https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Andr%C3%A9_Taguieff
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/zeev-sternhell-un-regard-historique-sous-controle-ideologique-02-06-2014-1830224_1913.php
"L'hypothèse directrice des analyses que nous présentons ici est qu'à bien des égards Nietzsche peut être considéré comme un penseur traditionaliste. La présupposition première de la pensée traditionaliste au XIXe siècle est la dénonciation globale et la condamnation totale du monde moderne. Plus précisément, ce qui est le plus intensément récusé dans la modernité, c'est le mode d'organisation politique qui la signale et la stigmatise au regard anti-moderne: ce mixte de libéralisme et de démocratie, où se nouent de façon problématique le primat de la liberté et le principe de la souveraineté du peuple." (p.220)
"Selon qu'il intègre le mythe de la rédemption par un retour à la bonne origine ou à l'ordre naturel d'avant la chute, ou celui de la métamorphose ou de la conversion des valeurs par autotranscendance du nihilisme, le traditionalisme se fait contre-révolutionnaire et surnaturaliste, ou intempestif et surhumaniste. [...] C'est pourquoi il faut distinguer deux traditions du traditionalisme au XIXe siècle: celle que fondent Bonald, Maistre et Donoso Cortès, et celle qu'instaurent les derniers écrits de Nietzsche (1885-1888)." (p.222)
"Le sens des distinctions lui est étranger, ce pour quoi elle est dénuée de distinction. [...] C'est donc moins l'esprit égalitaire que l'esprit intermédiaire et assimilateur qui caractérise la modernité dans son essence négative." (p.226)
"La rupture explicite avec la tradition chrétienne ne fait nullement de Nietzsche un penseur étranger à l'héritage du traditionalisme [...] Nietzsche apparaît bien plutôt comme le fondateur d'une seconde tradition de la pensée traditionaliste radicale, dont l'héritage intellectuel et politique n'émergera que dans la première moitié du XXe siècle. De ce second traditionalisme antimoderne, les héritiers partiels et partiaux seront légion parmi les philosophes et les lettrés: Spengler et Évola, Édouard Berth et Drieu la Rochelle, Léon Chestov, Cioran..., et bien sûr Heidegger. Or, ce second traditionalisme a opéré son passage au politique, au XXe siècle, soit par des mobilisations "nationalistes", soit par les chemins du fascisme. Dans tous les cas, l'élément antimoderne dominant aura été l'anti-démolibéralisme ; alors que le socialisme aura moins été désigné et traité comme ennemi absolu qu'assimilé en diverses synthèses, après réinterprétations et reformulations." (p.228)
"Le nationalisme intégral de l'Action française, par exemple et par excellence, aura été un traditio-nationalisme, dans lequel le principe d'ordre était l'Église catholique (ou la "civilisation chrétienne"), incarnation de la Tradition démontrée par ses résistances mêmes aux séductions sataniques de la modernité. Mais ici la référence au religieux, à la différence de l'usage constitutif qu'en faisait le premier traditionalisme, est fonctionnelle, voire instrumentale ("Politique d'abord" !)." (p.229)
"Pour le philosophe espagnol [Cortès], pénétré d'augustinisme, c'est une évidence absolue que, "dans son infirmité, l'entendement humain ne peut inventer la vérité ni la découvrir ; mais il la voit quand on la lui présente". [...] La raison humaine étant infirme, elle ne peut accéder à la vérité qu'à la condition qu'une "autorité infaillible et enseignante [...] la lui montre". Cette autorité qui seule peut présenter la vérité à la raison, c'est l'Église."(p.240-241)
"Les initiateurs du nationalisme doctrinal en France, à la fin du XIXe siècle (P. Bourget, J. Lemaître, M. Barrès, E. Drumont, C. Maurras)." (p.242)
"La récusation de la modernité n'est chez Nietzsche qu'une implication de la guerre totale qu'il a déclarée au christianisme, "erreur" nuisible paradigmatique, matrice de toutes les "erreurs modernes"." (p.254)
"L'antisocialisme de Nietzsche [est] d'abord une implication de son antichristianisme." (p.256)
"Nietzsche n'appelle pas à s'installer dans le confort du doute sceptique, du relativisme culturel ou du pluralisme doxique." (p.262)
"Le discours antinietzschéen public de l'Action française se révèle [...] contesté par un contre-discours "nietzschéen", voire nietzschéophile, discours réservé, d'usage interne, exaltant une source d'inspiration presque honteuse, et comme mise au secret. Du Nietzsche légal de l'Action française, un Nietzsche à peine lu et avec malveillance, objet d'attaques convenues, se distingue dès lors le Nietzsche réellement et admirablement lu, le Nietzsche inspirateur -avec Péguy, Drumont et quelques autres- de la révolte totale contre le monde moderne." (p.263)
"A la question: "D'où viennent les doctrines égalitaires ?", Maurras répondait en 1900: "D'Israël, par la diffusion des idées biblique".
"La Réforme, multipliant les Bibles et les faisant lire de tous, y propagea le mysticisme égalitaire des prophètes. Rousseau et Kant sont, comme la Révolution française, les bénéficiaires des idées juives, ainsi popularisées." [Gazette de France, 23 janvier 1900]" (p.273)
"Dans une note du conte Les Serviteurs (1892), note datant de 1895 (Le Chemin de Paradis. Mythes et Fabliaux, Paris, Calmann-Lévy, 1895), Maurras écrit: "...un étrange écrivain de race slave appelé Nietzsche. [...] Ce Nietzsche est un Sarmate ingénieux, éloquent et assez subtil. Quoique d'esprit bizarre, il n'a pu lire sans profit notre Platon. Cependant, l'effroyable désordre de sa pensée finit par le conduire à un anarchisme orgueilleux. Sa naissance l'y destinait. Fidèle à cette barbarie, il est même devenu fou. J'ai tenté, au contraire, les triomphes de la raison." (p.299-300)
"Maurras reviendra souvent, par la suite, sur le même thème, avec une sévérité croissante. Mais toujours en formulant la même réserve, concernant le rôle positif joué par Nietzsche comme démystificateur des illusions révolutionnaires, libérales et démocratiques:
"Dès 1894, nous avons multiplié contre l'auteur du Zarathoustra les reproches de barbarie et d'anarchie. Un peu plus tard, nous le traitions [...] de polisson. Et si plusieurs de nos amis et collaborateurs ont eu parfois l'occasion de constater que l'erreur nietzschéenne a aidé de jeunes Français à se purger de l'erreur révolutionnaire, ce qui est un fait indéniable, Lucien Moreau et Pierre Lasserre n'ont jamais manqué d'ajouter que cette erreur utile était une drogue à enfermer sous plusieurs clefs, dans l'armoire aux poisons." (Criton [pseudonyme], in L'Action française, 12 février 1909]." (p.301)
"L'évolution de P. Lasserre est un bon indicateur de la nietzschéophobie croissante de l'Action française: dans la première édition de La Morale de Nietzsche (1902), il se montre plutôt favorable à la pensée aristocratique de Nietzsche, fort sensible à sa critique de la décadence européenne ainsi qu'à son éloge de la hiérarchie ; alors que, dans la préface, datée de janvier 1917, de la nouvelle édition (Paris, Calmann-Lévy, 1923) du même livre, il multiplie les critiques et les mises en garde". (p.301)
"Pour l'usage anti-allemand des textes nietzschéens: Jacques Bainville, Lectures, Paris, Fayard, 1937, p.129, 132, 306 ; déjà dans sa réponse à l'enquête sur l'influence allemande en France (Mercure de France, t. XLIV, 1902), J. Bainville disait se réjouir "des bons coups que Nietzsche a portés à la détestable espèce des moralistes, à l'église humanitaire et à la gnose démocratique" [...] C'est là un aspect positif de l'influence de Nietzsche que reconnaît Lucien Moreau lui-même, l'un des plus virulents anti-nietzschéens de l'école maurrassienne: Nietzsche n'est certes qu' "un prophète d'anarchie", mais "il ne s'agit pas de méconnaitre les services que peut rendre un Frédéric Nietzsche contre les rationalistes démocrates et humanitaires (L. Moreau, "Autour du nietzschéisme", L'Action française, 7e année, t. XVIII, n°143, 1er juin 1905, p.366s sq. et 372). Si Léon Daudet avoue son admiration pour le style du polémiste (Flammes, Paris, Grasset, 1930, p.34-41), Henri Massis manifestera une hostilité sans faille à la pensée de Nietzsche [...] Mais le même Massis disait aussi se souvenir de la lecture de "Nietzsche qui, à dix-huit ans, nous avait donné une si forte fièvre", après avoir précisé: "Nous n'aimions, au reste, que les extrêmes" (Évocations, vol. 1: Souvenirs, 1905-1911, Paris, Plon, 1931, p.160-161)." (p.301-302)
"Voir aussi la "Lettre de M. Hugues Rebell", dans C. Maurras, Enquête sur la monarchie, op. cit, p.154-150. [...] Luc Tirenne [pseudonyme de Michel Leroy], "Hugues Rebell: poète nietzschéen et précurseur du nationalisme français", Défense de l'Occident, n°121, juin 1974, p.78-92." (p.302-303)
"Pour caractériser la figure de ce maître caché de l'Action française, nous partirons du témoignage d'un jeune militant maurrassien qui, en 1911, rendait hommage à l' "Allemand de génie", en dépit de l'antigermanisme du pays nationaliste légal. Il s'agit d'Albertt Bertrand-Mistral, jeune royaliste qui, dans un article sur "L'influence de Nietzsche", qu'il publie à l'âge de vingt et un ans, se proposait de "montrer quelle a été en fait l'influence que ses écrits [de Nietzsche] [...] ont eue sur la jeunesse française et sur les jeunes gens catholiques d'aujourd'hui". "L'influence de Nietzsche" sur l'esprit français, à suivre le jeune disciple de Maurras et admirateur de Nietzsche, aura été pour l'essentiel d' "éloigner les jeunes Français du romantisme et de la démocratie", donc, tout à la fois, du scepticisme, du désespoir des "théories brumeuses" et de la philanthropie débilitante." (p.277)
"Albert Bertrand-Mistral (1890-1917), dont le pseudonyme littéraire était Abel Bréart, mourut au combat le 7 juin 1917. Voir: A.Bertrand-Mistral, Le Signal, préface de Pierre Lasserre, Avignon, Librairie Roumainville, 1922 (recueil posthume de textes de l'auteur et d'hommages).
A. Bertrand-Mistral, "L'influence de Nietzsche", La Plume littéraire et politique, février 1911 ; repris dans Le Signal, op. cit., [p.32-36], p.32. L'auteur se réfère notamment à l'enquête menée par Jean Viollis pour la Grande Revue sur "Nietzsche et la jeunesse d'aujourd'hui"." (p.303)
"Et le témoin Albert Bertrand de citer un autre témoin, déjà prestigieux, Georges Valois: "Voilà ce que nous devons à Nietzsche: à la fin du XIXe siècle, il a été le libérateur de notre énergie ; de quoi nous lui gardons beaucoup de reconnaissance". [L'Homme qui vient. Philosophie de l'autorité, édition définitive (3e ed), Paris, Nouvelle librairie nationale, 1923, introduction de la première édition (1906), p.33] "p.278)
"Répliquant à Gide qui faisait de Nietzsche un singulier "protestant", le maurrassien ultra-orthodoxe Pierre Chardon écrit dans le même sens que Bertrand-Mistral: "Cela n'empêche pas qu'il y ait de l'antiprotestantisme comme de l'antigermanisme ou de l'antiromantisme ou de l'antilibéro-démocratisme semé à travers les pages de Nietzsche, et c'est ce qui a fait impression sur beaucoup de jeunes Français de la fin du XIXe siècle, au point de les orienter de notre côté." [C. Maurras, Dictionnaire politique et critique [établi par les soins de Pierre Chardon], Paris, A la cité des Livres, 1932, fascicule 12, p.185, note] (p.303)
"L'esprit libéral est une dissolution de l'esprit, l'expression d'une impuissance irrémédiable -incapacité de trancher, de juger, de décider. Tel est le diagnostic nietzschéen reçu par nombre de jeunes gens en révolte contre le monde moderne, et qui les a orientés vers les formes antilibérales et antidémocratiques de contestation de l'ordre établi, du traditionalisme catholique au nationalisme intégral, et de la contre-révolution au fascisme." (p.282)
"Voir également un singulier pamphlet anti-maurrassien, fort érudit: Jules Pierre, Avec Nietzsche à l'assaut du christianisme. Exposé des théories de l'Action française suivi de leur réfutation, Limoges, Pierre Dumont, 1910, 253 pages. La thèse du nietzschéisme de Maurras a été soutenue par la germaniste Genevièvre Bianquis (Nietzsche en France, op. cit., en partic p.11-12, 45-52: antidémocratisme, antichristianisme, antiromantisme ; éloge de la force, de l'ordre, de la hiérarchie, de l'aristocratisme): "Il y a, d'une part, rencontres d'idées, coïncidences ; d'autre parts, emprunts plus ou moins conscients" (G. Bianquis, citée par Pierre Chardon in DPC, fasc. 12, p.184, note ; P. Chardon consacre sa longue note de l'article "Nietzsche" du DPC à répliquer aux analyses de G. Bianquis: DPC, p.183-186, note 1)." (p.304-305)
-Pierre-André Taguieff, "Le paradigme traditionaliste: horreur de la modernité et antilibéralisme. Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire", in Luc Ferry, André Comte-Sponville, et al., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Grasset, 1991, 305 pages, pp.219-305.
http://www.lepoint.fr/editos-du-point/sebastien-le-fol/zeev-sternhell-un-regard-historique-sous-controle-ideologique-02-06-2014-1830224_1913.php
"L'hypothèse directrice des analyses que nous présentons ici est qu'à bien des égards Nietzsche peut être considéré comme un penseur traditionaliste. La présupposition première de la pensée traditionaliste au XIXe siècle est la dénonciation globale et la condamnation totale du monde moderne. Plus précisément, ce qui est le plus intensément récusé dans la modernité, c'est le mode d'organisation politique qui la signale et la stigmatise au regard anti-moderne: ce mixte de libéralisme et de démocratie, où se nouent de façon problématique le primat de la liberté et le principe de la souveraineté du peuple." (p.220)
"Selon qu'il intègre le mythe de la rédemption par un retour à la bonne origine ou à l'ordre naturel d'avant la chute, ou celui de la métamorphose ou de la conversion des valeurs par autotranscendance du nihilisme, le traditionalisme se fait contre-révolutionnaire et surnaturaliste, ou intempestif et surhumaniste. [...] C'est pourquoi il faut distinguer deux traditions du traditionalisme au XIXe siècle: celle que fondent Bonald, Maistre et Donoso Cortès, et celle qu'instaurent les derniers écrits de Nietzsche (1885-1888)." (p.222)
"Le sens des distinctions lui est étranger, ce pour quoi elle est dénuée de distinction. [...] C'est donc moins l'esprit égalitaire que l'esprit intermédiaire et assimilateur qui caractérise la modernité dans son essence négative." (p.226)
"La rupture explicite avec la tradition chrétienne ne fait nullement de Nietzsche un penseur étranger à l'héritage du traditionalisme [...] Nietzsche apparaît bien plutôt comme le fondateur d'une seconde tradition de la pensée traditionaliste radicale, dont l'héritage intellectuel et politique n'émergera que dans la première moitié du XXe siècle. De ce second traditionalisme antimoderne, les héritiers partiels et partiaux seront légion parmi les philosophes et les lettrés: Spengler et Évola, Édouard Berth et Drieu la Rochelle, Léon Chestov, Cioran..., et bien sûr Heidegger. Or, ce second traditionalisme a opéré son passage au politique, au XXe siècle, soit par des mobilisations "nationalistes", soit par les chemins du fascisme. Dans tous les cas, l'élément antimoderne dominant aura été l'anti-démolibéralisme ; alors que le socialisme aura moins été désigné et traité comme ennemi absolu qu'assimilé en diverses synthèses, après réinterprétations et reformulations." (p.228)
"Le nationalisme intégral de l'Action française, par exemple et par excellence, aura été un traditio-nationalisme, dans lequel le principe d'ordre était l'Église catholique (ou la "civilisation chrétienne"), incarnation de la Tradition démontrée par ses résistances mêmes aux séductions sataniques de la modernité. Mais ici la référence au religieux, à la différence de l'usage constitutif qu'en faisait le premier traditionalisme, est fonctionnelle, voire instrumentale ("Politique d'abord" !)." (p.229)
"Pour le philosophe espagnol [Cortès], pénétré d'augustinisme, c'est une évidence absolue que, "dans son infirmité, l'entendement humain ne peut inventer la vérité ni la découvrir ; mais il la voit quand on la lui présente". [...] La raison humaine étant infirme, elle ne peut accéder à la vérité qu'à la condition qu'une "autorité infaillible et enseignante [...] la lui montre". Cette autorité qui seule peut présenter la vérité à la raison, c'est l'Église."(p.240-241)
"Les initiateurs du nationalisme doctrinal en France, à la fin du XIXe siècle (P. Bourget, J. Lemaître, M. Barrès, E. Drumont, C. Maurras)." (p.242)
"La récusation de la modernité n'est chez Nietzsche qu'une implication de la guerre totale qu'il a déclarée au christianisme, "erreur" nuisible paradigmatique, matrice de toutes les "erreurs modernes"." (p.254)
"L'antisocialisme de Nietzsche [est] d'abord une implication de son antichristianisme." (p.256)
"Nietzsche n'appelle pas à s'installer dans le confort du doute sceptique, du relativisme culturel ou du pluralisme doxique." (p.262)
"Le discours antinietzschéen public de l'Action française se révèle [...] contesté par un contre-discours "nietzschéen", voire nietzschéophile, discours réservé, d'usage interne, exaltant une source d'inspiration presque honteuse, et comme mise au secret. Du Nietzsche légal de l'Action française, un Nietzsche à peine lu et avec malveillance, objet d'attaques convenues, se distingue dès lors le Nietzsche réellement et admirablement lu, le Nietzsche inspirateur -avec Péguy, Drumont et quelques autres- de la révolte totale contre le monde moderne." (p.263)
"A la question: "D'où viennent les doctrines égalitaires ?", Maurras répondait en 1900: "D'Israël, par la diffusion des idées biblique".
"La Réforme, multipliant les Bibles et les faisant lire de tous, y propagea le mysticisme égalitaire des prophètes. Rousseau et Kant sont, comme la Révolution française, les bénéficiaires des idées juives, ainsi popularisées." [Gazette de France, 23 janvier 1900]" (p.273)
"Dans une note du conte Les Serviteurs (1892), note datant de 1895 (Le Chemin de Paradis. Mythes et Fabliaux, Paris, Calmann-Lévy, 1895), Maurras écrit: "...un étrange écrivain de race slave appelé Nietzsche. [...] Ce Nietzsche est un Sarmate ingénieux, éloquent et assez subtil. Quoique d'esprit bizarre, il n'a pu lire sans profit notre Platon. Cependant, l'effroyable désordre de sa pensée finit par le conduire à un anarchisme orgueilleux. Sa naissance l'y destinait. Fidèle à cette barbarie, il est même devenu fou. J'ai tenté, au contraire, les triomphes de la raison." (p.299-300)
"Maurras reviendra souvent, par la suite, sur le même thème, avec une sévérité croissante. Mais toujours en formulant la même réserve, concernant le rôle positif joué par Nietzsche comme démystificateur des illusions révolutionnaires, libérales et démocratiques:
"Dès 1894, nous avons multiplié contre l'auteur du Zarathoustra les reproches de barbarie et d'anarchie. Un peu plus tard, nous le traitions [...] de polisson. Et si plusieurs de nos amis et collaborateurs ont eu parfois l'occasion de constater que l'erreur nietzschéenne a aidé de jeunes Français à se purger de l'erreur révolutionnaire, ce qui est un fait indéniable, Lucien Moreau et Pierre Lasserre n'ont jamais manqué d'ajouter que cette erreur utile était une drogue à enfermer sous plusieurs clefs, dans l'armoire aux poisons." (Criton [pseudonyme], in L'Action française, 12 février 1909]." (p.301)
"L'évolution de P. Lasserre est un bon indicateur de la nietzschéophobie croissante de l'Action française: dans la première édition de La Morale de Nietzsche (1902), il se montre plutôt favorable à la pensée aristocratique de Nietzsche, fort sensible à sa critique de la décadence européenne ainsi qu'à son éloge de la hiérarchie ; alors que, dans la préface, datée de janvier 1917, de la nouvelle édition (Paris, Calmann-Lévy, 1923) du même livre, il multiplie les critiques et les mises en garde". (p.301)
"Pour l'usage anti-allemand des textes nietzschéens: Jacques Bainville, Lectures, Paris, Fayard, 1937, p.129, 132, 306 ; déjà dans sa réponse à l'enquête sur l'influence allemande en France (Mercure de France, t. XLIV, 1902), J. Bainville disait se réjouir "des bons coups que Nietzsche a portés à la détestable espèce des moralistes, à l'église humanitaire et à la gnose démocratique" [...] C'est là un aspect positif de l'influence de Nietzsche que reconnaît Lucien Moreau lui-même, l'un des plus virulents anti-nietzschéens de l'école maurrassienne: Nietzsche n'est certes qu' "un prophète d'anarchie", mais "il ne s'agit pas de méconnaitre les services que peut rendre un Frédéric Nietzsche contre les rationalistes démocrates et humanitaires (L. Moreau, "Autour du nietzschéisme", L'Action française, 7e année, t. XVIII, n°143, 1er juin 1905, p.366s sq. et 372). Si Léon Daudet avoue son admiration pour le style du polémiste (Flammes, Paris, Grasset, 1930, p.34-41), Henri Massis manifestera une hostilité sans faille à la pensée de Nietzsche [...] Mais le même Massis disait aussi se souvenir de la lecture de "Nietzsche qui, à dix-huit ans, nous avait donné une si forte fièvre", après avoir précisé: "Nous n'aimions, au reste, que les extrêmes" (Évocations, vol. 1: Souvenirs, 1905-1911, Paris, Plon, 1931, p.160-161)." (p.301-302)
"Voir aussi la "Lettre de M. Hugues Rebell", dans C. Maurras, Enquête sur la monarchie, op. cit, p.154-150. [...] Luc Tirenne [pseudonyme de Michel Leroy], "Hugues Rebell: poète nietzschéen et précurseur du nationalisme français", Défense de l'Occident, n°121, juin 1974, p.78-92." (p.302-303)
"Pour caractériser la figure de ce maître caché de l'Action française, nous partirons du témoignage d'un jeune militant maurrassien qui, en 1911, rendait hommage à l' "Allemand de génie", en dépit de l'antigermanisme du pays nationaliste légal. Il s'agit d'Albertt Bertrand-Mistral, jeune royaliste qui, dans un article sur "L'influence de Nietzsche", qu'il publie à l'âge de vingt et un ans, se proposait de "montrer quelle a été en fait l'influence que ses écrits [de Nietzsche] [...] ont eue sur la jeunesse française et sur les jeunes gens catholiques d'aujourd'hui". "L'influence de Nietzsche" sur l'esprit français, à suivre le jeune disciple de Maurras et admirateur de Nietzsche, aura été pour l'essentiel d' "éloigner les jeunes Français du romantisme et de la démocratie", donc, tout à la fois, du scepticisme, du désespoir des "théories brumeuses" et de la philanthropie débilitante." (p.277)
"Albert Bertrand-Mistral (1890-1917), dont le pseudonyme littéraire était Abel Bréart, mourut au combat le 7 juin 1917. Voir: A.Bertrand-Mistral, Le Signal, préface de Pierre Lasserre, Avignon, Librairie Roumainville, 1922 (recueil posthume de textes de l'auteur et d'hommages).
A. Bertrand-Mistral, "L'influence de Nietzsche", La Plume littéraire et politique, février 1911 ; repris dans Le Signal, op. cit., [p.32-36], p.32. L'auteur se réfère notamment à l'enquête menée par Jean Viollis pour la Grande Revue sur "Nietzsche et la jeunesse d'aujourd'hui"." (p.303)
"Et le témoin Albert Bertrand de citer un autre témoin, déjà prestigieux, Georges Valois: "Voilà ce que nous devons à Nietzsche: à la fin du XIXe siècle, il a été le libérateur de notre énergie ; de quoi nous lui gardons beaucoup de reconnaissance". [L'Homme qui vient. Philosophie de l'autorité, édition définitive (3e ed), Paris, Nouvelle librairie nationale, 1923, introduction de la première édition (1906), p.33] "p.278)
"Répliquant à Gide qui faisait de Nietzsche un singulier "protestant", le maurrassien ultra-orthodoxe Pierre Chardon écrit dans le même sens que Bertrand-Mistral: "Cela n'empêche pas qu'il y ait de l'antiprotestantisme comme de l'antigermanisme ou de l'antiromantisme ou de l'antilibéro-démocratisme semé à travers les pages de Nietzsche, et c'est ce qui a fait impression sur beaucoup de jeunes Français de la fin du XIXe siècle, au point de les orienter de notre côté." [C. Maurras, Dictionnaire politique et critique [établi par les soins de Pierre Chardon], Paris, A la cité des Livres, 1932, fascicule 12, p.185, note] (p.303)
"L'esprit libéral est une dissolution de l'esprit, l'expression d'une impuissance irrémédiable -incapacité de trancher, de juger, de décider. Tel est le diagnostic nietzschéen reçu par nombre de jeunes gens en révolte contre le monde moderne, et qui les a orientés vers les formes antilibérales et antidémocratiques de contestation de l'ordre établi, du traditionalisme catholique au nationalisme intégral, et de la contre-révolution au fascisme." (p.282)
"Voir également un singulier pamphlet anti-maurrassien, fort érudit: Jules Pierre, Avec Nietzsche à l'assaut du christianisme. Exposé des théories de l'Action française suivi de leur réfutation, Limoges, Pierre Dumont, 1910, 253 pages. La thèse du nietzschéisme de Maurras a été soutenue par la germaniste Genevièvre Bianquis (Nietzsche en France, op. cit., en partic p.11-12, 45-52: antidémocratisme, antichristianisme, antiromantisme ; éloge de la force, de l'ordre, de la hiérarchie, de l'aristocratisme): "Il y a, d'une part, rencontres d'idées, coïncidences ; d'autre parts, emprunts plus ou moins conscients" (G. Bianquis, citée par Pierre Chardon in DPC, fasc. 12, p.184, note ; P. Chardon consacre sa longue note de l'article "Nietzsche" du DPC à répliquer aux analyses de G. Bianquis: DPC, p.183-186, note 1)." (p.304-305)
-Pierre-André Taguieff, "Le paradigme traditionaliste: horreur de la modernité et antilibéralisme. Nietzsche dans la rhétorique réactionnaire", in Luc Ferry, André Comte-Sponville, et al., Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens, Grasset, 1991, 305 pages, pp.219-305.
Dernière édition par Johnathan R. Razorback le Mer 23 Juin - 16:30, édité 1 fois