"En considérant les structures dans la perspective d'une étude de la pensée, on trouve des modèles organisés grâce auxquels l'objet devient disponible pour l'action, accessible à la connaissance ; des systèmes de règles, de normes qui permettent à la pensée de contrôler l'objet. En fait, nous pouvons songer aux modèles techniques, aux œuvres de l'art, aux structures logico-opératoires de la science, pour concevoir dans toute sa diversité, dans sa particularité, la fonction des structures dans l'économie de l'expérience. Mais la philosophie de la pensée peut faire un pas dans l'abstraction et s'élever d'une certaine manière au-dessus de la particularité des modèles : elle peut se poser le problème liminaire du rôle des structures dans les effectuations de la pensée, chercher à reconnaître comment les fins de l'action, de la connaissance, réclament la mise en œuvre de certaines structures. Dans ce cas, on prendra en considération la nécessité fondamentale qui lie les développements de la pensée à l'invention des structures, on envisagera les structures comme les conditions directes permettant à la pensée de conquérir les champs d'action ou de connaissance en formant les règles et les modèles appropriés. Nous nous placerons dans ce qui suit à ce point de vue général, pour comprendre l'invention des structures à la lumière des fins et des accomplissements de la pensée dont elles sont les instruments indispensables.
Nous pourrons ainsi aborder les différentes sciences de l'esprit : chacun à sa manière, elles saisissent la conscience, la pensée, dans la voie de certains achèvements, de certains accomplissements ; pour cette raison, elles peuvent, chacune pour sa part, apporter des éclaircissements au rapport fondamental de l'esprit et des structures. Nous prendrons, comme des cas-types, ces sciences de l'esprit que sont la psychologie, l'épistémologie, l'esthétique. La psychologie rencontrera le problème des structures dès le moment où elle étudiera les conditions de l'adaptation du sujet agissant, pensant, au monde naturel et humain : pour s'adapter à son environnement naturel et intersubjectif, le sujet développera des schèmes d'action et de représentation, des formules de communication, qui seront les structures primordiales de l'expérience humaine. L'épistémologie, de son côté, en suivant les fins logiques de la connaissance, aura affaire aux problèmes structuraux : elle traitera des systèmes opératoires qui permettent à la raison d'assurer la cohérence logique des énoncés et la cohésion des actes expérimentaux ; l'existence de ses structures sera la garantie de la validité objective comme de la validité formelle des actes rationnels. L'esthétique rencontrera les structures dans une autre perspective encore des finalités de l'esprit : elle aura à considérer les normes de l'organisation de l'œuvre d'art, grâce auxquelles se réalise un accord des matériaux sensibles et de l'intention créatrice de l'artiste. Ainsi, il semble possible de garder en vue le lien fondamental des structures et des fins de l'esprit, tout en particularisant ce rapport selon les différents points de vue que nous offrent les sciences de l'esprit : en effet, que nous partions du dessein d'adaptation de la conscience psychologique, du dessein de validation de la conscience logique, du dessein de valorisation de la conscience esthétique, nous trouvons toujours que l'élaboration de certaines structures, schèmes de représentation, systèmes d'opérations rationnelles, normes d'organisation, est indispensable à la réalisation de ces desseins.
Nous pourrions préciser un peu ce rôle des structures en insistant sur la fonction médiatrice qu'elles exercent vis-à-vis des démarches opposées de la conscience : en prenant appui sur les structures, la pensée peut circuler entre les pôles antagonistes et complémentaires de son activité, de son intentionnalité : d'une part, elle circule entre le pôle sensible et le pôle intellectuel ou spirituel de l'expérience, elle réalise ainsi la cohérence interne de son expérience ; d'autre part, elle met en accord les exigences du sujet et celles de l'objet de l'expérience, les conditions formelles et les conditions matérielles de celle-ci : elle réalise l'accord de l'esprit et du monde réel. Nous pourrions reprendre brièvement les témoignages que nous donnent les différentes sciences de l'esprit pour confirmer ce rôle médiateur. Nous savons que la pensée rationnelle construit des systèmes opératoires pour relier les couches de l'intuition ou de l'action aux couches abstraites et logiques des concepts ; ces systèmes opératoires, considérés d'une autre manière, servent de lien entre la cohérence logique ou mathématique de la pensée et la cohérence matérielle des états de choses sur lesquels porte la connaissance : selon le langage usité, ils fournissent des « modèles » pour penser la réalité. Si la pensée rationnelle rend manifeste ainsi le rôle des structures, nous pouvons encore reconnaître leur fonction médiatrice au niveau plus obscur où la psychologie étudie notre prise de conscience du monde : les schèmes de notre représentation font la transition entre les expériences directes de la perception, de l'action, et les thèmes de la pensée réfléchie et formulable ; ils maintiennent en rapport le monde de nos prévisions et de nos raisonnements avec le monde des choses ou des événements extérieurs à notre esprit.
Nous pourrions poursuivre ces analogies fonctionnelles sur le terrain de l'esthétique : il nous faudrait dire alors que les formes de l'art s'intercalent entre notre sentiment direct du monde sensible et le sens spirituel que nous lui donnons ; qu'elles mettent en accord les visées subjectives de notre sentir, de notre imagination, avec les figures objectives du monde spatial, temporel, qualitatif. Ainsi, quel que soit le domaine où nous nous plaçons, nous pouvons parler d'un rôle médiateur des structures, et nous pouvons dire qu'il s'exerce selon deux dimensions principales.
D'une part, les structures remplissent la fonction de schèmes intermédiaires entre les expériences sensibles et les actes intellectuels ou spirituels ; elles interviennent au point où l'ordre des intuitions et l'ordre des signes ou des symboles se convertissent l'un dans l'autre. D'autre part, elles remplissent la fonction de « modèles », ce qui veut dire plus proprement qu'elles permettent un accord entre les conditions subjectives de l'intelligibilité, de la validité, et les conditions objectives de l'existence réelle. C'est ainsi que l'on peut comprendre que la pensée ne se développe pas sans inventer et organiser des structures." (pp.58-60)
"Cette circulation des thèmes de pensée qui vont du concret à l'abstrait, et qui vont aussi de l'abstrait au concret, importe à l'épistémologie : concevoir cet engendrement mutuel des formes intuitives et des formes logiques, du concret et de l'abstrait, c'est éviter le dualisme radical que nous proposent les philosophies « formalistes », « conventionnalistes », qui attribuent au concret et à l'abstrait deux ordres d'existence hétérogènes.
2° II est nécessaire également de mettre en parallèle les conditions subjectives ou formelles et les conditions objectives ou matérielles du développement des modèles structuraux pour fixer le rôle médiateur qu'exercent ceux-ci entre le rationnel et le réel.
Il est vrai que les modèles opératoires, qui sont indispensables au progrès des sciences rationnelles de la réalité, se développent grâce à la puissance de différenciation du schème mathématique ; mais il est vrai aussi qu'ils se développent sous la pression des formes multiples, des types régionaux que rencontre l'expérience. Ainsi la physique, entrant dans le domaine des phénomènes énergétiques fins, a orienté la construction mathématique vers certains schèmes nouveaux : les dimensions métriques hétérogènes des espaces orientés, la détermination relative et corrélative des mesures portant sur les lieux, les temps, les énergies, les compromis entre continuité et discontinuité, entre les côtés émergents et les côtés déterminables des procès. D'un autre côté, les sciences de l'homme, où les processus renferment un élément de choix, de décision, ont appelé des modèles mathématiques respectant le caractère axiologique et probabilitaire des choix. Les modèles de la science prêtent à réflexion, si l'on tient compte de leur incessante pluralisation, du caractère mixte de leurs garanties rationnelles et empiriques, des échanges qu'ils permettent entre l'expérience réelle et les cadres formels qui suivent et précèdent tour à tour les indications de celle-ci. Il nous semblera difficile de nous en tenir à une conception strictement dualiste de la validité des énoncés de la science, en séparant les sources empiriques et les sources rationnelles, si nous tenons compte de la circulation des thèmes rationnels qui passent des structures de fait aux structures logiques, et vice versa, par l'intermédiaire des modèles rationnels." (p.62)
"Une philosophie de la pensée rationnelle peut éclairer les démarches de la science en rapprochant l'aspect inventif, productif de la pensée, et son aspect structural. L'œuvre de la pensée rationnelle s'oriente vers son achèvement, vers sa plus grande cohérence et sa plus grande compréhension, en traversant des paliers d'organisation, des niveaux de formalisation, et d'objectivation des modèles. La démarche de la science garde le caractère temporel d'un « projet orienté », dont les réalisations restent ouvertes : c'est une démarche d'induction ou d'invention structurale, dont les étapes sont suivies par des étapes de consolidation, où se développent les conséquences déductives d'une structure donnée. C'est que l'objectif de cohérence formelle et l'objectif de validité réelle apportent avec eux des raisons d'ouverture, d'inachèvement : toute démarche de formalisation, d'axiomatisation, fait naître de nouveaux langages et rouvre ainsi le champ des possibles, le champ du pensable : l'axiomatisation dépasse ses propres bases. De son côté, la démarche de réalisation se confronte à de nouveaux types de réalité, et l'on peut considérer les modèles actuels d'une science géométrique, dynamique, comme des schèmes en voie de complication. On aboutit ainsi à l'idée d'une temporalité immanente à la raison, d'un ordre de l'engendrement des structures qui n'est jamais complètement contingent ni jamais complètement rationnel.
Par là, une épistémologie des structures peut donner une certaine signification à la notion vaste et nécessairement ambiguë de « démarche dialectique » : les dialectiques les plus fortes de la science jouent sans doute entre le niveau des suppositions intuitives, des sollicitations expérimentales, et le niveau des décisions rationnelles. On assiste souvent à un développement des notions tel qu'un conflit, naissant au niveau des représentations encore intuitives, ou des modèles expérimentaux, doive passer au niveau des contradictions précises/ des intégrations exactes de la pensée logico-mathématique pour approcher d'une solution : ainsi la puissance du schème mathématique de la relativité s'affirme progressivement en résolvant les oppositions du géométrique et du dynamique, des opérations réversibles et des opérations dissymétriques ou orientées. C'est une dialectique qui n'est ni un mouvement contingent de l'expérience ni un mouvement nécessaire du concept logique, mais qui est dans l'intervalle de cette contingence et de cette nécessité. On peut concevoir aussi que les structures ne représentent pas des objectifs ou des normes immobiles vis-à-vis des démarches de la connaissance, mais qu'elles orientent les progressions, les dialectiques de celle-ci : une structure se précise en passant par différents plans de la pensée, elle peut s'ébaucher au niveau des intuitions, des compréhensions globales, et s'orienter vers la détermination logique et exacte de ses propriétés ; on a employé, en physique ou en biologie, la notion de continuité bien avant de former des concepts exacts et bien délimités pour définir les raisons de continuité : l'idée structurale guide les investigations et les réflexions au moyen desquelles elle s'achève." (pp.62-64)
"L'œuvre d'art est pleine invention, création. Cela signifie que ses formes tirent leur valeur d'elles-mêmes, et non entièrement de ce qu'elles expriment ou représentent ; mais cela ne veut pas dire qu'elle surajoute aux valeurs du monde réel de pures valeurs formelles, décoratives. Cela veut dire que le choix de la forme a le caractère d'une décision qui prend en charge une signification et d'une formulation qui la rend manifeste. On peut dire que la forme picturale, l'organisme pictural, impose au sens une cohérence interne, une nouvelle consistance, comme le fait le langage vis-à-vis des idées, mais d'une autre manière : quand le peintre cesse d'user de la couleur pour marquer les limites des objets et l'utilise pour créer un milieu fluide et mouvant, il crée une syntaxe nouvelle au bénéfice d'autres significations." (p.68)
"Les formes esthétiques proviennent d'une expérience qui refuse la disjonction radicale du sujet pensant et de l'objet pensé, de l'expérience sensible et de l'idée. Elles s'ancrent profondément dans les schèmes de la perception, de l'action, dans le dialogue des gestes, des expressions, qui mettent le sujet en rapport avec son environnement naturel et humain ; lorsqu'elles sont « extériorisées », « objectivées » dans le domaine de l'art, elles conservent cependant cette valeur médiatrice. Les formes esthétiques sont en deçà de la disjonction du sensible et de l'idée, parce qu'elles font naître le sens au niveau même de la modulation, infiniment riche et variée, des liaisons spatio-temporelles, qualitatives : elles sont comme un prolongement de l'expérience du sujet concret et vivant, qui est un organisme inséré dans les milieux spatiaux et temporels du monde et qui est aussi une conscience ouvrant sur son environnement des perspectives de valeur." (p.69)
"Dans la science, comme dans l'art, le dialogue de l'esprit et de la réalité implique une lacune initiale qui est remplie par l'invention des modèles et des champs d'opérations. On ne peut supposer que la pensée reflète une expérience toute constituée, ni qu'elle dispose de plein droit des formes qui rendent l'expérience possible ou valable : ce serait une image trop passive ou trop théorétique de la vie de l'esprit. La prise de conscience, la connaissance, suppose au contraire l'initiative qui instaure règles et modèles ; à partir de ceux-ci, l'esprit se dirige à la fois vers l'autonomie, l'intériorité de ses actes et vers l'extension objective de son expérience. La médiation des structures s'exerce de telle manière que l'on ne peut partir, pour comprendre l'organisation des expériences, d'une couche purement passive d'impressions ou d'une couche purement active de constructions. Il y a échange entre l'organisation extérieure des lieux et des moments où nous agissons et les organisations immanentes construites par le travail de la pensée." (pp.69-70)
-Noël Mouloud, "Réflexions sur le problème des structures", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 155 (1965), pp. 57-70.