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    Marcel Granet, La pensée chinoise

    Johnathan R. Razorback
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    Marcel Granet, La pensée chinoise Empty Marcel Granet, La pensée chinoise

    Message par Johnathan R. Razorback Mar 26 Mar - 12:47

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Granet

    "La langue chinoise ne paraît point organisée pour exprimer des concepts. Aux signes abstraits qui peuvent aider à spécifier les idées, elle préfère des symboles riches de suggestions pratiques ; au lieu d'une acception définie, ils possèdent une efficacité indéterminée : celle-ci tend à procurer, non pas, succédant à une analyse, un acquiescement à de simples jugements qui visent à permettre des identifications précises, mais, accompagnant une adhésion d'ensemble de la pensée, une sorte de conversion totale de la conduite. Il convient donc de rompre avec la tendance, qui prévaut encore, de rendre ces emblèmes, lourds de jugements de valeur où s'exprime une civilisation originale, par des termes empruntés (après une assimilation rapide et qui ne tient point compte de la divergence des mentalités) au vocabulaire, conventionnel lui aussi mais visant expressément à une précision impersonnelle et objective, des philosophes d'Occident. Sinon on s'exposerait aux pires anachronismes, comme c'est le cas, par exemple, quand on traduit par « altruisme » le terme jen." (p.8 )

    "Tout Maître de Sagesse prétend donc dispenser un Savoir d'une qualité toute particulière (c'est le Savoir de tel Sage) et d'une effi cacité indéfinie (il implique toute une entente de la vie). Faire connaître les conceptions ou, plutôt, les attitudes propres à une École ou, plutôt, à une Secte, revient à tenter de découvrir le secret ou le maître-mot jadis révélé aux adeptes à l'aide des procédés qui conviennent aux enseignements ésotériques.

    Ces secrets, bien entendu, ou ces maîtres-mots, les disciples les acquéraient, non de façon discursive, mais par voie d'initiation, à la suite d'un long entraînement. Aussi ne peut-on se flatter d'atteindre l'essence d'un enseignement tant qu'on ne connaît point le système de pratiques qui (bien plus qu'un corps de doctrine) permettait à cette essence d'être appréhendée ou, pour mieux dire, réalisée. Certains ouvrages célèbres, le Tao tö king, le Yi king, sont faits d'une suite d'adages ; Pris dans leur sens littéral, ils paraissent vides, extravagants ou plats : c'est un fait, cependant, que, pendant de longs siècles et de nos jours encore, ces livres ont inspiré des exercices de méditation ou même une discipline de la vie. Ils peuvent, non sans raison, paraître hermétiques. D'autres ouvrages ne le paraissent point. Du seul fait qu'ils semblent se prêter à une analyse discursive des idées, nous avons tendance à admettre que nous les comprenons. La doctrine qu'ils peuvent préconiser n'en demeure pas moins impénétrable tant qu'on n'arrive pas à déterminer les attitudes qu'elle commande et qui l'expriment réellement." (p.12)

    "Nous aurons à fixer la position de divers groupements sectaires dans le monde féodal finissant, plutôt qu'à déterminer (supposé que ce soit possible) l'ordre chronologique des « doctrines ». Je décrirai donc les plus significatives des attitudes qui s'expriment dans les conceptions propres aux « Écoles » chinoises, sans jamais songer à les présenter dans un ordre historique. Je les grouperai de façon à faire ressortir que ces attitudes correspondent à un certain nombre de préoccupations techniques. Elles trahissent diverses espèces de mentalités corporatives. Elles renseignent sur l'importance des impulsions que la pensée chinoise est susceptible de recevoir lorsque la société se prépare à un nouveau conformisme : ces circonstances favorables font alors accueillir l'influence de spécialistes dont l'esprit de corps se trouve momentanément animé d'un surcroît de conscience ou d'imagination créatrice." (p.13)

    "Si leur opposition paraît être celle de deux partis pris (l'un en faveur d'une sorte de naturisme à fond magico-mystique, l'autre en faveur d'une espèce de sociocentrisme d'intentions positives), le Taoïsme et l'Orthodoxie confucéenne s'inspirent tous deux (de façon inégalement apparente mais également profonde) d'une double tendance, « universiste »  et humaniste à la fois." (p.14)

    "Emprunter au savant n'est pas le fait du sage : voilà sans doute la raison pour laquelle nous ne savons à peu près rien du développement de la pensée scientifique en Chine. [...] L'histoire de la pensée est remarquable en Chine par l'indépendance que le savoir philosophique entend conserver à l'égard de ce que nous appelons la science." (p.16.)

    "La catégorie d'Ordre ou de Totalité est la catégorie suprême de la pensée chinoise : elle a pour symbole le Tao, emblème essentiellement concret. J'ai abordé l'étude des catégories concrètes de l'esprit sitôt après avoir montré, par l'examen des éléments du langage, que les Chinois prêtaient à leurs emblèmes un pouvoir de figuration qu'ils ne distinguaient pas d'une efficience réalisatrice. Quelques emblèmes, remarquables parce qu'ils sont les plus synthétiques de tous apparaissent doués d'une puissance d'animation et d'organisation qu'on ne peut caractériser qu'en la qualifiant de totale. La fonction souveraine qu'ils se voient attribuer rend manifeste le fait que la pensée chinoise s'est refusée à distinguer le logique et le réel. Elle a dédaigné les ressources de clarté qu'apportent à l'esprit une logique de l'extension et une physique de la quantité. Elle n'a point voulu considérer à titre d'abstractions les Nombres, l'Espace, le Temps. Aussi n'a-t-elle point estimé utile de constituer des catégories abstraites telles que nos catégories de Genre, de Substance et de Force. La notion de Tao dépasse les notions de force et de substance, et le Yin et le Yang, qui valent indistinctement comme forces, substances et genres, sont encore autre chose, puisque ces emblèmes ont pour fonction de classer et d'animer tout ensemble les aspects antithétiques de l'Ordre universel : le Tao, le Yin et le Yang évoquent synthétiquement, suscitent globalement l'ordonnance rythmique qui préside à la vie du monde et à l'activité de l'esprit. le pensée chinoise semble entièrement commandée par les idées jointes d'ordre, de total et de rythme." (p.17)

    "Qu'il s'agisse de la notion chinoise d' Espace ou de celles de Temps, de Nombre, d'Éléments, de Tao, de Yin et de Yang, ce contenu ne peut s'expliquer uniquement par les conceptions propres aux penseurs ou aux techniciens qui les  utilisèrent. Il n'est certes pas inutile pour les interpréter de considérer l'emploi qu'elles ont reçu dans telle ou telle spécialité du savoir qui apprend à aménager les occasions et les sites : art géographique ou calendérique, musique ou architecture, art des devins, technique des mutations... Mais on ne touche au fond et l'interprétation n'a quelque chance d'être correcte et complète que lorsqu'on envisage les notions directrices en cherchant à déterminer leurs rapports avec la structure de la société chinoise. Par suite, si je me suis refusé à dater ces idées par la date (supposée) du fragment « philosophique » où l'on voit mentionnés pour la première fois les termes qui les notent, j'ai essayé de fixer le temps et l'ordre de leur formation en mettant à profit le fait que celle-ci est liée à des circonstances sociales. Les notions auxquelles les Chinois attribuent une fonction de catégories dépendent, pour l'essentiel, des principes sur lesquels repose l'organisation de la société : elles représentent une espèce de fond institutionnel de la pensée chinoise, et leur analyse se confond (comme on le verra par exemple pour les idées de Temps, d'Espace et même de Nombre) avec une étude de morphologie sociale. Mais ces idées maîtresses ne sont pas toutes devenues explicites au même moment de l'histoire: aussi se signalent-elles par quelques traits qui les situent ou les datent. Si le Yin et le Yang forment un couple et paraissent présider conjointement au rythme qui fonde l'Ordre universel, c'est que leur conception relève d'un âge de l'histoire où un principe de roulement suffisait à régler l'activité sociale répartie entre deux groupements complémentaires. La conception du Tao remonte à une époque moins archaïque ; elle n'a pu devenir explicite qu'à un moment où la structure de la société était plus compliquée et dans des milieux où l'on révérait l'autorité de Chefs justifiés à se présenter comme les seuls auteurs de l'ordre dans le monde : alors et là seulement, put être imaginée l'idée d'un pouvoir d'animation unique et central.

    Classer les notions en les rapportant à des milieux dont on connaît la place et le rôle dans l'histoire de la société chinoise, c'est esquisser l'histoire des idées, et c'est même indiquer des dates. Si ces dates ne peuvent s'exprimer au  moyen de chiffres, elles n'ont pas, sans doute, un moindre caractère de précision concrète. Pourtant, je le sais bien, certains liront avec déplaisir des « dissertations » où, faute de dates abstraites et de noms propres, les idées sembleront sortir directement de la foule. Qu'y puis-je ? Ð Je me suis interdit d'employer même les désignations (évidemment commodes mais d'une précision toute fictive) telles que « l'École des Devins ». Je les ai évitées par pure prudence et non pas, on peut le croire, par oubli du fait que, pour produire des idées, il faut des individus. J'ai pu montrer que le contenu des idées directrices s'explique par la structure de la société chinoise et que l'évolution de ces idées dépend très strictement de l'évolution sociale. Il est évidemment regrettable qu'on n'ait pas le moyen de citer les noms et de donner les dates des personnages qui furent les témoins actifs de ces évolutions parallèles. L'essentiel cependant est qu'on en peut marquer le parallélisme. Quel qu'ait été le génie des sages qui prirent conscience des principes directeurs de la pensée et de l'organisation chinoises, l'explication de ces principes se trouve bien moins dans ce génie que dans l'histoire du système social." (pp.17-18)

    "Ces cadres permanents de la pensée sont calqués sur les cadres d'une organisation sociale dont la durée suffit à prouver la valeur : il faut donc que ces règles d'action et de pensée répondent en quelque manière à la nature des choses. La Sagesse chinoise n'a sans doute pas su se défendre de dévier vers une pure scolastique ; à partir de la fondation de l'Empire, l'Orthodoxie a imposé son règne, et le principal souci de la pensée savante a été le classement mnémotechnique d'un vieux savoir : dès lors, le sens expérimental a fait défaut. Mais ce savoir scolastique s'était constitué à partir d'expériences dont est sortie, avec la notion même de classement, l'idée que toute organisation tire sa valeur d'une efficience constatée. Arbitraires assurément en quelque mesure comme toutes les créations humaines, les aménagements sociaux qui ont servi de modèles à l'aménagement de l'esprit reposent néanmoins sur un effort persévérant d'adaptation expérimentale. C'est une tentative longtemps poursuivie d' organisation de l'expérience qui est à l'origine des catégories chinoises : il y aurait imprudence à préjuger qu'elles sont, en tout point, mal fondées. Elles paraissent s'opposer à nos propres idées directrices et peuvent nous surprendre par un parti pris hostile à l'égard de toute abstraction. Mais les Chinois ont su dégager une logique de la hiérarchie ou de l'efficacité qui s'ajuste parfaitement à leur goût pour les symboles concrets. Et si, en se refusant à prêter un aspect d'entités abstraites au Temps, à l'Espace et aux Nombres, ils se sont détournés d'une physique quantitative et se sont cantonnés (non sans résultats profitables) dans la poursuite du furtif ou du singulier, rien ne les a empêchés, Ð aucun préjugé théologique ne les poussant à imaginer que l'Homme formait à lui seul dans la nature un règne mystérieux, d'édifier toute leur sagesse sur une psychologie d'esprit positif." (p.19)

    "Le mot, en chinois, est bien autre chose qu'un signe servant à noter un concept. Il ne correspond pas à une notion dont on tient à fixer, de façon aussi définie que possible, le degré d'abstraction et de généralité. Il évoque, en faisant d'abord apparaître la plus active d'entre elles, un complexe indéfini d'images particulières.

    Il n'existe point de mot qui signifie simplement « vieillard ». Il y a, en revanche, un grand nombre de termes qui peignent différents aspects de la vieillesse : l'aspect d e ceux qui, déjà, ont besoin d'une alimentation plus riche (k'i), l'aspect de ceux dont la respiration est suffocante (k'ao), etc. Ces évocations concrètes entraînent une foule d'autres visions qui sont, toutes, aussi concrètes : tout le détail, par exemple, du mode de vie propre à ceux dont la décrépitude requiert une nourriture carnée, Ð ils sont ceux qu'on doit exempter du service militaire, ceux qu'on ne peut plus obliger à aller à l'école (sorte de prytanée), ceux pour qui, en prévision de leur mort, on doit tenir prêt tout le matériel funéraire dont la préparation exige un an de travail, ceux qui ont le droit de porter un bâton en pleine ville, du moins quand celle-ci n'est pas une capitale, etc. Telles sont les images, éveillées, entre autres, par le mot k'i, lequel, au total, correspond à une notion quasi singulière, celle de vieillard de soixante à soixante-dix ans. A soixante-dix ans, on devient spécifiquement vieux. On mérite alors d'être appelé : lao. Ce mot évoque un moment caractéristique de la vie qui est l'arrivée à la vieillesse. Il n'équivaut pas au concept : vieux. Il entraîne l'apparition d'une suite d'images qui ne se fondent point en une idée abstraite. Si ce flot d'évocations n'est point arrêté, la représentation embrassera l'ensemble des aspects qui singularisent les différentes catégories de gens pour lesquels a pris fin la période active de la vie. Quand elle aura atteint son maximum d'ampleur, cette représentation restera encore dominée par une vision caractéristique, celle de l'entrée dans la retraite, ou, plus exactement, celle du geste rituel par lequel on prend congé de son chef. Aussi le mot lao, comme la plupart des mots chinois, garde-t-il, même quand on l'emploie de façon nominale, une sorte de valeur vivante. Il ne cesse pas d'évoquer une action et demeure foncièrement verbe (se déclarer vieux ; être déclaré vieux ; prendre sa retraite)." (p.25)
    -Marcel Granet, La pensée chinoise, Albin Michel, 1968 (1934 pour la première édition), 568 pages.



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