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    Monique Wittig, Le corps lesbien

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Monique Wittig, Le corps lesbien Empty Monique Wittig, Le corps lesbien

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 17 Avr - 13:33

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Monique_Wittig

    "Si quelqu’une dit ton nom j/e crois que m/es oreilles vont tomber lourdement par terre, j/e sens m/on sang devenir plus chaud dans m/es artères, j/e perçois tout d’un coup les circuits qu’il irrigue, un cri m/e vient du fond de m/es poumons à m/e faire éclater, j//ai peine à le contenir, j/e deviens brusquement le lieu des plus sombres mystères, m/a
    peau se hérisse et se couvre de taches, j/e suis la poix qui brûle les têtes assaillantes, j/e suis le couteau qui tranche la carotide des agnelles nouvelles-nées, j/e suis les balles des fusils-mitrailleurs qui perforent les intestins, j/e suis les tenailles rougies au feu qui tenaillent les chairs, j/e suis le fouet tressé qui flagelle la peau, j/e suis le courant électrique qui
    foudroie et tétanise les muscles, j/e suis le bâillon qui bâillonne la bouche, j/e suis le bandeau qui cache les yeux, j/e suis les liens qui retiennent les mains, j/e suis la bourreleuse forcenée galvanisée par les tortures et tes cris m//emportent d’autant plus m/a plus aimée que tu les contiens. À ce point-là j/e t’appelle à m/on aide Sappho m/on incomparable, donne m/oi les doigts par milliers qui adoucissent les plaies, donne m/oi les lèvres la langue la salive qui attire dans le lent le doux l’empoisonné pays d’où l’on ne peut pas revenir."

    "J/e tairai ton nom adorable. Tel est l’interdit qui m//a été fait, ainsi soit-il. J/e dirai seulement comment tu viens m/e chercher jusqu’au fond de l’enfer. Tu traverses à la nage la rivière aux eaux boueuses sans redouter les lianes à moitié vivantes les racines et les serpentes dépourvues d’yeux. Tu chantes sans discontinuer. Les gardiennes des mortes attendries referment leurs gueules béantes. Tu obtiens d’elles de m/e ramener jusqu’à la lumière des vivantes à condition de ne pas te retourner sur m/oi pour m/e regarder. La déambulation le long des souterrains est interminable. J/e vois ton large dos l’un ou l’autre de tes seins quand tes mouvements te montrent de profil, j/e vois tes jambes puissantes et fortes ton bassin droit, j/e vois tes cheveux qui atteignent tes épaules dont la couleur châtaigne m//est si belle à regarder qu’une douleur m/e vient dans m/a poitrine. Pas une fois tu ne te retournes. La puanteur de m/es intestins nous entoure à chacun de m/es mouvements. Tu ne sembles pas t’en apercevoir, tu marches avec détermination m/e
    donnant à voix haute tous les noms d’amour que tu as eu coutume de m/e donner. De temps en temps m/es bras jaunes et pourris d’où sortent de longs vers te frôlent, quelques-uns rampent sur ton dos, tu frissonnes, j/e vois ta peau se hérisser sur toute la surface de tes épaules. Le long des galeries des sous-sols minés des cryptes des caves des catacombes nous nous déplaçons toi chantant à voix victorieuse la joie de m/e retrouver. M/es os ronds apparaissent à m/es genoux où des lambeaux de chair tombent. M/es aisselles sont moisies. M/es seins sont dévorés. J//ai un trou dans la gorge. L’odeur qui de m/oi sort est infecte. Tu ne te bouches pas le nez. Tu ne cries pas d’effroi quand tout m/on corps putrifié et à moitié liquide s’appuie à un moment donné le long de ton dos nu. Pas une fois tu ne te retournes, pas même quand j/e m/e mets à hurler de désespoir les larmes roulant sur m/es joues rongées à te supplier de m/e laisser dans m/a tombe à te décrire avec brutalité m/a décomposition les purulences de m/es yeux de m/on nez de m/a vulve les caries de m/es dents les fermentations de m/es organes essentiels la couleur de m/es muscles blets. Tu m//interromps, tu chantes à voix stridente ta certitude de triompher de m/a mort, tu ne tiens pas compte de m/es sanglots, tu m//entraînes jusqu’à la surface de la terre où le soleil est visible. C’est là seulement là au débouché vers les arbres et la forêt que d’un bond tu m/e fais face et c’est vrai qu’en regardant tes yeux, j/e ressuscite à une vitesse prodigieuse.

    Tu es exsangue. Tout ton sang arraché de force à tes membres attachés sort avec violence aux aines à la carotide aux bras aux tempes aux jambes aux chevilles, les artères sont grossièrement sectionnées, il s’agit des carotides des cubitales des radiales des temporales, il s’agit des iliaques des fémorales des tibiales des péronières, les veines en même temps sont maintenues ouvertes. J/e trébuche sur toi, j/e ne peux pas te regarder, ton sang m//éblouit, ta pâleur m/e plonge dans la confusion le trouble le ravissement. Ainsi exposée tes lèvres découvrant tes dents tes yeux s’ouvrant et se fermant avec peine, ton éclat efface le soleil. Un sifflement doux sort de ta bouche. Chaque goutte de ton sang chaque jaillissement de tes artères frappant m/es muscles m/e résonnent tout au long. J/e ne peux pas bouger, j//attends une apothéose une fin glorieuse dans ce lieu où les couleurs fondamentales ne font pas défaut, j/e tremble devant les rouges clairs issus de tes artères, j/e les vois virer au noir dans les taches tout autour de toi et sur m/on corps s’asséchant, j/e regarde le sang sombre sortir du bleu de tes veines, par endroits il est violet figé, j/e suis illuminée par l’or le noir de tes yeux, j/e ne te cherche pas m/a vie, j/e te suis là tout auprès, j//entends ton sang très précieux sortir de toi, il s’agit m/on adorée d’une musique lancinante fabuleuse où ta voix où m/a voix manquent."

    "Glorieux soit le jour où tu viens à m/a rencontre pieds joints chevilles accolées écartant de tes bras les nuages du fond du ciel tes cheveux secoués par le vent tes dents découvertes et serrées dans l’effort tes yeux de tout au loin m/e regardant. Tu portes ceinte sur tes hanches nues l’épée qu’elles ont rougie au feu avant de te la donner, celle que j/e te vois brandir par instants au-dessus de ta tête éloignant l’un ou l’autre monstre hideux qui surgissent pour freiner ton avancée. Un enthousiasme m/e vient à te voir si prodigieusement jaillie ton corps virant de côté et d’autre sur les courants de l’air des rafales de parfum sur m/oi se déversant cataractes de santal de gingembre d’ellébore et de vertes marguerites, j/e te vois, tu m/e viens dans une précipitation adorable, des éclairs orange t’entourent partant de tes seins, une traînée de vapeur violette marque ton passage, des séries de soleils se couchent dans l’or le vert le safran. Ton chant très précis très doux très strident m/e parvient du plus tôt que j/e t’aperçois m/e faisant trembler d’impatience, tandis que m/es pieds sont fixés au sol, que j/e suis paralysée par la brutalité de ton apparition, après une confusion m//arrive tout aussitôt un éblouissement, m/es paupières se mettent à battre sans discontinuer sur m/es globes oculaires, il m/e naît des paupières battantes au-dessous de m/es cheveux puis au plus profond de m/on cerveau, une faiblesse m/e prend aux jarrets m/e forçant à plier les genoux, déjà tu descends dans un sifflement ténu, déjà tu te tiens tout auprès de m/oi, déjà tes mains s’abattent sur m/es épaules
    faisant pression sur m/oi m/e maintenant au-devant de toi, déjà nous nous faisons face maintenant et à jamais ainsi soit-il."

    "Tes pieds nus touchent les calices bleus des anémones en marchant. Les mufliers rose parme blancs jaunes atteignent tes mollets, certains vont jusqu’à tes cuisses. Des dahlias rouges feu orange jaunes arrivent à tes épaules. Les iris violets écrasés laissent des longues traces sur l’envers de tes bras. Tu t’avances dans une allée bleu outremer. Les abeilles les bourdons les papillons chassés des corolles que tes mains prennent en passant, t’entourent. Quelques papillons bleu pâle se posent sur ton dos sur tes seins couverts d’huile de santal. Des rais de soleil passant à travers les têtes des arbres te touchent à tes lèvres à tes cheveux à tes poils pubiens provoquant des éclats. Les lys les amaryllis les arums secoués perdent le pollen de leurs pistils, il est sur tes jambes et sur tes pieds jaune, j/e le vois, j/e te vois nue dans un amoncellement de fleurs coupées les tulipes rouges blanches noires les asters mauves les ancolies roses jaunes les soucis orange les reines-marguerites bleues blanches rose parme violettes les bleuets roses bleu pâle bleu outremer les chrysanthèmes fauve marron feu jaunes blancs écarlates garance, j/e te vois, tu te roules, tu presses tes joues ton ventre ton sexe contre les têtes des fleurs, tu les prends à poignées t’en recouvrant, les insectes s’envolent bourdonnant autour de toi, tu ris bouche toute ouverte, longuement tu bascules, tu tombes à la renverse, tu disparais complètement un bras ou l’autre émergeant par moments, ou bien sont visibles le bombement d’une cuisse ou l’éclat blanc de ton ventre ou ta gorge courbée ou tes cheveux que tu secoues tout entremêlés des tiges de quelques fleurs, j/e te regarde, j/e ne peux pas m/e déplacer, j/e m/e débats, j/e ne peux pas t’atteindre monstre."

    "Tu es m/a gloire de cyprine m/a fauve m/on lilas m/a pourpre, tu m/e chasses le long de m/es tunnels, tu t’engouffres faite de vent, tu souffles dans m/es oreilles, tu mugis, une roseur te vient sur tes joues, tu m//es tu m//es (à l’aide m/a Sappho) tu m//es, j/e meurs enveloppée ceinte tenue imprégnée de tes mains infiltrée suaves flux infiltrée de m/es nymphes jusqu’à m/a gorge par les rayons de tes doigts, m/es oreilles atteintes se liquéfient, j/e tombe j/e tombe, j/e t’entraîne dans cette chute en spirale sifflante, parle m/oi tourbillonnante maelström maudit adoré peine de plaisir joie joie pleurs de joie, j/e t’entraîne, tes bras enroulés autour de m/oi tournent autour de deux corps perdus dans le silence des sphères infinies, qu’est-ce que le m/oi, quelqu’une qui se met à sa fenêtre peut-elle dire qu’elle m/e voit passer, douce muselée agnelle de lait chat j/e te crache j/e te crache."
    -Monique Wittig, Le corps lesbien, Les Éditions de Minuit, 2015 (1973 pour la première édition).



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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