https://fr.wikipedia.org/wiki/Carlos_L%C3%A9vy
"Le scepticisme est plutôt le produit d’un certain nombre de traditions, différentes et même antagonistes, qui n’ont été unifiées que de manière incomplète et tardive, au prix d’un certain nombre de contresens, le plus célèbre étant peut-être celui qui s’exprime par l’équation : « scepticisme égal pyrrhonisme ». [...] Manipulation, pour le moins contestable, par laquelle Énésidème et, après lui, Sextus Empiricus transformèrent Pyrrhon en inventeur de l’authentique pensée sceptique. Ce que l’on appelle communément « scepticisme » résulte en fait de trois mouvements qu’il convient absolument de distinguer : la négation radicale du sens du monde qui semble avoir caractérisé le pyrrhonisme originel ; la mise en doute de la possibilité de la connaissance, qui fut le fait de la Nouvelle Académie ; l’articulation problématique des deux, réalisée par Énésidème, qui donna naissance au néo-pyrrhonisme, dont Sextus Empiricus fut le propagateur efficace et probablement plus original qu’on ne l’a longtemps cru."
"Réalité historiquement déterminée, le scepticisme présentait, par sa prétention à être une forme structurée dépourvue de tout contenu dogmatique, une plasticité qui en fit un instrument privilégié de la symbiose entre l’hellénisme et les mondes culturels avec lesquels celui-ci se trouva en contact. Aucun de ces deux passeurs de génie que furent Cicéron et Philon d’Alexandrie ne fut sceptique comme l’avaient été les maîtres de l’Académie ou du pyrrhonisme. Mais le premier utilisa l’enseignement de son maître néo-académicien, Philon de Larissa, à la fois comme moyen d’expression de sa distance romaine par rapport au monde des écoles grecques et comme instrument d’évaluation critique des doctrines philosophiques, dans la recherche d’une connaissance probable du monde. Le second, lui, réalisa une jonction d’une incroyable audace entre le scepticisme et le monothéisme, jetant ainsi les bases de la théologie négative et du fidéisme, qui devint l’une des grandes composantes de la pensée de l’Occident."
"L’identité sceptique ne s’autodéfinit explicitement qu’avec l’apparition du néo-pyrrhonisme, au Ier siècle av. J.-C. Ni skeptikos ni aucun autre terme de cette famille ne figure, à une exception près, que nous considérons comme non significative, dans les fragments de Pyrrhon, pas plus que nous ne les trouvons dans les exposés de la philosophie néo-académicienne qui nous sont parvenus."
"Il y a deux manières d’aborder la personnalité et la pensée de Pyrrhon. La première fait de lui la figure emblématique de tout le scepticisme, lequel n’aurait donc constitué qu’une série de variations sur le socle qu’il avait défini. Cette interprétation, qui a ses lettres de noblesse, puisqu’elle fut notamment celle de Pascal, trouve son origine dans le fait que la redécouverte, à la Renaissance, de l’œuvre de Sextus Empiricus contribua puissamment à la diffusion de l’idée que celui-ci, après Enésidème, fondateur du néo-pyrrhonisme, défendait – à savoir, celle de l’identité substantielle du pyrrhonisme et du néo-pyrrhonisme. Il revient à Victor Brochard d’avoir, le premier, ébranlé cette certitude, dans des pages lumineuses qui ont révolutionné la perception de Pyrrhon, puisqu’il aboutissait à la conclusion que « le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort peu pyrrhonien ». La lucidité de Brochard tarda cependant à s’imposer, et il fallut un second coup de boutoir pour que le mythe de la parfaite continuité entre pyrrhonisme et néo-pyrrhonisme fût mis à mal d’une manière que l’on peut espérer définitive. Dans sa puissante réflexion sur Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche a interprété le pyrrhonisme originel comme une tentative radicalement neuve pour ruiner l’ontologie, la pensée de l’être, telle qu’elle avait été élaborée par Platon, puis par Aristote. Dans le Théétète (181 a - 183 b), Socrate critique ce qu’il appelle la thèse de l’instabilité – autrement dit, l’implosion du langage à partir du moment où tout ce qui existe serait supposé être en perpétuel changement. Substituer l’apparence à l’être, une apparence qui, précisément, ne renverrait à aucun être, tel aurait été selon Conche le projet de Pyrrhon, en réponse à la critique que fait Aristote, dans le livre IV de la Métaphysique, de penseurs qui affirmaient que deux thèses contradictoires pouvaient être également vraies. Leur identité demeure, aujourd’hui encore, très controversée, même s’il est probable qu’il s’agit des Mégariques. Il a été affirmé, non sans raison, que la ressemblance entre Pyrrhon et les philosophes critiqués par Aristote ne serait que superficielle. Néanmoins, on peut se demander si Pyrrhon n’a pas interprété cette réfutation aristotélicienne comme une réaction, à ses yeux inacceptable, contre une première tentative pour ébranler l’ontologie. Les ressemblances sont, en tout cas, assez frappantes. Pourquoi, demande Aristote, s’ils estiment que tomber dans un précipice est une chose également bonne et non bonne, évitent-ils d’y tomber ? Pour lui, la nature est porteuse de sens et elle contredit par l’épreuve de l’action ceux qui prétendent l’annihiler. Ce que Pyrrhon va montrer, au contraire, à la fois par son enseignement et par sa vie, c’est que la nature n’est rien d’autre qu’un ensemble d’apparences contradictoires, qu’elle n’a rien qui puisse conforter l’homme dans sa quête de l’être. Loin d’être un simple négateur de la possibilité de connaître, Pyrrhon aurait donc été, dans l’interprétation de Conche, assez majoritairement acceptée aujourd’hui, celui qui voulut ruiner l’entreprise philosophique en elle-même, dans sa recherche de ce qui est constant, et le premier penseur radicalement nihiliste. Quel fut donc le personnage auquel est prêtée une telle ambition ?
Pyrrhon fit l’expérience par lui-même du caractère éphémère de ce qui pouvait sembler pérenne. Il naquit entre 365 et 360, à Élis, petite bourgade proche d’Olympie. En 340, quand il était âgé d’au moins 20 ans, Platon était encore en vie. On peut penser qu’il fut, comme tous ses contemporains, frappé par la rapidité avec laquelle la monarchie macédonienne mit fin au système politique, qui, depuis des siècles, caractérisait la Grèce, ruinant, notamment, l’espoir que les Athéniens avaient conçu de la perpétuation de leur démocratie. Peintre sans ressources, Pyrrhon ne se montra pas réticent à accepter cet état nouveau des choses, puisqu’il participa à l’expédition d’Alexandre, ce qui lui permit de découvrir que les Grecs n’étaient pas les seuls à prétendre incarner la sagesse. En Inde, il admira ces hommes que les Grecs appelaient « gymnosophistes » (littéralement, « les sages nus ») : ils avaient acquis une maîtrise de leur âme et de leur corps suffisante pour se laisser immoler par le feu sans proférer une seule plainte. Nous savons qu’un autre philosophe, le Cynique Onésicrite, avait été frappé par le suicide d’un Indien, Calanus, qui, devant Alexandre et ses soldats, mit lui-même le feu à son bûcher et affronta la mort dans un silence absolu. Diogène Laërce dit que ce contact avec l’Inde fut important à Pyrrhon pour élaborer sa pensée, et il semble incontestable qu’il y eut là une influence significative, même si elle demeure difficile à évaluer. De nombreux rapprochements ont été faits avec des écoles de pensée bouddhistes, mais ils demeurent sujets à caution."
"Par Bryson, il connut sans doute la tradition mégarique, courant dialecticien se rattachant à Socrate, qui opposait à l’inconsistance du monde la réalité ontologique du Bien-Dieu. L’originalité de Pyrrhon par rapport aux Mégariques sera de faire résider la divinité non pas dans l’épaisseur ontologique du monde, mais dans le reflet de son néant. Son autre maître, Anaxarque, avait fait partie lui aussi de l’expédition d’Alexandre, envers qui il montra une extrême complaisance, utilisant comme argument que tout ce que fait le détenteur du pouvoir politique est légitime. Par Anaxarque, Pyrrhon connut la tradition démocritéenne de critique des qualités sensibles du monde, représentée par son quasi-contemporain, Métrodore de Chio, dont une formule devint célèbre avant même l’existence autonome du scepticisme. La voici dans la version qui nous en a été donnée par Cicéron (Luc., 73) : « J’affirme que nous ne savons pas si nous savons quelque chose ou si nous ne savons rien, et que nous ne savons même pas s’il existe un ignorer et un connaître, et plus généralement s’il existe quelque chose, ou s’il n’existe rien. » Ce n’est donc pas par hasard que Démocrite est celui qui se trouve le moins maltraité dans l’œuvre de Timon de Phlionte, le fidèle disciple de Pyrrhon.
Rentré chez lui, à Élis, il vécut avec sa sœur, qui était sage-femme et qui se mettait souvent en colère contre lui, ce que l’on peut comprendre. Sa vie, telle qu’elle nous est présentée par divers témoignages, présente deux aspects, difficilement conciliables à première vue. D’un côté, il se comportait en citoyen exemplaire, acceptant de participer avec un parfait conformisme à la vie de la cité, ce qui lui valut l’estime de ses concitoyens, lesquels n’hésitèrent pas à le nommer à la prêtrise suprême, fonction que l’on jugerait aujourd’hui surprenante s’agissant d’un philosophe réputé sceptique. Lorsque le géographe Pausanias visita Élis au IIe siècle de notre ère, il y vit encore sur la place du marché une statue de Pyrrhon. Mais, en même temps, ce citoyen modèle se conduisait parfois de manière bien étrange, ne faisant rien pour éviter les chariots ou les chiens qu’il rencontrait sur son chemin, ou prétendant continuer sa route sans tenir compte du précipice, jusqu’au moment où l’intervention secourable d’un ami lui évitait une mort probable, ce qui lui permit de vivre fort vieux."
"Le texte désormais reconnu comme fondamental pour la connaissance de la pensée de Pyrrhon et qui, à ce titre, fait l’objet de minutieuses discussions, se trouve chez Aristoclès de Messène, philosophe péripatéticien que l’on s’accorde maintenant à dater du Ier siècle av. J.-C. Aristoclès lui-même cite Timon, notre meilleure source pour la connaissance du pyrrhonisme originel (frg. 53, Decleva-Caizzi) :
« Son disciple Timon dit que celui qui veut être heureux doit prendre en compte les trois points suivants : d’abord, quelle est la nature des choses ? Ensuite, dans quelle disposition devons-nous nous trouver à leur égard ? enfin, quel sera leur résultat pour ceux qui se comportent ainsi ? Pour ce qui est des choses, il dit qu’elles sont selon Pyrrhon également indifférentes, instables et indéterminées, et que par conséquent ni nos sensations ni nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Pour cette raison, il affirme donc qu’il ne faut pas se fier à elles, mais rester sans opinion, sans inclination, sans ébranlement, disant à propos de chacune d’entre elles qu’elle n’est en aucune manière plus qu’elle n’est pas, ou bien qu’elle est et qu’elle n’est pas, ou bien que ni elle n’est ni non plus elle n’est pas. Pour ceux qui sont dans une telle disposition, Timon dit qu’il en résultera d’abord le silence (aphasia), puis l’absence de trouble. » Ce texte inaugure un thème majeur de la philosophie hellénistique, celui de la relation mimétique qui doit s’instaurer entre l’homme et le monde. Dans le stoïcisme, par exemple, il s’agit, en devenant sage, d’acquérir une rationalité en tout point aussi parfaite que celle de la nature. Chez Pyrrhon, le même processus conduit à être aussi indifférent que l’est le monde."
"Parce que tout est apparence, celle-ci légitime une parole univoque, à condition qu’elle soit, avant le silence, l’ultime expression de la renonciation à l’être, l’effort dernier pour, selon l’expression de Pyrrhon, « se dépouiller de l’homme », comme on enlève un vêtement que l’on a enfilé par erreur. « Se dépouiller de l’homme » – autrement dit, instaurer le vide apathique, la renonciation à toute sensation, à tout sentiment, à tout sens, comprendre que la mort elle-même n’est pas une solution, puisque l’égale valeur/non-valeur de la vie et de la mort implique paradoxalement de rester en vie : le suicide signifierait une préférence forte de la vie par rapport à la mort, alors même que l’ascèse du philosophe pyrrhonien le conduit à être un mort-vivant, « apathique » comme l’est un mort, mais donnant l’apparence de la vie, comme tous les vivants.
Imiter le monde en son apparaître, et donc dans son non-être, cela impliquait de transformer en profondeur le langage, forgé par les hommes pour exprimer la sotte aspiration à trouver l’être sous-jacent à l’apparaître."
"À ceux qui comprendront que derrière l’apparence il n’y a rien d’autre que l’apparence, il promet d’abord le silence (aphasia) puis la sérénité. Cette aphasie pyrrhonienne a d’autant plus surpris que ni Pyrrhon ni Timon ne se sont jamais eux-mêmes engagés dans une ascèse du silence. Elle doit donc, selon toute probabilité, être comprise comme la renonciation à dire ce que sont les choses, à scruter dans le monde un sens dont il n’est pas porteur. Quant à l’ataraxie, elle n’était elle-même qu’un jalon vers ce qui constituait, si l’on en croit Cicéron, la fin dernière pour Pyrrhon, l’apathie : non pas rester serein face au monde, mais ne même plus sentir sa présence, puisqu’il n’est pas et que nous ne sommes pas."
"Timon illustra la pensée de son maître avec une grande violence polémique, notamment dans ses Silles, et il nous est impossible de déterminer si, tout au long d’une vie fort longue – il vécut quatre-vingt-dix ans –, il introduisit de réelles modifications conceptuelles. Nous avons des informations contradictoires sur ce que devint le pyrrhonisme après lui. Diogène Laërce (IX, 115-116) fait état d’une tradition, défendue par le médecin Ménodote, selon laquelle il n’aurait pas eu de successeur, jusqu’à la restauration du pyrrhonisme par Ptolémée de Cyrène, probablement médecin lui aussi, vers 100 av. J.-C. Selon une autre tradition, il aurait eu au moins quatre successeurs, dont l’un, victime d’une fausse accusation, se serait laissé mettre en croix sans un mot de protestation, poussant ainsi jusqu’à ses ultimes conséquences l’enseignement de Pyrrhon. On s’accorde à reconnaître qu’il n’exista pas véritablement d’école pyrrhonienne, mais bien un courant de pensée dont les représentants ne jouèrent pas un rôle important dans le monde de la philosophie, au point que Cicéron inclut le pyrrhonisme parmi les doctrines disparues sans laisser de trace. C’est Énésidème qui, au Ier siècle av. J.-C., se fixe comme projet de ressusciter la tradition pyrrhonienne."
"De Platon qui fonda l’Académie en 387 av. J.-C. à Philon de Larissa qui en fut le dernier scholarque, puisqu’il dut quitter Athènes en 88 av. J.-C., pour se réfugier à Rome, en raison du siège de sa ville par Mithridate, l’école continua à fonctionner selon des modalités institutionnelles qui étaient grosso modo identiques. Arcésilas et, après lui, tous les maîtres de l’Académie aujourd’hui définie comme sceptique, se percevaient exclusivement comme des Académiciens – autrement dit, comme des philosophes de tradition platonicienne. Platon lui-même n’avait jamais construit un système, au moins au sens hellénistique du terme, et il avait laissé dans son école une grande liberté à l’expression d’opinions qui n’étaient pas les siennes. Ses premiers successeurs, ceux qui formèrent l’Ancienne Académie (Speusippe, Xénocrate, Cratès, Polémon), se préoccupèrent surtout de reformuler la pensée de Platon de façon à ce qu’elle fût en mesure d’affronter les critiques formulées à son encontre par Aristote. Pour ces penseurs, renoncer à des points essentiels du platonisme, comme la doctrine des Idées qu’ils remplacèrent par les Nombres, ou les Idées-Nombres, ne faisait pas problème à partir du moment où ils avaient le sentiment de préserver l’essentiel – autrement dit, le sens platonicien de la transcendance. C’est un peu le même état d’esprit qui permet de comprendre qu’Arcésilas n’ait pas eu le sentiment de rompre par rapport à Platon, mais qu’il se soit inscrit dans une certaine continuité par rapport à celui-ci. Diogène Laërce (IV, 32) dit en effet qu’il semble l’avoir admiré et qu’il avait acheté son œuvre. Il est probable qu’il se sentait encore plus en phase avec la personnalité de Socrate dont la méthode de réfutation lui apparaissait comme l’annonce de la pensée systématique du doute qu’il allait mettre en œuvre. C’est ce que montre cette phrase qui lui est attribuée par Cicéron (Ac. post., I, 45) : « Arcésilas affirmait que rien ne peut être connu, pas même ce que Socrate s’était réservé : savoir qu’il ne savait rien. » Ailleurs (De oratore, III, 67), le Romain affirme que c’est dans les dialogues socratiques qu’Arcésilas avait trouvé l’idée de l’impossibilité de la connaissance. En réalité, il y a une différence de fond entre, d’une part, la pensée qui affirme n’avoir d’autre certitude que celle de son incapacité à connaître, et, d’autre part, le passage à un doute auquel rien, absolument rien ne peut échapper, pas même la certitude de l’ignorance. On peut contester l’interprétation sceptique qu’Arcésilas et ses successeurs donnaient de leur relation à Socrate et à Platon, mais il est impossible de nier qu’ils se sont perçus philosophiquement comme des acteurs de la tradition platonicienne et, en tout cas, comme des continuateurs de l’institution. Dans l’Antiquité même, les historiens de la philosophie essayèrent de trouver une solution à ce problème en distinguant plusieurs Académies : l’Ancienne, celle de Platon et de ses successeurs immédiats ; la Moyenne, celle d’Arcésilas ; la Nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque. Sextus Empiricus précise même que certains en ajoutaient une quatrième, celle de Philon de Larissa, et une cinquième, celle d’Antiochus d’Ascalon. On ne sait pas quand cette classification fut élaborée. Cicéron, témoin privilégié, puisqu’il fut l’élève de deux Académiciens, Philon de Larissa, le sceptique, et Antiochus d’Ascalon, le dogmatique, ne connaît, lui, qu’une distinction : celle entre l’Ancienne Académie, qu’Antiochus d’Ascalon prétendait ressusciter, et la Nouvelle, d’orientation sceptique."
"Arcésilas de Pitane (316 ? - 241 ? av. J.-C.)
Nous ne nous attarderons pas ici sur la personnalité de cet homme qui gagna l’estime de ses concitoyens et même de ses adversaires par sa générosité et son ouverture d’esprit. Ayant acquis une formation scientifique et philosophique complète, il suivit d’abord l’enseignement de Théophraste avant de se tourner vers l’Ancienne Académie de Crantor et de Polémon. Élu à la tête de l’école platonicienne, loin de pratiquer un quelconque exclusivisme, il conseillait à ses élèves d’aller écouter les philosophes des autres écoles. Il aurait pu se contenter de suivre la voie tracée par les successeurs de Platon, celle de la construction d’un platonisme systématique, mais, pour des raisons qui restent encore controversées, il décida d’effectuer un changement d’orientation. Le premier signe en fut la renonciation à l’écriture, au profit d’un enseignement purement oral, ce qui pouvait apparaître comme un retour à Socrate. À cette mutation, on a essayé de donner des raisons extérieures. La plus souvent invoquée, notamment par la philologie du XIXe siècle, fut l’influence de Pyrrhon. L’effort qui a été fait dans la seconde moitié du XXe siècle pour restituer le pyrrhonisme originel a rendu cette hypothèse beaucoup plus improbable. Il est vrai que Timon avait accusé Arcésilas d’avoir plagié son maître, mais une accusation venant d’un esprit satirique, pratiquant une malveillance à laquelle n’échappait que Pyrrhon, peut difficilement être considérée comme une preuve. Un autre adversaire d’Arcésilas, le Stoïcien dissident Ariston, parodia la description homérique de la Chimère, animal composé d’une tête de lion, d’un corps de chèvre et d’une queue de serpent, et écrivit, au sujet de l’Académicien (D.L. IV, 33) : « Devant, Platon ; derrière, Pyrrhon ; au milieu, Diodore. »
Contrairement à ce qui a été affirmé par Sextus Empiricus, ce vers ne signifie pas qu’Arcésilas aurait pratiqué un dogmatisme ésotérique, car, dans ce cas, on ne comprendrait pas le « devant Platon » qui signifie clairement que le platonisme est la partie apparente. En fait, Ariston prétendait que la philosophie de l’Académicien était une monstruosité philosophique, comparable à cet être composite qu’était la Chimère selon Homère. À en croire donc ce Stoïcien, Arcésilas n’aurait été platonicien que dans la partie antérieure, visible, de sa pensée. Le reste du corps serait composé de la dialectique de Diodore le Mégarique et, surtout, de la doctrine de Pyrrhon, située à l’arrière-train. Les témoignages de Timon et d’Ariston ne prouvent, en fait, qu’une seule chose : des philosophes qui, pour des raisons diamétralement opposées, combattaient Arcésilas avaient repris contre lui l’accusation de plagiat, très fréquente dans le monde des écoles philosophiques, pour tenter de le disqualifier, en assimilant sa mise en cause de toute certitude à l’indifférentisme pyrrhonien. Cette intervention de la polémique dans la vie des écoles ne doit pas être considérée comme un aspect mineur de la réalité philosophique athénienne. Omniprésente, souvent marquée par une évidente mauvaise foi, la polémique fut aussi un moteur permettant aux doctrines d’évoluer, par des phénomènes d’usure et d’osmose. En établissant ainsi un lien entre la Nouvelle Académie et le pyrrhonisme, Timon jetait une base qui, deux siècles plus tard, faciliterait la synthèse pratiquée par Énésidème entre les méthodes néo-académiciennes et une inspiration qu’il affirmait être pyrrhonienne. L’existence de cette dynamique n’ôte rien au fait qu’il existe une différence de fond entre la pensée d’Arcésilas et celle de Pyrrhon. Chez ce dernier, le concept de connaissance s’autodétruit, en quelque sorte, puisque celle-ci ne peut avoir d’objet dans un monde dépourvu de réalité ontologique. Pour Arcésilas, en revanche, il ne s’agit pas de disqualifier la volonté de connaître, mais bien d’installer les procédures aboutissant à la définition des limites de la connaissance. Pyrrhon juge absurde la prétention à connaître, comme tout ce qui relève de la prétention d’exister. Arcésilas semble avoir agi au nom d’une haute idée de la connaissance qu’il estime trahie par ceux qui prétendent connaître. Entre des philosophes d’inspiration aussi profondément différente, la ressemblance ne pouvait être que superficielle, ou résulter d’une argumentation polémique.
Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’hypothèse qui fait du doute généralisé d’Arcésilas la forme hyperbolique des précautions méthodologiques qu’il aurait vues mises à l’œuvre par son maître péripatéticien, Théophraste. On voit mal, en effet, comme une pensée scientifique, articulée à une métaphysique fortement dogmatique, aurait pu par simple évolution interne aboutir à la pensée du doute systématique. Aucun témoignage, en tout cas, ne permet d’étayer cette opinion. En revanche, nous parvenons mieux à entrevoir comment c’est dans la tradition platonicienne, envisagée dans sa totalité, qu’Arcésilas trouva, ou pensa pouvoir trouver, les fondements de l’orientation nouvelle qu’il donna à l’Académie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne rompit pas de manière éclatante avec ses maîtres de l’Ancienne Académie. Diogène Laërce dit même (IV, 22) que, lorsque Arcésilas quitta l’école de Théophraste, ceux-ci lui apparurent comme des dieux ou comme des êtres rescapés de l’âge d’or. On peut au moins supposer que le doute de la Nouvelle Académie, loin de constituer un rejet pur et simple de la métaphysique, lui apparut comme une sorte de produit dérivé de celle-ci. Quelques témoignages nous permettent d’aller dans la direction de ce qui semble être la moins improbable des interprétations. Un texte tardif, mais qui semble bien informé, les Prolégomènes à la philosophie de Platon2, affirme que les sceptiques de la Nouvelle Académie s’appuyaient sur un passage du Phédon (66 b), dans lequel il est dit que la présence de cette réalité mauvaise qu’est le corps empêche l’âme humaine de parvenir à la connaissance. Il y a, dans l’œuvre de Platon, quantité de passages de ce type, mais aussi des formules comme : « Dans la mesure où cela est possible à un homme », qui pouvaient donner naissance à une lecture sceptique de Platon, dans un contexte philosophique particulier, celui de la montée du naturalisme hellénistique. Les Stoïciens comme les Épicuriens pensaient qu’il n’existait pas d’impossibilité a priori pour l’homme de devenir aussi parfait qu’un dieu. Au contraire, en mettant systématiquement l’accent sur la faiblesse des sens et de l’entendement humain, Arcésilas pouvait avoir le sentiment de préserver une ancienne manière de philosopher, caractérisée par l’exigence de la recherche beaucoup plus que par l’illusion claironnante de la découverte. Au demeurant, il ne limitait pas cette pensée à Socrate et à Platon, il l’étendait à un grand nombre de Présocratiques, y compris Démocrite, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne se situait pas dans la tradition platonicienne. En procédant ainsi, il construisait une légitimation historique de sa propre pensée du doute, légitimation en apparence des plus contestables, mais qui ne prenait tout son sens que par opposition à ces nouveaux venus dans l’arène philosophique qu’étaient les dogmatiques absolus, notamment les Stoïciens. C’est cette dynamique qui permet d’échapper à une fable que nous ont transmise certains témoignages antiques hostiles à Arcésilas et qui fut amplifiée par saint Augustin avec toute la puissance de son génie : Arcésilas, à un moment où triomphait, avec Zénon, la confiance dans les sensations, aurait pratiqué un scepticisme de façade et réservé à un très petit nombre de disciples la connaissance de la doctrine métaphysique de Platon. Cette fable, sur laquelle nous reviendrons, a un mérite : elle établit une relation de cause à effet entre l’orientation nouvelle dont Arcésilas avait pris l’initiative et la montée du stoïcisme. Elle apparaît néanmoins comme une rationalisation a posteriori, erronée dans la mesure où elle ignore que c’est précisément l’apparition du dogmatisme stoïcien qui conduisit Arcésilas à privilégier chez Socrate et Platon tout ce qui semblait aller dans le sens de la transformation de la recherche en absolu. Cela ne signifiait pas pour autant nécessairement une renonciation totale à la transcendance. En affirmant la faiblesse de l’intellect humain, Arcésilas laissait exister en creux la possibilité, jamais explicitement assumée, que ce qui n’était pas possible pour l’âme dans ce monde le fût ailleurs.
Ce que nous savons de la pensée d’Arcésilas se résume à quelques fragments qui posent d’emblée un problème méthodologique. Ou bien on se limite à les analyser, à les évaluer en faisant comme si ce qui nous est parvenu correspondait à ce qui a existé, pari pour le moins risqué quand on connaît l’état très lacunaire de nos sources antiques, ou bien on tente de créer des articulations entre les témoignages textuels et un certain nombre de données explicites ou implicites qui tiennent à l’histoire des écoles et aux différentes traditions en jeu. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un risque à prendre, mais il nous semble qu’une approche à vocation globale mérite d’être tentée.
La grande innovation d’Arcésilas fut de concentrer toute sa pensée philosophique sur un seul concept, celui d’epochè peri pantôn, de suspension généralisée de l’assentiment. En d’autres termes, en aucune occasion l’être humain ne peut donner une approbation sans réserve, qui serait le signe d’une certitude indiscutable. Pour comprendre au moins l’une des composantes de ce concept, il faut auparavant se reporter à ce que le stoïcisme a apporté de neuf à la philosophie de la connaissance. Contrairement à la caverne platonicienne, le monde stoïcien est littéralement inondé de lumière. La Providence – autrement dit, la raison immanente au monde – a créé celui-ci pour être la demeure commune des hommes et des dieux ; elle a organisé les meilleures conditions pour que ces êtres de raison que sont les hommes, à la différence des animaux, se sentent chez eux dans le monde. Du point de vue de la connaissance, le principe est que la nature, loin de chercher à nous tromper, nous offre, en dehors de très rares circonstances liées à un état pathologique du sujet, comme l’ivresse ou la folie, des représentations exactes des objets. La représentation, la phantasia, est étymologiquement une projection de lumière (phôs) : elle éclaire de manière véridique un aspect du monde, avec une telle force qu’elle entraîne, disait Chrysippe, le sujet de la connaissance vers l’assentiment, de manière aussi irrésistible que si elle le tirait par les cheveux. Lorsque nous voyons, par exemple, une table devant nous, à moins de faire violence à la nature, nous donnons implicitement notre assentiment à la proposition : « Ceci est une table. » La représentation cataleptique, celle qui nous livre immédiatement une partie de la réalité de l’objet, a une qualité qui lui est particulière, une évidence (enargeia) que n’ont pas les représentations d’objets irréels, comme celles que l’on peut avoir dans les rêves ou dans les différents types de processus hallucinatoires. Elle se caractérise par trois éléments : la réalité – elle correspond à un objet existant – ; la conformité – elle lui est en tout point semblable – ; l’actualité – elle est telle qu’elle ne serait pas si elle provenait d’un objet irréel. L’information fournie par la nature est correcte, l’usage qu’en font les êtres humains le sera beaucoup moins, dans la mesure où cette information se trouve aussitôt intégrée à un système d’opinions erronées. Par exemple, celui qui voit la table ne dissociera pas cette représentation de critères esthétiques, économiques, utilitaires, etc., marqués par l’incertitude. L’opinion (doxa) a deux définitions dans le stoïcisme : elle est soit l’assentiment à une proposition fausse, soit un assentiment faible donné à une proposition exacte. L’assentiment (sunkatathesis) est un concept nouveau emprunté par Zénon, le fondateur de la doctrine, à cette opération fondatrice de la démocratie qu’est l’acte de voter. À tout moment de sa vie, le sujet se trouve devant un afflux de représentations auxquelles il doit implicitement ou explicitement donner ou refuser son assentiment. Celui-ci est à la fois une décision quant à l’exactitude de chaque phantasia et l’expression de la qualité de l’âme de celui qui assentit. Aucun assentiment ne peut être dissocié de la réalité matérielle qu’est, dans le stoïcisme, l’âme dont la sunkatathesis représente l’une des fonctions essentielles. Le sage, qui est identique aux dieux, si ce n’est qu’il ne possède pas l’éternité, représente la parfaite réalisation de la raison, qui est un système d’assentiments constitué en vérité.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la réfutation de cette doctrine par Arcésilas n’avait pas un caractère exclusivement épistémologique. Elle exprimait un désaccord absolu sur la relation de l’homme au monde. L’Académicien citait un vers d’Hésiode (TetJ, 42), dans lequel celui-ci affirmait que Zeus, furieux d’avoir été trompé par Prométhée, s’était vengé en dissimulant aux hommes les moyens de subsister (bion), mais il remplaçait ce terme par noon, mot signifiant « l’intellect ». Par cette transformation, il exprimait son désaccord profond avec le dogme stoïcien qui veut qu’il n’existe pas de différence substantielle entre la raison humaine et l’intellect divin, si ce n’est l’incapacité des hommes à faire un bon usage de ce qui leur est donné par la nature. Sans doute y avait-il dans cette substitution de noon à bion comme un écho de l’idée, chère à Platon, du rapport d’altérité de l’âme au monde. Arcésilas allait encore plus loin que Platon dans ce sens, puisque, si, dans la caverne platonicienne, des ombres sont perceptibles, lui-même soutenait que l’homme est entouré de ténèbres rendant toute connaissance sûre impossible. Il opposait ainsi à la parfaite luminosité de la nature stoïcienne la totale opacité qui, selon lui, caractérisait le monde. Dans une telle perspective, le stoïcisme a joué, semble-t-il, le rôle d’un catalyseur accentuant les virtualités pessimistes du platonisme, lequel se serait ainsi transformé en terreau d’une pensée proto-sceptique. Il est fort possible que, dans une telle orientation, un dialogue comme le Théétète ait joué un rôle particulièrement important.
Dans un passage du Lucullus (78), sans doute contestable historiquement, Cicéron restitue bien le climat de rivalité existant entre les deux philosophes, qui avaient été l’un et l’autre élèves d’un même maître, l’Académicien Polémon. Il montre Arcésilas soumettant Zénon à une dialectique serrée à propos de la représentation cataleptique et l’obligeant à ajouter à celle-ci la troisième clause, celle de l’actualité, stipulant qu’une telle phantasia est impossible à confondre avec une autre qui proviendrait d’un objet irréel (une hallucination, par exemple) ou d’un objet autre que le sien. La finalité dialectique de cette démarche paraît claire. En obligeant le Stoïcien à expliciter cette clause, Arcésilas choisissait l’angle d’attaque qui lui était le plus favorable, celui qui lui permettait de mieux mettre en lumière la différence existant entre son adversaire et lui. Il ne prétendait pas nier l’existence de représentations vraies et de représentations fausses, mais voulait montrer qu’en aucun cas il n’était possible d’affirmer avec une certitude absolue la correspondance entre une représentation et son objet. Ici encore, au cœur du débat on trouve des conceptions fondamentalement différentes du rapport au monde. Pour les Stoïciens, l’un des aspects de la parfaite rationalité de celui-ci est le principe d’individuation qui fait qu’il n’existe pas deux objets parfaitement semblables. S’ils n’allaient pas, comme les Épicuriens, jusqu’à affirmer que toutes les sensations sont vraies, ils considéraient que la responsabilité de la confusion entre deux représentations, événement rare selon eux, tenait à la pathologie du sujet, mauvais utilisateur de sa liberté, jamais à la nature elle-même. Arcésilas, lui, interprétait cette erreur comme le symptôme de la non-coïncidence immédiate entre le sujet et la nature. À partir de l’existence, admise par les Stoïciens eux-mêmes, de quelques erreurs, il aboutissait à la conclusion du caractère virtuellement erroné de tout objet de connaissance. Zénon, lui, ne pouvait pas admettre la mise en cause d’un critère qui pouvait sembler bien naïf, mais qui conditionnait à ses yeux la construction de tout l’édifice de la connaissance.
Si l’on cherche à reconstituer la manière dont Arcésilas avait construit sa théorie de l’epochè, on constate qu’il lui avait donné deux bases, correspondant l’une aux mécanismes de la représentation, l’autre à la disqualification de tout discours. Cette dernière s’appuyait sur le principe d’isosthénie des discours (AP, I, 45) : il est possible d’opposer à tout discours un discours de force égale disant exactement le contraire. Il est surprenant de voir un philosophe qui dirigeait l’école fondée par Platon reprendre à son compte un principe évoquant surtout la capacité des sophistes à soutenir le pour et le contre sur un même sujet. Il est fort peu probable, cependant, qu’Arcésilas se soit senti une vocation de continuateur d’Antiphon ou de Gorgias. Ce que Cicéron appelle son contra omnia dicere, sa capacité à contredire n’importe quel interlocuteur, apparaît surtout comme la forme radicalisée de l’elenchos socratique, la réfutation visant à débarrasser l’autre de l’illusion qu’il est détenteur de la vérité. Cet elenchos avait été transformé dans l’Ancienne Académie et dans le Lycée en un exercice de formation à la dialectique, dont le livre VIII des Topiques d’Aristote nous permet de comprendre le fonctionnement. L’originalité d’Arcésilas réside dans la systématisation d’une réalité qui existait avant lui.
En ce qui concerne sa critique de la représentation cataleptique, deux thèses s’affrontent : pour Pierre Couissin, Arcésilas avait comme unique finalité la subversion dialectique de la doctrine stoïcienne – autrement dit, il ne cherchait rien d’autre que d’utiliser des prémisses stoïciennes pour aboutir à des propositions absurdes. Pour A. M. Ioppolo, au contraire, cette dialectique n’était pas uniquement un jeu destructeur, elle exprimait des convictions propres à l’Académicien. Les deux thèses, à vrai dire, ne sont pas totalement inconciliables : Arcésilas s’est mis à parler le langage du stoïcisme, mais pour dire autre chose que les Stoïciens ; il a repris leurs concepts, non leur pensée. Nous ne savons pas exactement quels furent les arguments qu’il utilisa pour mettre en évidence le caractère incertain de nos représentations, car Sextus Empiricus se contente d’évoquer (Adv. Math., VII, 153) « des exemples nombreux et variés ». On peut simplement imaginer qu’il exploita des erreurs sensorielles, comme celles de la rame qui paraît brisée dans l’eau, ou de l’illusion, dans le rêve et dans les processus hallucinatoires, de se trouver devant des objets réels. Il a pu avoir recours également aux apories dialectiques, comme celle du menteur – le Crétois dit : « Tous les Crétois sont menteurs » dit-il vrai ou ment-il ? – ou du sorite, qui permet de passer insensiblement d’une qualification à la qualification opposée. Si une représentation fausse est presque semblable à une représentation vraie, une autre en sera encore plus proche, jusqu’à atteindre la parfaite identité. À partir de là, s’enclenchait le mécanisme qui aboutissait à la suspension générale du jugement. Puisque la raison fonctionne avec des données des sens et que celles-ci sont en toute occasion incertaines, la sagesse, contrairement au dogme stoïcien, consiste non pas à passer de la perfection naturelle des sens à celle d’une raison assumant pleinement sa liberté, mais à être constamment conscient de la fragilité des jugements humains. Ni l’affirmation d’une adéquation naturelle de l’homme au monde ni son corollaire, l’identification du critère de la vérité à la représentation cataleptique n’étaient compatibles avec la tradition platonicienne. En réfutant systématiquement ces dogmes stoïciens, Arcésilas démontrait le caractère erroné d’une doctrine nouvelle qui, issue au moins partiellement de l’Académie, puisque Zénon passait pour avoir été le disciple de Polémon, n’en demeurait pas moins en contradiction avec ce que celle-ci avait toujours défendu sous des formes diverses. La systématicité du doute académicien constitua un moment essentiel dans la construction du scepticisme, un scepticisme qui n’en était pas encore à se donner une identité autonome, mais qui devait apparaître en son temps comme une variation étrange et excessive à l’intérieur de la tradition platonicienne.
Dans le stoïcisme, la représentation, l’assentiment et la hormè, la pulsion vitale, forment un complexe sans lequel toute action est impossible. En supprimant radicalement la connexion entre la première et le deuxième, Arcésilas s’exposait au reproche d’apraxie – autrement dit, à l’accusation de rendre la vie impossible. Il lui fallait donc, dans une seconde phase, démontrer que ce refus d’énoncer des jugements définitifs, qui était une garantie permanente contre l’erreur, ne constituait nullement une entrave au déroulement normal de l’existence. À en juger par les témoignages qui nous sont parvenus, son argumentation revêtait deux aspects. Selon Plutarque, dans le Contre Colotès (Adv. Col., 26, 1122 a -1122 d), il répondait à ses adversaires qu’en supprimant l’assentiment il laissait subsister la hormè et que celle-ci était bien suffisante pour guider l’action. Cet argument est d’interprétation difficile. Si on le prend au pied de la lettre, il signifie qu’Arcésilas estimait que la pulsion naturelle était en l’homme suffisamment concordante avec l’ordre du monde pour que l’on pût se fier à elle comme règle d’action. On veut bien croire que les réflexes qui font, par exemple, que nous réagissons immédiatement de manière à éviter un projectile puissent être considérés comme un exemple de cette fonctionnalité de la hormè. Mais comment faire confiance à la réaction réflexe, lorsqu’il faut prendre une décision aux enjeux éthiques ou esthétiques complexes ? D’où la possibilité d’une seconde interprétation, de caractère dialectique. Puisque les Stoïciens ne cessaient de s’extasier sur l’harmonie immédiate qui selon eux existerait entre l’homme et le monde, que ne faisaient-ils confiance à celle-ci pour réguler toutes les formes de l’action ? De fait, le stoïcisme était fondé sur un pari difficile : considérer l’homme comme un élément dans la continuité causale du monde et, en même temps, garantir sa liberté, condition de sa responsabilité morale. La théorie stoïcienne de l’assentiment prétendait concilier ces deux aspects, moyennant un système complexe de distinction de causes, que le successeur d’Arcésilas, Carnéade, s’employa à ruiner, comme nous pouvons le constater dans le De fato cicéronien. Si cette interprétation dialectique est exacte, elle signifierait qu’Arcésilas invitait les Stoïciens à trouver dans leur propre système la réponse à l’objection qu’ils lui adressaient quant à l’impossibilité de l’action.
Le second argument invoqué par lui était le suivant : supprimer la prétention à une certitude sans faille n’empêchait pas de conduire l’action selon le critère de l’eulogon, c’est-à-dire « ce dont on peut donner une justification raisonnable ». Autrement dit, avoir pleinement conscience de la faillibilité de ses représentations et de ses jugements n’empêchait pas, à ses yeux, d’agir au mieux de ses possibilités, en exerçant une rationalité capable de rendre compte de chacun de ses choix. Au demeurant, les Stoïciens eux-mêmes avaient défini cet eulogon comme l’objectif le plus ambitieux que pouvait se fixer le « progressant », l’homme qui était en chemin vers la sagesse. En revendiquant ce concept comme critère pour guider l’action, Arcésilas procédait dialectiquement, reprenant un concept utilisé par les Stoïciens eux-mêmes, mais à travers cette dialectique, il exprimait sa conviction personnelle que la qualité éthique de l’action n’était pas conditionnée par la possession de certitudes irréfutables."
-Carlos Lévy, Les scepticismes, Paris, Presses Universitaires de France / Humensis, coll. "Que sais-je ?", 2018 pour la 2ème édition (2008 pour la première édition).
"Le scepticisme est plutôt le produit d’un certain nombre de traditions, différentes et même antagonistes, qui n’ont été unifiées que de manière incomplète et tardive, au prix d’un certain nombre de contresens, le plus célèbre étant peut-être celui qui s’exprime par l’équation : « scepticisme égal pyrrhonisme ». [...] Manipulation, pour le moins contestable, par laquelle Énésidème et, après lui, Sextus Empiricus transformèrent Pyrrhon en inventeur de l’authentique pensée sceptique. Ce que l’on appelle communément « scepticisme » résulte en fait de trois mouvements qu’il convient absolument de distinguer : la négation radicale du sens du monde qui semble avoir caractérisé le pyrrhonisme originel ; la mise en doute de la possibilité de la connaissance, qui fut le fait de la Nouvelle Académie ; l’articulation problématique des deux, réalisée par Énésidème, qui donna naissance au néo-pyrrhonisme, dont Sextus Empiricus fut le propagateur efficace et probablement plus original qu’on ne l’a longtemps cru."
"Réalité historiquement déterminée, le scepticisme présentait, par sa prétention à être une forme structurée dépourvue de tout contenu dogmatique, une plasticité qui en fit un instrument privilégié de la symbiose entre l’hellénisme et les mondes culturels avec lesquels celui-ci se trouva en contact. Aucun de ces deux passeurs de génie que furent Cicéron et Philon d’Alexandrie ne fut sceptique comme l’avaient été les maîtres de l’Académie ou du pyrrhonisme. Mais le premier utilisa l’enseignement de son maître néo-académicien, Philon de Larissa, à la fois comme moyen d’expression de sa distance romaine par rapport au monde des écoles grecques et comme instrument d’évaluation critique des doctrines philosophiques, dans la recherche d’une connaissance probable du monde. Le second, lui, réalisa une jonction d’une incroyable audace entre le scepticisme et le monothéisme, jetant ainsi les bases de la théologie négative et du fidéisme, qui devint l’une des grandes composantes de la pensée de l’Occident."
"L’identité sceptique ne s’autodéfinit explicitement qu’avec l’apparition du néo-pyrrhonisme, au Ier siècle av. J.-C. Ni skeptikos ni aucun autre terme de cette famille ne figure, à une exception près, que nous considérons comme non significative, dans les fragments de Pyrrhon, pas plus que nous ne les trouvons dans les exposés de la philosophie néo-académicienne qui nous sont parvenus."
"Il y a deux manières d’aborder la personnalité et la pensée de Pyrrhon. La première fait de lui la figure emblématique de tout le scepticisme, lequel n’aurait donc constitué qu’une série de variations sur le socle qu’il avait défini. Cette interprétation, qui a ses lettres de noblesse, puisqu’elle fut notamment celle de Pascal, trouve son origine dans le fait que la redécouverte, à la Renaissance, de l’œuvre de Sextus Empiricus contribua puissamment à la diffusion de l’idée que celui-ci, après Enésidème, fondateur du néo-pyrrhonisme, défendait – à savoir, celle de l’identité substantielle du pyrrhonisme et du néo-pyrrhonisme. Il revient à Victor Brochard d’avoir, le premier, ébranlé cette certitude, dans des pages lumineuses qui ont révolutionné la perception de Pyrrhon, puisqu’il aboutissait à la conclusion que « le père du pyrrhonisme paraît avoir été fort peu pyrrhonien ». La lucidité de Brochard tarda cependant à s’imposer, et il fallut un second coup de boutoir pour que le mythe de la parfaite continuité entre pyrrhonisme et néo-pyrrhonisme fût mis à mal d’une manière que l’on peut espérer définitive. Dans sa puissante réflexion sur Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche a interprété le pyrrhonisme originel comme une tentative radicalement neuve pour ruiner l’ontologie, la pensée de l’être, telle qu’elle avait été élaborée par Platon, puis par Aristote. Dans le Théétète (181 a - 183 b), Socrate critique ce qu’il appelle la thèse de l’instabilité – autrement dit, l’implosion du langage à partir du moment où tout ce qui existe serait supposé être en perpétuel changement. Substituer l’apparence à l’être, une apparence qui, précisément, ne renverrait à aucun être, tel aurait été selon Conche le projet de Pyrrhon, en réponse à la critique que fait Aristote, dans le livre IV de la Métaphysique, de penseurs qui affirmaient que deux thèses contradictoires pouvaient être également vraies. Leur identité demeure, aujourd’hui encore, très controversée, même s’il est probable qu’il s’agit des Mégariques. Il a été affirmé, non sans raison, que la ressemblance entre Pyrrhon et les philosophes critiqués par Aristote ne serait que superficielle. Néanmoins, on peut se demander si Pyrrhon n’a pas interprété cette réfutation aristotélicienne comme une réaction, à ses yeux inacceptable, contre une première tentative pour ébranler l’ontologie. Les ressemblances sont, en tout cas, assez frappantes. Pourquoi, demande Aristote, s’ils estiment que tomber dans un précipice est une chose également bonne et non bonne, évitent-ils d’y tomber ? Pour lui, la nature est porteuse de sens et elle contredit par l’épreuve de l’action ceux qui prétendent l’annihiler. Ce que Pyrrhon va montrer, au contraire, à la fois par son enseignement et par sa vie, c’est que la nature n’est rien d’autre qu’un ensemble d’apparences contradictoires, qu’elle n’a rien qui puisse conforter l’homme dans sa quête de l’être. Loin d’être un simple négateur de la possibilité de connaître, Pyrrhon aurait donc été, dans l’interprétation de Conche, assez majoritairement acceptée aujourd’hui, celui qui voulut ruiner l’entreprise philosophique en elle-même, dans sa recherche de ce qui est constant, et le premier penseur radicalement nihiliste. Quel fut donc le personnage auquel est prêtée une telle ambition ?
Pyrrhon fit l’expérience par lui-même du caractère éphémère de ce qui pouvait sembler pérenne. Il naquit entre 365 et 360, à Élis, petite bourgade proche d’Olympie. En 340, quand il était âgé d’au moins 20 ans, Platon était encore en vie. On peut penser qu’il fut, comme tous ses contemporains, frappé par la rapidité avec laquelle la monarchie macédonienne mit fin au système politique, qui, depuis des siècles, caractérisait la Grèce, ruinant, notamment, l’espoir que les Athéniens avaient conçu de la perpétuation de leur démocratie. Peintre sans ressources, Pyrrhon ne se montra pas réticent à accepter cet état nouveau des choses, puisqu’il participa à l’expédition d’Alexandre, ce qui lui permit de découvrir que les Grecs n’étaient pas les seuls à prétendre incarner la sagesse. En Inde, il admira ces hommes que les Grecs appelaient « gymnosophistes » (littéralement, « les sages nus ») : ils avaient acquis une maîtrise de leur âme et de leur corps suffisante pour se laisser immoler par le feu sans proférer une seule plainte. Nous savons qu’un autre philosophe, le Cynique Onésicrite, avait été frappé par le suicide d’un Indien, Calanus, qui, devant Alexandre et ses soldats, mit lui-même le feu à son bûcher et affronta la mort dans un silence absolu. Diogène Laërce dit que ce contact avec l’Inde fut important à Pyrrhon pour élaborer sa pensée, et il semble incontestable qu’il y eut là une influence significative, même si elle demeure difficile à évaluer. De nombreux rapprochements ont été faits avec des écoles de pensée bouddhistes, mais ils demeurent sujets à caution."
"Par Bryson, il connut sans doute la tradition mégarique, courant dialecticien se rattachant à Socrate, qui opposait à l’inconsistance du monde la réalité ontologique du Bien-Dieu. L’originalité de Pyrrhon par rapport aux Mégariques sera de faire résider la divinité non pas dans l’épaisseur ontologique du monde, mais dans le reflet de son néant. Son autre maître, Anaxarque, avait fait partie lui aussi de l’expédition d’Alexandre, envers qui il montra une extrême complaisance, utilisant comme argument que tout ce que fait le détenteur du pouvoir politique est légitime. Par Anaxarque, Pyrrhon connut la tradition démocritéenne de critique des qualités sensibles du monde, représentée par son quasi-contemporain, Métrodore de Chio, dont une formule devint célèbre avant même l’existence autonome du scepticisme. La voici dans la version qui nous en a été donnée par Cicéron (Luc., 73) : « J’affirme que nous ne savons pas si nous savons quelque chose ou si nous ne savons rien, et que nous ne savons même pas s’il existe un ignorer et un connaître, et plus généralement s’il existe quelque chose, ou s’il n’existe rien. » Ce n’est donc pas par hasard que Démocrite est celui qui se trouve le moins maltraité dans l’œuvre de Timon de Phlionte, le fidèle disciple de Pyrrhon.
Rentré chez lui, à Élis, il vécut avec sa sœur, qui était sage-femme et qui se mettait souvent en colère contre lui, ce que l’on peut comprendre. Sa vie, telle qu’elle nous est présentée par divers témoignages, présente deux aspects, difficilement conciliables à première vue. D’un côté, il se comportait en citoyen exemplaire, acceptant de participer avec un parfait conformisme à la vie de la cité, ce qui lui valut l’estime de ses concitoyens, lesquels n’hésitèrent pas à le nommer à la prêtrise suprême, fonction que l’on jugerait aujourd’hui surprenante s’agissant d’un philosophe réputé sceptique. Lorsque le géographe Pausanias visita Élis au IIe siècle de notre ère, il y vit encore sur la place du marché une statue de Pyrrhon. Mais, en même temps, ce citoyen modèle se conduisait parfois de manière bien étrange, ne faisant rien pour éviter les chariots ou les chiens qu’il rencontrait sur son chemin, ou prétendant continuer sa route sans tenir compte du précipice, jusqu’au moment où l’intervention secourable d’un ami lui évitait une mort probable, ce qui lui permit de vivre fort vieux."
"Le texte désormais reconnu comme fondamental pour la connaissance de la pensée de Pyrrhon et qui, à ce titre, fait l’objet de minutieuses discussions, se trouve chez Aristoclès de Messène, philosophe péripatéticien que l’on s’accorde maintenant à dater du Ier siècle av. J.-C. Aristoclès lui-même cite Timon, notre meilleure source pour la connaissance du pyrrhonisme originel (frg. 53, Decleva-Caizzi) :
« Son disciple Timon dit que celui qui veut être heureux doit prendre en compte les trois points suivants : d’abord, quelle est la nature des choses ? Ensuite, dans quelle disposition devons-nous nous trouver à leur égard ? enfin, quel sera leur résultat pour ceux qui se comportent ainsi ? Pour ce qui est des choses, il dit qu’elles sont selon Pyrrhon également indifférentes, instables et indéterminées, et que par conséquent ni nos sensations ni nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. Pour cette raison, il affirme donc qu’il ne faut pas se fier à elles, mais rester sans opinion, sans inclination, sans ébranlement, disant à propos de chacune d’entre elles qu’elle n’est en aucune manière plus qu’elle n’est pas, ou bien qu’elle est et qu’elle n’est pas, ou bien que ni elle n’est ni non plus elle n’est pas. Pour ceux qui sont dans une telle disposition, Timon dit qu’il en résultera d’abord le silence (aphasia), puis l’absence de trouble. » Ce texte inaugure un thème majeur de la philosophie hellénistique, celui de la relation mimétique qui doit s’instaurer entre l’homme et le monde. Dans le stoïcisme, par exemple, il s’agit, en devenant sage, d’acquérir une rationalité en tout point aussi parfaite que celle de la nature. Chez Pyrrhon, le même processus conduit à être aussi indifférent que l’est le monde."
"Parce que tout est apparence, celle-ci légitime une parole univoque, à condition qu’elle soit, avant le silence, l’ultime expression de la renonciation à l’être, l’effort dernier pour, selon l’expression de Pyrrhon, « se dépouiller de l’homme », comme on enlève un vêtement que l’on a enfilé par erreur. « Se dépouiller de l’homme » – autrement dit, instaurer le vide apathique, la renonciation à toute sensation, à tout sentiment, à tout sens, comprendre que la mort elle-même n’est pas une solution, puisque l’égale valeur/non-valeur de la vie et de la mort implique paradoxalement de rester en vie : le suicide signifierait une préférence forte de la vie par rapport à la mort, alors même que l’ascèse du philosophe pyrrhonien le conduit à être un mort-vivant, « apathique » comme l’est un mort, mais donnant l’apparence de la vie, comme tous les vivants.
Imiter le monde en son apparaître, et donc dans son non-être, cela impliquait de transformer en profondeur le langage, forgé par les hommes pour exprimer la sotte aspiration à trouver l’être sous-jacent à l’apparaître."
"À ceux qui comprendront que derrière l’apparence il n’y a rien d’autre que l’apparence, il promet d’abord le silence (aphasia) puis la sérénité. Cette aphasie pyrrhonienne a d’autant plus surpris que ni Pyrrhon ni Timon ne se sont jamais eux-mêmes engagés dans une ascèse du silence. Elle doit donc, selon toute probabilité, être comprise comme la renonciation à dire ce que sont les choses, à scruter dans le monde un sens dont il n’est pas porteur. Quant à l’ataraxie, elle n’était elle-même qu’un jalon vers ce qui constituait, si l’on en croit Cicéron, la fin dernière pour Pyrrhon, l’apathie : non pas rester serein face au monde, mais ne même plus sentir sa présence, puisqu’il n’est pas et que nous ne sommes pas."
"Timon illustra la pensée de son maître avec une grande violence polémique, notamment dans ses Silles, et il nous est impossible de déterminer si, tout au long d’une vie fort longue – il vécut quatre-vingt-dix ans –, il introduisit de réelles modifications conceptuelles. Nous avons des informations contradictoires sur ce que devint le pyrrhonisme après lui. Diogène Laërce (IX, 115-116) fait état d’une tradition, défendue par le médecin Ménodote, selon laquelle il n’aurait pas eu de successeur, jusqu’à la restauration du pyrrhonisme par Ptolémée de Cyrène, probablement médecin lui aussi, vers 100 av. J.-C. Selon une autre tradition, il aurait eu au moins quatre successeurs, dont l’un, victime d’une fausse accusation, se serait laissé mettre en croix sans un mot de protestation, poussant ainsi jusqu’à ses ultimes conséquences l’enseignement de Pyrrhon. On s’accorde à reconnaître qu’il n’exista pas véritablement d’école pyrrhonienne, mais bien un courant de pensée dont les représentants ne jouèrent pas un rôle important dans le monde de la philosophie, au point que Cicéron inclut le pyrrhonisme parmi les doctrines disparues sans laisser de trace. C’est Énésidème qui, au Ier siècle av. J.-C., se fixe comme projet de ressusciter la tradition pyrrhonienne."
"De Platon qui fonda l’Académie en 387 av. J.-C. à Philon de Larissa qui en fut le dernier scholarque, puisqu’il dut quitter Athènes en 88 av. J.-C., pour se réfugier à Rome, en raison du siège de sa ville par Mithridate, l’école continua à fonctionner selon des modalités institutionnelles qui étaient grosso modo identiques. Arcésilas et, après lui, tous les maîtres de l’Académie aujourd’hui définie comme sceptique, se percevaient exclusivement comme des Académiciens – autrement dit, comme des philosophes de tradition platonicienne. Platon lui-même n’avait jamais construit un système, au moins au sens hellénistique du terme, et il avait laissé dans son école une grande liberté à l’expression d’opinions qui n’étaient pas les siennes. Ses premiers successeurs, ceux qui formèrent l’Ancienne Académie (Speusippe, Xénocrate, Cratès, Polémon), se préoccupèrent surtout de reformuler la pensée de Platon de façon à ce qu’elle fût en mesure d’affronter les critiques formulées à son encontre par Aristote. Pour ces penseurs, renoncer à des points essentiels du platonisme, comme la doctrine des Idées qu’ils remplacèrent par les Nombres, ou les Idées-Nombres, ne faisait pas problème à partir du moment où ils avaient le sentiment de préserver l’essentiel – autrement dit, le sens platonicien de la transcendance. C’est un peu le même état d’esprit qui permet de comprendre qu’Arcésilas n’ait pas eu le sentiment de rompre par rapport à Platon, mais qu’il se soit inscrit dans une certaine continuité par rapport à celui-ci. Diogène Laërce (IV, 32) dit en effet qu’il semble l’avoir admiré et qu’il avait acheté son œuvre. Il est probable qu’il se sentait encore plus en phase avec la personnalité de Socrate dont la méthode de réfutation lui apparaissait comme l’annonce de la pensée systématique du doute qu’il allait mettre en œuvre. C’est ce que montre cette phrase qui lui est attribuée par Cicéron (Ac. post., I, 45) : « Arcésilas affirmait que rien ne peut être connu, pas même ce que Socrate s’était réservé : savoir qu’il ne savait rien. » Ailleurs (De oratore, III, 67), le Romain affirme que c’est dans les dialogues socratiques qu’Arcésilas avait trouvé l’idée de l’impossibilité de la connaissance. En réalité, il y a une différence de fond entre, d’une part, la pensée qui affirme n’avoir d’autre certitude que celle de son incapacité à connaître, et, d’autre part, le passage à un doute auquel rien, absolument rien ne peut échapper, pas même la certitude de l’ignorance. On peut contester l’interprétation sceptique qu’Arcésilas et ses successeurs donnaient de leur relation à Socrate et à Platon, mais il est impossible de nier qu’ils se sont perçus philosophiquement comme des acteurs de la tradition platonicienne et, en tout cas, comme des continuateurs de l’institution. Dans l’Antiquité même, les historiens de la philosophie essayèrent de trouver une solution à ce problème en distinguant plusieurs Académies : l’Ancienne, celle de Platon et de ses successeurs immédiats ; la Moyenne, celle d’Arcésilas ; la Nouvelle, celle de Carnéade et de Clitomaque. Sextus Empiricus précise même que certains en ajoutaient une quatrième, celle de Philon de Larissa, et une cinquième, celle d’Antiochus d’Ascalon. On ne sait pas quand cette classification fut élaborée. Cicéron, témoin privilégié, puisqu’il fut l’élève de deux Académiciens, Philon de Larissa, le sceptique, et Antiochus d’Ascalon, le dogmatique, ne connaît, lui, qu’une distinction : celle entre l’Ancienne Académie, qu’Antiochus d’Ascalon prétendait ressusciter, et la Nouvelle, d’orientation sceptique."
"Arcésilas de Pitane (316 ? - 241 ? av. J.-C.)
Nous ne nous attarderons pas ici sur la personnalité de cet homme qui gagna l’estime de ses concitoyens et même de ses adversaires par sa générosité et son ouverture d’esprit. Ayant acquis une formation scientifique et philosophique complète, il suivit d’abord l’enseignement de Théophraste avant de se tourner vers l’Ancienne Académie de Crantor et de Polémon. Élu à la tête de l’école platonicienne, loin de pratiquer un quelconque exclusivisme, il conseillait à ses élèves d’aller écouter les philosophes des autres écoles. Il aurait pu se contenter de suivre la voie tracée par les successeurs de Platon, celle de la construction d’un platonisme systématique, mais, pour des raisons qui restent encore controversées, il décida d’effectuer un changement d’orientation. Le premier signe en fut la renonciation à l’écriture, au profit d’un enseignement purement oral, ce qui pouvait apparaître comme un retour à Socrate. À cette mutation, on a essayé de donner des raisons extérieures. La plus souvent invoquée, notamment par la philologie du XIXe siècle, fut l’influence de Pyrrhon. L’effort qui a été fait dans la seconde moitié du XXe siècle pour restituer le pyrrhonisme originel a rendu cette hypothèse beaucoup plus improbable. Il est vrai que Timon avait accusé Arcésilas d’avoir plagié son maître, mais une accusation venant d’un esprit satirique, pratiquant une malveillance à laquelle n’échappait que Pyrrhon, peut difficilement être considérée comme une preuve. Un autre adversaire d’Arcésilas, le Stoïcien dissident Ariston, parodia la description homérique de la Chimère, animal composé d’une tête de lion, d’un corps de chèvre et d’une queue de serpent, et écrivit, au sujet de l’Académicien (D.L. IV, 33) : « Devant, Platon ; derrière, Pyrrhon ; au milieu, Diodore. »
Contrairement à ce qui a été affirmé par Sextus Empiricus, ce vers ne signifie pas qu’Arcésilas aurait pratiqué un dogmatisme ésotérique, car, dans ce cas, on ne comprendrait pas le « devant Platon » qui signifie clairement que le platonisme est la partie apparente. En fait, Ariston prétendait que la philosophie de l’Académicien était une monstruosité philosophique, comparable à cet être composite qu’était la Chimère selon Homère. À en croire donc ce Stoïcien, Arcésilas n’aurait été platonicien que dans la partie antérieure, visible, de sa pensée. Le reste du corps serait composé de la dialectique de Diodore le Mégarique et, surtout, de la doctrine de Pyrrhon, située à l’arrière-train. Les témoignages de Timon et d’Ariston ne prouvent, en fait, qu’une seule chose : des philosophes qui, pour des raisons diamétralement opposées, combattaient Arcésilas avaient repris contre lui l’accusation de plagiat, très fréquente dans le monde des écoles philosophiques, pour tenter de le disqualifier, en assimilant sa mise en cause de toute certitude à l’indifférentisme pyrrhonien. Cette intervention de la polémique dans la vie des écoles ne doit pas être considérée comme un aspect mineur de la réalité philosophique athénienne. Omniprésente, souvent marquée par une évidente mauvaise foi, la polémique fut aussi un moteur permettant aux doctrines d’évoluer, par des phénomènes d’usure et d’osmose. En établissant ainsi un lien entre la Nouvelle Académie et le pyrrhonisme, Timon jetait une base qui, deux siècles plus tard, faciliterait la synthèse pratiquée par Énésidème entre les méthodes néo-académiciennes et une inspiration qu’il affirmait être pyrrhonienne. L’existence de cette dynamique n’ôte rien au fait qu’il existe une différence de fond entre la pensée d’Arcésilas et celle de Pyrrhon. Chez ce dernier, le concept de connaissance s’autodétruit, en quelque sorte, puisque celle-ci ne peut avoir d’objet dans un monde dépourvu de réalité ontologique. Pour Arcésilas, en revanche, il ne s’agit pas de disqualifier la volonté de connaître, mais bien d’installer les procédures aboutissant à la définition des limites de la connaissance. Pyrrhon juge absurde la prétention à connaître, comme tout ce qui relève de la prétention d’exister. Arcésilas semble avoir agi au nom d’une haute idée de la connaissance qu’il estime trahie par ceux qui prétendent connaître. Entre des philosophes d’inspiration aussi profondément différente, la ressemblance ne pouvait être que superficielle, ou résulter d’une argumentation polémique.
Il n’y a pas lieu de s’attarder sur l’hypothèse qui fait du doute généralisé d’Arcésilas la forme hyperbolique des précautions méthodologiques qu’il aurait vues mises à l’œuvre par son maître péripatéticien, Théophraste. On voit mal, en effet, comme une pensée scientifique, articulée à une métaphysique fortement dogmatique, aurait pu par simple évolution interne aboutir à la pensée du doute systématique. Aucun témoignage, en tout cas, ne permet d’étayer cette opinion. En revanche, nous parvenons mieux à entrevoir comment c’est dans la tradition platonicienne, envisagée dans sa totalité, qu’Arcésilas trouva, ou pensa pouvoir trouver, les fondements de l’orientation nouvelle qu’il donna à l’Académie. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il ne rompit pas de manière éclatante avec ses maîtres de l’Ancienne Académie. Diogène Laërce dit même (IV, 22) que, lorsque Arcésilas quitta l’école de Théophraste, ceux-ci lui apparurent comme des dieux ou comme des êtres rescapés de l’âge d’or. On peut au moins supposer que le doute de la Nouvelle Académie, loin de constituer un rejet pur et simple de la métaphysique, lui apparut comme une sorte de produit dérivé de celle-ci. Quelques témoignages nous permettent d’aller dans la direction de ce qui semble être la moins improbable des interprétations. Un texte tardif, mais qui semble bien informé, les Prolégomènes à la philosophie de Platon2, affirme que les sceptiques de la Nouvelle Académie s’appuyaient sur un passage du Phédon (66 b), dans lequel il est dit que la présence de cette réalité mauvaise qu’est le corps empêche l’âme humaine de parvenir à la connaissance. Il y a, dans l’œuvre de Platon, quantité de passages de ce type, mais aussi des formules comme : « Dans la mesure où cela est possible à un homme », qui pouvaient donner naissance à une lecture sceptique de Platon, dans un contexte philosophique particulier, celui de la montée du naturalisme hellénistique. Les Stoïciens comme les Épicuriens pensaient qu’il n’existait pas d’impossibilité a priori pour l’homme de devenir aussi parfait qu’un dieu. Au contraire, en mettant systématiquement l’accent sur la faiblesse des sens et de l’entendement humain, Arcésilas pouvait avoir le sentiment de préserver une ancienne manière de philosopher, caractérisée par l’exigence de la recherche beaucoup plus que par l’illusion claironnante de la découverte. Au demeurant, il ne limitait pas cette pensée à Socrate et à Platon, il l’étendait à un grand nombre de Présocratiques, y compris Démocrite, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne se situait pas dans la tradition platonicienne. En procédant ainsi, il construisait une légitimation historique de sa propre pensée du doute, légitimation en apparence des plus contestables, mais qui ne prenait tout son sens que par opposition à ces nouveaux venus dans l’arène philosophique qu’étaient les dogmatiques absolus, notamment les Stoïciens. C’est cette dynamique qui permet d’échapper à une fable que nous ont transmise certains témoignages antiques hostiles à Arcésilas et qui fut amplifiée par saint Augustin avec toute la puissance de son génie : Arcésilas, à un moment où triomphait, avec Zénon, la confiance dans les sensations, aurait pratiqué un scepticisme de façade et réservé à un très petit nombre de disciples la connaissance de la doctrine métaphysique de Platon. Cette fable, sur laquelle nous reviendrons, a un mérite : elle établit une relation de cause à effet entre l’orientation nouvelle dont Arcésilas avait pris l’initiative et la montée du stoïcisme. Elle apparaît néanmoins comme une rationalisation a posteriori, erronée dans la mesure où elle ignore que c’est précisément l’apparition du dogmatisme stoïcien qui conduisit Arcésilas à privilégier chez Socrate et Platon tout ce qui semblait aller dans le sens de la transformation de la recherche en absolu. Cela ne signifiait pas pour autant nécessairement une renonciation totale à la transcendance. En affirmant la faiblesse de l’intellect humain, Arcésilas laissait exister en creux la possibilité, jamais explicitement assumée, que ce qui n’était pas possible pour l’âme dans ce monde le fût ailleurs.
Ce que nous savons de la pensée d’Arcésilas se résume à quelques fragments qui posent d’emblée un problème méthodologique. Ou bien on se limite à les analyser, à les évaluer en faisant comme si ce qui nous est parvenu correspondait à ce qui a existé, pari pour le moins risqué quand on connaît l’état très lacunaire de nos sources antiques, ou bien on tente de créer des articulations entre les témoignages textuels et un certain nombre de données explicites ou implicites qui tiennent à l’histoire des écoles et aux différentes traditions en jeu. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un risque à prendre, mais il nous semble qu’une approche à vocation globale mérite d’être tentée.
La grande innovation d’Arcésilas fut de concentrer toute sa pensée philosophique sur un seul concept, celui d’epochè peri pantôn, de suspension généralisée de l’assentiment. En d’autres termes, en aucune occasion l’être humain ne peut donner une approbation sans réserve, qui serait le signe d’une certitude indiscutable. Pour comprendre au moins l’une des composantes de ce concept, il faut auparavant se reporter à ce que le stoïcisme a apporté de neuf à la philosophie de la connaissance. Contrairement à la caverne platonicienne, le monde stoïcien est littéralement inondé de lumière. La Providence – autrement dit, la raison immanente au monde – a créé celui-ci pour être la demeure commune des hommes et des dieux ; elle a organisé les meilleures conditions pour que ces êtres de raison que sont les hommes, à la différence des animaux, se sentent chez eux dans le monde. Du point de vue de la connaissance, le principe est que la nature, loin de chercher à nous tromper, nous offre, en dehors de très rares circonstances liées à un état pathologique du sujet, comme l’ivresse ou la folie, des représentations exactes des objets. La représentation, la phantasia, est étymologiquement une projection de lumière (phôs) : elle éclaire de manière véridique un aspect du monde, avec une telle force qu’elle entraîne, disait Chrysippe, le sujet de la connaissance vers l’assentiment, de manière aussi irrésistible que si elle le tirait par les cheveux. Lorsque nous voyons, par exemple, une table devant nous, à moins de faire violence à la nature, nous donnons implicitement notre assentiment à la proposition : « Ceci est une table. » La représentation cataleptique, celle qui nous livre immédiatement une partie de la réalité de l’objet, a une qualité qui lui est particulière, une évidence (enargeia) que n’ont pas les représentations d’objets irréels, comme celles que l’on peut avoir dans les rêves ou dans les différents types de processus hallucinatoires. Elle se caractérise par trois éléments : la réalité – elle correspond à un objet existant – ; la conformité – elle lui est en tout point semblable – ; l’actualité – elle est telle qu’elle ne serait pas si elle provenait d’un objet irréel. L’information fournie par la nature est correcte, l’usage qu’en font les êtres humains le sera beaucoup moins, dans la mesure où cette information se trouve aussitôt intégrée à un système d’opinions erronées. Par exemple, celui qui voit la table ne dissociera pas cette représentation de critères esthétiques, économiques, utilitaires, etc., marqués par l’incertitude. L’opinion (doxa) a deux définitions dans le stoïcisme : elle est soit l’assentiment à une proposition fausse, soit un assentiment faible donné à une proposition exacte. L’assentiment (sunkatathesis) est un concept nouveau emprunté par Zénon, le fondateur de la doctrine, à cette opération fondatrice de la démocratie qu’est l’acte de voter. À tout moment de sa vie, le sujet se trouve devant un afflux de représentations auxquelles il doit implicitement ou explicitement donner ou refuser son assentiment. Celui-ci est à la fois une décision quant à l’exactitude de chaque phantasia et l’expression de la qualité de l’âme de celui qui assentit. Aucun assentiment ne peut être dissocié de la réalité matérielle qu’est, dans le stoïcisme, l’âme dont la sunkatathesis représente l’une des fonctions essentielles. Le sage, qui est identique aux dieux, si ce n’est qu’il ne possède pas l’éternité, représente la parfaite réalisation de la raison, qui est un système d’assentiments constitué en vérité.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, la réfutation de cette doctrine par Arcésilas n’avait pas un caractère exclusivement épistémologique. Elle exprimait un désaccord absolu sur la relation de l’homme au monde. L’Académicien citait un vers d’Hésiode (TetJ, 42), dans lequel celui-ci affirmait que Zeus, furieux d’avoir été trompé par Prométhée, s’était vengé en dissimulant aux hommes les moyens de subsister (bion), mais il remplaçait ce terme par noon, mot signifiant « l’intellect ». Par cette transformation, il exprimait son désaccord profond avec le dogme stoïcien qui veut qu’il n’existe pas de différence substantielle entre la raison humaine et l’intellect divin, si ce n’est l’incapacité des hommes à faire un bon usage de ce qui leur est donné par la nature. Sans doute y avait-il dans cette substitution de noon à bion comme un écho de l’idée, chère à Platon, du rapport d’altérité de l’âme au monde. Arcésilas allait encore plus loin que Platon dans ce sens, puisque, si, dans la caverne platonicienne, des ombres sont perceptibles, lui-même soutenait que l’homme est entouré de ténèbres rendant toute connaissance sûre impossible. Il opposait ainsi à la parfaite luminosité de la nature stoïcienne la totale opacité qui, selon lui, caractérisait le monde. Dans une telle perspective, le stoïcisme a joué, semble-t-il, le rôle d’un catalyseur accentuant les virtualités pessimistes du platonisme, lequel se serait ainsi transformé en terreau d’une pensée proto-sceptique. Il est fort possible que, dans une telle orientation, un dialogue comme le Théétète ait joué un rôle particulièrement important.
Dans un passage du Lucullus (78), sans doute contestable historiquement, Cicéron restitue bien le climat de rivalité existant entre les deux philosophes, qui avaient été l’un et l’autre élèves d’un même maître, l’Académicien Polémon. Il montre Arcésilas soumettant Zénon à une dialectique serrée à propos de la représentation cataleptique et l’obligeant à ajouter à celle-ci la troisième clause, celle de l’actualité, stipulant qu’une telle phantasia est impossible à confondre avec une autre qui proviendrait d’un objet irréel (une hallucination, par exemple) ou d’un objet autre que le sien. La finalité dialectique de cette démarche paraît claire. En obligeant le Stoïcien à expliciter cette clause, Arcésilas choisissait l’angle d’attaque qui lui était le plus favorable, celui qui lui permettait de mieux mettre en lumière la différence existant entre son adversaire et lui. Il ne prétendait pas nier l’existence de représentations vraies et de représentations fausses, mais voulait montrer qu’en aucun cas il n’était possible d’affirmer avec une certitude absolue la correspondance entre une représentation et son objet. Ici encore, au cœur du débat on trouve des conceptions fondamentalement différentes du rapport au monde. Pour les Stoïciens, l’un des aspects de la parfaite rationalité de celui-ci est le principe d’individuation qui fait qu’il n’existe pas deux objets parfaitement semblables. S’ils n’allaient pas, comme les Épicuriens, jusqu’à affirmer que toutes les sensations sont vraies, ils considéraient que la responsabilité de la confusion entre deux représentations, événement rare selon eux, tenait à la pathologie du sujet, mauvais utilisateur de sa liberté, jamais à la nature elle-même. Arcésilas, lui, interprétait cette erreur comme le symptôme de la non-coïncidence immédiate entre le sujet et la nature. À partir de l’existence, admise par les Stoïciens eux-mêmes, de quelques erreurs, il aboutissait à la conclusion du caractère virtuellement erroné de tout objet de connaissance. Zénon, lui, ne pouvait pas admettre la mise en cause d’un critère qui pouvait sembler bien naïf, mais qui conditionnait à ses yeux la construction de tout l’édifice de la connaissance.
Si l’on cherche à reconstituer la manière dont Arcésilas avait construit sa théorie de l’epochè, on constate qu’il lui avait donné deux bases, correspondant l’une aux mécanismes de la représentation, l’autre à la disqualification de tout discours. Cette dernière s’appuyait sur le principe d’isosthénie des discours (AP, I, 45) : il est possible d’opposer à tout discours un discours de force égale disant exactement le contraire. Il est surprenant de voir un philosophe qui dirigeait l’école fondée par Platon reprendre à son compte un principe évoquant surtout la capacité des sophistes à soutenir le pour et le contre sur un même sujet. Il est fort peu probable, cependant, qu’Arcésilas se soit senti une vocation de continuateur d’Antiphon ou de Gorgias. Ce que Cicéron appelle son contra omnia dicere, sa capacité à contredire n’importe quel interlocuteur, apparaît surtout comme la forme radicalisée de l’elenchos socratique, la réfutation visant à débarrasser l’autre de l’illusion qu’il est détenteur de la vérité. Cet elenchos avait été transformé dans l’Ancienne Académie et dans le Lycée en un exercice de formation à la dialectique, dont le livre VIII des Topiques d’Aristote nous permet de comprendre le fonctionnement. L’originalité d’Arcésilas réside dans la systématisation d’une réalité qui existait avant lui.
En ce qui concerne sa critique de la représentation cataleptique, deux thèses s’affrontent : pour Pierre Couissin, Arcésilas avait comme unique finalité la subversion dialectique de la doctrine stoïcienne – autrement dit, il ne cherchait rien d’autre que d’utiliser des prémisses stoïciennes pour aboutir à des propositions absurdes. Pour A. M. Ioppolo, au contraire, cette dialectique n’était pas uniquement un jeu destructeur, elle exprimait des convictions propres à l’Académicien. Les deux thèses, à vrai dire, ne sont pas totalement inconciliables : Arcésilas s’est mis à parler le langage du stoïcisme, mais pour dire autre chose que les Stoïciens ; il a repris leurs concepts, non leur pensée. Nous ne savons pas exactement quels furent les arguments qu’il utilisa pour mettre en évidence le caractère incertain de nos représentations, car Sextus Empiricus se contente d’évoquer (Adv. Math., VII, 153) « des exemples nombreux et variés ». On peut simplement imaginer qu’il exploita des erreurs sensorielles, comme celles de la rame qui paraît brisée dans l’eau, ou de l’illusion, dans le rêve et dans les processus hallucinatoires, de se trouver devant des objets réels. Il a pu avoir recours également aux apories dialectiques, comme celle du menteur – le Crétois dit : « Tous les Crétois sont menteurs » dit-il vrai ou ment-il ? – ou du sorite, qui permet de passer insensiblement d’une qualification à la qualification opposée. Si une représentation fausse est presque semblable à une représentation vraie, une autre en sera encore plus proche, jusqu’à atteindre la parfaite identité. À partir de là, s’enclenchait le mécanisme qui aboutissait à la suspension générale du jugement. Puisque la raison fonctionne avec des données des sens et que celles-ci sont en toute occasion incertaines, la sagesse, contrairement au dogme stoïcien, consiste non pas à passer de la perfection naturelle des sens à celle d’une raison assumant pleinement sa liberté, mais à être constamment conscient de la fragilité des jugements humains. Ni l’affirmation d’une adéquation naturelle de l’homme au monde ni son corollaire, l’identification du critère de la vérité à la représentation cataleptique n’étaient compatibles avec la tradition platonicienne. En réfutant systématiquement ces dogmes stoïciens, Arcésilas démontrait le caractère erroné d’une doctrine nouvelle qui, issue au moins partiellement de l’Académie, puisque Zénon passait pour avoir été le disciple de Polémon, n’en demeurait pas moins en contradiction avec ce que celle-ci avait toujours défendu sous des formes diverses. La systématicité du doute académicien constitua un moment essentiel dans la construction du scepticisme, un scepticisme qui n’en était pas encore à se donner une identité autonome, mais qui devait apparaître en son temps comme une variation étrange et excessive à l’intérieur de la tradition platonicienne.
Dans le stoïcisme, la représentation, l’assentiment et la hormè, la pulsion vitale, forment un complexe sans lequel toute action est impossible. En supprimant radicalement la connexion entre la première et le deuxième, Arcésilas s’exposait au reproche d’apraxie – autrement dit, à l’accusation de rendre la vie impossible. Il lui fallait donc, dans une seconde phase, démontrer que ce refus d’énoncer des jugements définitifs, qui était une garantie permanente contre l’erreur, ne constituait nullement une entrave au déroulement normal de l’existence. À en juger par les témoignages qui nous sont parvenus, son argumentation revêtait deux aspects. Selon Plutarque, dans le Contre Colotès (Adv. Col., 26, 1122 a -1122 d), il répondait à ses adversaires qu’en supprimant l’assentiment il laissait subsister la hormè et que celle-ci était bien suffisante pour guider l’action. Cet argument est d’interprétation difficile. Si on le prend au pied de la lettre, il signifie qu’Arcésilas estimait que la pulsion naturelle était en l’homme suffisamment concordante avec l’ordre du monde pour que l’on pût se fier à elle comme règle d’action. On veut bien croire que les réflexes qui font, par exemple, que nous réagissons immédiatement de manière à éviter un projectile puissent être considérés comme un exemple de cette fonctionnalité de la hormè. Mais comment faire confiance à la réaction réflexe, lorsqu’il faut prendre une décision aux enjeux éthiques ou esthétiques complexes ? D’où la possibilité d’une seconde interprétation, de caractère dialectique. Puisque les Stoïciens ne cessaient de s’extasier sur l’harmonie immédiate qui selon eux existerait entre l’homme et le monde, que ne faisaient-ils confiance à celle-ci pour réguler toutes les formes de l’action ? De fait, le stoïcisme était fondé sur un pari difficile : considérer l’homme comme un élément dans la continuité causale du monde et, en même temps, garantir sa liberté, condition de sa responsabilité morale. La théorie stoïcienne de l’assentiment prétendait concilier ces deux aspects, moyennant un système complexe de distinction de causes, que le successeur d’Arcésilas, Carnéade, s’employa à ruiner, comme nous pouvons le constater dans le De fato cicéronien. Si cette interprétation dialectique est exacte, elle signifierait qu’Arcésilas invitait les Stoïciens à trouver dans leur propre système la réponse à l’objection qu’ils lui adressaient quant à l’impossibilité de l’action.
Le second argument invoqué par lui était le suivant : supprimer la prétention à une certitude sans faille n’empêchait pas de conduire l’action selon le critère de l’eulogon, c’est-à-dire « ce dont on peut donner une justification raisonnable ». Autrement dit, avoir pleinement conscience de la faillibilité de ses représentations et de ses jugements n’empêchait pas, à ses yeux, d’agir au mieux de ses possibilités, en exerçant une rationalité capable de rendre compte de chacun de ses choix. Au demeurant, les Stoïciens eux-mêmes avaient défini cet eulogon comme l’objectif le plus ambitieux que pouvait se fixer le « progressant », l’homme qui était en chemin vers la sagesse. En revendiquant ce concept comme critère pour guider l’action, Arcésilas procédait dialectiquement, reprenant un concept utilisé par les Stoïciens eux-mêmes, mais à travers cette dialectique, il exprimait sa conviction personnelle que la qualité éthique de l’action n’était pas conditionnée par la possession de certitudes irréfutables."
-Carlos Lévy, Les scepticismes, Paris, Presses Universitaires de France / Humensis, coll. "Que sais-je ?", 2018 pour la 2ème édition (2008 pour la première édition).