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    Thierry Bedouelle, La théologie

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Thierry Bedouelle, La théologie Empty Thierry Bedouelle, La théologie

    Message par Johnathan R. Razorback Ven 8 Mar - 9:46

    https://www.babelio.com/auteur/Thierry-Bedouelle/193304

    "En se tenant globalement à l’écart de la philosophie grecque, le judaïsme a compris sa propre foi sur la base du commentaire de la Torah ; quant au kalam islamique, initialement dépendant du droit canonique (fiqh), puis principalement représenté par l’école de Al-Ash‘ari (xie siècle), son développement, centré sur le Coran et réglé de manière spécifique, ne permet pas qu’on le désigne par le mot de théologie.

    Mais, surtout, l’articulation chrétienne du divin sur l’humain n’est pas étrangère à la naissance de la théologie : à la différence de celle du judaïsme et de l’islam, la révélation du christianisme ne porte pas d’abord sur un texte ou sur une loi, transmis par Dieu grâce à un homme, Moïse ou Mahomet. Elle est d’abord centrée sur un homme, Jésus, reconnu Fils de Dieu, un homme que le Prologue de l’Évangile de Jean présente comme le Logos fait chair. Et c’est de ce Logos, de cette Parole dont nous parlent les textes bibliques, d’un Logos qui, par ailleurs, ne pouvait pas ne pas entrer en résonance avec le logos pensé par les Grecs. Or, par cette affinité avec ce logos, et par cette distance entre un texte et un Dieu fait homme, qui libérait les croyants d’une fascination exclusive pour la lettre des Écritures, le christianisme non seulement reconnut la consistance propre du monde humain, puisque Dieu pouvait y habiter, mais ouvrit aussi l’espace pour une interrogation rationnelle sur le sens d’une Parole annoncée par les Écritures. Si le Logos divin s’est fait humain, alors il n’est pas impossible que le logos humain ait quelque chose de pertinent à dire sur Dieu (theos). À ce titre, la focalisation de ce livre sur la seule question de la théologie chrétienne ne semble pas illégitime."

    "La première apparition du mot theologia s’observe dans un passage de La République de Platon (379 a 5). Cette unique occurrence du mot dans toute l’œuvre de Platon ne doit pas être traduite par « théologie » : au moment de fonder en paroles la cité qu’il appelle de ses vœux, Socrate examine les discours des poètes et s’interroge sur les modèles que ceux-ci doivent suivre dès lors qu’ils traitent des dieux. Le mot theologia ne désigne pas une connaissance spéculative de la divinité ou des dieux – cette tâche revient à la philosophie et Platon en donne quelques aspects dans ce même passage de La République – mais une partie de la mythologie des poètes, celle qui concerne les dieux.

    En même temps qu’elle témoigne d’une emprise semblable de la mythologie sur la théologie, l’œuvre d’Aristote élabore une conception des dieux ou du divin, et donc une théologie, faisant droit aux exigences de la raison. D’un côté, en effet, le mot theologia et ses apparentés theologos et theologein renvoient aux poètes. « Les anciens qui se sont appliqués aux discours sur les dieux » (peri tas theologias, Météorologiques, B, 1, 353 a 34) sont les poètes des premiers âges, Homère, Hésiode, Orphée, auxquels Aristote oppose les physiciens (physikoi, Métaphysique [...] : les premiers considérèrent « les principes [de tous les êtres] comme des dieux ou comme nés des dieux » (Métaphysique, B, 4, 1000 a 9-12) tandis que les seconds réfléchirent d’une manière que le texte des Météorologiques juge plus conforme à la sagesse humaine (cf. aussi Métaphysique, A, 3, 983 b 6 - 984 a 5). Cette théologie mythologique s’oppose cependant, d’un autre côté, à une théologie appropriée à l’activité rationnelle. Examinant au début du livre E de la Métaphysique (E, 1, 1025 a 19 sq.) les diverses sciences théorétiques, Aristote opère un classement qui, aux côtés de la science mathématique (dont les objets ne sont pas séparés de la matière) et de la science physique (qui traite de l’être en mouvement), délimite la science théologique (philosophia theologikè), ou philosophie première, dont les objets sont les « êtres à la fois séparés et immobiles », c’est-à-dire les êtres divins. Et Aristote de souligner que cette science est « divine » (Métaphysique, A, 2, 983 a 5-10), pour la double raison qu’elle porte sur le divin et que « Dieu seul, ou du moins Dieu principalement, peut la posséder » : débarrassée des influences mythologiques, et singularisée par le suffixe -ikè qui en souligne la dimension technique et scientifique, la science théologique est la science que Dieu a de lui-même."

    "Plutarque [laisse] penser qu’une critique philosophique des mythes conduit à la connaissance des choses saintes. [...] Aristote notait déjà dans la Métaphysique (A, 2, 982 b 16-17) que « l’amour des mythes (mythologos) est en quelque manière amour de la sagesse (philosophos) car le mythe est un assemblage de merveilleux » propre à susciter l’étonnement philosophique."

    "À partir de la seconde moitié du IIIe siècle, le sens chrétien du concept de théologie se précise. Eusèbe de Césarée [~ 250 - ~ 340] continue de se servir du terme grec theologia en un sens non technique, par exemple pour désigner « la divinité du Verbe Sauveur » (Histoire ecclésiastique, II, prologue, SC 31, p. 48). Il pose cependant une distinction appelée à une grande fortune dans l’histoire de la pensée chrétienne (Histoire ecclésiastique, I, I, 7, SC 31, p. 5 ; cf. I, I, 2) : « théologie » désigne l’étude directe de Dieu, et notamment les relations internes à la Trinité ; « économie » porte sur la doctrine du salut, c’est-à-dire sur l’intervention de Dieu dans l’histoire. Partiellement fondée sur l’usage du mot oikonomia dans la Lettre aux Éphésiens (1, 10), et reprise par les Pères du ive siècle (par ex. Grégoire de Nazianze), cette distinction ne doit pas être comprise comme une opposition. Le pseudo-Denys [2] (ve-vie siècles) liera ainsi intimement théologie et économie : comme mystère divin, l’incarnation appelle une « explication théologique » (La Hiérarchie ecclésiastique, 429 d) ; en même temps, elle réalise « l’aspect le plus visible de la theologia » (Les Noms divins, 649 a)."

    "En reconnaissant quatre méthodes à la théologie – méthodes « symbolique », « cataphatique » (affirmative), « apophatique » (négative) et « mystique » –, les Traités du Pseudo-Denys se placent dans le courant de la theologia visant la contemplation (theôria), c’est-à-dire l’expérience de Dieu beaucoup plus que sa simple connaissance (cf. Les Noms divins, 648 b). De ce point de vue, si les usages dionysiens de theologia et des termes apparentés sont de part en part chrétiens – ainsi, theologoi désigne exclusivement les porte-parole de Dieu, inspirés directement par Dieu (l’apôtre Jean [Lettre X, 1117 a] ou Pierre et les Apôtres [Les Noms divins, 681 d]), et jamais les différents initiateurs de la hiérarchie céleste –, il reste que ce mot ne nomme pas une discipline à proprement parler, mais une méthode conduisant le croyant vers l’union à Dieu."

    "Une tradition assez tenace fait d’Abélard le créateur du sens technique de theologia. S’il est indéniable qu’Abélard est le premier à donner à l’une de ses œuvres portant sur la Trinité le titre Theologia, il faut cependant souligner que ce titre, absent de certains manuscrits (qui donnent seulement De Trinitate), n’est pas relayé, dans le corps même de l’ouvrage, ni par l’emploi du mot lui-même, ni, a fortiori, par une délimitation conceptuelle de l’objet et des principes de la théologie.

    En fait, la constitution de la théologie comme discipline spécifique s’opère lentement et atteint son point d’aboutissement avec la pensée de Thomas d’Aquin. Cette élaboration complexe semble avoir été rendue possible par des influences multiples convergeant notamment vers Boèce [~ 480-524] dont l’œuvre (la Consolation de la philosophie, les cinq traités théologiques, le commentaire de l’Isagoge de Porphyre, du De l’Interprétation d’Aristote, etc.) nourrit la pensée du xiie siècle. À une époque où les textes métaphysiques d’Aristote sont encore inconnus (ils ne seront traduits et diffusés que dans la seconde moitié du xiie siècle), un bref passage du De Trinitate, reprenant la tripartition aristotélicienne de la philosophie (cf. le texte de Métaphysique E, 1, 1025 a 19 sq.), permet de différencier la connaissance théologique des sciences physique et mathématique : à la différence de la première, qui « s’occupe des réalités en mouvement et non abstraites [de la matière] » et de la seconde, qui traite des « réalités privées de mouvement mais non abstraites [de la matière] », la « [science] théologique s’occupe de ce qui est sans mouvement, abstrait et séparable [de la matière] ». Et Boèce de conclure qu’ « il faudra donc s’appliquer aux réalités naturelles rationnellement, aux objets mathématiques scientifiquement, aux réalités divines intellectuellement » (trad. A. Tisserand). En distinguant ainsi un type d’objet et un mode de connaissance qui lui soit approprié, Boèce ouvre la voie à une réflexion, visible notamment chez certains maîtres de l’école de Chartres (Gilbert de Poitiers, Thierry de Chartres), sur l’autonomie de la théologie."

    "Il revint à Origène d’avoir explicité, à la suite de Philon d’Alexandrie [~ 25 av. J.-C. - ~ 40 apr. J.-C.], les règles exégétiques favorisant une telle lecture des textes de l’Ancien Testament et d’avoir bâti une théorie herméneutique d’une grande portée. En distinguant le sens littéral d’un texte de son sens intellectuel ou spirituel (aux côtés d’un troisième sens, le sens moral), Origène se donne les moyens de résoudre les difficultés de lecture posées par les textes bibliques essentiellement discontinus et hétérogènes. Mais, surtout, il centre le texte biblique sur la révélation de Dieu dans le Christ : avant d’être une religion du livre, le christianisme est la révélation d’une personne, le Christ, Parole qui se fait chair. Aussi, pour les chrétiens, les textes de l’Ancien Testament n’ont de sens que dans la mesure où ils peuvent être lus spirituellement et rétroactivement, à partir de l’événement du Dieu fait homme, comme la révélation du Christ.

    Origène voit d’ailleurs dans l’épisode du voile que, quand il descendait du Sinaï où il avait contemplé Dieu, Moïse mettait sur son visage, une figuration de la distinction du sens littéral et du sens spirituel de l’Écriture. Une interprétation littérale s’enfermera dans ce que le texte énonce déjà : les Hébreux n’auraient pas supporté de voir la gloire de Dieu qui resplendissait sur le visage de Moïse. Une lecture spirituelle, qu’Origène appuie sur la Deuxième Lettre aux Corinthiens (2 Co 3, 16), fait du voile la figuration des impasses d’une lecture littérale de l’Écriture : elle empêche de voir Jésus. L’Écriture figure ainsi le dépassement de sa propre lettre et la nécessité de comprendre que Jésus est celui qui la dé-voile. La méthode de lecture des Écritures nous est enseignée par les Écritures elles-mêmes ; et cette méthode consiste à partir du Nouveau Testament pour expliquer l’Ancien : les Écritures éclairent les Écritures. Mais, en se faisant le médiateur de cette auto-explication des Écritures par elles-mêmes, la foi se dégage de la simple littéralité des textes : elle s’explicite aussi pour elle-même."

    "Disqualification paulinienne de la sagesse grecque : à ceux qui recherchent la sagesse (sophia), Paul oppose le « langage de la croix » (1 Co 1, 18) qui, aux yeux du monde, n’est que folie. Puisque la « folie de Dieu » est plus sage que les hommes et que « la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu » (1 Co 3, 19), aucun langage commun ne pouvait être établi entre le christianisme et la sagesse grecque. Tatien en déduisit un rejet total de la philosophie, qu’il considère comme mensongère et immorale (Ad Graecos). À sa manière, Tertullien tire les conclusions d’une telle incompatibilité : « Quoi de commun à Athènes et à Jérusalem ? Quoi de commun à l’Académie et à l’Église ? » (De praescriptione, VII, 9, SC 46, p. 98). Chez lui, il ne s’agit pas d’abord d’une dichotomie entre deux cultures, mais d’un divorce entre le contenu de la foi et la rationalité : « Le Fils de Dieu est mort ? Il faut y croire parce que c’est absurde » ; quant à sa résurrection, elle « est certaine parce que c’est impossible » (De carne Christi, V, 4, SC 216, p. 229)."

    "Pour écrire le Phèdre, par exemple, Platon se serait inspiré de la Bible (Origène, Contre Celse, VI, 19, SC 147, p. 224-229), dont il aurait eu connaissance lors de son séjour en Égypte en même temps que Jérémie (Augustin, De Doctrina Christiana, II, xxviii, 43, BAug 11, p. 307). D’une manière plus générale, on affirma l’antériorité chronologique des Écritures sur les textes de la culture grecque : par ce biais, on expliquait les similitudes en même temps qu’on fondait la supériorité de la Bible sur son antiquité."

    "Face à une pensée concevant le cosmos comme provenant de l’Un par émanation (Plotin et le néoplatonisme), ou comme le produit d’une fabrication effectuée par un démiurge (Platon, Timée) dont les intentions ne sont pas toujours bonnes (la gnose et le manichéisme), il fut nécessaire de penser le monde comme création d’un Dieu bon. L’idée de création ex nihilo (Dieu ne produit pas le monde en transformant une matière préexistante mais à partir de rien), déjà présente dans l’Ancien Testament (Pr 8, 22-31 et surtout 2 M 7, 28), est formulée dans le Pasteur d’Hermas (I, 1, 6, SC 53, p. 79 : « Tu as fait [passer] toutes choses du néant à l’être ») et reprise par Irénée (Adversus Haereses, IV, xx, 1, p. 468), Théophile d’Antioche (À Autolycus, II, 4, SC 20, p. 103), Clément d’Alexandrie (Protreptique, IV, xliii, 3, SC 2 bis, p. 65), etc. Malgré ses difficultés conceptuelles indéniables – notamment parce qu’elle fait buter la pensée sur ses propres limites et qu’elle fait du mal un problème inexplicable –, cette thèse totalement inédite permit de se démarquer tant du panthéisme grec (le monde n’est pas Dieu) que de la gnose (la matière n’est pas l’œuvre d’une puissance méchante à laquelle il faudrait se soustraire par la connaissance)."

    "Au Ier concile de Nicée (325), on prit la décision d’introduire dans la confession de foi le concept non biblique d’homoousie. Ce terme, provenant directement de la philosophie néoplatonicienne (dans laquelle il désigne la parenté de l’âme avec les réalités divines – cf. Plotin, Traité, 2 [= Ennéades, IV, 7], 10, 19 ; Jamblique, Mystères d’Égypte, 3, 21) et, par elle, des spéculations de Platon, d’Aristote et des Stoïciens sur l’essence (ousia), fut utilisé dans le cadre des polémiques contre l’arianisme pour désigner le fait que le Fils, par lequel le monde est sauvé, ne peut pas être une créature de Dieu, mais Dieu lui-même : il est consubstantiel au Père. Par cette décision, la philosophie grecque entrait dans l’expression que l’Église donnait à sa propre foi."

    "Tout en faisant, comme Clément, de la gnose l’accomplissement de la foi, Origène se démarque de lui dans son appréciation de l’héritage grec. Le don de la philosophie aux Grecs n’est pas pour lui comparable à l’alliance de Dieu avec les Hébreux : la philosophie n’est pas un autre testament. Il lui reconnaît cependant une utilité, qu’il expose par une interprétation du livre du Deutéronome (21, 10-13) dont la postérité médiévale sera importante : le guerrier qui voudra épouser une prisonnière devra lui raser la tête et lui couper les ongles ; de même dans l’utilisation de la philosophie grecque : il faut l’émonder de ce qui, en elle, est mort et inutile (Homélies sur le Lévitique, VII, 6, SC 286, p. 349). La foi est donc, comme chez Clément, un préalable et une règle. Au philosophe Celse se moquant des fables absurdes du christianisme et de la crédulité des chrétiens, Origène répond de manière aristotélicienne en réévaluant la foi (pistis) que le platonisme, l’école à laquelle Celse se rattache, considère comme un mode inférieur de connaissance. La raison ne peut tout démontrer et la foi comporte une dimension pragmatique indéniable – le choix d’une école de philosophie s’opère toujours sur la base d’une croyance : on préfère toujours telle école à telle autre (Contre Celse, I, 10, SC 132, p. 103). Le christianisme, lui, assume cette prévalence de la foi sur la raison.

    La foi n’est toutefois qu’un préalable : les apôtres « ont transmis très clairement à tous les croyants, même à ceux qui semblaient trop paresseux pour s’adonner à la recherche de la science divine, tout ce qu’ils ont jugé nécessaire. Mais les raisons de leurs assertions, ils ont laissé la tâche de les rechercher à ceux qui mériteraient les dons les plus éminents de l’Esprit » (Traité des Principes, Préface, 3, SC 252, p. 79). Il y a ainsi, pour Origène, une grande différence entre « croire simplement en Dieu » et « connaître Dieu » (Commentaire sur saint Jean XXIX, iii, 16, SC 290, p. 55). La foi des simples est suffisante et repose sur un langage (les paraboles et les miracles) qui leur est proportionné. « Il faut que soient sauvés même les plus simples, qui s’adonnent de leur mieux à la piété » (Contre Celse, VI, 13, SC 147, p. 211). Mais la connaissance est meilleure que la foi : ceux que la samaritaine a convertis au Christ par ses paroles (cf Jn 4, 39) « renient la foi due aux paroles de la femme, car ils ont trouvé mieux qu’elle : c’est d’entendre le Sauveur lui-même. [...] Mieux vaut marcher par la vue que par la foi » (Commentaire sur saint Jean, XIII, liii, 352-353, SC 222, p. 229-231)."

    "Pour Augustin, croire et comprendre sont deux actes différents : il y a des choses que nous comprenons sans les croire et d’autres en lesquelles nous croyons sans pouvoir les comprendre. [...] « Il faut comprendre pour croire et croire pour comprendre » (Homélies, 43, 9 : « Intellige ut credas, crede ut intelligas »)."

    "Augustin jette les bases de ce que les scolastiques nommeront théologie : la foi est à la recherche de sa propre compréhension et, à cette fin, utilise les arts libéraux hérités de la culture antique. La distinction augustinienne de la science (scientia) et de la sagesse (sapientia) s’approche au plus près d’une compréhension réflexive d’une telle intelligence de la foi : « La connaissance intellectuelle des réalités éternelles relève de la sagesse, tandis que la connaissance rationnelle des réalités temporelles relève de la science » (De Trinitate, XII, xv, 25, BAug 16, p. 256). Cependant, la science ne porte pas sur tout ce que l’homme peut savoir, mais « seulement sur ce qui engendre, nourrit, défend et fortifie la foi très salutaire qui conduit à la vraie béatitude » (XIV, i, 3, BAug 16, p. 349). De son côté, la sagesse, portant sur le principe de tout savoir et de tout bien, vise l’éternel et la béatitude."

    "Face à des universités le plus souvent réticentes à l’égard d’un retour aux sources, des institutions concurrentes sont créées dans le but explicite de faciliter l’accès aux textes originaux : Collège des jeunes Grecs (Rome, 1513), Collège trilingue (Louvain, 1517), Collège des Lecteurs royaux, futur Collège de France (Paris, 1530). Les nouvelles traductions et les éditions critiques des diverses versions du texte biblique constituèrent le point d’aboutissement de cette appropriation des langues de la Révélation."

    "En affirmant que « l’expérience seule fait le théologien » (WA Tr I, n. 46, p. 16), Martin Luther [1483-1546] opte délibérément pour une définition existentielle de la théologie. Cette position recouvre d’abord un refus de l’usage de la philosophie et de ses catégories pour penser la relation à Dieu. La philosophie aristotélicienne et, plus largement, la théologie scolastique imprégnée de cette pensée concentrent les attaques de Luther, notamment dans la Controverse sur la théologie scolastique de 1517 (prop. 43-44) : « C’est une erreur de dire : on ne devient pas théologien sans Aristote. Contre l’opinion commune. Bien au contraire, on ne devient pas théologien, sinon sans Aristote » (WA I, 226).

    La critique met tout d’abord en cause l’usage de concepts scolastiques et, en définitive, aristotéliciens, pour comprendre l’Écriture : la catégorie aristotélicienne de substance vise l’essence interne et intemporelle des choses. Mais, dans l’Écriture, substantia ne désigne pas une essence ou une quiddité, mais une relation historique à quelque chose d’externe à soi, à un appui extérieur. Dans le cadre d’une problématique philosophique, la richesse est l’essence même du riche, tandis que, pour l’Écriture, la richesse est l’existence même du riche, par laquelle il s’appuie et se fonde, de manière temporelle et historique, sur des biens externes (WA 3, 419-420). De ce point de vue, la philosophie est incapable de fournir par elle-même les moyens de compréhension de l’incarnation : « En théologie il est vrai que le Verbe s’est fait chair ; en philosophie, c’est tout simplement impossible et absurde. L’énoncé “Dieu est homme” ne répugne pas moins [i.e. est aussi absurde] que si tu disais “l’homme est âne” » (controverse De divinitate et humanitate Christi de 1539, WA 39/2, 2). L’identité de Verbum et de caro, impossible pour la philosophie, est pourtant posée par l’Écriture.

    Tout en reconduisant la philosophie à une fonction essentiellement propédeutique (WA 56, 371-372), cette critique porte aussi sur la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu, c’est-à-dire sur la capacité de la raison à remonter du fini vers l’infini et donc sur le concept, central dans de nombreuses théologies médiévales, de l’analogie. Ce terme désigne le rapport réglé existant entre Dieu et la connaissance que l’homme en acquiert. Il y a analogie quand ce rapport satisfait à la fois à l’exigence de la transcendance absolue de Dieu, qui par nature est toujours au-delà de ce que nous pouvons en penser et en dire, et à l’impératif de conserver une forme de pertinence au discours de la foi. De l’homme à Dieu, les concepts ne sont ni totalement univoques ni totalement équivoques, mais réglés par une certaine analogie, dont la définition exacte constitue un des enjeux majeurs de la théologie au Moyen Âge.

    Or, par sa critique de la philosophie scolastique, Luther conteste l’effort de la raison pour remonter à Dieu à partir de ses œuvres. Il n’y a là qu’une théologie de la gloire, à laquelle il faut opposer une théologie de la Croix."

    "Il revient à l’oratorien R. Simon, vraisemblablement influencé par le texte de Spinoza, de fonder l’exégèse critique, en s’affranchissant des orientations politiques, philosophiques et théologiques des travaux spinozistes et en s’attachant scientifiquement à la lettre même du texte. Parue en 1678, mais immédiatement saisie, suite à l’intervention d’un Bossuet effrayé par la seule lecture de la table des matières affirmant que « Moïse ne peut être l’auteur de tout ce qui est dans les livres qui lui sont attribués », son Histoire critique du Vieux Testament renonce à une approche surplombante ou dogmatique du texte et s’en remet à une étude qui, analytiquemenent, extrait le sens des éléments du texte. Réimprimé en 1680 et réédité en 1685 aux Provinces-Unies, le livre de Simon put exercer une influence profonde sur nombre de biblistes, notamment allemands (Semler et Herder, par exemple)."

    "La création en 1886 (en raison de la radiation du budget de l’État de la faculté de théologie) de la Ve section de l’École pratique des Hautes Études consacrée aux sciences religieuses assure à la connaissance de l’histoire et des textes bibliques une indépendance institutionnelle à l’égard du magistère."

    "Spinoza (Traité théologico-politique, I, 18-19, et IV, 10) fait l’éloge du Christ : il est le philosophe suprême, la voix de Dieu et la voie du salut, au point que, honorée par le Christ, la philosophie est digne de lui et doit aussi se mettre à son école."

    "La théologie naturelle constitue [pour Barth] une véritable négation de la révélation de Dieu : l’homme ne peut parler de Dieu qu’à partir de la parole de Dieu et il ne peut connaître Dieu que par Dieu. Cette position radicale, en conflit ouvert avec les déclarations du Concile de Vatican I et, plus largement, avec la théologie catholique, se concentre sur la doctrine de l’analogia entis, pour laquelle, une ressemblance de l’homme avec Dieu subsistant dans le monde déchu, il n’est pas impossible de rejoindre Dieu par la nature elle-même. D’où la déclaration célèbre de K. Barth : « Je tiens l’analogia entis pour une invention de l’Antéchrist et j’estime que c’est à cause de cela qu’on ne peut devenir catholique. À quoi je me permets d’ajouter que toutes les autres raisons qu’on peut avoir de ne pas se faire catholique me paraissent puériles et de peu de poids » (KD, I/1, p. xii)."

    "Heidegger est sans doute celui qui a poussé le plus loin la dénonciation des connivences de la théologie avec la métaphysique. Cette dénonciation consiste essentiellement à dégager la structure ontothéologique de la métaphysique par laquelle la question de l’être fut purement et simplement oubliée par les philosophes eux-mêmes. En s’interrogeant, en effet, sur la question de l’être, la métaphysique dépasse certes l’étant pour en chercher l’essence, mais ce dépassement s’opère au profit d’un étant suprême (Idée chez Platon, Essence chez Aristote, etc.). La métaphysique est à la fois ontologie, au sens où elle s’intéresse aux propriétés les plus générales de l’être, et théologie, au sens où elle cherche à fonder l’étant dans son être en recourant à une cause première, à une raison ultime, fondamentale et fondatrice. Ce faisant, la métaphysique oublie la question de l’être et escamote la différence de l’être et de l’étant. Aux yeux de Heidegger, la théologie chrétienne est essentiellement tributaire de cette histoire de la métaphysique comprise comme histoire de l’oubli de l’être. En faisant de l’être le nom propre de Dieu, Thomas d’Aquin assume ainsi totalement cette structure ontothéologique de la métaphysique. Mais, en même temps, il s’avère tributaire d’une conception philosophique de Dieu telle que Dieu est reconduit et réduit aux concepts que nous en avons. De ce point de vue, l’entrée de Dieu en métaphysique ne peut conduire qu’à la mort de Dieu, c’est-à-dire à la reconnaissance du fait que ce Dieu-là n’est qu’une idole.

    En affirmant que « Dieu et l’être ne sont pas des concepts identiques, et [que] je ne tenterais jamais de penser l’essence de Dieu au moyen de l’être » (Poésie, GA, 13, 60-61), Heidegger fixe un programme à la théologie : penser un Dieu sans recourir à l’être (É. Levinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, 1982), un Dieu qui n’a pas besoin d’être pour aimer (J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris, 1982) ou qui est Vie (M. Henry, C’est moi la vérité, Paris, 1996)."
    -Thierry Bedouelle, La théologie, PUF, coll. "Que sais-je", 2ème édition, 2009.



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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