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    Jacques Barou, Islam en France, Islam de France

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Date d'inscription : 12/08/2013
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    Jacques Barou, Islam en France, Islam de France Empty Jacques Barou, Islam en France, Islam de France

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 30 Mar - 22:38



    "Après des siècles de relations conflictuelles ou harmonieuses avec le monde islamique, des décennies de présence dans l’hexagone d’une population musulmane composée autant de citoyens français que d’étrangers et après plus de vingt ans d’effort d’organisation et d’investissement du pouvoir politique, a-t-on vraiment avancé vers l’avènement d’un Islam de France ? C’est-à-dire un Islam tout aussi inscrit dans la continuité de l’histoire du pays que les autres religions et idéologies qui ont façonné son identité.

    Des avancées ont incontestablement été réalisées nécessitant beaucoup d’énergie et de volontarisme de la part des divers acteurs engagés dans la construction d’un islam de France. Mais les mauvaises surprises de l’histoire ont aussi contribué à remettre en cause ces progrès. Les attentats sanglants perpétrés en 2015 et 2016 par des terroristes affiliés à des groupes prônant une vision politique et totalitaire de l’islam ont créé un malaise profond dans tout le pays, malaise ressenti tout aussi fortement par la majorité des musulmans de France. [...] des questionnements sur la compatibilité de l’islam avec les valeurs et les normes d’une société démocratique et républicaine ont ressurgi et alimenté aussi bien des débats sérieux que des diatribes et des fantasmes alarmistes sur les réseaux sociaux."

    "Il y aurait en France entre 5 et 6 millions de musulmans, chiffre régulièrement avancé par le ministère de l’Intérieur en charge des cultes, et plus ou moins corroboré par diverses enquêtes réalisées au cours des années 2000. En 2004, Michèle Tribalat, démographe à l’Institut national d’études démographiques (INED), estimait, à partir des données fournies par le recensement général de la population de 1999 à 3,65 millions le nombre de personnes vivant en France susceptibles d’être musulmanes, d’après leur pays d’origine ou leur filiation sur trois générations. En 2008, elle proposait une nouvelle estimation d’environ 4,5 millions à partir du recensement de 2005. Certains auteurs font observer qu’il s’agit de « musulmans potentiels » incluant des gens qui ne se définissent pas eux-mêmes comme musulmans et qui peuvent appartenir à une autre religion ou être athées ou indifférents sur le plan religieux. En s’appuyant sur les mêmes données, le Pew Research Center, organisme de recherche indépendant basé à Washington et spécialisé dans les études démographiques et les sondages d’opinion, a publié en 2011 les résultats d’un recensement des musulmans dans le monde5 où il dénombre 4,71 millions de musulmans en France, ce qui représente 7,5 % de la population totale, soit la plus forte proportion des pays de l’Union européenne après la Bulgarie.

    Si, à partir de l’origine nationale sur trois générations, les évaluations des musulmans se rapprochent, il est plus délicat de trouver un consensus quant au nombre de musulmans « réels » qui se définissent comme tels, en mettant l’accent sur leurs pratiques rituelles, leur conviction en termes de foi ou simplement leur attachement identitaire à l’islam. Pour cela, il faut mener des investigations spécifiques en réalisant des sondages auprès d’une population représentative mais numériquement limitée, ce qui pose ensuite la question de l’extrapolation.

    En 2010, une exploitation de l’enquête « Trajectoires et origines » menée en 2008 conjointement par l’INSEE et l’INED aboutissait à 2,1 millions de personnes âgées de 18 à 50 ans qui s’affirmaient musulmanes, sans préciser la réalité de leur pratique religieuse. Les extrapolations menées à partir de là peuvent différer sensiblement. Michèle Tribalat, en 2012, reprend cette enquête et aboutit à une évaluation de 4 millions de musulmans se déclarant comme tels, soit 6,8 % de la population totale6. Cette estimation paraît acceptable."

    "Un sondage réalisé en juillet 2014 illustre bien cette tendance à la subjectivité : pour les personnes interrogées, la proportion de musulmans vivant en France se situait autour de 23 %, soit près de trois fois plus que la proportion établie par la plupart des enquêtes statistiques."

    "Il apparaît toutefois évident que l’intensité de la pratique a augmenté au cours des années 2000 et particulièrement chez les jeunes. Le sondage IFOP La Croix, déjà mentionné, révélait que 71 % des sondés se déclarant musulmans allaient jeûner pendant le mois de ramadan. Cela touchait un peu plus les hommes que les femmes (73 % contre 68 %) et surtout les classes d’âge jeune et les plus âgées. Ainsi, chez les 18-24 ans et chez les plus de 55 ans, 73 % des sondés envisageaient de jeûner tout le mois. Ce pourcentage a augmenté de dix points depuis 1989, date de la première enquête réalisée sur cette pratique. Par ailleurs, pour la première fois en 2011, la proportion des sondés se disant à la fois croyants et pratiquants, est plus élevée que celle des personnes se disant simplement croyantes."

    "La fréquentation de la mosquée le vendredi est passée de 16 % en 1989 à 25 % en 2011. L’augmentation du nombre de lieux de culte musulman qui est passé d’un peu plus de 1 000 à près de 2 400 entre ces deux dates explique en partie la croissance de leur fréquentation qui reste avant tout masculine : 84 % des femmes sondées disent ne pas se rendre à la mosquée le vendredi10.

    La consommation de nourriture « halal », essentiellement de la viande, a également augmenté. Près des trois quarts des sondés disent en acheter plus ou moins régulièrement. Là aussi, c’est sans doute l’augmentation de l’offre qui explique la hausse de la consommation. En 2013, le marché des produits halal représentait 5,5 milliards d’euros, soit une forte croissance par rapport aux années précédentes. Malgré les efforts de quelques grandes enseignes pour se positionner sur ce marché, l’essentiel de la diffusion se fait par les petites boucheries traditionnelles et le prix de la viande est sans doute un facteur explicatif de ce succès plus convaincant que l’adhésion croissante au respect des prescriptions alimentaires. La situation sociale des musulmans interrogés pèse indéniablement sur leurs pratiques. Selon ce sondage, seulement 6 % d’entre eux ont fait le pèlerinage à La Mecque qui est de loin la plus coûteuse des cinq obligations principales à respecter."

    "Cette hausse des indicateurs d’attachement à l’islam s’accompagne curieusement d’une hausse du nombre de sondés qui se sentent plus proches du mode de vie et de la culture française que du mode de vie et de la culture de leur milieu familial. Ils sont 64 % en 2011 contre 45 % en 200313. Cette proximité est plus affirmée chez les sondés appartenant à des CSP + (68 %) et chez les 18-24 ans (71 %)."

    "À la question de l’acceptation de l’union de leur fille avec un homme de confession non-musulmane, 47 % des sondés répondent que cela n’a pas d’importance et 16 % ne l’accepteraient en aucun cas ; parmi les musulmans croyants et pratiquants, 22 % répondent que cela n’a pas d’importance et 28 % ne l’accepteraient en aucun cas. En ce qui concerne le mariage de leur fils avec une femme de confession non musulmane, 50 % des sondés accepteraient sans aucune restriction ; parmi les musulmans croyants et pratiquants, 22 % ne l’accepteraient en aucun cas. Il faut noter que les femmes, même croyantes et pratiquantes sont moins réticentes que les hommes à accepter le mariage de leur fils ou de leur fille avec un non-musulman."

    "Les signes d’ouverture à l’environnement peuvent se mesurer à travers les réponses à deux types de questions qui ont trait aux prescriptions morales. La consommation d’alcool tout d’abord, habitude courante au sein de la société d’accueil et réprimandée dans l’islam, est surtout le fait des personnes se disant d’origine musulmane : 62 % disent consommer de l’alcool plus ou moins régulièrement contre 36 % chez les croyants et 9 % chez les croyants et pratiquants. Elle est plus le fait des jeunes et des membres des CSP +. Dans l’ensemble du sondage elle est en recul : 39 % en 1994, contre 35 % en 2001, et 32 % en 201114. L’expérience d’une relation amoureuse avec une personne non-musulmane est aussi un point qui éclaire sur le degré d’ouverture à la société d’accueil. 71 % des sondés disent en avoir eu parmi lesquels 86 % de personnes se disant d’origine musulmane, 79 % de musulmans croyants et 59 % de croyants et pratiquants. Cette question ne s’adressait qu’à des personnes de 18 à 30 ans. Elle fait ressortir que si les hommes sont toujours majoritaires à avoir eu cette expérience (85 %), le pourcentage de femmes est en nette hausse : 63 % en 2011 contre 39 % en 200315. C’est là le signe d’une évolution vers plus de liberté individuelle [...]
    Une faible majorité de musulmans croyants et pratiquants soit 47 % approuvent cette loi contre 45 % qui ne l’approuvent pas. Sur l’ensemble des sondés 60 % approuvent la loi contre 33 % qui la désapprouvent."

    "Si les musulmans, pratiquants ou non, rejettent à une forte majorité la polygamie (90 %) et le mariage arrangé (83 %), ils restent plus hostiles que la moyenne des Français aux relations sexuelles hors mariage. 62 % des sondés musulmans se disent opposés au fait de vivre avec quelqu’un sans être marié contre 24 % pour l’ensemble des Français."

    "Même si la proportion de membres des classes d’âge jeunes pratiquant le jeûne et fréquentant la mosquée le vendredi est en hausse, le profil des personnes se disant croyantes et pratiquantes est celui d’une population plutôt âgée, plus fréquemment inactive et appartenant à des catégories socioprofessionnelles ouvrières et peu qualifiées."

    "Certaines thèses voudraient que la défiance voire le rejet de l’islam qui semble agiter la société française depuis quelques années soit le legs d’une histoire essentiellement faite de conflits et de répression en particulier pendant la période coloniale. Les choses sont plus complexes. [...]
    En 1536, François Ier s’allie avec le sultan ottoman Soliman le magnifique contre son voisin le très catholique roi d’Espagne, Charles Quint. Cette alliance, la première dans l’histoire à ne pas être de nature idéologique, durera deux siècles et contribuera à donner de l’islam une image moins négative qu’ailleurs en Europe. C’est en partie pour cela qu’en 1610, 150 000 morisques se réfugient dans le sud de la France après avoir été chassés d’Espagne par le roi Philippe II. Près de 30 000 d’entre eux seront transférés vers le Maghreb par le port d’Agde, les autres s’assimileront totalement à la population locale en quelques décennies.

    Au XIXe siècle, les relations sont contrastées. D’une part, la France mène des expéditions militaires dans les pays musulmans, d’abord en Égypte puis en Algérie et en Tunisie. D’autre part, Paris devient le refuge de nombreux intellectuels musulmans fuyant le despotisme ottoman. Près d’une vingtaine de journaux rédigés en arabe sont imprimés alors en France, la plupart inspirés par une vision moderniste de l’islam. Très influencés par la pensée occidentale et les idées de la révolution française, ils prennent parti pour la promotion des femmes et une éducation égale entre filles et garçons ainsi que pour un système démocratique."

    "Le décret du 17 septembre 1907 qui définissait les conditions d’application de la loi de 1905 en Algérie fut très édulcoré car il visait à maintenir l’islam sous la tutelle de l’administration. Les biens fonciers et immobiliers inaliénables (Habus) qui permettaient de tirer des revenus à des fins cultuelles et charitables furent incorporés au domaine de l’État. La gestion des mosquées et des fondations pieuses fut concédée à des associations cultuelles dont les membres devaient avoir été agréés par l’administration de tutelle. Les imams continuaient d’être payés mais ne recevaient plus qu’une indemnité temporaire ; ce qui précarisait leur statut par rapport à la situation concordataire précédente. Le pèlerinage à La Mecque était organisé par l’État qui se réservait le droit de l’annuler lorsqu’il estimait qu’il pouvait présenter des menaces, en cas de risques épidémiologiques mais aussi en cas d’agitation sévissant dans le monde musulman. Dans un tel contexte, certains musulmans revendiquèrent l’application du régime laïc qui existait en métropole. Ce fut le cas en particulier de l’émir Khaled, petit-fils d’Abdelkader et ancien combattant de la Première Guerre mondiale. Il adressa le 3 juillet 1924 une lettre au président du Conseil Édouard Herriot dans laquelle il formulait plusieurs revendications allant dans le sens de l’égalité avec les Européens d’Algérie et demandait en particulier l’application au culte musulman de la loi de séparation de l’État et des cultes. Les musulmans les plus enclins au nationalisme percevaient dans cette loi qui assurait la neutralité de l’État vis-à-vis des cultes, une possibilité de développement autonome de leur religion."

    "C’est avec la Première Guerre mondiale que la présence musulmane en métropole devient réellement visible. L’armée transfère sur le front, dès le début du conflit, des régiments de tirailleurs algériens, marocains, tunisiens et sénégalais qui comptent une forte majorité de musulmans : plus de 300 000 au total. Leur loyauté apparaît comme un enjeu important face à l’ennemi allemand qui a mené auparavant en Afrique du nord une propagande incitant les populations à se révolter contre une administration aux mains des infidèles et qui est de surcroît, allié à l’empire ottoman, principale puissance musulmane de l’époque. Avec pragmatisme, l’armée entreprend de répondre à la demande de ces soldats en matière religieuse. Des imams sont engagés pour diriger les prières et répondre aux questions que se posent les soldats musulmans. Des lieux de culte sont aménagés dans les hôpitaux et les dépôts à l’arrière. Malgré l’ampleur des pertes subies, les troupes coloniales ne seront touchées que par très peu de révoltes et de désertions.

    C’est pendant cette guerre qu’est décidée la construction d’une grande mosquée en plein cœur de la capitale. Ce n’était pas là le premier projet de ce type. Dès 1846, la société orientale, organisation savante éditant régulièrement des publications sur l’islam et les pays musulmans, avait proposé plusieurs projets de construction d’édifices musulmans finalement refusés par le ministère de la Justice, à l’époque en charge des cultes. Plus tard un projet de construction d’une mosquée près du carré musulman du cimetière du Père-Lachaise est proposé par l’ambassade ottomane à Paris. Le déclenchement de la guerre en 1914 amènera son abandon. Le projet de construction de l’actuelle grande mosquée s’élabore dès 1917 avec la création de la société des Habus, association qui sera propriétaire de l’édifice. En 1920 est votée une loi permettant de financer sur fonds publics un institut musulman comprenant mosquée, salle d’études et bibliothèque. La première pierre est posée en 1922 sur un terrain situé dans le cinquième arrondissement à proximité du jardin des plantes et donné par la ville de Paris. L’inauguration se fait le 16 juillet 1926 en présence du Président de la République Gaston Doumergue, du sultan du Maroc Moulay Youssef, du Maréchal Lyautey et d’autres personnalités représentatives des intérêts et des ambitions de la France vis-à-vis du monde musulman. Très vite des enjeux de pouvoir vont s’exprimer autour de ce symbole qui restera longtemps le représentant de fait de l’islam en France. Pour les autorités françaises, la Grande Mosquée est l’emblème de la France, puissance coloniale qui administre alors plusieurs pays d’Afrique et du Proche-Orient à majorité musulmane. Cela se traduit dans le choix du premier directeur de l’institut qui est Si Kaddour Ben Ghabrit, diplomate originaire d’Algérie qui avait représenté la France au Maroc avant la mise en place du protectorat et était passé ensuite au service du sultan. Il était en outre le fondateur de la société des Habus et lieux saints de l’islam appelé à être le propriétaire de l’édifice. Jugé comme une personne loyale et compétente pour assurer le rayonnement français dans le monde musulman, il restera en place jusqu’à sa mort en 1954. Mais face à cet islam officiel financé et contrôlé par la République, se dresse l’opposition des nationalistes algériens actifs au sein d’une immigration ouvrière qui compte déjà environ 120 000 personnes en métropole. Les journaux de l’Étoile nord-africaine, organisation fondée par Messali Hadj qui a une forte audience dans les milieux immigrés, stigmatisent cette « mosquée réclame », qui est une « insulte à l’esprit de l’islam ». Les messalistes revendiquent la gestion et la représentation de l’islam en France pour mieux asseoir leurs revendications à l’indépendance. Mais ils ne sont pas seuls sur ce terrain. Le mouvement des oulémas, qui à l’époque ne réclame pas l’indépendance mais une égalité totale des musulmans avec les non-musulmans dans le cadre de la République entreprend, lui aussi, à partir de 1936, une action d’islamisation des immigrés par le biais des cercles d’éducation, les « nadis ». L’islam en France suscite donc dès le départ des enjeux politiques divers qui s’exacerberont avec la guerre d’Algérie. Celle-ci éclate en 1954, année de la mort de Si Kaddour Ben Ghabrit, le fondateur de la société des Habus, propriétaire de la Grande Mosquée. Après deux années d’intérim exercé par son neveu, le gouvernement français, dirigé alors par Guy Mollet, nomme à la tête de l’Institut musulman, Si Hamza Boubakeur, professeur agrégé d’arabe et issu d’une grande tribu maraboutique du Sahara, les Ouled Sidi Cheikh. Membre de la SFIO, il est élu en 1958 député du département des oasis, créé dans le sud algérien par le décret du 7 août 1957 sous la première législature de la Cinquième République. Il sera vice-président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale jusqu’en juillet 1962. Cette nomination est « un acte de circonstance » dicté par la situation en Afrique du nord qui place en fait la mosquée sous l’autorité directe de la France. Estimant qu’il était impossible de réunir les membres de la société des Habus, les autorités françaises mirent l’établissement sous la dépendance du ministère de l’Intérieur et son dirigeant se voit attribuer le titre de recteur de la Grande Mosquée, titre qui n’existe pas dans l’islam et est emprunté à la hiérarchie catholique.

    Malgré ses compétences indéniables en matière théologique, Si Hamza fut contesté par les divers mouvements nationalistes qui voyaient en lui un représentant de la puissance coloniale. La Fédération de France du FLN qui avait réussi à supplanter les messalistes au sein de l’immigration s’inspirait aussi de l’islam dans son organisation. Pour encadrer la population immigrée, elle mit au point un système parallèle de justice, d’éducation et d’aide sociale respectant les normes religieuses et le droit musulman. Peu visible à l’époque, cette islamisation de la base apparaissait comme une réponse des nationalistes à la mainmise de la France sur le symbole principal de la religion musulmane en métropole. Les années qui suivirent l’indépendance de l’Algérie virent se développer une forte immigration de travail qui se diversifia du point de vue des pays d’origine et amena en France des gens qui avaient des traditions et des visions différentes de l’islam. Au départ majoritairement composée d’hommes seuls qui aspiraient à un retour rapide chez eux après avoir engrangé quelques économies, cette population ne manifestait pas de revendications particulières en matière de religion. Le recteur de la Grande Mosquée de Paris, plus fréquentée à l’époque par les touristes que par les pratiquants musulmans, restait de fait le représentant officieux de l’islam en France. Les enjeux autour du contrôle de cette religion semblaient avoir disparu. Ils vont pourtant ressurgir en force au début des années 1980 pour plusieurs raisons."

    "À partir de 1975, l’essentiel des flux concerne des regroupements familiaux en particulier originaires du Maghreb. Les pères de famille qui, quand ils vivaient seuls en France, avaient tendance à mettre leurs convictions et pratiques religieuses entre parenthèses, changent souvent de comportement. Ils cherchent à rehausser leur image auprès de leurs enfants et renforcer leur autorité sur eux à travers l’exemple de piété et de rigueur morale qu’ils tiennent à leur donner. Par ailleurs, à la suite de l’instauration d’une république islamique en Iran en 1979 et de l’intervention soviétique en Afghanistan la même année, l’islam politique acquiert une grande visibilité au plan international. Dans plusieurs pays musulmans, les partis politiques qui se réclament d’étroites références à l’islam, comme les Frères Musulmans en Égypte, à défaut de pouvoir s’emparer à court terme du pouvoir, s’engagent dans un processus d’islamisation de la société, avec parfois une relative complicité des États.

    En France, des revendications religieuses apparaissent dans des conflits où sont engagés des immigrés musulmans, comme dans les luttes qui se déroulent dans les foyers Sonacotra puis dans l’industrie automobile. Cela se traduit par l’ouverture de salles de prière dans les foyers, les cités HLM puis dans les usines où les enjeux de pouvoir autour de la question de l’islam sont vite perçus aussi bien par la direction que par les syndicats. [...]

    En 1987, la publication de l’ouvrage de Gilles Képel, Les banlieues de l’islam, révèle à un public assez large l’existence d’un monde musulman déjà bien implanté en France et traversé par divers courants théologiques et politiques qui lui confèrent un dynamisme aux antipodes de l’image tranquille qu’il avait auparavant. Les autorités françaises constatent qu’elles sont bien démunies pour apporter des réponses à des revendications jusque-là inédites, dans la mesure où elles n’ont d’interlocuteur côté musulman que la Grande Mosquée de Paris qui a peu d’influence sur la population immigrée. Les choses se compliquent encore au niveau de cette institution. Hamza Boubakeur, le recteur nommé par la France en 1957, dut démissionner en 1982 sous la pression du gouvernement algérien qui considérait toujours que la gestion de l’Institut musulman de Paris lui revenait de droit puisque l’association des Habus, propriétaire, avait son siège à Alger. Le gouvernement français qui venait de se mettre en place à l’époque sous la présidence de François Mitterrand a probablement donné son accord tacite à ce changement de responsabilité, inaugurant ainsi une tendance à déléguer la gestion de l’islam aux représentants des États d’origine des immigrés. Les deux recteurs algériens qui prirent la suite de Hamza Boubakeur ne parviendront pas à se faire accepter comme représentants des musulmans vivant en France. Les Marocains, les Tunisiens, les Turcs et les musulmans français rapatriés d’Algérie après l’indépendance refusent d’être représentés par une autorité religieuse affiliée à un pays avec lequel ils n’ont pas forcément de bonnes relations. En 1992, le recteur Tedjini Haddam, devenu membre du gouvernement algérien, est contraint de démissionner. Il est remplacé par Dalil Boubakeur. Fils de l’ex-recteur Hamza Boubakeur et vice-président de la société des Habus, ce médecin apparaît comme le candidat du consensus, agréé à la fois par la France et par l’Algérie. Le fait d’avoir à nouveau à la tête de cette institution une personnalité avec laquelle le dialogue est possible incite les autorités françaises à privilégier la mosquée de Paris et à lui accorder un rôle symbolique qui dépasse de beaucoup son influence réelle sur les populations musulmanes de l’hexagone."

    "Avec la libéralisation de la loi de 1901 décidée au début de la première présidence de François Mitterrand, l’islam a pu s’organiser sur le mode associatif. Les associations se sont constituées selon différents critères : elles ont pu devenir des références purement locales ; mais souvent, les clivages nationaux et idéologiques ont été prédominants et ont fédéré des organisations de taille et d’implantations différentes. À la fin du XXe siècle, ce paysage associatif est très varié et il apparaît qu’il sera difficile de rapprocher les diverses tendances au sein d’une même organisation représentative. À côté de la Grande Mosquée de Paris où s’est constitué un islam qui tend à accepter la laïcité et qui est réputé proche à la fois de l’Algérie et de la droite française, existent déjà d’importantes fédérations qui recrutent leur base parmi les originaires d’autres pays et les adeptes d’autres courants. Parmi une foule d’associations indépendantes dont beaucoup limitent leur action à la gestion d’une mosquée de quartier, se détachent des organisations plus ambitieuses et qui fédèrent plusieurs associations locales de même obédience. L’Union des organisations islamiques de France (UOIF), fondée en 1983, est la plus importante. Dirigée par des étudiants ou ex-étudiants originaires de divers pays arabes, elle propose une vision rigoriste et totalitaire de l’islam, proche de celle des Frères Musulmans mais se dit partisane de l’intégration et respectueuse des lois républicaines."

    "La Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), fondée en 1985, est soutenue par l’ambassade et les consulats du Maroc ; ce qui pousse les opposants au régime à militer plutôt ailleurs et en particulier à l’UOIF. Les Turcs se répartissent entre la Ditib, contrôlée par les consulats turcs et le ministère des affaires religieuses de Turquie et le Milli Görus, organisation fondamentaliste présente dans plusieurs pays européens.

    L’existence d’un paysage musulman hexagonal aussi fragmenté et contrasté est un défi important pour ceux qui pensent qu’il est nécessaire que l’État impulse la création d’une instance représentative des musulmans vivant en France."

    "En 1989 à Creil dans l’Oise, trois collégiennes portant un voile inspiré du tchador iranien sont exclues de l’établissement. L’opinion se déchire aussitôt entre les partisans de la liberté d’exprimer une identité religieuse et les tenants d’une laïcité qui impose la neutralité dans le cadre de l’école publique. Le Conseil d’État ramène le calme en décrétant que le port du voile n’est pas incompatible avec la laïcité tant qu’il ne s’accompagne pas d’une action prosélyte. Mais quelques années plus tard le ministre de l’éducation, François Bayrou, publie un décret qui interdit à nouveau le port du voile islamique. Les polémiques redémarrent. Les chefs d’établissements s’inquiètent de voir que d’autres revendications se profilent derrière le droit de porter une tenue islamique. Certaines associations qui appuient les élèves portant le voile remettent en cause la mixité, le sport pour les filles et même le contenu de l’enseignement. En 2003, le Président de la République Jacques Chirac confie au Médiateur de la République Bernard Stasi la responsabilité de réunir une commission qui devra aboutir à un texte de loi. Après avoir écouté l’avis de divers spécialistes de la question, la commission Stasi rend en décembre 2003 un rapport au Président de la République qui propose l’interdiction de « signes religieux ostentatoires » ainsi que d’autres mesures comme l’inscription des principales fêtes de l’islam et du judaïsme parmi les jours de congé. La loi votée à une large majorité le 15 mars 2004 ne retient que l’interdiction des signes religieux qui n’est valable que dans les écoles primaires et secondaires des établissements publics. Bien qu’elle ait été peu contestée par les organisations musulmanes en France, cette loi est condamnée au niveau de l’ONU comme entrave à la liberté religieuse."
    -Jacques Barou, Islam en France, Islam de France, La Documentation française, 2016, 104 pages.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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