"Depuis l’attaque de Popper, la politique de Platon n’a plus guère donné lieu qu’à des études historico-philologiques, sans être au centre d’aucun débat public. Qu’elle soit classée comme totalitaire ou comme utopique – comme elle le fut jadis par Marc Aurèle –, il s’agit pour nos contemporains d’une approche du politique définitivement dépassée. Nous ne pouvons quant à nous nous satisfaire d’une telle simplification. En effet, notre réalité politique constitue un ensemble opaque ; elle se compose de multiples strates qui sont les résidus d’une histoire de pensée politique vieille de deux mille cinq cents ans. Parmi ces strates se trouvent les traces à la fois de la métaphysique et de la politique platoniciennes – traces qui mériteraient bien l’effort d’une approche « métapolitique », au sens de M. Riedel. Or, dans cette histoire, la politique platonicienne a joué, comme nous le montrerons, un rôle capital ; en effet, c’est elle qui a conduit John Locke, au XVIIe siècle, à formuler sans équivoque la conception d’un État de droit. On entend par là la construction d’une communauté politique fondée sur une constitution écrite qui stipule le partage des pouvoirs, la protection des Droits naturels et fondamentaux du citoyen en tant qu’homme et la priorité du droit constitutionnel sur toute législation particulière. Kant encore souscrivait à cette conception en la classant comme « république » tout en évitant l’erreur maintenant répandue de la confondre avec la seule démocratie. Entre Locke et Kant, les « Lumières » ont effacé toutes les traces de la transcendance divine appelée métaphysique ; pourtant Kant, en nommant sa théorie morale et juridique une « métaphysique », était pleinement conscient que tout fondement normatif de la vie humaine suppose en quelque manière une doctrine de la transcendance, dans la mesure où elle « transcende » la pure facticité et pose la question métaphysique du summum bonum.
Nous prenons comme point de départ le fait historique que les éléments platoniciens de la politique et en particulier de la politique chrétienne pré-kantienne sont tombés dans l’oubli, quand ils n’ont pas été refoulés par l’affect antireligieux et antimétaphysique qui a dominé en particulier le XXe siècle. La politique chrétienne est une pensée unifiée par le fait qu’elle recherche, et ce depuis son premier contact avec Platon chez Augustin, le fondement normatif de la cité dans la notion de « nature ». Elle peut donc être qualifiée à bon droit de jusnaturalisme. Dans les pages qui suivent nous aimerions aller à l’encontre du discrédit dont ce jusnaturalisme a pâti ; en effet, nous aimerions montrer d’une part que le jusnaturalisme chrétien a fourni la base normative de l’État de droit moderne actuel, d’autre part que son concept-clé – la cité juste humaine comme mimesis de la cité juste divine – est, tant par sa forme que par son contenu, une invention platonicienne."
"Cette tradition partage avec Platon l’idée selon laquelle la seule instance qui puisse régner sur l’homme n’est pas l’homme mais bien [une instance hétéronome:] la Loi ou la Raison. Seul le règne de la loi/raison garantit à l’homme son auto-nomie, en lui permettant d’être lui-même, et donc libre."
"Quant aux philosophes, le dernier parmi eux à parler du droit naturel a été Georg Wilhelm Friedrich Hegel dont la « Rechtsphilosophie » de 1821 portait le sous-titre Sur le droit naturel. Aujourd’hui John Rawls ne reconnait même pas de droits pré-étatiques ; la société même est détentrice de tous les droits et les distribue selon son bon vouloir. De plus, un argument en faveur d’une telle optique fait totalement défaut à sa théorie. Quant aux philosophes allemands, Karl Heinz Ilting, Ottfried Höffe et Matthias Kaufmann, ils ont bien posé à nouveau la question de savoir si la philosophie du droit contemporaine pourrait renouer avec la tradition du jusnaturalisme. Mais ils sont unanimes pour en écarter l’idée en s’appuyant sur le refus articulé pour la première fois par David Hume : toute théorie du droit naturel se rend coupable du paralogisme naturaliste consistant à conclure d’un « fait » (par exemple, que l’homme est doué de raison) à un devoir (par exemple que l’homme doit suivre sa raison). Or, cette conclusion est logiquement inadmissible."
"Pufendorf est le premier chez qui le ius naturae couvre les deux notions différentes de loi naturelle et de droit naturel, lex naturalis et ius naturale. En effet, selon lui, le droit naturel est tout ce qu’impose la loi naturelle. Etant la source unique du droit naturel, la loi naturelle se confond totalement avec lui. En fusionnant les deux termes, Pufendorf procède à une simplification qui s’avère être une réduction consistant à supprimer dans le discours juridique la source ultime de tout droit, à savoir le Dieu chrétien. La simplification terminologique constitue en même temps, de ce fait, un acte de laïcisation du droit qui rompt avec la tradition chrétienne. [...]
La loi naturelle, vue selon sa forme, n’est pas autre chose que la raison humaine ; quant à son contenu, elle impose selon Pufendorf à chaque homme de rechercher la société. [...] La raison est appelée « loi » dans la mesure où elle prescrit des actes : c’est la raison pratique et prescriptive. L’identification de la loi et de la raison prescriptive provient directement des anciens stoïciens qui définissent la loi (nomos) comme raison (logos). [...]
« Par le fait même de sa création l’homme est un être rationnel », dirait le théologien espagnol F. Suárez envers qui Pufendorf a une dette considérable."
"Cette justice de Dieu, dans la mesure où elle s’est imprimée dans la création qui en est le résultat, a été appelée par les juristes du xiie et xiiie siècles la justice naturelle, iustitia naturalis. Le recours à cette expression fait d’eux les héritiers tardifs de Platon. En effet, l’expression iustitia naturalis fut forgée par le commentateur antique du Timée de Platon, Calcidius (vers 400 ap. J.-C.). Calcidius considérait l’ordre de la nature, tel que Platon le décrit dans le Timée, comme un manifeste de la justice naturelle, et il lui oppose l’ordre de la cité comme justice positive."
"Au VIe et au début du Ve siècle, au moment où la loi de la cité n’avait pas encore été ébranlée par la pensée critique, la cité elle-même fournit un modèle de penser la nature, comme on le voit chez Anaximandre et Héraclite.
Au Ve siècle, en revanche, les normes de la cité perdent leur autorité. Pour revaloriser l’action politique humaine, on recourt aux normes de la nature : les textes de Thucydide, Gorgias, le personnage fictif de Calliclès chez Platon en témoignent. Aucun de ces trois témoignages n’offre cependant un fondement théorique à la rhétorique politique. Un tel fondement ne se trouve que dans l’œuvre du rhéteur athénien Antiphon ; mais celui-ci récuse tout droit politique au lieu de lui donner une assise dans la nature. La nature devient plutôt guide de l’individu qui se soustrait aux devoirs du citoyen.
Une troisième position soutient la séparation des deux domaines : elle souligne que les règles de la nature et les règles sociales n’ont rien en commun ; que la nature ne fournit aucune norme, mais que les hommes doivent la trouver eux-mêmes. C’est la position du philosophe de la nature Archélaos et du sophiste Protagoras. La séparation de la nature et du droit fit naître le premier positivisme juridique qui se manifeste dans la théorie du droit de Protagoras.
La conception de Platon répond aux trois positions en les renversant toutes. En effet, elle consiste essentiellement dans la thèse selon laquelle ni la nature phénoménale de l’univers physique ni la cité ne peuvent fournir des normes pour l’agir humain, mais seulement la raison. Cette raison est une Raison universelle et divine à laquelle participe l’homme lorsqu’il s’adonne à la pensée rigoureuse, la dialectique. De ce fait, Platon propose de rechercher le fondement des normes politiques dans la Raison. Or, cette raison n’étudie pas les phénomènes physiques, mais l’essence ou l’idée d’une chose. Cette essence, Platon l’appelle l’eidos, ousia mais aussi physis. De ce fait, le « juste par nature » est transformé par lui en « la nature-essence de la justice » : le droit naturel s’identifie avec l’Idée de la justice.
Cette transformation d’une règle de la nature en une règle de la Raison apparente profondément Platon et Kant : chez Kant également le « Naturrecht » s’identifie au « Rechtsbegriff ». Cependant, tandis que Kant est proche d’Archélaos en ce qu’il sépare la nature et ses lois (« Dasein unter Gesetzen », la nature de Newton) et la société comme espace de la liberté (« Raum der Freiheit »), Platon poursuit un projet différent ; en effet, il cherche à démontrer que c’est la même Raison avec la même Idée de la Justice qui ordonne la nature physique (ainsi dans le Timée) et la nature politique (ainsi dans les Lois). Il en résulte une interprétation de l’univers physique comme un corps animé et intelligent qui se fait l’image (eikon) de l’intelligence du divin ; la cité suivra son modèle en instaurant dans le corps politique l’intelligence et la perception permettant de le diriger selon les connaissances de la Raison."
"Bien que la conception platonicienne de la cité et de son droit soit restée fondamentalement la même au fil du temps, elle comporte deux variations : dans la première période (Gorgias et République), la théorie de Platon se présente comme une réponse à la sophistique (Gorgias, Protagoras, Thrasymaque) et aux penseurs politiques marqués par la sophistique (Calliclès dans le Gorgias, les penseurs anonymes cités dans le discours de Glaucon en République, II, 358e sqq.) ; dans la deuxième période, elle affronte la cosmologie matérialiste de Démocrite et d’Antiphon et ses conséquences dévastatrices pour la vie politique et son fondement normatif dans un « droit naturel ». Or, au fur et à mesure que Platon développe sa propre cosmologie en se servant de la construction mathématique du système planétaire par son ami Eudoxe de Cnide, il réinterprète sa première intuition mathématique de la justice par un modèle organique : la Raison du cosmos vivant devient le modèle de la Raison de la cité dans les Lois. En effet, dans sa période plus tardive qui s’annonce dans la théorie de l’âme comme principe de mouvement dans le Phèdre, Platon a doté le monde physique d’une Raison et d’une Âme cosmique ; sa cosmologie a ensuite fourni aux stoïciens un tremplin pour réinterpréter le kosmos de Platon par un nouveau matérialisme qui, à la différence de Démocrite, intègre la téléologie platonicienne comme élément constitutif de l’ordre cosmique. La philosophie du Platon tardif, peu connu du large public, est de ce fait, comme l’a jadis montré Joseph Moreau, le tremplin du stoïcisme, qui passe pour le fondateur du jusnaturalisme antique grâce à la notion de loi naturelle. Or Platon peut réclamer plus légitimement le titre de fondateur du jusnaturalisme, s’il est vrai que le jusnaturalisme occidental concerne le fondement des normes politiques et sociales dans la nature."
"Dans la République (II, 368b-376c), Platon fonde la première cité sur les besoins communs humains (chreia) tels que la nourriture, l’habitat et le vêtement, lesquels sont satisfaits par les talents variés et complémentaires des individus. Leur communauté se constitue à partir de l’échange de prestations (antipeponthos, dans la terminologie d’Aristote)73. L’unité de la cité se constitue à partir du marché de troc, elle est fondée dans la complémentarité des talents de production et la limite des besoins.
Or, cette première cité n’est pas la cité chère à Platon (ni d’ailleurs à Aristote, qui l’identifie avec un modèle pythagoricien). En effet, la véritable cité de Platon combine deux autres unités dont l’une est seulement un idéal qui doit servir de guide, tandis que l’autre présente un caractère réaliste.
La première prend l’amitié familiale (philia) comme l’assise de l’unité (Resp. V, 449a–VI, 471c3). Comme l’amitié invite à tout partager, la cité des amis se traduit par le communisme des femmes et des biens extérieurs, que Platon décrit au livre V de la République. Platon la caractérise comme un modèle sans espoir de réalisation (Lois, V, 739c-d). Une telle cité n’est possible que chez les Dieux.
L’unité réaliste est celle de la cité juste, qui crée l’unité au moyen de l’égalité (isotes), et qui trouvera un lieu parmi les hommes. L’égalité qui la fonde peut être recherchée ou bien d’une manière pure ou bien d’une manière mitigée. Comment se construit-elle ? Platon recourt ici aux théories musicales de son ami pythagoricien Archytas75. Ce dernier avait développé une théorie des médiétés harmoniques qui trouvait son expression mathématique dans la conception des trois médiétés mathématiques, arithmétique, géométrique et harmonique. Pour en donner une illustration simplifiée, on dira que la première médiété est la médiété propre aux poids et aux nombres : par exemple, dans la série 2-4-6, 4 constitue le moyen terme ; la différence de 4 à 2 et de 4 à 6 est 2. Les deux différences s’expriment par l’égalité arithmétique : 2 et 2 sont arithmétiquement égaux. La deuxième médiété est la médiété de proportions impliquant une comparaison entre six termes, ou bien, selon Aristote, une analogie : par exemple 2/4 - 4/8 - 8/16. Dans ce cas, la fraction 4/8 représente la même proportion que les fractions 2/4 et 8/16 ; leur rapport est toujours le même, à savoir 1/2. L’égalité est celle de la proportion. La troisième médiété combine égalité arithmétique et égalité géométrique, différence et proportion."
"La nécessité du pouvoir distingue la cité d’une simple place d’échange économique. L’assignation du pouvoir à des particuliers doit suivre une règle rationnelle et l’égalité géométrique la fournit. Par conséquent, elle s’identifie avec la justice politique. Ainsi est juste la cité où gouverne, selon l’égalité géométrique, le plus compétent et le plus loyal, à savoir l’homme possédant la vertu civique. Fonctions et compétences politiques des citoyens sont ainsi mis en rapport de proportion.
L’égalité géométrique fournit donc le contenu de la définition de la justice (du droit) politique chez Platon. On retrouve une définition de type classique dans les Définitions académiques où la justice est dite consister dans « la disposition à distribuer à chacun selon sa valeur ». Dans cette définition, la proportionnalité apparaît dans le « à chacun selon sa valeur ». L’égalité géométrique figure alors comme mesure de la justice « distributive », comme elle a été appelée ensuite par Aristote, et assume pleinement sa fonction politique chez les deux penseurs ; en effet, elle fournit la clé formelle de la distribution du pouvoir. Mais ils sont aussi d’accord sur le critère de la sélection concernant la cité parfaite : seul l’homme possédant la vertu sociale prioritaire, à savoir la justice en tant que vertu humaine, est capable d’assumer le pouvoir sans porter dommage à la cité."
"Que veut dire chez Platon définir le juste politique par l’égalité géométrique ou la justice distributive ? Quel est le statut épistémique de la définition et le statut ontique de son contenu ? La définition détermine un concept général, un « universel » selon Aristote, à savoir non pas ce corps politique organisé par cette égalité-ci, mais l’égalité en général. L’universel est donc l’objet visé par la définition. Objet de la pensée, il est un objet seulement intelligible ; car on ne peut voir l’égalité comme notion générale par les yeux, mais uniquement la saisir par la pensée. Or, Platon a été le premier à réfléchir à l’existence propre de tels objets de la pensée qui dans la tradition sont appelées « idées ». Platon dit le plus souvent « eidos ». Selon lui, l’eidos représente, face aux choses multiples concrètes, le facteur unifiant : il est la classe permettant d’unifier des instances multiples en vertu d’un seul trait ; par exemple, tous les hommes concrets, en vertu de l’eidos de l’animal intelligent. Ce trait leur est commun parce que tous les hommes participent à l’intelligence. Comme cette idée est toujours la même et identique à elle-même – car l’objet visé par la définition de l’homme reste toujours le même –, elle possède un mode d’existence plus stable que les choses concrètes : elle est ce qu’elle est, toujours la même et toujours dans les mêmes rapports avec les autres idées. Par exemple, l’Idée du Juste est toujours différente de l’Idée du Beau et toujours opposée à l’Idée de l’Injuste. De ce fait, Platon dote les idées d’une manière d’exister qui leur est propre. C’est une existence qui n’est pas soumise au temps, à l’espace et au changement, mais qui est éternelle et immuable. Face aux choses multiples, chaque idée fournit donc un modèle stable, un paradigme qui permet à celui qui la connaît d’aligner ses actions sur elle. De ce fait, la connaissance de l’idée du juste/de la justice nous permet d’agir justement. Grâce à son existence identique et stable, l’idée constitue l’essence des choses (leur ti esti) que Platon identifie aussi avec la « nature » (physis). Le terme « nature » dénote ici l’essence. Donc Platon peut parler d’une « nature du juste »."
"L’expression « la nature du juste » est un excellent indice du renversement opéré par Platon dans le débat grec sur le fondement naturel des normes politiques. Ces normes ne sont pas issues, selon Platon, de décisions communes basées sur la seule opinion (Protagoras), ni ancrées dans le cosmos physico-biologique (Antiphon). Bien qu’elles n’existent nulle part, elles ne sont pourtant pas des non-êtres ; elles sont le référent de la Raison qui n’est pas spatio-temporelle, mais éternelle. La raison saisit des objets intelligibles stables et paradigmatiques qui permettent, grâce à ce caractère, de fournir aux dirigeants de la cité une boussole fiable en vue de sa direction. Il ne faut donc pas, comme l’avait proposé Calliclès, imiter les règles de la nature biologique – le soi-disant droit du plus fort – mais bien les modèles de la Raison, afin de guider d’une manière cohérente et infaillible les actions humaines. Dans le Gorgias, Socrate renvoie Calliclès au modèle de l’égalité géométrique qui se manifeste au niveau du cosmos. Pourtant, pour Platon, le cosmos physique n’est pas le premier lieu où se manifeste l’action de l’égalité géométrique ; le lieu privilégié est plutôt l’ensemble ordonné des objets intelligibles, qui fournissent un modèle parfait de l’ordre. Comme seul le dialecticien contemple cet ordre, il est le seul à connaître le vrai modèle de l’ordre de la cité."
"La République a comme sujet prioritaire la justice de l’individu (Resp. II, 366d7-e9). Celle-ci consiste, selon la définition qui en est donnée, à « agir selon sa fonction propre » (to heautou prattein, Resp. IV, 443c9-444a2). Mais comme l’âme doit être ordonnée à l’instar de la cité95 (l’une et l’autre doivent suivre la direction de la Raison), la justice comme vertu individuelle s’appuie sur le même principe : le principe de la fonction propre est réalisé là où le meilleur régit le pire, où l’homme se laisse gouverner par sa raison et non par ses passions. Platon ajoutera plus tard que seul l’homme juste réalise l’essence véritable de l’homme et qu’il est l’homme libre. La véritable liberté est fondée sur la seule raison qui rend l’homme maître de soi."
"L’âme se compose de la raison discursive (logos), de l’émotion et du désir : elle est juste lorsque la raison règne et que l’émotion l’assiste, c’est-à-dire règne dans une position où elle est en même temps gouvernée par la raison. Enfin les désirs n’ayant aucune capacité de direction sont dépourvus de tout pouvoir directeur, ils sont soumis à la raison et à l’émotion."
"Les dirigeants de la cité sont seuls à posséder la sagesse, parce qu’ils connaissent l’ensemble de la cité et ses vertus (Resp. IV, 428a11-429a8). Ils sont assistés par les militaires prenant en charge la fonction de l’émotion dans l’âme ; ils ne possèdent pas la sagesse, mais le courage qui est lié à une faculté cognitive, à savoir l’opinion vraie sur ce qui est beau et juste (Resp. IV, 420a9-430c8) ; à leur compétence cognitive moindre correspond donc une fonction directrice moindre. Enfin, les producteurs n’ont pas de connaissance du beau et du juste en général, ni de l’ordre juste de la cité : ils ne connaissent que leurs métiers. Conscients de leur incompétence en matière de direction, ils se soumettent en raison de leur tempérance au régime des experts (Resp. IV, 430c9-432b1). L’âme et la cité de la République ont donc pour tâche d’illustrer par des exemples concrets l’idée de la justice."
"À la différence de la République, la tâche d’implanter le principe de justice dans la cité n’est pas assignée dans les Lois aux philosophes, mais aux lois écrites, c’est-à-dire au « droit positif » de la cité. L’ensemble des lois doit instaurer une cité où gouvernent les citoyens meilleurs du point de vue de leurs capacités intellectuelles et morales ; leur qualité première consiste à être les serviteurs fidèles des lois que le législateur sage a données à la communauté."
"L’infraction aux lois la plus grave consiste dans les sacrilèges et à ne pas croire en des Dieux intelligents et bienveillants, représentants de la Raison divine sur laquelle est fondée toute la législation. Dans son code pénal (Lois, X), Platon intègre une première preuve de l’existence de Dieu. Il souligne le lien qui rattache la cité juste et pieuse au problème d’une justice fondée dans la nature. Car les athées sont les disciples de Démocrite, d’Antiphon et de Protagoras et n’acceptent aucune Raison divine ni idée du juste qui en découle. Platon, en tant que législateur dans les Lois, ne leur oppose pas l’ordre qui régit les Idées et le savoir du philosophe – comme il l’avait fait dans la République – mais une cosmologie où l’ordre rationnel du monde est garanti par une âme intelligente. Celle-ci habite les astres, de sorte que le ciel étoilé peut témoigner de l’intelligence du cosmos qui, par le fait d’être doté d’une âme, est un vivant, et un vivant intelligent (X, 896a-898c). Il est évident que Platon, dans les Lois, exploite la cosmologie qu’il a élaborée dans le Timée. Dans cet écrit, la conception hardie du cosmos comme un dieu vivant, doté d’intelligence, d’une âme comme principe moteur et d’un corps, fait sa première apparition dans la pensée grecque. Elle sera pleinement assumée par les stoïciens qui y fonderont leur notion de la Loi comme règle d’une morale universelle. En revanche, Platon, qui divise l’humanité en philosophes et non-philosophes, considère le cosmos physique comme un modèle qui peut aider le législateur à fournir à l’homme non philosophe une opinion vraie sur le divin et son ordre, dont l’ordre de la cité tire son origine et sa légitimité."
"Le modèle a été rendu célèbre par Thomas Hobbes et fut même considéré comme son invention. Il n’en est rien ; car il fut employé avant lui par les néo-scolastiques espagnols, qui répondaient ainsi à deux défis de la Réforme, qu’ils jugeaient le fait d’« hérétiques » ; le premier défi avait été lancé par les anabaptistes qui défendaient l’anarchie, l’autre par Luther, posant un pouvoir absolu du prince sans droit de résistance du côté des sujets. De ce fait, le modèle a servi à deux objectifs, la légitimation du pouvoir politique, d’une part, et la démonstration de la rationalité de ce même pouvoir, recherchée dans une notion éclairée de la justice, d’autre part. Ce second objectif fut poursuivi par Francisco Suárez, qui défendait la rationalité de tout homme contre Jacques Ier d’Angleterre et sa doctrine du Divine Right of the King. Ce débat donna naissance à ce que nous proposons d’appeler le deuxième modèle du jusnaturalisme chrétien inspiré par Platon. Soulignons que l’ouvrage de Platon qui servit alors de source d’inspiration n’était plus le Timée tel qu’il avait été commenté par Calcidius, mais bien son œuvre politique, en particulier les Lois et le Minos. En effet, la connaissance de l’œuvre entière de Platon s’était entre temps répandue dans toute l’Europe grâce au travail de traduction et de commentaire de Marsile Ficin, dont les ouvrages furent maintes fois réédités. L’humanisme avait pénétré les esprits éclairés et on ne s’étonne pas de trouver la tête la plus brillante de la néo-scolastique espagnole, Francisco Suárez, se réclamer héritier de la tradition des législateurs philosophiques inaugurée par les Lois de Platon et le De legibus de Cicéron."
"Le premier jusnaturalisme chrétien fait découler la loi humaine de la loi divine. Il construit la cité à partir de sa source transcendante, en la présentant, à l’instar de Platon, comme un reflet imitatif de l’ordre divin. Le deuxième jusnaturalisme chrétien prend le chemin inverse ; il construit la cité à partir de son origine humaine, en faisant ainsi de la rationalité humaine la source immédiate de la communauté politique. La conception suarezienne développe ce modèle, qui avait été promu par Vitoria ; elle s’avèrera être une construction riche d’avenir ; en effet, bien qu’elle pose l’origine divine de la raison humaine, elle ne fait nullement intervenir Dieu dans la construction politique. De ce fait, elle a pu servir de point de départ à toutes les constructions politiques des rationalistes du XVIIe siècle, Grotius, Hobbes et Locke.
Le modèle de Suárez pose un « état de nature » antérieur à un « état de société » au sein duquel se crée un « état politique ». L’état de nature suarezien s’appuie sur l’anthropologie théologique issue du concile de Trente, mais aussi sur le premier jusnaturalisme platonico-chrétien qui constitue comme son arrière-plan lointain. Suárez, formé en droit canon et familier de la pensée des juristes cités plus haut, considère l’acte de la création comme origine des droits naturels. Tout ce qui est créé est de droit naturel puisque « création » et répartition des « droits » se valent en vertu du principe selon lequel la volonté divine répartit à chaque être son droit propre, suum ius (le heautou platonicien). Or, comme le droit naturel prime le droit positif, le pouvoir de la communauté politique trouve sa limite dans la liberté naturelle de chaque individu humain."
"La liberté, garantie (par Dieu et donc par la nature) à l’homme comme son droit, est la caractéristique de l’état de nature. La liberté, entendue comme chez Platon en tant que liberté morale (« sittliche Freiheit » chez Kant), est un trait fondamental de l’homme puisqu’elle est issue de sa rationalité. L’homme, doué du libre arbitre grâce à la raison et, de ce fait, responsable de ses actes, possède, en dépit du péché originel, la raison comme une faculté naturelle lui permettant de se guider d’une manière autonome. En vertu de ce trait, tous les hommes sont égaux. Par là, la doctrine catholique rejoint la doctrine antique : liberté et égalité sont des éléments constitutifs de l’état originel de l’homme considéré comme un être raisonnable. Cet état est, comme l’avait posé le premier jusnaturalisme, un état de droit, c’est la cité cosmique régie par la volonté divine. D’où naît alors la communauté politique ? La volonté de vivre en société est, chez Suárez tout comme chez le Platon des Lois et chez Aristote, issue d’une décision rationnelle. Son motif n’est pas le caractère nécessiteux de l’individu comme l’avait proposé Vitoria, mais la volonté de vivre dans une société répartissant et garantissant à chacun son droit à une existence moralement parfaite, au sein donc d’une société paisible et juste.
Ce qui distingue Suárez de Hobbes et de Locke est l’absence de l’idée selon laquelle l’état de nature est exposé aux risques de dégénérer, de sorte qu’il faut l’abandonner. Suárez renoue avec Aristote et Thomas pour considérer la nature humaine comme une nature qui recherche la société sans motif extérieur, car « rechercher la société » est un impératif de la loi naturelle selon Thomas, donc un motif intérieur. Le souci de Suárez n’est pas encore, comme pour Hobbes, la question de savoir pourquoi un pouvoir politique est nécessaire ; la problématique alimentant sa doctrine porte sur la question du lieu du pouvoir politique : provenant de Dieu selon l’apôtre Paul, réside-t-il dans le peuple ou dans le prince ?"
"La dette de Suárez envers la tradition platonicienne se manifeste davantage par le fait qu’il interprète cette première réunion des individus comme une « démocratie naturelle ». La raison en est que la réunion des individus libres et égaux crée spontanément le pouvoir politique sis dans la communauté entière. Ce pouvoir politique consiste dans le pouvoir législatif, dont la doctrine officielle avait été proclamée par Jean Bodin en 1576. Ce dernier avait identifié le pouvoir législatif avec la summa potestas, la souveraineté. Suárez en conclut que la souveraineté revient au peuple entier. De ce fait, l’origine ultime de la loi est le peuple. Le Minos de Platon lui en fournit une confirmation bienvenue. Par là, Suárez pose avec force la thèse de la souveraineté du peuple. Son interprétation de la souveraineté du peuple à travers la notion de « démocratie naturelle » lui fut probablement suggérée par Bodin ; en effet, ce dernier avait montré que la cité des Lois de Platon était marquée par la souveraineté du peuple."
"Pour donner la force à cette justice, le peuple, dans un contrat de soumission, se donne un gouvernement au moyen d’une loi positive ; le peuple se donne par là une constitution qui suit, selon le nombre des gouvernants, les formes classiques du gouvernement : elle est donc monarchique, aristocratique ou démocratique."
"Chez Suárez, le droit naturel de l’homme à la liberté fonde sa doctrine de la souveraineté du peuple et le droit à la résistance. La protection de ce droit ne constitue pas encore le souci premier de la communauté politique, comme ce sera le cas chez John Locke. Suárez le théologien confie la protection des droits naturels à leur auteur, Dieu ; dans le cas d’extrême tyrannie, les hommes, selon des conditions précisément fixées, ont un droit naturel à la résistance donné par Dieu. Le tournant décisif adviendra avec Locke, quand il confiera à la constitution positive elle-même la fonction de protéger le suum ius de chacun. C’est ainsi que les Droits de l’homme comme partie de la constitution positive ont vu le jour. De ce fait, l’État de la justice s’est transformé en État de droit."
-Ada Neschke-Hentschke, "Platonisme politique et jusnaturalisme européen. Du « juste par nature » (to phusei dikaion) à l’État de droit", Philosophie antique [En ligne], 7 | 2007, mis en ligne le 13 mai 2022, consulté le 08 mars 2024.