de James, qui est à l'origine de la théorie instrumentale de la connaissance."

    "James était tout à fait conscient de ces deux aspects de sa conception de la vérité, puisqu il les a lui-même distingués : « Les pragmatistes sont incapables de voir ce que vous pouvez bien vouloir dire en qualifiant une idée de "vraie", à moins que vous ne vouliez dire par là qu'entre l'idée comme terminus a quo dans l'esprit de quelqu'un et une certaine réalité particulière comme terminus ad quem, de tels mécanismes [workings] concrets interviennent ou peuvent intervenir. Leur direction constitue la référence de l'idée à la réalité, leur caractère satisfaisant constitue son adaptation à cette réalité, et les deux choses ensemble constituent la "vérité" de l'idée pour son possesseur. » Nous avons donc deux concepts de vérité chez James : le concept de vérité-satisfaction, qui est lié à une bonne adaptation de la pensée à la réalité ; et le concept de vérité-vérification, qui est lié à la référence cognitive d'une idée à un objet déterminé. Le premier concept trouve son origine circonstancielle chez Schiller et Dewey, mais s'enracine par-delà dans la psychologie téléologique de James. Le second constitue un développement de l'empirisme radical de James, où il cherche à analyser de manière empiriste la connaissance de type conceptuelle ou représentative. James a cherché à fusionner ces deux concepts dans le concept synthétique de « workability » ou de « workings », qui renvoie à la fois à la réussite que peut connaître une idée ou une hypothèse (elle marche, elle fonctionne) et à la fonction qu'accomplissent toutes les idées dans un monde d'expérience pure (mener, guider, conduire (leading) à un terminus ad quem. Une idée est vraie si elle fonctionne bien, et elle fonctionne bien si elle remplit bien ou si elle peut bien remplir sa fonction de nous mener à l'expérience de son objet ou à son voisinage. Si la théorie possède bien ces deux aspects, nous verrons que James a accentué de plus en plus l'aspect empiriste."

    "Le pragmatisme comme méthode pour déterminer la signification des concepts se prolonge naturellement dans le pragmatisme comme théorie de la vérité. Une fois écartés les concepts dénués de sens, l'enquête peut se poursuivre pour savoir si ceux qui ont passé le premier test sont vrais ou faux. On passe donc du premier au second sens du pragmatisme comme on passe d'une simple méthode d'interprétation des idées portant sur leur signification à une méthode d'évaluation portant sur leur vérité. Du point de vue des critères en jeu, le passage de la première étape à la seconde est le suivant : un concept possède une signification s'il a des conséquences pratiques ; ce concept est vrai si ses conséquences pratiques sont bonnes. D'où la formule de James : « la vérité est une espèce du bien et non, comme on le pense communément, une catégorie distincte du bien et de même importance. Le vrai, c'est tout ce qui se révèle bon dans le domaine de la croyance ». Il ne s'agit plus seulement de voir si une différence théorique fait une différence pratique, mais de comparer les différentes conséquences pratiques pour voir si certaines sont meilleures que d'autres, ce qui fournit un critère d'évaluation des concepts correspondants. La vérité d'un concept est ainsi dans la valeur de ses conséquences pratiques. La théorie de la vérité de James a donc pour projet de déterminer ce que veut dire une « bonne » conséquence pratique.

    James répond à cette question en la recadrant dans une conception plus large des rapports de la pensée et de la réalité, qu'il retrouve aussi bien dans l'humanisme de Schiller, l'instrumentalisme de Dewey ou le conventionnalisme de certains épistémologues, mais dont l'origine se trouve en réalité dans ses propres Principes de psychologie (1890). Intégrer la psychologie parmi les sciences naturelles, comme c'est le projet de James dans cet ouvrage, signifie que les fonctions de l'esprit sont expliquées par l'avantage qu'elles procurent à l'homme dans ses rapports à l'environnement. « Connaître » est une fonction qui est apparue et s'est développée au cours de l'évolution de l'homme, sélectionnée en raison de l'avantage adaptatif qu'elle lui procurait."

    "Autrement dit, ces fonctions n'ont pas leur fin en elles-mêmes : on ne se souvient pas pour le plaisir d'avoir des souvenirs, on ne forme pas de concepts pour le plaisir de se mouvoir mentalement dans des systèmes abstraits, etc. L'ensemble de nos « connaissances » a pour fin l'action, et d'abord l'action qui sert les intérêts de conservation de l'individu. Les souvenirs, les concepts, les raisonnements sont ainsi des instruments téléologiques permettant d'augmenter les chances de survie de l'individu en augmentant la compréhension et donc le contrôle qu'il a de son environnement. La fonction fondamentale de la pensée théorique est d'analyser, de définir, de nommer, de classer les impressions sensorielles reçues et de raisonner sur elles afin de préparer les réactions pratiques les plus utiles pour la vie de l'individu.

    Cette conception instrumentale et téléologique de l'esprit fournit ainsi à James le cadre psychologique général justifiant la maxime pragmatique. Un concept théorique étant le produit d'une de ces fonctions cognitives, et par conséquent un instrument à utiliser et non un objet de contemplation, trouve son sens et sa valeur non pas en lui-même mais dans les conséquences pratiques auxquelles il conduit. Cette finalisation de l'activité intellectuelle et plus précisément conceptuelle est bien ce qui distingue le pragmatisme du rationalisme (qui pense que la seconde phase, celle des abstractions, trouve en elle-même son sens et sa valeur) comme de l'empirisme classique (qui cherche dans la première phase, celle des sensations passivement reçues, le sens et la valeur de la seconde). Les concepts réalisent à leur manière les deux grands avantages vitaux procurés par toute fonction cognitive : d'une part, résumer et simplifier l'expérience passée, d'autre part, anticiper le cours de l'expérience future (la simplification étant en réalité pour l'anticipation). Non seulement un concept substitue à la multitude infiniment variée de nos données sensibles un terme fixe et abstrait, mais en permettant de traiter tout nouvel individu rencontré dans l'expérience comme un spécimen d'une classe générale partageant les mêmes propriétés, il facilite en outre la récognition perceptive et favorise une réaction rapide. Nos systèmes conceptuels sont comme des cartes, dit James, instruments qui servent à la fois à simplifier et à nous guider dans le paysage correspondant, à simplifier pour nous guider."

    "Les idées n'étant pas des images ou des copies, mais des instruments voire des armes, la connaissance a pour but de mettre en ordre l'expérience pour mieux la maîtriser, de lui donner une forme qui réponde mieux à nos besoins, si bien que, loin de reproduire passivement une réalité déjà complète en elle-même, la pensée est active et ajoute à l'expérience sensible ses productions conceptuelles, voire indique comment transformer pratiquement la réalité, afin de la rendre plus vivable. [...] Du point de vue du fonctionnement de l'idée, le vrai et le faux sont réductibles à la réussite et à l'échec, et, du point de vue de l'état d'esprit de l'individu, à la satisfaction et à la déception. La seconde caractéristique est l'anti-essentialisme de cette théorie : de même qu'il n'y a pas de Bien en soi, mais seulement des choses bonnes parce qu'elles répondent à certains désirs, de même il n'y a pas de Vrai en soi, mais seulement des idées vraies, parce qu'elles satisfont vraiment certaines fins humaines et remplissent avec succès certaines attentes. Les idées ou les théories ne sont pas vraies parce qu'elles seraient les transcriptions fidèles d'une réalité elle-même plus « vraie » que l'expérience, sous prétexte qu'elle serait invariable et absolue. Cette conception idéaliste (au sens platonicien) de la vérité-copie est solidaire de la conception intellectualiste, considérant que la connaissance a sa fin en elle-même et que le seul but de la pensée est d'atteindre cette réalité purement intelligible en sortant de l'expérience sensible."

    "James a toujours été étonné du reproche de subjectivisme, dont il se croyait parfaitement exempt et il a, par la suite, multiplié les démentis à ce sujet : « si la réalité supposée était annulée de l'univers de discours du pragmatiste, il donnerait aussitôt le nom de "fausseté" aux croyances qui demeureraient, quel que soit leur caractère satisfaisant. Pour lui, comme pour ses critiques, il ne peut pas y avoir de vérité s'il n'y a rien au sujet de quoi la vérité soit». C'est ainsi qu'il a été amené à rédiger ses professions de foi réalistes qui courent tout au long des articles qui ont suivi la parution du Pragmatism et qu'on retrouve dans The Meaning of Truth (1909). La satisfaction subjective que procure l'idée vraie ne rend compte que de la moitié des choses, et elle n'est rien sans la référence objective de l'idée à la réalité."

    "Dans le cas spécifique de la connaissance conceptuelle, la référence objective est expliquée par James en termes de processus empirique, allant de l'idée comme terme de départ jusqu'à l'objet comme terme d'arrivée, à travers une série d'intermédiaires à la fois mentaux et physiques (les associations produites par l'idée initiale et le cheminement spatial jusqu'à la présence de l'objet). D'après cette conception, je sais ce qu'est un tigre, si, guidée par l'idée que j'ai d'un tigre, je traverse la ville, entre dans le zoo, et me dirige vers la cage où je ferai enfin l'expérience directe des tigres présents. La référence objective de l'idée n'est pas une relation qui sauterait par-dessus l'expérience pour atteindre directement et magiquement l'objet, mais une chaîne d'intermédiaires empiriques qu'on peut détailler et nommer en chaque cas, comme on peut suivre une ligne allant d'un point à un autre. Si l'on ne peut fournir de tels intermédiaires empiriques faisant réellement la transition, alors l'idée ne peut être dite connaître son objet (l'idée n'a pas de fonction cognitive, elle est un état mental purement subjectif). Pour qu'une idée soit l'idée de quelque chose, il n'est donc pas besoin d'invoquer une puissance supérieure à l'expérience qui use de l'une pour l'appliquer à l'autre : le monde empirique suffit, qui fournit les intermédiaires permettant à la première de mener, de manière vérifiable, au second.

    C'est d'après ce schéma d'explication empiriste que la vérité est définie en termes de vérification dans la Leçon VI du Pragmatisme. La propriété d'être vrai est rétrospectivement accordée à une idée qui a pu mener à la présence de l'objet dont elle est l'idée (plutôt qu'ailleurs ou nulle part, auxquels cas elle sera fausse ou non cognitive). Elle désigne donc l'état final du processus. Cette « déambulation » à travers les intermédiaires empiriques jusqu'à l'objet est ainsi la traduction empiriste de la « correspondance » entre une idée et son objet, par laquelle on définit traditionnellement la vérité. Cette relation statique n'explique rien, au contraire, c'est elle qu'il faut expliquer."

    "L'empirisme radical affirme que la référence des idées à leurs objets consiste dans la médiation empirique menant de cette partie de l'expérience qu'est l'idée initiale à cette autre partie de l'expérience qu'est l'objet final. Déclencher un tel processus est la conséquence pratique de l'idée."

    "Mais James fait un pas de plus. Passant de l'interprétation à l'évaluation conformément aux deux sens du pragmatisme, il cherche également à mesurer la valeur de ces conceptions et à comparer leurs conséquences pratiques entre elles pour décider quelles sont les meilleures. Il en vient ainsi à discuter de la « vérité » de ces conceptions. Mais comment parler encore ici de vérité alors même que, contrairement aux concepts cognitifs, ces conceptions religieuses et métaphysiques ne peuvent être vérifiées dans l'expérience sensorielle possible de leur objet ? En effet, la croyance en un dessein intelligent par exemple n'est pas reconnue comme vraie, aux yeux de James, parce qu'elle se réfère à une réalité empiriquement vérifiable ; sa seule vérité, si elle en a une, réside dans la valeur de l'émotion qu'elle suscite chez celui qui y croit. On pourrait donc objecter à James l'équivocité de son concept de vérité, qui qualifie chez lui à la fois les concepts cognitifs de la science et les concepts émotionnels et pratiques de la religion. On peut répondre que James maintient le terme de vérité pour parler des conceptions religieuses, parce qu'il pense que leur valeur réside dans l'amélioration qu'elles apportent à la vie de leurs partisans, ce qui est le cas à leur façon des concepts vérifiés. Surtout, il considère que ces croyances religieuses ou métaphysiques sont indéracinables, parce qu'elles répondent à des besoins vitaux chez l'homme (par exemple, son attitude face à l'avenir, son besoin de sécurité, etc.). Il faut donc bien s'en occuper et il cherche une méthode pour faire le tri entre toutes ces croyances, les comparer et choisir la meilleure, c'est-à-dire celle qui permette de vivre la meilleure vie.

    Cette évaluation se fait selon deux critères. Premièrement, comme pour les concepts cognitif, un critère de cohérence intellectuelle. Une croyance religieuse ne peut être satisfaisante si elle ne s'accorde pas avec d'autres conceptions, y compris naturellement scientifiques, qui sont déjà tenues pour vraies. Ainsi, James a eu soin dans ses analyses de l'immortalité de l'âme ou de l'existence de Dieu de montrer qu'elles sont compatibles avec les résultats de la psychologie scientifique la plus moderne. De même, si la notion d'Absolu a une certaine valeur puisqu'elle nous permet de prendre des « vacances morales », James la considère comme inférieure et la rejette car elle s'associe à la logique intellectualiste et soulève des problèmes théoriques insoutenables (problème de l'existence du mal, problème de la liberté de l'homme, etc.). Deuxièmement et surtout, James considère que les émotions et les attitudes pratiques qui découlent d'une croyance métaphysique ou religieuse ne sont pas d'égales valeurs : il y en a qui sont supérieures à d'autres. La raison de cette supériorité n'est jamais clairement explicitée chez James, mais il semble que les émotions et attitudes privilégiées sont celles qui vont dans le sens d'une vie plus riche, plus intense, plus énergique, conçue comme une amélioration de soi."

    "La défense du pluralisme contre les philosophes de l'Absolu qui importent la pensée de Hegel dans les universités anglaises et américaines traverse toute l'œuvre de James. Elle trouve son origine dans la défense de l'indéterminisme contre le déterminisme où James s'inspire de la solution que Charles Renouvier propose de cette antinomie comme le montre son article « Le dilemme du déterminisme » (1887) repris dans La Volonté de croire. L'essentiel de la position déterministe est en effet la négation de la pluralité des possibles : tel événement futur est nécessaire dès aujourd'hui et de toute éternité, tous les autres événements contraires que l'on peut imaginer étant d'ores et déjà impossibles. En prenant position en faveur de la contingence des futurs, l'indéterministe considère au contraire que l'univers est réellement indéterminé, si bien qu'il peut bifurquer dans telle direction comme dans telle autre, sans que son histoire ne suive une loi ou un plan prédéterminé. Les événements de l'univers ne forment donc pas un tout solidaire, chacun rigoureusement déterminé par l'ensemble des autres, qu'un Esprit supérieur tel le génie de Laplace ou l'Absolu des idéalistes hégéliens pourrait connaître d'un seul coup d'œil.

    Par la suite, James proposera deux autres formules pour définir son pluralisme. La première, temporelle, est qu'il y a des nouveautés réelles dans le monde et que tout n'est pas déjà donné ; le pluralisme s'identifie alors à l'idée d'une réalité encore incomplète et toujours en train de se faire, d'un univers réellement « ouvert ». La seconde, spatiale, est que certaines relations sont extérieures à leurs termes. Elle signifie que certaines parties ne sont rattachées que de manière contingente et non nécessaire au reste de l'univers, si bien qu'il ne forme pas un «tout» ou un « bloc », mais demeure pour une part éparpillé ou « distributif». On trouve déjà dans Le Pragmatisme des échos de ces trois formulations, modale, temporelle et spatiale, du pluralisme. Dans la huitième leçon, James affirme que tout le dilemme entre monisme et pluralisme tourne autour de la question des possibles dans le monde, les philosophes de l'Absolu cherchant à réduire la catégorie de possible aux catégories « plus sûres » du nécessaire et du possible. Dans la septième leçon, il oppose la conception qui suppose que « la réalité est toute faite et achevée de toute éternité » de celle pour qui « elle est toujours en train de se faire et attend que l'avenir contribue à modeler son caractère», formule temporelle qui a marqué Bergson."

    "Du point de vue pragmatique cependant, la défense du pluralisme se fait surtout ici en montrant la valeur de ses conséquences pratiques, comparée à celles du monisme. C'est l'attitude générale face à l'existence du mal qui décide pour James de la supériorité du pluralisme. Le déterminisme ou le monisme peut conduire à deux attitudes pratiques opposées, l'optimisme ou le pessimisme, qui sont en réalité deux manières d'envisager le mal comme nécessaire. Devant un meurtre crapuleux, un déterministe conséquent doit penser que tout autre événement était impossible et que, si horrible qu'il soit, il ne pouvait en être autrement car ce meurtre était impliqué par tout le reste de l'histoire humaine. Le pessimiste considère qu'il s'agit bien d'un mal réel, mais ce qu'il faut regretter, c'est le tout lui-même dont ce mal n'est qu'une partie. Autrement dit, le bonheur ou le salut est impossible dans cette vie. Partant du même principe déterministe que le pessimiste, l'optimiste aboutit à la conclusion inverse : puisque le tout est par principe parfait, le crime crapuleux doit participer de cette perfection. Considéré du point de vue du tout, cet événement est une chose bonne, même si, considéré d'un point de vue humain fini, il peut paraître mauvais : le mal est réduit, chez les idéalistes monistes, à n'être qu'un moment du bien. Les regrets et les remords sont inutiles, puisqu'ils sont fondés sur une vue partielle des choses qui ne juge que des apparences et non de la réalité. Un tel optimisme a certes une valeur esthétique et émotionnelle, en raison du point de vue supérieur et des vacances morales qu'il procure. Cependant, d'un point de vue pratique, les conséquences extrêmes de l'optimisme sont le quiétisme et le fatalisme : c'est une doctrine qui engage les hommes à n'être que des spectateurs de l'univers.

    L'attitude générale qui découle du pluralisme est le « méliorisme », qui considère que le bonheur et le salut ne sont ni impossibles ni inévitables, mais seulement possibles. Ce méliorisme semble donc inférieur à l'optimisme d'un point de vue émotionnel : il ne garantit aucune certitude et donc n'apporte aucune paix, puisque le pire est possible comme le meilleur. Le pluraliste n'a donc pas de message salvateur à proposer aux hommes, il n'a pas de formule qui garantisse le salut de manière inconditionnelle. En outre, les pertes subies et les maux endurés sont réels : ce ne sont pas des apparences dues à la limitation du point de vue humain. Ce qui est perdu ne sera pas récupéré, car il y a des bifurcations réelles dans l'histoire des hommes ou dans la vie d'un individu. Le pluralisme n'est donc pas, à la différence du monisme, une doctrine de consolation, et c'est pourquoi pour certaines personnes, les « âmes malades » comme les appelle James, il semblera toujours effrayant. Mais Le pluralisme entretient des émotions positives d'espoir, puisque même dans les situations les plus mauvaises, la pensée des possibles nous permet d'envisager que ces situations ne sont pas nécessaires et que les choses pourraient être autrement. Par définition, le pluralisme est une croyance qui maintient l'avenir ouvert. Surtout, il a une valeur pratique incomparable aux yeux de James : au lieu de paralyser notre volonté et notre action, il nous met au travail. Le mal n'est plus considéré comme un problème spéculatif à résoudre, mais comme un problème pratique à éliminer."

    "C'est précisément un cas où la « volonté de croire » s'applique : si vous croyez que le monde peut être sauvé par vos actions, alors vous agirez et contribuerez à le sauver. Pour rendre le monde meilleur, il faut d'abord avoir cru qu'il était possible de l'améliorer, et agir ainsi non sur des certitudes mais sur de simples probabilités. La volonté de croire en la vérité du méliorisme peut contribuer à sa vérification."
    -Stéphane Malderieux, présentation de William James, Le pragmatisme, Flammarion, Paris, 2010 (1907 pour la première édition états-unienne).

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    -William James, Le pragmatisme, Flammarion, Paris, 2010, (1907 pour la première édition états-unienne).



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    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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