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    Henry De Lumley (dir.), Le Beau, l'Art et l'Homme. Émergence du sens de l'esthétique

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Henry De Lumley (dir.), Le Beau, l'Art et l'Homme. Émergence du sens de l'esthétique Empty Henry De Lumley (dir.), Le Beau, l'Art et l'Homme. Émergence du sens de l'esthétique

    Message par Johnathan R. Razorback Jeu 7 Mar - 16:14



    "Il est difficile de transmettre ce sentiment de beauté qui envahit le mathématicien face à certaines démonstrations [...] Je me contenterai de donner un exemple, extrêmement banal, connu de tous les mathématiciens, et unanimement reconnu comme « beau ». Il s'agit de la preuve par Euclide, il y a donc plus de 2 000 ans, qu'il existe une infinité de nombres premiers – un nombre entier est premier s'il n'est divisible que par lui-même et par 1. Par exemple, 6 n'est pas premier car il est égal à 2 fois 3 ; alors que 5 ne peut se décomposer que comme 5 fois 1 ou 1 fois 5, si bien que 5 est premier. Si un entier n'est pas premier, il peut se décomposer en un produit de deux nombres plus petits, qui peuvent à leur tour se décomposer s'ils ne sont pas premiers, etc. Au bout du compte, tout nombre entier se décompose en un produit de nombres premiers. Par exemple, 2013 est égal à 3 × 11 × 61. Euclide affirme qu'il existe une infinité de nombres premiers et la preuve qu'il en donne est considérée unanimement comme de toute beauté. Prenez quelques nombres premiers : 3, 11 et 61, par exemple. Multipliez-les, vous obtenez 2013. Ajoutez 1. Vous obtenez un nombre entier N, 2014 dans notre exemple. Évidemment, N n'est divisible par aucun des nombres premiers dont on est parti puisque le reste de la division est égal à 1. Tous les diviseurs premiers de N sont donc différents de ceux dont on est parti. Pour toute collection finie de nombres premiers, on peut donc trouver un nombre premier différent de ceux-là. Il y a donc une infinité de nombres premiers. CQFD."

    "Il y a bien longtemps que les biologistes ont compris que l'évolution ne choisit pas la solution qui est « universellement » « la meilleure ». Le chemin suivi par une espèce cherche un optimum local, étant donné son environnement présent et son histoire. [...]
    Stephen Jay Gould n'hésite pas à discuter de l'évolution technologique pour expliquer l'évolution biologique. Il prend l'exemple éclairant de l'évolution des claviers de machines à écrire. Après deux siècles d'évolution et d'innovations, nous avons abouti à un clavier azerty en France, qwerty aux États-Unis, bien d'autres ailleurs. Ces solutions ne sont ni universelles ni optimales, en aucun sens raisonnable. À chaque modification de clavier, il s'agissait de régler tel ou tel problème local, technologique ou économique qui n'avait plus cours quelques années plus tard. Le qwerty est-il meilleur que l'azerty ? On peut penser à des pierres déposées dans un paysage montagneux ; elles ont tendance à dévaler la pente et à s'immobiliser au fond d'une vallée, sans « savoir » qu'il existe des vallées encore plus basses mais situées plus loin. Lorsque le temps passe, le paysage s'érode, certains cols s'abaissent, certaines pierres passent d'une vallée à une vallée voisine, mais en aucun cas une pierre ne peut affirmer qu'elle a atteint la plus belle vallée, la plus profonde !

    Les espèces vivantes évoluent, la technologie évolue, et la culture aussi bien sûr. Vous connaissez probablement le point de vue de Richard Dawkin, de la mémétique, cette théorie darwinienne de l'évolution des cultures.

    Je vois pour le développement des mathématiques une structure analogue. Il n'y a rien de pertinent ou de beau au niveau en mathématique, pas de finalité ; il n'y a que des pertinences contingentes, locales, dans le temps et dans l'espace."
    -Étienne Ghys, "La beauté des Mathématiques", in Henry De Lumley (dir.), Le Beau, l'Art et l'Homme. Émergence du sens de l'esthétique, CNRS, 2014.

    "Platon, dans trois dialogues qui sont Le Banquet, Phèdre et Le Sophiste, explique que le vrai, le beau et le bien sont trois aspects de la même réalité suprême à laquelle nous aspirons et vers laquelle nous sommes portés par un même élan qu'il appelle l'Éros. L'Éros, ce n'est pas simplement le désir charnel, c'est tout ce qui donne des ailes à l'âme, de sorte que toute œuvre, qu'elle soit artistique ou scientifique, procède d'une même inspiration créatrice qui résulte elle-même du besoin d'enfanter, de prolonger notre vie par une œuvre authentiquement belle, bonne, durable, voire éternelle. Ce qui est en jeu, nous dit Platon, c'est un désir d'immortalité. La découverte de la beauté parfaite est aussi celle de la vérité et donc, pour Platon, celle de la vertu véritable, condition nécessaire pour être aimé des dieux."

    "Très souvent j'entends dire, à propos de la physique, ce qu'on a entendu dire à propos des mathématiques, à savoir que la physique est belle, et personnellement je le pense. Mais en fait, si je réfléchis bien, si je trouve qu'elle est belle, c'est parce que je l'aime. Parce que j'observe par ailleurs que mes étudiants s'effondrent rarement en sanglots à la suite d'un spasme de réflexion esthétique qu'aurait provoqué en eux telle ou telle équation, ou tel ou tel théorème. Et donc, en règle générale, il faut bien convenir que la prétendue beauté de la physique ne provoque que des émotions mesurées. Et d'ailleurs, si c'était le contraire qui était vrai, les gens auraient davantage de compétences en physique que celles qu'ils ont.

    Il n'empêche qu'il y a une question qui a été posée par les physiciens de toutes les époques depuis Galilée. Ils se sont demandé si la beauté d'une « théorie mathématique » pouvait suffire à garantir sa véracité physique. Et cette question n'a jamais cessé de les diviser. Il y a toujours une tension irréductible entre les esprits captivés par le charme des belles théories, et ceux, plus sobres, plus prosaïques, plus empiriques aussi, qui insistent sur les liens que ces mêmes théories doivent avoir avec la nature. Ce qui compte, ce n'est pas leur beauté, c'est leur adéquation à la nature.

    Pour les premiers, le beau est l'éclat du vrai, de sorte que l'esthétique doit être érigée au rang de principe méthodologique. L'élégance d'une équation devient à leurs yeux le gage de son exactitude. « Dès lors que l'équation est belle, disait Paul Dirac, physicien théoricien britannique, la question de son adaptation à l'expérience n'est plus que de seconde importance. Si elle est belle, elle finira par l'emporter ». On a souvent demandé à Dirac, qui parlait très peu, ce qu'il entendait par « une équation belle ». Il répondait : « Si vous êtes mathématicien, vous comprenez ce que je veux dire, et si vous ne l'êtes pas, je ne peux pas vous l'expliquer. » Il s'est davantage avancé sur ce terrain à la fin de sa vie. Il a écrit une espèce d'autobiographie intellectuelle, dans laquelle il explique que les physiciens théoriciens devraient davantage s'intéresser à des théories physiques qui s'appuient sur des formalismes mathématiques qui sont très riches en invariants. Entre-temps il avait épousé la sœur d'Eugène Wigner, prix Nobel de Physique en 1963, qui s'était demandé si l'on pouvait expliquer le fait que les mathématiques sont si efficaces en physique. Comment se fait-il que le fait d'écrire des équations permette de décrire des phénomènes naturels et même de prédire l'existence de nouvelles sortes d'objets physiques, comme les antiparticules, les quarks ou le boson de Higgs, que l'on vient de découvrir au Cern après 48 ans d'attente ? L'existence de ces particules a été prédite avant leur observation.

    Dirac se disait que, si l'on veut saisir des éléments de réalité, c'est-à-dire des objets physiques que nous ne voyons pas, il faut prolonger, au niveau de l'infiniment petit, les mécanismes de la vision. Or, la vision utilise des invariants. Par exemple, j'ai devant moi un verre. Je le vois sous un certain angle, qui me suffit pour dire : « c'est un verre ». Alors que si j'étais honnête intellectuellement, je devrais en faire le tour pour vérifier que, selon tous les angles, c'est toujours un verre. Il avait donc compris que si l'on veut saisir des particules que nous ne voyons pas, si l'on veut pouvoir les décrire, il faut le faire à partir de concepts mathématiques qui soient capables de résister à des changements de point de vue. Et c'est ce qui l'a conduit, en 1930, à prédire l'existence de l'antimatière qui n'a été découverte que quelques mois plus tard dans le rayonnement cosmique.

    D'ailleurs, il y a une anecdote qui montre que cette question l'a travaillé toute sa vie. Quand il était beaucoup plus jeune, il était déjà mutique, il parlait très peu, enfin il ne parlait que pour dire des choses vraies et ses collègues hésitaient toujours sur la bonne façon de l'aborder. Wolfgang Pauli, un autre grand physicien de cette époque, raconte qu'un jour il voyageait en train en face de Dirac, dans le même compartiment, et ne savait pas comment amorcer une conversation. Il a saisi l'occasion du passage du train au travers d'une prairie, dans laquelle paissaient des moutons, pour dire à Dirac : « Regardez, on dirait que ces moutons ont été fraîchement tondus. » Dirac, qui ne veut dire que des choses vraies, regarde attentivement par la fenêtre, revient vers Pauli et lui répond : « Oui, au moins de ce côté-ci. » Ce qui veut dire que notre vision utilise en effet un logiciel d'invariance qui, à partir d'un point de vue partiel des choses, conclut à des propriétés générales de ces choses. Un autre physicien de la même veine, Ettore Majorana, physicien italien qui a disparu dans des conditions tout à fait mystérieuses en 1938, à l'âge de 31 ans, en laissant des milliers de pages de calculs qu'on est en train d'examiner, avait exactement le même genre de considérations que Dirac vis-à-vis de la beauté mathématique.

    Mais cette position n'est pas entièrement défendable, puisque l'histoire de la physique la réfute partiellement, au sens où l'on ne compte plus le nombre de belles théories, élégantes, esthétiques, agréables à entendre, faciles à enseigner, qui ont échoué sur des détails. La théorie de la gravitation de Newton est merveilleuse, mais au XIXe siècle, un petit fait intervient : le périhélie de Mercure n'avance pas exactement comme on s'attendait à ce qu'il le fasse. Il y a un petit écart de 43 secondes d'arc par siècle. Pour comprendre cet écart, il faudra changer de théorie et passer de la théorie de Newton à la relativité générale d'Einstein. La beauté, dans ces cas-là, ça ne compte plus. Quand la beauté ne rend pas compte de ce qui est observé, il faut changer de critères de beauté.

    La deuxième catégorie de physiciens considère que la beauté est à la fois suggestive et soumise à des variations historiques, un peu comme en mathématique, et ne saurait donc constituer un critère objectif en physique. Ce sont en fait les théories qui fonctionnent que l'on trouve belles. Et des idées trop arrêtées en matière d'esthétique peuvent induire en erreur. En fait, les scientifiques pratiquent une espèce de nomadisme en matière d'esthétique, c'est-à-dire qu'ils ne fixent jamais définitivement leurs critères esthétiques et se montrent prêts à en changer si cela leur permet de s'engager dans d'autres styles de théories jugées plus prometteuses.

    Par exemple, en 1926, Schrödinger publie son équation (« l'équation de Schrödinger »), et développe par la suite ce que l'on appellera une mécanique des ondes. C'est-à-dire qu'il considère que les particules ne sont pas des objets corpusculaires mais des paquets d'ondes, des ondes de différentes fréquences qui se superposent les unes aux autres. Au même moment, un physicien allemand, Heisenberg, termine ses travaux sur ce que l'on appellera par la suite « la mécanique des matrices », qui est une autre formulation de la mécanique quantique. Et durant les 6 mois qui vont suivre, les deux hommes, Schrödinger et Heisenberg, ont le sentiment d'avoir exploré des pistes théoriques radicalement différentes et même opposées. Et ils le font savoir. Ils s'écrivent des lettres et envoient des articles à la presse. On peut lire des articles dans lesquels Schrödinger écrit que la théorie d'Heisenberg est monstrueuse car elle n'autorise plus aucune visualisation, dans l'espace, des processus quantiques. Quant à Heisenberg, il écrit des articles dans lesquels il juge que la mécanique ondulatoire de Schrödinger est abominable. Et ce jusqu'à ce que Dirac démontre, à la fin de l'année 1926, que les deux théories sont strictement équivalentes, au sens où elles permettent de faire les mêmes prédictions à propos des mesures physiques que l'on peut faire sur un système.

    Cela veut donc dire que la laideur et la beauté peuvent être, pour certaines occasions comme celle-là, des masques interchangeables ou superposés. En somme, Heisenberg et Schrödinger, ont fait exactement la même découverte, mais par des voies radicalement différentes, avec dans la tête deux conceptions en apparence incompatibles de la beauté. Il y a là une étrange simultanéité. C'est un peu comme si l'Amérique avait été découverte par Christophe Colomb, qui a traversé l'océan Atlantique d'est en ouest, en même temps qu'un Japonais, tout aussi audacieux, qui aurait parcouru l'océan Pacifique d'ouest en est. Je ne crois donc pas qu'on puisse dire qu'il y a un lien absolu, non dialectique, entre la beauté et la vérité."

    "Les lois physiques ne se montrent jamais directement, elles sont cachées. Pensez, par exemple, à la chute des corps. Si vous faites tomber des corps de masses différentes, vous voyez que les corps lourds tombent plus vite que les corps légers. C'est ce que nous voyons. Et c'est ce qui a inspiré à Aristote sa loi de la chute des corps. Simplement, elle est fausse. En fait, tous les corps tombent à la même vitesse, c'est la vraie loi de la chute des corps, découverte par Galilée. Charge ensuite au physicien d'expliquer pourquoi, lorsqu'il fait une expérience, ce sont les corps lourds qui tombent les plus vite. Ça veut dire que la vraie loi de la chute des corps est cachée. Et ce qu'il y a de merveilleux dans la physique, c'est que, bien qu'elle soit cachée, on est capable de la découvrir."

    "Dans les années 1960, les physiciens des particules avaient élaboré un modèle théorique, pour décrire les interactions entre les particules, qui fonctionnait à merveille, au sens où il leur permettait de comprendre, d'interpréter sans grosse surprise, tous les résultats expérimentaux qu'ils commençaient d'avoir grâce à la mise en service d'accélérateurs de particules de plus en plus puissants. Ce modèle théorique, que l'on appelle le modèle standard, est bâti sur ce que l'on appelle les théories de jauge, qui utilisent les principes de symétrie dont raffolait Paul Dirac. Il n'y avait donc aucune raison de remettre en cause ce modèle, sauf que, quand on regardait ce qu'il impliquait d'un point de vue conceptuel, on se rendait compte qu'il aboutissait à la prédiction que toutes les particules élémentaires devraient avoir une masse nulle, ce qui n'est pas le cas. Il y avait donc une contradiction entre les lois physiques et les mesures, ou l'observation. Dans ces cas-là, le réflexe que la majorité de nous a, c'est de dire que s'il y a une contradiction entre les faits et la théorie, c'est que la théorie est fausse ou incomplète. C'est donc elle qu'il faut corriger. On pense donc toujours à une solution législative, on veut changer la loi.

    Mais il se trouve qu'à cette époque, en 1964, trois physiciens, dont l'un s'appelle Peter Higgs, se sont souvenus de Galilée et que la physique c'est le pari qu'on peut expliquer le réel par l'impossible. Ils se sont dit « peut-être que nos équations, qui nous disent que les particules élémentaires n'ont pas de masse, ont raison. Et c'est nous, physiciens, qui avons mal compris ce qu'est la masse ». Ils ont fait un petit article, d'une page et demie, dans lequel ils expliquent que la masse des particules pourrait ne pas être une propriété intrinsèque, c'est-à-dire une propriété qu'elles portent en elles-mêmes, mais une propriété secondaire qui résulte de leur interaction avec le vide. Du coup, le vide n'est plus vide. Dedans, il y a quelque chose que l'on appelle le « champ de Higgs » avec des quanta que l'on appelle les « bosons de Higgs » qui, par leur couplage avec les particules, leur donnent l'inertie que nous interprétons comme étant leur masse. Et, quarante-huit ans après avoir creusé un tunnel de 27 km de circonférence et construit une machine de 4 milliards d'euros, financés par les contribuables, nous avons détecté ce champ et les particules qui le constituent.

    Il me semble donc beau que les mathématiques, en physique, nous permettent de comprendre des lois que nous ne voyons pas."
    -Étienne Klein, "Beauté et vérité : la physique des particules élémentaires", in Henry De Lumley (dir.), Le Beau, l'Art et l'Homme. Émergence du sens de l'esthétique, CNRS, 2014.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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