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    Théodore Ruyssen, Technique et religion

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Théodore Ruyssen, Technique et religion Empty Théodore Ruyssen, Technique et religion

    Message par Johnathan R. Razorback Lun 4 Mar - 17:00

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9odore_Ruyssen

    "Tandis, en effet, que la religion implique toujours des croyances qui peuvent satisfaire le cœur, mais que ni la raison ne démontre, ni l'expérience ne confirme, la technique moderne, issue des applications pratiques de la science positive, doit son extraordinaire sûreté et sa fécondité débordante au système de connaissances parfaitement cohérent et unanimement admis par tous les savants compétents, qui constitue l'encyclopédie du savoir humain." (p.427)

    "Dans un ouvrage intitulé Mythes sur l'origine du feu, J. G. Frazer a groupé toutes les données que son immense érudition a pu recueillir sur ce thème, un des plus propres à faire travailler l'imagination des primitifs. Nous y apprenons que, dans les régions les plus diverses des quatre continents et de la Polynésie, l'origine du feu est presque toujours attribuée à une cause surnaturelle. C'est parfois quelque Prométhée indigène, mais très souvent aussi un animal, le plus souvent un oiseau, parfois aussi un quadrupède ou un reptile, voire quelque animal aquatique, crocodile ou crevette." (p.430)

    "L'histoire tragique du Prométhée grec est l'illustration la plus saisissante de ce conflit des grandes divinités et des protecteurs de l'espèce humaine. Dans certains livres apocryphes de l'Ancien Testament, ce sont des anges rebelles, Samjaza et Azazel, qui enseignent aux hommes l'art de faire des bijoux, des parures, des teintures, la ferronnerie et l'orfèvrerie." (p.430)

    "Réduire à de plus modestes proportions la thèse des sociologues [de Durkheim à Tom Thomas] qui ont cru apercevoir dans toutes les formes de l'activité des primitifs des manifestations de l'esprit religieux. [...]
    Croirons-nous encore avec Geiger que la cuisine soit d'origine religieuse, en ce sens que les hommes se seraient avisés tardivement de consommer eux-mêmes les aliments qu'ils offraient aux dieux après les avoir passés au feu ? Or, il ressort de certains hymnes védiques que, des mets offerts en sacrifice, les uns étaient crus, les autres cuits. A qui fera-t-on croire que cette distinction ne procédait pas de l'expérience que les fidèles avaient faite eux-mêmes des avantages de la cuisson de certains aliments." (p.431-432)

    "On peut, croyons nous, répartir les techniques primitives en deux catégories bien distinctes.

    Les unes, concernant, par exemple, la vie, la mort, la santé, les semailles, la guerre ou la chasse, la production du feu, la fabrication des boissons fortes, mettent l'homme aux prises avec des forces complexes et, pour un primitif, absolument mystérieuses. Un chasseur armé d'un arc cherche à atteindre un gibier ; il le manque ; il a cependant bien visé, il le croit du moins ; il est ainsi amené à soupçonner qu'un génie hostile a détourné la flèche de sa trajectoire normale. La sécheresse menace une récolte ; le cultvateur n'a aucun moyen direct de provoquer la pluie ; mais peut être le pourra quelque puissance dont il faudra gagner la faveur par quelque opération magique. L'homme arrive à faire du feu en frottant vigoureusement deux pièces de bois sec : n'est-ce pas que le feu est enfermé dans le bois et qu'une révélation apportée par quelque dieu bienfaisant a appris à l'homme le moyen de le faire jaillir ?

    Il en est tout autrement des techniques plus simples, dans lesquelles l'ouvrier fait l'expérience directe et quotidienne de l'efficacité de son effort. La plus élémentaire, et peut-être la plus ancienne de toutes les techniques, est sans doute l'usage de la pierre comme arme de jet ou moyen de percussion, et du bâton, qui peut servir à soutenir la marche, à explorer un buisson, à sonder la profondeur d'un gué, à assommer ou à écarter un adversaire ou un animal dangereux. L'hypothèse est d'autant plus vraisemblable que l'usage de la pierre et du bâton a été constaté fréquemment chez les grands anthropoïdes. [...] On a peine à concevoir comment et pourquoi l'emploi de ces rudiments d'outils aurait pu susciter la croyance à l'intervention de quelque puissance occulte. Aucun intermédiaire n'apparaît ici comme nécessaire entre le geste et le résultat. Le primitif qui casse entre deux pierres une noix sauvage, un coquillage ou un fémur de cheval pour en extraire sa nourriture ne peut pas ne pas sentir, aussi confusément qu'on voudra, qu'il est bien la cause, la cause unique et suffisante, de l'effet qu'il a voulu produire ; ni le sorcier, ni le magicien, ni le prêtre n'ont à intervenir. C'est probablement dans des victoires de cette sorte, gagnées sur la résistance de la matière, que le primitif a fait pour la première fois l'expérience de sa supériorité sur la nature.

    Ce processus est d'ailleurs d'autant plus vraisemblable que ces gestes efficaces sont essentiellement individuels ; il n'est pas besoin de se mettre à deux pour casser une noisette, ni pour explorer un taillis avec un bâton. Ainsi l'emprise sociale, à laquelle Durkheim et son école prétendent ramener l'essence des phénomènes religieux, est ici sans effet parce qu'elle est totalement inutile ; l'usage efficace que l'homme arrive à faire de sa main dans le maniement des corps solides l'affranchit de la pression sociale et le libère partiellement du contrôle des dieux.

    Il a dû en être de même de certaines techniques un peu plus complexes, mais encore très simples, auxquelles, à notre connaissance, aucun mythe ne se rapporte ; nous voulons parler du travail de la pierre, éclatée par percussion ou polie. Ici encore, l'action est directe, l'effet immédiat ; l'homme se voit littéralement travailler et réussir ; entre son intention et le succès qu'il obtient, il n'y a pas place pour l'insertion du merveilleux." (pp.434-436)

    "On sait notamment que les fouilles opérées sous toutes les latitudes ont révélé l'étonnante similitude des techniques primitives. Partout où le sol a été fouillé, on trouve les mômes outils de pierre ou d'os, marteaux, haches, pointes de flèches, racloirs, mortiers, etc. Cette ressemblance a vivement frappé les ethnographes. On pourrait être tenté de l'expliquer par une origine unique et commune de la civilisation tout entière, et cette explication, si elle était susceptible de démonstration, apporterait un argument quasi décisif en faveur de l'hypothèse monogénétique, conforme à la tradition biblique. Mais cette hypothèse se heurte à de telles difficultés qu'il est plus simple d'admettre que ces techniques élémentaires ont résulté de l'adaptation tâtonnante de l'organisme humain à la pression des forces naturelles, qui sont partout les mêmes, en vue de la satisfaction de besoins élémentaires, qui sont également semblables." (p.436)

    "L'homme, avec ses muscles, ne peut agir directement que sur des solides ; pour se servir de l'eau, il faut un récipient résistant : coquille vide, tige creuse de sureau ou de bambou, vase de terre desséchée ou cuite, canal d'adduction, etc. ; pour utiliser l'air, il faut l'enfermer dans une peau de bête, dont on fera un soufflet. La main, à demi-solide, mais souple, ne peut manier que des solides, les uns rigides tels que la pierre, l'os ou le bois, d'autres flexibles, mais résistants, lianes, écorce fraîche, peau d'animal, plume d'oiseau. D'où il résulte que tout outil, tout instrument, toute machine, si compliqués qu'on les suppose, sont toujours des solides ou des constructions établies dans le cadre d'armatures solides. Bergson a remarqué avec raison que notre logique est « une logique des solides » ; a fortiori peut-on affirmer que la technique des primitifs a été une technique des solides." (p.437)

    "Supposer que les primitifs aient construit les premières huttes de branchage ou aménagé les premières cavernes découvertes par eux pour en faire des lieux de culte avant d'avoir l'idée de s'y abriter eux-mêmes, c'est prêter gratuitement à des hordes, encore réduites à un état de vie quasi animal, des conceptions morales, voire métaphysiques, dont la mentalité primitive ne semble guère avoir été capable dès son tout premier éveil. N'est-ce pas, au contraire, quand l'invention des premières techniques, notamment du feu, eut quelque peu libéré l'homme de l'écrasante pression des besoins matériels qu'il a pu se donner des loisirs favorables aux libres créations de la « fonction fabulatrice »?  Il est fort possible, alors, que, l'imagination mythique une fois mise en branle, les primitifs en soient venus à reconstruire sous forme de mythes les traditions qu'ils avaient reçues de leurs de devanciers sur leurs propres origines et sur celles de la civilisation." (p.439)

    "De ce recul du mythe devant l'histoire, nous trouvons une confirmation éclatante dans la civilisation de la Grèce antique. Vers le VIIe siècle avant J.-C, à l'époque du développement des tyrannies, on constate une floraison générale des techniques. Ce progrès est probablement dû à des perfectionnements récents de l'extraction et de la préparation du fer. Ce métal était connu à l'époque homérique, mais fort peu employé ; armes et armures des guerriers qui s'affrontent sous les murs de Troie sont en cuivre. Grâce à l'usage du fer, le travail du bois et de la pierre devenait plus facile et plus sûr ; la scie arrive à découper le marbre, que le marteau et le ciseau sculptent avec une précision et une finesse jusque-là inconnues. L'artisan ne dispose plus seulement d'outils [...], mais de véritables machines [...] poulies, moufles, cabestans, grues. Du coup, les édifices deviennent plus spacieux et plus élancés ; les navires sont pontés et comportent plus d'un rang de rameurs ; tandis que le char homérique ne peut porter que deux personnes, les nouveaux véhicules reçoivent quatre voyageurs ou peuvent transporter des matériaux lourds ; des isthmes sont coupés, des canaux ou des tunnels amènent à la ville l'eau des sources de la montagne. De ce progrès des techniques résulte, d'ailleurs, une remarquable division du travail, qui a frappé les Pythagoriciens, Platon et Xénophon ; tandis, en effet, qu'on ne trouve mentionnées chez Homère qu'une demi-douzaine de professions artisanes, on en compte une trentaine au moins dans les Dialogues de Platon.

    Or, un trait frappant de ce développement technique est que personne ne songe plus à en attribuer le mérite à quelque divinité ni à aucune inspiration mystique. Le Grec voit littéralement les outils et les machines jaillir sous ses yeux dans leur fraîche nouveauté. Dès lors, Dédale et Prométhée sont relégués dans la légende. L'histoire, qui vient précisément de naître avec la diffusion de l'écriture, exclut ces interprétations mythiques. Il arrive même, fait significatif, que les noms d'un assez grand nombre d'inventeurs sont parvenus jusqu'à nous ; nous savons que Glaukos, à Chio, a inventé la soudure du fer au début du VIIe siècle ; que, vers la môme époque, à Samos, Théodore et Rhoikos réussirent à couler des statuettes de fer ; que Kleaitos incruste l'airain d'argent, tandis que Kamakhos associe l'or et l'ivoire ; les architectes Chersiphon et Metagenes inventent des appareils pour le roulage des matériaux lourds. [...]
    Le Grec prend conscience de la puissance créatrice de son génie. Or, certains esprits audacieux ne craignaient pas de pousser cet humanisme jusqu'à ses dernières conséquences logiques. Si le mythe est dépossédé du rôle qu'il avait paru jouer à l'origine des arts, n'est-ce pas qu'il est lui-même une invention humaine, le fruit d'une sorte de technique imaginative ? Telle est l'hypothèse que Xénophane s'enhardit à émettre dans un texte célèbre : « Oui, si les bœufs et les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des œuvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles à des chevaux et les bœufs pareilles à des bœufs » (fragm. 15) [...] Les sophistes ne sont-ils pas eux-mêmes des techniciens du langage, des maîtres de grammaire, de rhétorique, habiles à enseigner aux gens engagés dans un procès l'art de faire triompher leur cause, au besoin contre la justice ? Que sont, d'ailleurs, à leurs yeux les lois des cités, ces hautes techniques propres à assurer entre les citoyens des relations pacifiques ? Un don de Zeus, comme le veut la mythologie ? Non pas, mais de simples conventions [...] des inventions humaines commodes, mais arbitraires." (pp.440-442)

    "L'esclavage, qui avait fourni à l'industrie de l'Antiquité une main-d'œuvre inépuisable, avait peu à peu disparu. Ce n'est pas que le christianisme y ait beaucoup contribué, comme on le croit trop communément ; la thèse constante de saint Paul, de saint Augustin et des scolastiques est que l'esclave peut faire son salut tout aussi bien que l'homme libre et que, dès lors, il est inutile à l'esclave de chercher à sortir de la condition dans laquelle Dieu lui-même l'a placé. Le véritable esclavage n'est -il pas, d'ailleurs, celui du péché, auquel tous les humains sont également asservis ? Aussi bien, très tard dans le moyen âge, constatons-nous que les couvents et les églises ont des esclaves, dont ils n'admettent la libération que moyennant rachat en espèces sonnantes. Si le servage a peu à peu repris la place de l'esclavage, c'est principalement pour des raisons économiques, dont la plus importante est probablement la raréfaction de la main-d'œuvre consécutive aux guerres et aux famines qui désolèrent l'Europe à la suite de la chute de l'Empire romain ; les travailleurs étant moins nombreux, la valeur en devenait d'autant plus grande et il parut avantageux de les attacher au sol moyennant les garanties individuelles et familiales que comportait le statut du servage." (pp.443-444)

    "Les peuples submergés par les invasions barbares, écrivait récemment un historien des techniques, « descendirent à un niveau comparable à celui des derniers âges de la préhistoire." (p.444)

    "L'autorité devait donc veiller à ce que ces leçons de pierre ou de lumière fussent à la fois complètes et fidèles. Elle le devait d'autant plus que cet enseignement n'était pas direct, mais de caractère symbolique, et que les symboles étaient rigoureusement fixés par la tradition : direction de l'axe de la nef, orientée vers Jérusalem, avec souvent une légère déviation rappelant l'inclinaison de la tète du Christ sur la croix ; représentation des quatre animaux, l'homme, l'aigle, le lion et le bœuf, dont chacun figure un des quatre évangélistes ; disposition immuable des personnages : Marie à la droite de la croix, Jean à la gauche ; emploi des nombres, dont chacun a une signification sacrée ; jusqu'aux pierres précieuses des ciboires et des tabernacles, qui ont une invariable vertu mystique, etc. Bref, écrit Emile Mâle, « l'art du moyen âge est d'abord une écriture sacrée dont tout artiste doit apprendre les éléments ». Ainsi toute la technique de l'art religieux est dominée par une théologie qui n'admet pas d'interprétations individuelles ; il faut sans doute remonter à l'Egypte ancienne pour retrouver un exemple analogue d'emprise du dogme sur l'art ; une cathédrale telle que Notre-Dame de Paris est une véritable somme inscrite dans la pierre, le bois et le verre et, si les clercs seuls connaissaient tous les secrets de ce symbolisme touffu, les foules croyantes, qui, aux jours de fête, se pressaient sous les immenses voûtes ogivales, en ressentaient l'influence diffuse et leur foi respirait à l'aise dans cette atmosphère toute chargée de mystère." (p.447)

    "Observatrice scrupuleuse du commandement biblique : "Tu ne feras pas d'images taillées », elle a non seulement détruit ou dévasté beaucoup d'églises catholiques, mais, quand elle a construit ses propres temples, elle leur a conféré systématiquement un caractère de simplicité austère qui éliminait l'emploi de nombreuses techniques. D'autre part, en traduisant la Bible en langue vulgaire et en invitant le croyant à se mettre en relation directe avec la parole de Dieu, les fondateurs de la Réforme dépouillaient le symbolisme du moyen âge de toute signification ; plus d'intermédiaires entre le Verbe divin et l'esprit de l'homme, plus de clergé dépositaire du secret du symbole, plus de symboles même, en dehors de ceux que le lecteur peut trouver dans l'Écriture elle-même, par exemple dans les Paraboles. A une religion devenue tout intérieure, les techniques matérielles ne pouvaient apporter aucun surcroît de lumière." (pp.447-448)

    "Néanmoins, c'est bien la Renaissance qui a consommé la rupture entre la religion et la technique. Dans l'Antiquité retrouvée, elle ne rencontrait pas seulement des poètes, des moralistes, des historiens, mais des mathématiciens, des ingénieurs, principalement Archimède, inspirateur direct de Galilée. Comme l'Antiquité, la Renaissance est « naturaliste », en ce sens qu'elle aperçoit dans la nature non plus le voile symbolique de réalités transcendantes, mais une énigme qu'il faut tenter de résoudre pour son intérêt propre et une source de forces qu'il faut dominer pour les mettre au service de l'homme. Car, dans la nature, c'est l'homme que l'esprit nouveau installe au premier plan. La Renaissance admire la beauté physique de l'homme, ne craint plus de dévêtir les corps, réintroduit le nu dans l'atelier de l'artiste et le cadavre à disséquer dans l'amphithéâtre des facultés de médecine ; elle invite l'homme non plus à s'humilier ni à se mortifier, mais à développer au maximum toutes ses énergies, sa virtù ; elle l'appelle non plus à l'oisiveté des ordres mendiants ni à l'ascèse des contemplatifs, mais au travail et à l'action." (p.449)

    "Giordano Bruno entonne un hymne ardent en l'honneur du travail ; il dénonce le soi-disant âge d'or comme une ère de paresse et de stupidité, tandis que le labeur élève l'homme au-dessus de la bête et le rapproche de Dieu. Campanella, contemporain de Galilée, devance de trois siècles les utopistes modernes, en décrivant, dans une sorte d'apocalypse, la « Cité du Soleil », où chacun travaillera, non plus dans la peine, mais dans la joie ; tous les citoyens y seront instruits dans les arts mécaniques et c'est sur leur habileté d'artisans que seront désignés les magistrats ; quatre heures de travail par jour suffiront à assurer à tous les membres de la Cité la pleine satisfaction de leurs besoins." (p.450)

    "Les rêveries de Campanella et de Giordano Bruno ne tardaient pas, d'ailleurs, à trouver une éclatante confirmation dans l'organisation triomphale de la méthode expérimentale. Organisation, disons-nous, et non découverte, car les anciens l'avaient pratiquée de loin en loin avec les Pythagoriciens, Archimède, Héron et quelques autres ; au moyen âge, un Roger Bacon ne l'avait pas ignorée. Mais il y a ceci d'absolument nouveau dans l'expérimentation inaugurée par Galilée, mise en théorie par François Bacon et Descartes, appliquée par Descartes, Pascal, Huyghens et tant d'autres, que la physique est désormais radicalement dégagée du voile mystique dans lequel la pensée du moyen âge avait enveloppé la nature. Plus de forces occultes ; l'« horreur du vide » est définitivement exorcisée par les expériences de la tour Saint Jacques et du Puy-de-Dôme ; les lois de la pesanteur sont déterminées dans leur rigueur mathématique, et Newton, interprétant les découvertes de Copernic et de Kepler, démontre que ces mêmes lois régissent, avec une merveilleuse simplicité, les révolutions sidérales aussi bien que la périodicité des marées. Ainsi, le vaste univers n'apparaît plus que comme une horloge bien réglée. Sans doute il demeure loisible à la foi ou à la métaphysique de soutenir que l'horloge suppose un horloger ; mais, une fois donnée la « chiquenaude » initiale, le mécanisme se suffit à lui-même et l'astronome n'a que faire d'y pressentir l'intervention d'aucune force mystique. Le monde y perd peut-être en poésie, en signification morale ; il y gagne en simplicité, en précision et en possibilités pratiques.

    Or, il va de soi que la technique de tous les arts matériels sera désormais suspendue à cette conception nouvelle de l'univers et de la science. Comme celle-ci, la technique sera « positive », dépouillée de toute mystique." (pp.450-451)

    "Les Encyclopédistes ont joué dans le développement de la philosophie moderne un rôle analogue à celui des sophistes dans l'Antiquité. Comme ces derniers, ils ont rompu délibérément avec la tradition religieuse - sous les formes prudentes qu'imposait encore la censure du Parlement ; comme les sophistes, ils ont estimé qu'il appartient à l'homme d'organiser sa propre destinée ; comme eux, enfin, ils ont compris que cet humanisme était à base d'art et de technique.

    Le titre du grand œuvre entrepris par Diderot et d'Alembert est déjà significatif : Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers. Ouvrons, d'ailleurs, le Discours préliminaire écrit par d'Alembert ; nous y lisons : « On a trop écrit sur les sciences, on n'a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux ; on n'a presque rien écrit sur les arts méchaniques. » Et cet autre passage significatif : « Le mépris qu'on a pour les arts méchaniques semble avoir influé jusqu'à un certain point sur les inventeurs mêmes. Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus... Cependant, c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources. » Lointain pressentiment d'une psychologie toute récente encore qui reconnaîtra que l'intelligence, avant de devenir organisatrice de concepts dans le discours, a eu pour fonction d'organiser des gestes utiles dans la fabrication des outils : homo faber, ancêtre de l'homo sapiens.

    Ces artisans, Diderot, qui fut le cerveau infatigable de l'équipe encyclopédiste, les connaissait bien. En vue d'assurer à l'œuvre commune le concours de compétences incontestées, il visitait les ateliers, interrogeait les artisans, les faisait travailler sous ses yeux, mettait « la main à l'œuvre » et se faisait lui-même « apprentif ». Pour la rédaction des nombreux articles consacrés aux arts manuels, il faisait appel aux spécialistes des « sciences appliquées », dont le Discours préliminaire nous donne les noms : d'Authville, Bourgelat, Dezallier d'Argenville, Leblond ; pour les arts industriels, il s'adressait aux « fabricants qualifiés », Berthoud, Bouchu, Fournier, Magimel, le célèbre horloger Leroy, d'autres encore.
    Ainsi, l'Encyclopédie préfigurait déjà l'humanisme le plus moderne, en associant à la culture des belles lettres non seulement les sciences spéculatives, mais la connaissance et la pratique des techniques manuelles." (pp.452-454)

    "Comme l'écrivait Voltaire, « le paradis terrestre n'est pas derrière nous, il est devant nous », et ce n'est rien d'autre que la civilisation même. Au surplus, Voltaire, qui professait un optimisme modéré, ne pensait-il pas que la conquête de ce nouvel âge d'or fût facile ; il a du progrès une conception virile ; il y voit le couronnement d'un effort patient, persévérant, souvent pénible ; de sorte que le travail, instrument de ce progrès, apparaît dans toute sa grandeur humaine." (p.454)

    "L'homme du XIXe siècle et plus encore celui du XXe, celui qui voyage tous les jours dans les trains du métropolitain, qui n'a plus la peine que de tourner un robinet ou de presser un bouton pour recevoir dans son appartement l'eau, la chaleur, la lumière, la force motrice, des nouvelles du monde entier, des airs de jazz-band joués à New- York ou des opéras chantés à Moscou, ne peut plus éprouver vis-à-vis du monde matériel les sentiments d'un artisan du moyen âge. Si ce monde demeure aux yeux du savant cerné de régions obscures, il a perdu toute apparence mystique pour l'homme de la rue, rompu au maniement efficace, infaillible, quasi instantané de forces naturelles formidables ; et, si d'aventure on parle devant un enfant de la « fée Électricité », cet enfant sait fort bien que la fée se réduit à des turbines automatiques et à divers appareils mécaniques strictement asservis à des volontés humaines. Peut-on croire sérieusement que ce recul du mystère matériel n'ait pas exercé sa part d'influence sur le déclin général des croyances religieuses dans les pays de civilisation fortement mécanisée ?" (p.455)
    -Théodore Ruyssen, "Technique et religion", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 138 (1948), pp. 427-458.



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