https://www.babelio.com/auteur/Jean-Francois-Petit/177274
"La très grande présence des pensées du XXe siècle encore aujourd’hui, l’impression de se trouver devant un puzzle inachevé, peut brouiller bien des regards et des perspectives."
"Les Français aiment la philosophie. Celle-ci s’adosse encore à une solide tradition d’histoire de la philosophie. Beaucoup se passionnent pour les idées, sans forcément toujours bien avoir les moyens de s’y repérer."
"J’entends [...] procéder à une lecture personnelle des philosophes, en cherchant non seulement à les présenter en montrant leur originalité mais aussi à les interroger, notamment d’un point de vue chrétien."
"Insertion progressive dans des problématiques moins continentales, plus marquées par la pensée anglo-saxonne. En d’autres termes, les philosophies françaises au XXe siècle ne se sont pas constituées uniquement par elles-mêmes, en vis-à-vis de leur grande rivale, l’« allemande », d’autant plus qu’au début du siècle régnait un assez profond interdit face à tout ce qui venait d’outre-Rhin, comme l’a fort bien montré C. Digeon."
"vouloir accumuler d’interminables monographies sur les philosophes français ne ferait qu’accentuer le reproche, non totalement injustifié, de vouloir cantonner en France la philosophie à l’histoire de la philosophie et d’être incapable de hiérarchiser quoi que ce soit."
"Nous n’aurons pas peur ici de montrer la relative « bonne santé » de la philosophie française, dont les plus beaux trésors sont tout à fait capables de fournir des « noyaux d’intelligibilité totale » de notre situation actuelle. Nous ne nous situons donc absolument pas dans ce discours démobilisateur qui, à échéances régulières, déplore l’« épuisement » de la philosophie dans l’espace contemporain. Celle-ci a encore une vocation, après l’élaboration de grands systèmes du XXe siècle – existentialisme, marxisme, personnalisme – et leur interminable déconstruction."
"Sociologie de la philosophie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En effet, celle-ci s’organise selon des modalités très spécifiques : la philosophie et la République ont partie liée en France. Ce sera l’objet de la première partie de cet ouvrage consacrée aux « grands héritages » qui, pour commencer, restituera le cadre philosophique français puis la pensée de Bergson, l’idéalisme de Brunschvicg, la tradition épistémologique avec Bachelard et enfin Blondel et les philosophies d’inspiration chrétienne.
Après la Seconde Guerre mondiale, la philosophie s’organise selon plusieurs grands courants assez dominants comme l’existentialisme, le marxisme, le personnalisme, le structuralisme. C’est ce que Lyotard appellera plus tard les « grands récits » dont il fit l’acte de décès. Nous privilégierons dans la seconde partie de notre ouvrage la veine sartrienne de l’existentialisme, le marxisme reconstructiviste d’Althusser et le personnalisme d’Emmanuel Mounier.
Il n’est pas sûr qu’après Sartre, le « dernier des philosophes » [sic !], comme l’a appelé Alain Renaut, toutes les causes de la fin d’un type de philosophie pensée comme totalisation systématique du savoir humain aient été suffisamment étudiées. Quoi qu’il en soit, de nouvelles directions de recherche – nous parlerons ici de la phénoménologie d’Emmanuel Levinas, du structuralisme, certes peu orthodoxe mais qui ne cesse de prendre de l’importance, de René Girard et de la philosophie herméneutique de Paul Ricœur – étaient déjà engagées avant-guerre.
Enfin, nous vivons actuellement un régime d’éclatement des recherches, ce qui rend difficile la mise en évidence des liens entre les grands courants de la pensée contemporaine. Cette tâche n’est pourtant pas impossible. Nous en resterons pour cette dernière partie à la présentation de grandes figures particulièrement emblématiques des intérêts de la recherche actuelle, des figures philosophiques comme celles de Foucault, Derrida, Lyotard. Nous terminerons, conformément au dessein de cet ouvrage, par une conclusion sur l’avenir du religieux (L. Ferry/M. Gauchet)."
[Première partie: Les grands héritages]
"Dans les collèges royaux, le programme de philosophie comprenait, jusqu’à la Révolution française, plusieurs disciplines :
– la logique (art du raisonnement) ;
– la métaphysique (science des choses surnaturelles) ;
– la morale (science des mœurs ou habitudes de l’âme) ;
– la physique (science de la nature ou des choses naturelles) ;
– quelques notions mathématiques (pour l’intelligence des principes physiques et des expériences de la physique).
La mise en œuvre de ces disciplines, devant des publics restreints et avec des moyens limités, n’a pas toujours, de fait, été à la hauteur des ambitions affichées. Mais le choix fondamental, qui donne encore aujourd’hui une grande force à la philosophie en France, contrairement à d’autres pays européens, a été de la programmer en classe de terminale. Ce choix n’a jamais été vraiment remis en cause depuis lors. Il a souvent été justifié de la façon suivante : trop tôt, l’enseignement de la philosophie anticiperait les capacités de l’intelligence, plus tard, il manquerait la source « où les facultés supérieures viennent puiser leurs principes fondamentaux », comme on disait au XIXe siècle. La philosophie se trouve donc depuis longtemps associée à une forme d’aristocratie scolaire, considérée comme légitime et réservée à la formation de l’élite du pays2.
Avec Victor Cousin (1792-1867), la mutation de l’université est profonde : le système n’est plus orienté, comme pendant la période napoléonienne, vers une professionnalisation des études supérieures au service de la construction de l’État. Il serait d’ailleurs intéressant ici de reprendre le débat philosophique sur les universités à la Révolution française. Celui-ci, rappelons-le, avait conduit à leur suppression, puisque l’université était considérée comme un instrument de renforcement des inégalités entre les hommes et non de constitution de la nation. Avec Victor Cousin, le système se doit d’être plus spéculatif, au diapason de l’organisation mise en place à l’université de Berlin en 1810."
"Jeune, il fréquente Maine de Biran, voyage en Allemagne en 1817 et 1818 où il rencontre notamment Hegel et Schelling. Il y accrédite l’idée qu’il est le représentant de la nouvelle philosophie française. À vingt-six ans, on le considère comme faisant partie des libéraux. De ce fait, sous la Restauration, il hérite de la chaire léguée par Royer-Collard en 1815. Suspendu en 1820, il ne retrouve ses cours qu’en 1828. Après 1830, il cumule bien des responsabilités : il devient membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, président de l’agrégation de philosophie, directeur de l’École normale et président de l’Académie des sciences morales et politiques. Il fait de l’institution philosophique un objet privilégié de l’histoire de l’État moderne. Victor Cousin est présenté comme le fondateur de l’« éclectisme », une doctrine à vrai dire assez vague, inspirée en partie de Hegel : la philosophie y est définie comme le besoin réel et le produit nécessaire de l’esprit humain. Dans les faits, le rôle de Cousin est plus politique que philosophique. Chargé par le ministre de l’Instruction publique, Guizot, d’enquêter sur l’enseignement en Allemagne (1831) puis en Hollande (1836), il finit par être nommé ministre en 1840 pour une courte période. De cette date à 1851, il contrôle les agrégations et réforme, dès 1832, les programmes : introduction à la métaphysique, psychologie, logique, morale, histoire de la philosophie… qui en deviennent les grandes artères."
"Les républicains et les socialistes, et même certains philosophes à l’intérieur de l’Université, accuseront [...] Cousin de lâcheté intellectuelle, de ne pas avouer le panthéisme de ses anciens professeurs. Dans l’article « Éclectisme » de l’Encyclopédie nouvelle de 1838, Leroux parle durement de Victor Cousin, comme d’un « savant sans tradition et sans but ». Au lieu de faire contribuer la philosophie à la destruction de la religion, Cousin la confinerait dans un « cabinet de curiosité » ou un « muséum des produits de la réflexion ». Pour un socialiste comme Giuseppe Ferrari, Cousin aurait vendu la philosophie « pour le bien vivre, l’argent, les honneurs » aux dépens d’une philosophie populaire, étant « incapable de trancher, pourvoyeur d’interminables incertitudes entre les philosophies de Platon et d’Aristote, empêchant la « capacité philosophique du peuple », érigeant, comme le dira George Sand, dans sa Lettre au peuple du 7 mars 1848, un « faux absolu », des « spéculations livresques » et des « réformateurs de vocation »."
"Après 1870 et le rétablissement de la république, des philosophes se retrouvent aux plus hautes fonctions de l’État, l’un présidant le Sénat (Jules Barthélémy-Saint-Hilaire), un second à la Chambre des députés (Paul-Armand Challemel-Lacourt) et un troisième au Conseil des ministres (Jules Simon). On parle donc assez volontiers, pour cette période, d’une « République des philosophes ». La philosophie est convoquée pour définir et légitimer l’ordre social et politique. [...] Le livre de Jean-Louis Fabiani regroupe des indications précieuses sur cette époque, où trois courants philosophiques semblent dominer : le positivisme, « né du besoin de réagir contre les exagérations de l’éclectisme », le spiritualisme, « une réaction contre l’impérialisme scientifique », le criticisme, « réaction multiple et presque systématique contre les variations du positivisme ».
Sur un plan plus pratique, la situation sociale des philosophes est loin d’être idéale. Qu’on songe que trois des plus grands philosophes du début du siècle vont avoir une progression dans leur carrière très lente : Bergson passe seize ans dans le secondaire, Brunschvicg dix-neuf ans, et Blondel enseigne de 1895 à 1927 à Aix, devant seulement une poignée d’étudiants."
"En 1905, on compte trois cent onze professeurs de philosophie dans le secondaire. Ils ne sont que dix-huit en 1910 dans le supérieur, avec seulement six chargés de conférence. La Sorbonne est le lieu incontesté de formation des enseignants. La lenteur des carrières est un puissant facteur d’inertie et la cooptation reste de mise. Un « trio spiritualiste » (Caro en philosophie générale jusqu’en 1880, Janet en histoire de la philosophie jusqu’en 1890, Waddington en histoire de la philosophie antique jusqu’en 1897) conduit de fait à une résistance devant la création de nouveaux thèmes d’enseignement. Ceux-ci, à leurs yeux, ne manifesteraient qu’une mise en question d’une définition « éternitaire » de la philosophie. [...] conservatisme institutionnel et intellectuel [...]
Les philosophes ne soutiennent donc généralement leur thèse qu’entre trente et trente-cinq ans. Elle a souvent été méditée et rédigée pendant le séjour dans l’enseignement secondaire en province. Les problématiques sont classiques, centrées sur l’histoire de la philosophie (Platon, Aristote, Descartes, Kant) ou sur l’évolution historique des concepts. De leur côté, les sujets d’agrégation de philosophie varient peu. Les circuits de diffusion des idées, sans être restreints, restent assez limités. La maison d’édition Alcan concentre à elle seule la grande majorité des thèses publiées. Celles-ci sont généralement pensées comme la cristallisation d’un projet philosophique – c’est le cas notamment de celle de Bergson pour ses Données immédiates de la conscience en 1889 – qui ne doit pas donner lieu à des évolutions majeures. D’ailleurs, il règne sur l’écrit un puissant interdit. Pour un philosophe comme Alain, écrire peu, c’est signifier que l’on pense beaucoup. Lagneau va jusqu’à déclarer que « l’inaptitude à l’écriture est la manifestation du sacerdoce professoral ». Cette réserve s’explique aussi en partie par l’impossibilité des philosophes de valoriser leurs origines personnelles ou confessionnelles. Souvent d’extraction sociale modeste, ils maintiennent non seulement un quasi-mutisme sur eux-mêmes face à des étudiants de condition plus favorisée mais aussi une très grande retenue dans le style pour conserver une position encore fragile, à l’opposé de ce que feront des philosophes comme Sartre par la suite."
"Comme le note Jean-Louis Fabiani, « l’ingratitude différentielle à l’égard de ses propres maîtres est l’indicateur du niveau des ambitions d’une génération philosophique », ce à quoi vont s’employer notamment les jeunes « non-conformistes » des années 1930, en grande partie issus de l’École normale supérieure (Jean-Paul Sartre et Paul Nizan) sur lesquels nous reviendrons. Mais dans les années 1950 encore, Bridoux, professeur de khâgne du lycée Henri-IV, se flattera de s’être référé toute sa vie à Alain, qui lui-même ne jurait que par un seul maître, Lagneau.
En réalité, la situation n’est pas totalement bloquée. Un renouvellement philosophique est possible. Celui-ci passe essentiellement par un contrôle éditorial sévère des publications. Par exemple, la Revue philosophique, créée en 1876 par Ribot, entend « dresser un tableau complet et exact du mouvement philosophique ». Elle se consacre en partie à la psychologie expérimentale en sélectionnant les études jugées les plus solides.
De son côté, constituée comme un instrument de travail pour les philosophes, la Revue de métaphysique et de morale entend restaurer la métaphysique et diminuer l’influence des sciences sociales. Elle est créée en 1893 autour d’un enseignant du lycée Condorcet, Alphonse Darlu, qui réunit Élie Halévy, Xavier Léon, Léon Brunschvicg, dont nous étudierons la pensée. Eux-mêmes vont solliciter Émile Boutroux, Félix Ravaisson, Henri Bergson. Mais c’est surtout la Société française de philosophie, créée par le même Xavier Léon et André Lalande, qui jouera un rôle déterminant. Elle ne compte que soixante membres, quarante-quatre fondateurs et seize invités. Les débats qui règnent dans ce cénacle volontairement restreint sont d’une grande intensité. Ils conduisent notamment à la rédaction du fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Celui-ci ne sera dépassé, dans les faits, qu’avec l’Encyclopédie philosophique universelle, en 1990. Néanmoins, il faut dire que ces revues philosophiques n’ont que peu d’effet d’entraînement. Des publications plus généralistes comme la Nouvelle Revue française, Europe, la Revue des Deux Mondes, même concurrencées à la marge par de nouveaux titres comme Esprit, créé en 1932, peuvent être considérées comme les véritables partenaires et les médiatrices de la philosophie, en la situant souvent dans le champ littéraire."
"Les premières tentatives de présentation de la philosophie française datent de l’entre-deux-guerres. Trois ouvrages retiennent ici l’attention par leur qualité d’analyse.
La philosophie contemporaine en France de Dominique Parodi (Alcan, 1920). Ce livre, écrit par l’inspecteur général de l’Instruction publique de l’époque (1870-1945), nous fournit une précieuse photo-graphie des positions en présence. Sa classification ne comporte pas moins de onze catégories : la « philosophie contemporaine et ses antécédents », la « tendance positiviste », les « historiens », les « psychologues », « Émile Durkheim et l’école sociologique », la « philosophie d’Émile Boutroux », la « critique du mécanisme scientifique », la « philosophie de Bergson », « bergsonisme et intel-lectualisme », le « problème moral », « rationalisme et idéalisme ».
Pareille classification montre qu’histoire, sociologie et psycho-logie ne sont pas encore franchement dissociées. Par ailleurs, le fait de se rapporter tantôt à des disciplines, tantôt à des personnes est à noter : Bergson et Boutroux semblent à eux seuls faire école, alors que Brunschvicg, pourtant à la Sorbonne depuis 1909 et auteur des Étapes de la philosophie mathématique (1912), n’est pas analysé pour lui-même. Certains débats sont saisis sous forme duelle : « rationalisme et idéalisme », « bergsonisme et intellectualisme » ; alors que d’autres sont regroupés sous une seule nomenclature, par exemple : « le problème moral ».
L’intention du même Dominique Parodi est plus explicite dans le titre de son livre de 1930, Du positivisme à l’idéalisme. Le XIXe siècle finissant se serait caractérisé par un positivisme dominant, dont les philosophes auraient commencé à sentir « les étroitesses, les insuffisances, le dogmatisme négatif ». Dominique Parodi, par ailleurs professeur à la Sorbonne, personnellement engagé dans l’entreprise de la Revue de métaphysique et de morale, important contributeur du Vocabulaire technique et critique de la philosophie, jugeait cette évolution inévitable. Elle le conforta évidemment dans ses orientations philosophiques personnelles idéalistes.
Les sources et les courants de la philosophie contemporaine en France d’Isaac Benrubi (Alcan, 1933). Dans une classification plus élaborée, Isaac Benrubi n’opère que trois divisions :
– le « positivisme empirique et scientiste », avec pour fondateurs Bacon, Hume, Locke, Condillac, Taine, Renan, lui-même divisé entre un courant psychologique à la suite de Ribot et un courant sociologique lié à Durkheim ;
– l’« idéalisme critique et épistémologique », avec Kant et Renouvier, divisé entre un rationalisme critique (où figurent notamment Parodi, Brunschvicg, Lavelle) et une pensée critique de la science (avec Bernard, Poincaré, Meyerson, Goblot, Bachelard) ;
– le « positivisme métaphysique et spiritualiste » avec Maine de Biran et ses continuateurs (Cousin, Lachelier, Léon, Boutroux) et les bergsoniens (Péguy, Le Roy, Chevalier) à la suite de Bergson.
L’inconvénient de cette classification est de ne faire dépendre ces courants que de « réactions » : le positivisme serait « né du besoin de réagir contre les exagérations de l’éclectisme », le criticisme serait une « réaction multiple et presque systématique contre toutes les variations du positivisme » et le spiritualisme serait une « réaction contre l’impérialisme scientifique ».
Il est intéressant néanmoins de constater que Benrubi distingue mal entre un « mouvement néothomiste » (Maritain, Sertillanges, Gilson) et un « mouvement religieux » (avec Ollé-Laprune, Loisy, Blondel, Le Roy pour le catholicisme). Pareille imprécision montre que le cercle de la légitimité philosophique est devenu plus large. Mais il n’englobe que très imparfaitement la pensée chrétienne.
La philosophie française entre les deux guerres de Louis Lavelle (Aubier Montaigne, 1942): Ce dernier livre, postérieur à la période étudiée, présente néanmoins un intérêt particulier. Louis Lavelle n’est pas un inconnu sur la scène philosophique. Il est notamment le responsable des chroniques philosophiques du journal Le Temps. Il juge surtout nécessaire de rétablir la métaphysique sur laquelle le positivisme aurait jeté un trop grand discrédit :
« Il y a dans la philosophie française un aspect métaphysique et un aspect psychologique qu’elle ne peut détacher l’un de l’autre : ce qui est aisé à expliquer si l’on s’aperçoit que nous avons besoin de l’absolu pour asseoir toutes nos certitudes et que chacune de nos certitudes est une épreuve qui ne peut prendre son sens qu’au fond de nous-mêmes.»
Le plan de son ouvrage est symptomatique d’un désir de maintenir coûte que coûte l’unité de la philosophie. Descartes, malgré la pluralité d’interprétations dont la première partie de cet ouvrage rendra compte, est légitimé comme le père fondateur de la philosophie française. Jacques Maritain y est considéré comme un « cartésien critique » s’opposant au père Laberthonnière dans la compréhension du rationalisme de Descartes.
Lavelle juge utile d’opérer une séparation entre quatre grandes écoles : les « études cartésiennes », le « réalisme spiritualiste » de Bergson et de ses continuateurs, le « spiritualisme catholique » de Blondel et le « rationalisme scientifique » de Brunschvicg. À ces quatre grandes écoles, Lavelle ajoute une cinquième partie consacrée à des « courants de pensée » où sont notamment repris un certain nombre de thèmes qui, selon lui, « retiennent l’attention de presque tous les esprits16 »:
– le thème du temps et de l’éternité : à partir de l’expérience même, Lavelle constate la nécessité d’une réflexion sur le rapport entre ce qui change, ce qui ne cesse d’entraîner l’individu et ce qui est immuable, qui permet à l’individu de s’établir. On retrouve là l’une des préoccupations de Bergson, qui sera étudiée dans le chapitre suivant : le refus de rejeter l’éternité dans un monde hypothétique et le souci d’engager le réel dans un devenir absolu ;
– le thème de l’« épaisseur du réel » sur lequel vont s’appesantir bien des psychologies, dont la littérature « réaliste » de l’époque donnera l’écho. Toutes les tentatives de « réalisme spiritualiste » viseront à montrer que la pensée n’est pas la mesure de l’être qui la déborde ;
– le thème de l’exigence personnelle, unique et subjective, généralement abordé sous l’angle de la destinée humaine. Le combat contre la représentation que l’intellectualisme se fait du monde, en le réduisant à des idées pures, semble gagné, selon Lavelle. Mais quelqu’un comme Brunschvicg aura néanmoins tendance à vouloir montrer une ascension spirituelle de l’humanité, en pointant la transformation progressive et implacable de la pensée en conscience d’elle-même."
"En 1907, un livre de philosophie fit sensation : L’Évolution créatrice. En une traînée de poudre, il fut traduit dans le monde entier. Les articles se multiplièrent. Les sommités intellectuelles furent priées de se prononcer sur sa valeur. Son auteur devint rapidement la coqueluche du tout-Paris mondain, qui se pressait à ses cours au Collège de France. Son nom ? Henri Bergson, bien évidemment. Singulièrement oublié aujourd’hui, le philosophe occupa pourtant les plus hautes responsabilités, reçut tous les honneurs de la République. Qu’on en juge : président de l’Académie des sciences morales et politiques, membre de l’Académie française, du Conseil supérieur de l’Instruction publique, du Conseil de l’ordre, titulaire de la Légion d’honneur, membre associé de nombreuses académies étrangères, président de la commission internationale de coopération intellectuelle, prix Nobel de littérature en 1928. De son vivant, un philosophe ne fut peut-être jamais autant consacré à partir de ses seuls écrits."
"Au plan politique, la droite lit dans sa philosophie un appel à l’héroïsme et une apologie de l’effort. À gauche, on loue son républicanisme. Les anarchistes l’apprécient. [...]
Mais l’astre commence à pâlir après la victoire. Sa pensée est toujours dominante. Mais elle règne désormais de loin. Pour un jeune philosophe comme Nizan, Bergson est devenu le « pontife de la bourgeoisie bien-pensante » [Les chiens de garde, 1932]."
"Dans les organismes élémentaires, la réaction suit presque immédiatement l’action. Il n’y a pas à proprement parler de perception. Plus on s’approche de l’homme, au contraire, plus la complexité des réactions fait prendre du retard sur l’excitation. L’espace où agit le corps devient toujours plus ample, libérant l’action et permettant de l’adapter par une orientation moins contrainte et, surtout, la perception ne se fait pas spontanément. Elle dure, s’insère dans le temps. Elle se sert de la mémoire-habitude (organisation d’un ensemble d’actes qui viennent de la représentation d’un même effort ou d’un même geste, par exemple chez le violoniste) et de la mémoire-souvenir (les événements passés y restent individualisés et les circonstances, sans répétition possible, à cause du flux du temps. Ils se fixent en nous sans que notre volonté y soit pour quelque chose)."
"Bergson n’aurait pas saisi la physique. Or Einstein aurait montré que l’idée d’espace et de temps ne peut s’isoler des mesures et de l’observation physique. Bergson réduit l’expérience physique à l’expérience psychologique. Il aurait vidé la pensée physique de son contenu, pour lui substituer l’expérience métaphysique : « La durée est l’écoulement de notre vie intérieure. » Pour lui, « sans la durée immédiatement perçue, il n’y aurait aucune idée de temps ». Il aurait donc tenté de réconcilier l’expérience psychologique commune du temps et l’expérience physique d’Einstein en la réduisant à un symbolisme mathématique. Or pour Bergson, le symbole reste radicalement inapte à faire connaître la propriété des choses. C’est un artifice dont le rôle se borne à exprimer la représentation de la pensée, sans jamais mener à une coïncidence entre la pensée et la réalité. Les mathématiques sont donc des formules plaquées sur des perceptions.
Un évanouissement des problèmes scientifiques ?
Pour d’autres de ses détracteurs, Bergson n’aurait pas résolu les contradictions de la science, mais les aurait fait disparaître dans une vision du mouvant où la réalité, finalement, échapperait à toute détermination conceptuelle d’une pensée théorique, a contrario de la science moderne qui chercherait à saisir les articulations de la pensée avec les structures objectives de l’univers. Bergson aurait accentué le divorce entre le travail de la science moderne et la symbolique métaphysique de la conscience. Bref, il aurait conduit à un évanouissement de la théorie de la connaissance (tout deviendrait invertébré, impersonnalisé, anhistorique). Cette critique vint surtout des milieux positivistes."
"Depuis l’encyclique Aeterni Patris de 1879, sous-titrée : Du rétablissement dans les écoles catholiques de la philosophie chrétienne selon l’esprit du docteur angélique saint Thomas d’Aquin, la scolastique était la philosophie officielle de l’Église. Mais certains s’opposaient farouchement à toute rénovation et jugeaient que l’irrationalisme de Bergson s’était infiltré en elle. Au contraire, un grand historien de la philosophie médiévale comme Étienne Gilson (1884-1978) s’oriente vers saint Thomas sous l’influence de Bergson, dans un désir anti-idéaliste de retrouver du concret. Il dira plus tard qu’il n’y avait pas eu de « contamination du thomisme par le bergsonisme » mais, au contraire, une « décontamination du thomisme des écoles, défiguré et privé de son efficace par la végétation des théologies adventices qui l’avaient envahi » [...] [Pour] le père Sertillanges, la philosophie de Bergson était utile car elle ramenait les esprits à la métaphysique, en répudiant la « religion de la science » jugée « matérialiste » et rejetant d’autre part un « matérialisme arbitraire, fils de l’idéalisme allemand ou français ». Il renouvellera son jugement en qualifiant Bergson de « penseur d’appoint »."
"À la mort de Bergson, après un hommage d’Esprit, dans le souci de ne pas laisser son héritage aux mains de la droite maurrassienne, Albert Béguin et Pierre Thévenaz recueillent un ensemble d’essais et de témoignages de plusieurs grands philosophes ou théologiens : Jean Wahl, Gabriel Marcel, Louis Lavelle, Jacques Chevalier, Vladimir Jankélévitch, Léon Brunschvicg, Jean Lacroix, Henri-Irénée Marrou (qui signe Henri Davenson), Jeanne Hersch, Hans Urs Von Balthasar, Emmanuel Mounier, Raïssa Maritain, Isaac Benrubi… Particulièrement significatif est le point de vue de Blondel."
"Le concept, qui n’est que l’expression d’un point de vue extérieur, général, abstrait, se trouve dévalorisé. [...] Cet anti-intellectualisme subordonne la dialectique, l’analyse, le discours à l’intuition comme les moyens vis-à-vis de la fin. [...]
Mettre en cause un intellectualisme toujours prêt à donner une vision a priori des choses. [...] Toute morale statique, figée dans de grands principes, reste dans ce cas pour Bergson un obstacle à la vie morale. [...] Contre Kant, Bergson pense que l’idée de loi morale n’a pas de fondement absolu mais qu’elle dérive d’impératifs sociaux."
"Léon Brunschvicg (1869-1944) apparaît par bien des aspects comme le prototype de l’enseignant de la IIIe République. Il n’est donc pas illogique de consacrer un chapitre à cette haute figure, certes passablement oubliée, mais dont l’influence sur la philosophie française de la première moitié du XXe siècle fut considérable. Professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne de 1909 à 1940, longtemps président du jury de l’agrégation de philosophie, habitué des grands congrès internationaux, co-fondateur de la Revue de Métaphysique et de Morale, Brunschvicg professe un idéalisme qui affirme avant tout l’unité de l’esprit humain. Ami de Bergson et Blondel, auprès duquel il se réfugie pendant la Seconde Guerre mondiale, sa philosophie est marquée par un grand intérêt pour les sciences, notamment les mathématiques, la religion, comme éditeur des œuvres complètes de Blaise Pascal, la pensée de Spinoza pour laquelle, selon lui, les principes de la morale s’organisent avec la même nécessité intelligible que les vérités mathématiques.
Toute sa vie, Brunschvicg va défendre une conception de la philosophie centrée sur l’histoire de l’activité de jugement, toujours libre, indéfiniment riche en progrès nouveaux. De ce fait, l’histoire de la philosophie tient lieu à elle seule de jugement, de justification et de théorie. C’est cet idéalisme rationnel que promeut encore l’un de ses derniers ouvrages sur L’Esprit européen (cours de 1939-1940), où l’Europe est définie non par la géographie mais comme une communauté spirituelle capable de promouvoir une rationalité universelle et, de ce fait, impliquant un humanisme universaliste. Il faut connaître cette philosophie souvent marginalisée, ne serait-ce qu’en raison de l’opposition résolue à l’idéalisme des jeunes philosophes des années 1930, Merleau-Ponty et Sartre en tête. Comme le note Jean-Louis Vieillard-Baron, ceux-ci se tourneront en réaction à Brunschvicg – dont le normalien communiste Paul Nizan dresse un portrait féroce dans ses Chiens de garde – vers la phénoménologie que vers Bergson, dont ils connaissaient mal la pensée. De son côté, Emmanuel Mounier, alors jeune agrégatif, qui suit son commentaire du Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza à la Sorbonne en 1927, se montrera très perplexe devant un projet. Il lui semble assigner à la philosophie la tâche de vouloir absolument tout comprendre. De ce fait, Brunschvicg paraît faire disparaître comme par enchantement toute une série d’antithèses (réalisme/idéalisme ; transcendance/immanence ; nature/surnature), pourtant fondamentales en philosophie.
En fait, Léon Brunschvicg s’emploie à développer méthodiquement, avec ampleur et cohérence, une pensée constamment appliquée à interpréter tout le réel de l’expérience scientifique ou morale. Sa thèse sur La Modalité du Jugement, soutenue en 1897, six ans après sa sortie de l’École normale supérieure, annonce une triple série d’études dont les résultats constituent ses trois œuvres maîtresses : Les étapes de la philosophie mathématique, paru en 1907, L’expérience humaine et la causalité physique, paru en 1920, et Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, paru en 1929.
La réflexion de Brunschvicg consiste essentiellement à étudier ce qu’il y avait de spécifique dans la constitution même de la vérité scientifique, ou dans l’accès à la vie morale. Le philosophe doit se servir pour cela de l’histoire des sciences, parce que seule l’invention de la vérité scientifique, observée dans son développement interne, a qualité pour le renseigner sur les démarches propres que le savant effectue dans la constitution de la science. Il est ainsi amené à unir de façon indissoluble l’élaboration du savoir et l’activité libre de la raison, à dénoncer par conséquent le caractère illusoire de tout essai de déduction a priori, l’inanité de toute morale qui présenterait « du dehors » des fins à la liberté humaine.
Brunschvicg ne limite pas le domaine de la philosophie en le définissant comme le champ de l’activité rationnelle : c’est par l’étude interne du progrès même de la conscience, conscience intellectuelle ou conscience morale, qu’il est amené à voir dans le dogmatisme de la révélation comme dans l’appel à tout pouvoir irrationnel, le pouvoir du sentiment par exemple, un refus de comprendre, un désir de stabiliser l’œuvre de l’esprit dans un cadre fixé une fois pour toutes."
"La thèse : La modalité du jugement (Alcan, 1897).
Dans la philosophie, le problème de la vérité de la connaissance se pose traditionnellement, sous la forme soit du réalisme, soit de l’idéalisme absolu. L’une et l’autre doctrine posent, antérieurement à tout ce qu’on en pourra dire, l’existence, à titre d’absolus, d’éléments premiers de la connaissance. Pour le réalisme, ce sont les éléments du monde extérieur, tel objet sensible, ou sous une forme plus complexe, la matière, l’énergie. Pour l’idéalisme, ce sont les éléments de la représentation, comme la qualité, la causalité, la finalité. En termes de logique, le réalisme, comme l’idéalisme, admet les deux thèses suivantes : d’une part, les termes du jugement, objets concrets ou concepts, sont antérieurs aux jugements par lesquels la connaissance établit des rapports entre ces termes ; d’autre part, le rôle du verbe dans le jugement, – du verbe « est » dans le jugement « cet homme est grand » – est de constater purement et simplement le degré d’existence qui appartient aux termes en question. La vérité du jugement, problème logique, dépendrait, sans se confondre aucunement avec elle, de l’existence, entendue au sens absolu de l’« être », d’une réalité extérieure à la connaissance, problème métaphysique.
Brunschvicg, dans sa thèse, refuse d’accepter cette dualité de la logique et de la métaphysique, et s’efforce de montrer, en prenant la question de fond, que l’existence des objets ne peut être donnée que dans la vérité du jugement qui les affirme. Il entreprend tout d’abord de démontrer l’insuffisance du réalisme et de l’idéalisme absolu, en s’attaquant aux deux points importants que nous avons distingués. Il est impossible de soutenir l’antériorité du concept par rapport au jugement. Par exemple, il est inadéquat de définir un concept comme celui de « français » ou d’« arbre », en partant soit de la compréhension, soit de l’extension. Un concept est essentiellement la mise en rapport d’un certain nombre de qualités et d’individus.
Nous saisissons là la manifestation capitale et originaire de l’esprit humain, celle de poser une double série de rapports – ainsi dans le cas du concept, rapports entre des qualités et entre des individus – et de faire converger cette double série de rapports, dans l’œuvre d’une synthèse créatrice, d’une notion nouvelle. Puisqu’il en est ainsi, en second lieu, le rôle du verbe n’est pas de nous faire participer à un « être » extérieur à la connaissance, mais de nous révéler que l’esprit a pu effectivement opérer cette convergence, cette union d’éléments ou de séries d’éléments divers. Le verbe n’est qu’une copule qui témoigne de l’activité interne de l’esprit. Mais celle-ci, pour libre qu’elle soit, n’est pas contingente. Elle contient, en elle-même, un principe qui lui garantit la validité de ses opérations. La vérité du jugement, c’està-dire identiquement l’objectivité de la connaissance, vient des relations de correspondance réciproque entre des séries de rapports unis dans une même synthèse. Elles se confirment toutes par leur accord mutuel. C’est cet accord qui constitue leur vérité à toutes. Quelques exemples peuvent mieux le faire comprendre : le degré de conscience élémentaire n’est pas une connaissance, c’est plutôt une réaction émotive par laquelle nous exprimons le simple fait que quelque chose se passe. C’est, pour reprendre l’expression que Brunschvicg emprunte à Fichte, un état où nous avons conscience d’un « choc », le tressaillement que nous donne le craquement d’un meuble dans la nuit. Le moindre jugement de perception extérieure est une mise en ordre, opérée par l’esprit selon des rapports de position et de succession : la table est devant la chaise, elle-même devant la fenêtre. La vérité de ce jugement ne vient pas de ce qu’il serait l’expression d’une réalité en soi. Ce n’est pas non plus une convention arbitraire dépourvue de toute possibilité de contrôle. Il se trouve que si nous partons de la fenêtre, nous rencontrerons d’abord la table, puis la chaise. C’est donc la possibilité d’établir une correspondance (« biunivoque ») entre les éléments de plusieurs séries différentes qui constituent la vérité objective du jugement par lequel nous effectuons l’une et l’autre opération. La vérité est donc conférée par l’esprit à un jugement, grâce à une « réflexion », qui le place au sein d’un système du monde, où il soutient des relations de correspondance avec une infinité d’autres jugements.
Une pareille théorie de la vérité a pour conséquence d’exclure à la fois :
– l’hypothèse d’une « réalité matérielle » antérieure au jugement qui la constitue ;
– celle d’un « univers intelligible » au-delà de toute possibilité de confrontation avec l’expérience.
Il n’existe ni fait pur, ni logique pure. Tout système du monde, depuis le monde de la perception qualitative des objets du monde sensible jusqu’au monde que nous présentent les théories modernes de la physique mathématique, est une union indissoluble de forme et de matière, de Moi et de Non-Moi. La raison n’existe pas à part de son ouvrage. Sa seule indépendance lui vient de ce qu’elle ne s’épuise pas à chacun des plans de connaissance où elle s’engage. Le même principe d’action, qui s’est révélé dans la constitution d’une synthèse déjà effectuée, peut en faire éclater le cadre pour élaborer une synthèse plus compréhensive."
"L’expérience humaine et la causalité physique (Alcan, 1920).
Si l’on envisage l’aspect général de la physique dans le système de Newton, on voit que Newton pose un temps absolu, un espace absolu, un mouvement absolu, et rapportait tous les résultats de l’expérience à ce système de références a priori. L’histoire de la physique après Newton est remplie par les tentatives inverses d’ajuster la théorie « rationnelle » à l’expérience ou de « solliciter » l’expérience pour y vérifier la théorie. Plus tard, la physique des principes a cru voir dans le principe de la conservation de l’énergie une justification éclatante de ses exigences d’identité et de permanence, mais elle devait négliger pour cela le second principe de la thermodynamique, celui qui posait l’entropie, c’est-à-dire l’irréversibilité de la transformation d’une même quantité d’énergie mécanique en énergie calorifique. On avait compté sur la mécanique pour être médiatrice entre la théorie et l’expérience, et elle se mettait de plus en plus tout entière du côté de l’expérience.
Pour ne prendre que le seul principe de causalité, qui passait pour le plus certainement universel et nécessaire, toute l’histoire de la physique montre à quel point la notion de causalité a toujours pris l’aspect des phénomènes qu’on lui demandait d’expliquer. La théorie de la causalité s’appliquait ainsi toujours à l’expérience, mais ce n’était jamais que parce qu’on érigeait certaines expériences en principe universel d’explication. L’anthropomorphisme des théories préscientifiques voit dans la causalité un pouvoir de création libre analogue à la volonté humaine, mais c’est dans un même souci dogmatique qu’on a successivement donné à la causalité l’aspect du mécanisme cartésien, du dynamisme des forces centrales, de l’énergétisme de Maxwell, de la mécanique statistique de Boltzmann, pour n’en citer que les principales « incarnations ». Le préjugé que la vérité physique ne pouvait être autre chose que la vérification par l’expérience d’un système de principes a priori faisait tellement partie du sens commun des physiciens, à la fin du XIXe siècle, que certains, comme Mach et Poincaré, virent dans l’impossibilité d’une pareille vérification une raison pour rejeter la notion de vérité en physique, et adopter une attitude pragmatiste, où l’on conservait les principes traditionnels, parce qu’ils étaient commodes pour faire une science simple.
C’est par rapport à cet état d’esprit que l’on peut voir l’importance capitale que présentent pour la philosophie les théories de Einstein. En supprimant les absolus du temps, de l’espace et de la masse, elles donnent à la physique l’aspect d’une cosmométrie, c’est-à-dire d’un ensemble de mesures liées à la considération des choses à mesurer, et rétablissent l’unité entre la vérité physique et la vérité mathématique. La théorie de la relativité restreinte montre qu’il n’y avait pas de temps propre, indépendamment de la mesure qu’on en pouvait faire. La théorie de la relativité généralisée s’attaque à l’absolu de la notion de masse. La gravitation peut être caractérisée comme l’une des composantes du champ électrogravitique et introduire l’existence de points matériels dans ce champ revient à dire que ce champ est un espace riemannien à courbure constante. La théorie de la connaissance après Einstein est ainsi considérablement changée. Au lieu d’avoir un cadre rationnel et un contenu expérimental, la science ne présente jamais au savant que des éléments partiels de cadre-contenu. La démarche proprement positive de l’esprit en physique est celle qui procède de proche en proche, en augmentant chaque fois le cadre pour pouvoir y mettre un contenu plus grand, et en se gardant de toute extrapolation qui appliquerait une notion théorique au-delà de son domaine de validité. La physique, comme les mathématiques, part de l’expérience et opérant des relations de coordination réciproque entre les différentes expériences, voit dans l’établissement même de ces relations – relations par exemple entre phénomènes lumineux et phénomènes de la pesanteur dans la théorie d’Einstein – la garantie de leur vérité. La pensée physique, comme la pensée mathématique, consiste à établir des circuits d’expérience à expérience, et la science ainsi faite est objectivement vraie si l’expérience vient toujours au rendez-vous que lui assigne l’esprit."
"A l’origine des dogmes et des mythes, il y a [selon Brunschvicg] l’imagination fabulatrice."
"Brunschvicg ne va cesser de répondre aux objections adressées en partie par les chrétiens à la philosophie de Spinoza :
– Elle a été taxée de naturalisme, mais en fait, Spinoza repousse expressément toute doctrine qui concevrait la nature comme une masse étendue regardée comme un principe, l’éternité de la matière, sans faire dériver l’étendue et la matière de l’unité divine qu’elles expriment ;
– Elle a été qualifiée de rationalisme, la raison étant comprise comme la faculté de réaliser l’unité totale. Il n’y aurait en dehors d’elle que fiction, incohérence, délire volontaire mais la raison n’exclut ni la foi, ni le sentiment. Elle justifie la foi du moment qu’elle est sincère et qu’elle s’interdit la spéculation métaphysique pour se contenter de l’obéissance. Elle éclaire le sentiment. Elle lui communique l’infinité et l’éternité dont elle est capable et par elle l’homme emplit son âme de l’amour éternel et infini de l’amour intellectuel;
– Elle a été traitée d’idéalisme, l’idée est un être donné d’activité capable de s’affirmer et il n’y a d’autre fondement à cette vérité que cette affirmation de l’idée par elle-même ;
– Elle a enfin été considérée comme un panthéisme parce que Spinoza croit que tout être vivant participe du dedans à l’activité radicale, à la causalité de soi, qui est Dieu. Mais ce panthéisme pour Brunschvicg ne transfère pas pour cela la divinité du parfait à l’imparfait. Loin d’épargner la divinité sur la multitude des êtres finis, il la conçoit comme unité, comme supérieure à l’unité même en tant qu’exclusive de toute catégorie.
Il faut rappeler ici que, dès 1891, date de son mémoire intitulé La morale de Spinoza, examen de ses principes et de l’influence qu’elle a exercée dans les temps modernes, Brunschvicg avait contribué à réhabiliter sa philosophie jusqu’alors assez dévalorisée par les tenants du spiritualisme. Comme le constate Didier Gil, Brunschvicg est plein d’admiration pour Spinoza. Les étapes de la philosophie mathématique soulignent « l’originalité radicale de Spinoza, non seulement par rapport aux penseurs qui l’ont précédé, mais encore par rapport à ceux qui devaient le suivre, jusqu’à nos jours mêmes ». Spinoza est jugé avoir mené à la philosophie moderne. Par comparaison, Descartes serait resté trop marqué par la scolastique.
Or l’avènement du « rationalisme intégral », où la raison est émancipée, où l’homme peut trouver par lui-même la vérité, vient selon Brunschvicg de l’esprit seul, en pleine possession de son intelligence dont celle-ci est issue. Certes avec l’intuition, Descartes avait fait de l’intelligence le foyer de l’illumination. Mais cette découverte restait encore limitée et avortée parce que Descartes imagine au fond de l’intelligence quelque chose qui la dépasse, seul remède à l’« obsession du malin génie ». Or, dans le spinozisme, l’intelligence n’est soumise à rien d’autre qu’ellemême.
Pour Brunschvicg, Spinoza a mesuré la portée de la foi et a jugé que la raison était capable de l’égaler. La fonction de la raison serait donc de nier ce qui dans la foi demeure encore négation. La norme de la vérité est à chercher plus du côté des mathématiques que de la religion. Cet idéalisme mathématique culmine dans l’autoaffirmation en l’homme de l’idée adéquate (de) Dieu. Au demeurant, cette position ne sera pas forcément totalement désavouée par les philosophes de l’Esprit comme Louis Lavelle. Dans sa Philosophie française entre les deux guerres, ce dernier déclarera à plusieurs reprises que finalement Brunschvicg rend service à la religion en la dépouillant « de la terreur, de la superstition et du mythe, parlant ainsi le langage de l’homo religiosus » ou avec un « talentueux prêchi-prêcha » (D. Gil) « en acceptant les affirmations de M. Brunschvicg, en niant ses négations, nous ne cherchons qu’à servir le même idéal de pureté spirituelle et sans vouloir faire un dieu de l’homme, à permettre à l’homme, en s’ouvrant toujours davantage à la compréhension et à l’amour, de ne jamais demeurer sourd à cette action de Dieu en lui, qui est une sorte de sommet où la méditation du philosophe et la foi du croyant ne se distinguent plus ». Il n’est donc pas impossible qu’une certaine partie des catholiques, marqués par le spiritualisme, ait vu en Brunschvicg un allié objectif contre le positivisme, quitte à passer sous silence l’orientation de sa philosophie vers un panthéisme."
-Jean-François Petit, Histoire de la philosophie française au XXe siècle, Desclée de Brouwer, 2009.
"La très grande présence des pensées du XXe siècle encore aujourd’hui, l’impression de se trouver devant un puzzle inachevé, peut brouiller bien des regards et des perspectives."
"Les Français aiment la philosophie. Celle-ci s’adosse encore à une solide tradition d’histoire de la philosophie. Beaucoup se passionnent pour les idées, sans forcément toujours bien avoir les moyens de s’y repérer."
"J’entends [...] procéder à une lecture personnelle des philosophes, en cherchant non seulement à les présenter en montrant leur originalité mais aussi à les interroger, notamment d’un point de vue chrétien."
"Insertion progressive dans des problématiques moins continentales, plus marquées par la pensée anglo-saxonne. En d’autres termes, les philosophies françaises au XXe siècle ne se sont pas constituées uniquement par elles-mêmes, en vis-à-vis de leur grande rivale, l’« allemande », d’autant plus qu’au début du siècle régnait un assez profond interdit face à tout ce qui venait d’outre-Rhin, comme l’a fort bien montré C. Digeon."
"vouloir accumuler d’interminables monographies sur les philosophes français ne ferait qu’accentuer le reproche, non totalement injustifié, de vouloir cantonner en France la philosophie à l’histoire de la philosophie et d’être incapable de hiérarchiser quoi que ce soit."
"Nous n’aurons pas peur ici de montrer la relative « bonne santé » de la philosophie française, dont les plus beaux trésors sont tout à fait capables de fournir des « noyaux d’intelligibilité totale » de notre situation actuelle. Nous ne nous situons donc absolument pas dans ce discours démobilisateur qui, à échéances régulières, déplore l’« épuisement » de la philosophie dans l’espace contemporain. Celle-ci a encore une vocation, après l’élaboration de grands systèmes du XXe siècle – existentialisme, marxisme, personnalisme – et leur interminable déconstruction."
"Sociologie de la philosophie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. En effet, celle-ci s’organise selon des modalités très spécifiques : la philosophie et la République ont partie liée en France. Ce sera l’objet de la première partie de cet ouvrage consacrée aux « grands héritages » qui, pour commencer, restituera le cadre philosophique français puis la pensée de Bergson, l’idéalisme de Brunschvicg, la tradition épistémologique avec Bachelard et enfin Blondel et les philosophies d’inspiration chrétienne.
Après la Seconde Guerre mondiale, la philosophie s’organise selon plusieurs grands courants assez dominants comme l’existentialisme, le marxisme, le personnalisme, le structuralisme. C’est ce que Lyotard appellera plus tard les « grands récits » dont il fit l’acte de décès. Nous privilégierons dans la seconde partie de notre ouvrage la veine sartrienne de l’existentialisme, le marxisme reconstructiviste d’Althusser et le personnalisme d’Emmanuel Mounier.
Il n’est pas sûr qu’après Sartre, le « dernier des philosophes » [sic !], comme l’a appelé Alain Renaut, toutes les causes de la fin d’un type de philosophie pensée comme totalisation systématique du savoir humain aient été suffisamment étudiées. Quoi qu’il en soit, de nouvelles directions de recherche – nous parlerons ici de la phénoménologie d’Emmanuel Levinas, du structuralisme, certes peu orthodoxe mais qui ne cesse de prendre de l’importance, de René Girard et de la philosophie herméneutique de Paul Ricœur – étaient déjà engagées avant-guerre.
Enfin, nous vivons actuellement un régime d’éclatement des recherches, ce qui rend difficile la mise en évidence des liens entre les grands courants de la pensée contemporaine. Cette tâche n’est pourtant pas impossible. Nous en resterons pour cette dernière partie à la présentation de grandes figures particulièrement emblématiques des intérêts de la recherche actuelle, des figures philosophiques comme celles de Foucault, Derrida, Lyotard. Nous terminerons, conformément au dessein de cet ouvrage, par une conclusion sur l’avenir du religieux (L. Ferry/M. Gauchet)."
[Première partie: Les grands héritages]
"Dans les collèges royaux, le programme de philosophie comprenait, jusqu’à la Révolution française, plusieurs disciplines :
– la logique (art du raisonnement) ;
– la métaphysique (science des choses surnaturelles) ;
– la morale (science des mœurs ou habitudes de l’âme) ;
– la physique (science de la nature ou des choses naturelles) ;
– quelques notions mathématiques (pour l’intelligence des principes physiques et des expériences de la physique).
La mise en œuvre de ces disciplines, devant des publics restreints et avec des moyens limités, n’a pas toujours, de fait, été à la hauteur des ambitions affichées. Mais le choix fondamental, qui donne encore aujourd’hui une grande force à la philosophie en France, contrairement à d’autres pays européens, a été de la programmer en classe de terminale. Ce choix n’a jamais été vraiment remis en cause depuis lors. Il a souvent été justifié de la façon suivante : trop tôt, l’enseignement de la philosophie anticiperait les capacités de l’intelligence, plus tard, il manquerait la source « où les facultés supérieures viennent puiser leurs principes fondamentaux », comme on disait au XIXe siècle. La philosophie se trouve donc depuis longtemps associée à une forme d’aristocratie scolaire, considérée comme légitime et réservée à la formation de l’élite du pays2.
Avec Victor Cousin (1792-1867), la mutation de l’université est profonde : le système n’est plus orienté, comme pendant la période napoléonienne, vers une professionnalisation des études supérieures au service de la construction de l’État. Il serait d’ailleurs intéressant ici de reprendre le débat philosophique sur les universités à la Révolution française. Celui-ci, rappelons-le, avait conduit à leur suppression, puisque l’université était considérée comme un instrument de renforcement des inégalités entre les hommes et non de constitution de la nation. Avec Victor Cousin, le système se doit d’être plus spéculatif, au diapason de l’organisation mise en place à l’université de Berlin en 1810."
"Jeune, il fréquente Maine de Biran, voyage en Allemagne en 1817 et 1818 où il rencontre notamment Hegel et Schelling. Il y accrédite l’idée qu’il est le représentant de la nouvelle philosophie française. À vingt-six ans, on le considère comme faisant partie des libéraux. De ce fait, sous la Restauration, il hérite de la chaire léguée par Royer-Collard en 1815. Suspendu en 1820, il ne retrouve ses cours qu’en 1828. Après 1830, il cumule bien des responsabilités : il devient membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, président de l’agrégation de philosophie, directeur de l’École normale et président de l’Académie des sciences morales et politiques. Il fait de l’institution philosophique un objet privilégié de l’histoire de l’État moderne. Victor Cousin est présenté comme le fondateur de l’« éclectisme », une doctrine à vrai dire assez vague, inspirée en partie de Hegel : la philosophie y est définie comme le besoin réel et le produit nécessaire de l’esprit humain. Dans les faits, le rôle de Cousin est plus politique que philosophique. Chargé par le ministre de l’Instruction publique, Guizot, d’enquêter sur l’enseignement en Allemagne (1831) puis en Hollande (1836), il finit par être nommé ministre en 1840 pour une courte période. De cette date à 1851, il contrôle les agrégations et réforme, dès 1832, les programmes : introduction à la métaphysique, psychologie, logique, morale, histoire de la philosophie… qui en deviennent les grandes artères."
"Les républicains et les socialistes, et même certains philosophes à l’intérieur de l’Université, accuseront [...] Cousin de lâcheté intellectuelle, de ne pas avouer le panthéisme de ses anciens professeurs. Dans l’article « Éclectisme » de l’Encyclopédie nouvelle de 1838, Leroux parle durement de Victor Cousin, comme d’un « savant sans tradition et sans but ». Au lieu de faire contribuer la philosophie à la destruction de la religion, Cousin la confinerait dans un « cabinet de curiosité » ou un « muséum des produits de la réflexion ». Pour un socialiste comme Giuseppe Ferrari, Cousin aurait vendu la philosophie « pour le bien vivre, l’argent, les honneurs » aux dépens d’une philosophie populaire, étant « incapable de trancher, pourvoyeur d’interminables incertitudes entre les philosophies de Platon et d’Aristote, empêchant la « capacité philosophique du peuple », érigeant, comme le dira George Sand, dans sa Lettre au peuple du 7 mars 1848, un « faux absolu », des « spéculations livresques » et des « réformateurs de vocation »."
"Après 1870 et le rétablissement de la république, des philosophes se retrouvent aux plus hautes fonctions de l’État, l’un présidant le Sénat (Jules Barthélémy-Saint-Hilaire), un second à la Chambre des députés (Paul-Armand Challemel-Lacourt) et un troisième au Conseil des ministres (Jules Simon). On parle donc assez volontiers, pour cette période, d’une « République des philosophes ». La philosophie est convoquée pour définir et légitimer l’ordre social et politique. [...] Le livre de Jean-Louis Fabiani regroupe des indications précieuses sur cette époque, où trois courants philosophiques semblent dominer : le positivisme, « né du besoin de réagir contre les exagérations de l’éclectisme », le spiritualisme, « une réaction contre l’impérialisme scientifique », le criticisme, « réaction multiple et presque systématique contre les variations du positivisme ».
Sur un plan plus pratique, la situation sociale des philosophes est loin d’être idéale. Qu’on songe que trois des plus grands philosophes du début du siècle vont avoir une progression dans leur carrière très lente : Bergson passe seize ans dans le secondaire, Brunschvicg dix-neuf ans, et Blondel enseigne de 1895 à 1927 à Aix, devant seulement une poignée d’étudiants."
"En 1905, on compte trois cent onze professeurs de philosophie dans le secondaire. Ils ne sont que dix-huit en 1910 dans le supérieur, avec seulement six chargés de conférence. La Sorbonne est le lieu incontesté de formation des enseignants. La lenteur des carrières est un puissant facteur d’inertie et la cooptation reste de mise. Un « trio spiritualiste » (Caro en philosophie générale jusqu’en 1880, Janet en histoire de la philosophie jusqu’en 1890, Waddington en histoire de la philosophie antique jusqu’en 1897) conduit de fait à une résistance devant la création de nouveaux thèmes d’enseignement. Ceux-ci, à leurs yeux, ne manifesteraient qu’une mise en question d’une définition « éternitaire » de la philosophie. [...] conservatisme institutionnel et intellectuel [...]
Les philosophes ne soutiennent donc généralement leur thèse qu’entre trente et trente-cinq ans. Elle a souvent été méditée et rédigée pendant le séjour dans l’enseignement secondaire en province. Les problématiques sont classiques, centrées sur l’histoire de la philosophie (Platon, Aristote, Descartes, Kant) ou sur l’évolution historique des concepts. De leur côté, les sujets d’agrégation de philosophie varient peu. Les circuits de diffusion des idées, sans être restreints, restent assez limités. La maison d’édition Alcan concentre à elle seule la grande majorité des thèses publiées. Celles-ci sont généralement pensées comme la cristallisation d’un projet philosophique – c’est le cas notamment de celle de Bergson pour ses Données immédiates de la conscience en 1889 – qui ne doit pas donner lieu à des évolutions majeures. D’ailleurs, il règne sur l’écrit un puissant interdit. Pour un philosophe comme Alain, écrire peu, c’est signifier que l’on pense beaucoup. Lagneau va jusqu’à déclarer que « l’inaptitude à l’écriture est la manifestation du sacerdoce professoral ». Cette réserve s’explique aussi en partie par l’impossibilité des philosophes de valoriser leurs origines personnelles ou confessionnelles. Souvent d’extraction sociale modeste, ils maintiennent non seulement un quasi-mutisme sur eux-mêmes face à des étudiants de condition plus favorisée mais aussi une très grande retenue dans le style pour conserver une position encore fragile, à l’opposé de ce que feront des philosophes comme Sartre par la suite."
"Comme le note Jean-Louis Fabiani, « l’ingratitude différentielle à l’égard de ses propres maîtres est l’indicateur du niveau des ambitions d’une génération philosophique », ce à quoi vont s’employer notamment les jeunes « non-conformistes » des années 1930, en grande partie issus de l’École normale supérieure (Jean-Paul Sartre et Paul Nizan) sur lesquels nous reviendrons. Mais dans les années 1950 encore, Bridoux, professeur de khâgne du lycée Henri-IV, se flattera de s’être référé toute sa vie à Alain, qui lui-même ne jurait que par un seul maître, Lagneau.
En réalité, la situation n’est pas totalement bloquée. Un renouvellement philosophique est possible. Celui-ci passe essentiellement par un contrôle éditorial sévère des publications. Par exemple, la Revue philosophique, créée en 1876 par Ribot, entend « dresser un tableau complet et exact du mouvement philosophique ». Elle se consacre en partie à la psychologie expérimentale en sélectionnant les études jugées les plus solides.
De son côté, constituée comme un instrument de travail pour les philosophes, la Revue de métaphysique et de morale entend restaurer la métaphysique et diminuer l’influence des sciences sociales. Elle est créée en 1893 autour d’un enseignant du lycée Condorcet, Alphonse Darlu, qui réunit Élie Halévy, Xavier Léon, Léon Brunschvicg, dont nous étudierons la pensée. Eux-mêmes vont solliciter Émile Boutroux, Félix Ravaisson, Henri Bergson. Mais c’est surtout la Société française de philosophie, créée par le même Xavier Léon et André Lalande, qui jouera un rôle déterminant. Elle ne compte que soixante membres, quarante-quatre fondateurs et seize invités. Les débats qui règnent dans ce cénacle volontairement restreint sont d’une grande intensité. Ils conduisent notamment à la rédaction du fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Celui-ci ne sera dépassé, dans les faits, qu’avec l’Encyclopédie philosophique universelle, en 1990. Néanmoins, il faut dire que ces revues philosophiques n’ont que peu d’effet d’entraînement. Des publications plus généralistes comme la Nouvelle Revue française, Europe, la Revue des Deux Mondes, même concurrencées à la marge par de nouveaux titres comme Esprit, créé en 1932, peuvent être considérées comme les véritables partenaires et les médiatrices de la philosophie, en la situant souvent dans le champ littéraire."
"Les premières tentatives de présentation de la philosophie française datent de l’entre-deux-guerres. Trois ouvrages retiennent ici l’attention par leur qualité d’analyse.
La philosophie contemporaine en France de Dominique Parodi (Alcan, 1920). Ce livre, écrit par l’inspecteur général de l’Instruction publique de l’époque (1870-1945), nous fournit une précieuse photo-graphie des positions en présence. Sa classification ne comporte pas moins de onze catégories : la « philosophie contemporaine et ses antécédents », la « tendance positiviste », les « historiens », les « psychologues », « Émile Durkheim et l’école sociologique », la « philosophie d’Émile Boutroux », la « critique du mécanisme scientifique », la « philosophie de Bergson », « bergsonisme et intel-lectualisme », le « problème moral », « rationalisme et idéalisme ».
Pareille classification montre qu’histoire, sociologie et psycho-logie ne sont pas encore franchement dissociées. Par ailleurs, le fait de se rapporter tantôt à des disciplines, tantôt à des personnes est à noter : Bergson et Boutroux semblent à eux seuls faire école, alors que Brunschvicg, pourtant à la Sorbonne depuis 1909 et auteur des Étapes de la philosophie mathématique (1912), n’est pas analysé pour lui-même. Certains débats sont saisis sous forme duelle : « rationalisme et idéalisme », « bergsonisme et intellectualisme » ; alors que d’autres sont regroupés sous une seule nomenclature, par exemple : « le problème moral ».
L’intention du même Dominique Parodi est plus explicite dans le titre de son livre de 1930, Du positivisme à l’idéalisme. Le XIXe siècle finissant se serait caractérisé par un positivisme dominant, dont les philosophes auraient commencé à sentir « les étroitesses, les insuffisances, le dogmatisme négatif ». Dominique Parodi, par ailleurs professeur à la Sorbonne, personnellement engagé dans l’entreprise de la Revue de métaphysique et de morale, important contributeur du Vocabulaire technique et critique de la philosophie, jugeait cette évolution inévitable. Elle le conforta évidemment dans ses orientations philosophiques personnelles idéalistes.
Les sources et les courants de la philosophie contemporaine en France d’Isaac Benrubi (Alcan, 1933). Dans une classification plus élaborée, Isaac Benrubi n’opère que trois divisions :
– le « positivisme empirique et scientiste », avec pour fondateurs Bacon, Hume, Locke, Condillac, Taine, Renan, lui-même divisé entre un courant psychologique à la suite de Ribot et un courant sociologique lié à Durkheim ;
– l’« idéalisme critique et épistémologique », avec Kant et Renouvier, divisé entre un rationalisme critique (où figurent notamment Parodi, Brunschvicg, Lavelle) et une pensée critique de la science (avec Bernard, Poincaré, Meyerson, Goblot, Bachelard) ;
– le « positivisme métaphysique et spiritualiste » avec Maine de Biran et ses continuateurs (Cousin, Lachelier, Léon, Boutroux) et les bergsoniens (Péguy, Le Roy, Chevalier) à la suite de Bergson.
L’inconvénient de cette classification est de ne faire dépendre ces courants que de « réactions » : le positivisme serait « né du besoin de réagir contre les exagérations de l’éclectisme », le criticisme serait une « réaction multiple et presque systématique contre toutes les variations du positivisme » et le spiritualisme serait une « réaction contre l’impérialisme scientifique ».
Il est intéressant néanmoins de constater que Benrubi distingue mal entre un « mouvement néothomiste » (Maritain, Sertillanges, Gilson) et un « mouvement religieux » (avec Ollé-Laprune, Loisy, Blondel, Le Roy pour le catholicisme). Pareille imprécision montre que le cercle de la légitimité philosophique est devenu plus large. Mais il n’englobe que très imparfaitement la pensée chrétienne.
La philosophie française entre les deux guerres de Louis Lavelle (Aubier Montaigne, 1942): Ce dernier livre, postérieur à la période étudiée, présente néanmoins un intérêt particulier. Louis Lavelle n’est pas un inconnu sur la scène philosophique. Il est notamment le responsable des chroniques philosophiques du journal Le Temps. Il juge surtout nécessaire de rétablir la métaphysique sur laquelle le positivisme aurait jeté un trop grand discrédit :
« Il y a dans la philosophie française un aspect métaphysique et un aspect psychologique qu’elle ne peut détacher l’un de l’autre : ce qui est aisé à expliquer si l’on s’aperçoit que nous avons besoin de l’absolu pour asseoir toutes nos certitudes et que chacune de nos certitudes est une épreuve qui ne peut prendre son sens qu’au fond de nous-mêmes.»
Le plan de son ouvrage est symptomatique d’un désir de maintenir coûte que coûte l’unité de la philosophie. Descartes, malgré la pluralité d’interprétations dont la première partie de cet ouvrage rendra compte, est légitimé comme le père fondateur de la philosophie française. Jacques Maritain y est considéré comme un « cartésien critique » s’opposant au père Laberthonnière dans la compréhension du rationalisme de Descartes.
Lavelle juge utile d’opérer une séparation entre quatre grandes écoles : les « études cartésiennes », le « réalisme spiritualiste » de Bergson et de ses continuateurs, le « spiritualisme catholique » de Blondel et le « rationalisme scientifique » de Brunschvicg. À ces quatre grandes écoles, Lavelle ajoute une cinquième partie consacrée à des « courants de pensée » où sont notamment repris un certain nombre de thèmes qui, selon lui, « retiennent l’attention de presque tous les esprits16 »:
– le thème du temps et de l’éternité : à partir de l’expérience même, Lavelle constate la nécessité d’une réflexion sur le rapport entre ce qui change, ce qui ne cesse d’entraîner l’individu et ce qui est immuable, qui permet à l’individu de s’établir. On retrouve là l’une des préoccupations de Bergson, qui sera étudiée dans le chapitre suivant : le refus de rejeter l’éternité dans un monde hypothétique et le souci d’engager le réel dans un devenir absolu ;
– le thème de l’« épaisseur du réel » sur lequel vont s’appesantir bien des psychologies, dont la littérature « réaliste » de l’époque donnera l’écho. Toutes les tentatives de « réalisme spiritualiste » viseront à montrer que la pensée n’est pas la mesure de l’être qui la déborde ;
– le thème de l’exigence personnelle, unique et subjective, généralement abordé sous l’angle de la destinée humaine. Le combat contre la représentation que l’intellectualisme se fait du monde, en le réduisant à des idées pures, semble gagné, selon Lavelle. Mais quelqu’un comme Brunschvicg aura néanmoins tendance à vouloir montrer une ascension spirituelle de l’humanité, en pointant la transformation progressive et implacable de la pensée en conscience d’elle-même."
"En 1907, un livre de philosophie fit sensation : L’Évolution créatrice. En une traînée de poudre, il fut traduit dans le monde entier. Les articles se multiplièrent. Les sommités intellectuelles furent priées de se prononcer sur sa valeur. Son auteur devint rapidement la coqueluche du tout-Paris mondain, qui se pressait à ses cours au Collège de France. Son nom ? Henri Bergson, bien évidemment. Singulièrement oublié aujourd’hui, le philosophe occupa pourtant les plus hautes responsabilités, reçut tous les honneurs de la République. Qu’on en juge : président de l’Académie des sciences morales et politiques, membre de l’Académie française, du Conseil supérieur de l’Instruction publique, du Conseil de l’ordre, titulaire de la Légion d’honneur, membre associé de nombreuses académies étrangères, président de la commission internationale de coopération intellectuelle, prix Nobel de littérature en 1928. De son vivant, un philosophe ne fut peut-être jamais autant consacré à partir de ses seuls écrits."
"Au plan politique, la droite lit dans sa philosophie un appel à l’héroïsme et une apologie de l’effort. À gauche, on loue son républicanisme. Les anarchistes l’apprécient. [...]
Mais l’astre commence à pâlir après la victoire. Sa pensée est toujours dominante. Mais elle règne désormais de loin. Pour un jeune philosophe comme Nizan, Bergson est devenu le « pontife de la bourgeoisie bien-pensante » [Les chiens de garde, 1932]."
"Dans les organismes élémentaires, la réaction suit presque immédiatement l’action. Il n’y a pas à proprement parler de perception. Plus on s’approche de l’homme, au contraire, plus la complexité des réactions fait prendre du retard sur l’excitation. L’espace où agit le corps devient toujours plus ample, libérant l’action et permettant de l’adapter par une orientation moins contrainte et, surtout, la perception ne se fait pas spontanément. Elle dure, s’insère dans le temps. Elle se sert de la mémoire-habitude (organisation d’un ensemble d’actes qui viennent de la représentation d’un même effort ou d’un même geste, par exemple chez le violoniste) et de la mémoire-souvenir (les événements passés y restent individualisés et les circonstances, sans répétition possible, à cause du flux du temps. Ils se fixent en nous sans que notre volonté y soit pour quelque chose)."
"Bergson n’aurait pas saisi la physique. Or Einstein aurait montré que l’idée d’espace et de temps ne peut s’isoler des mesures et de l’observation physique. Bergson réduit l’expérience physique à l’expérience psychologique. Il aurait vidé la pensée physique de son contenu, pour lui substituer l’expérience métaphysique : « La durée est l’écoulement de notre vie intérieure. » Pour lui, « sans la durée immédiatement perçue, il n’y aurait aucune idée de temps ». Il aurait donc tenté de réconcilier l’expérience psychologique commune du temps et l’expérience physique d’Einstein en la réduisant à un symbolisme mathématique. Or pour Bergson, le symbole reste radicalement inapte à faire connaître la propriété des choses. C’est un artifice dont le rôle se borne à exprimer la représentation de la pensée, sans jamais mener à une coïncidence entre la pensée et la réalité. Les mathématiques sont donc des formules plaquées sur des perceptions.
Un évanouissement des problèmes scientifiques ?
Pour d’autres de ses détracteurs, Bergson n’aurait pas résolu les contradictions de la science, mais les aurait fait disparaître dans une vision du mouvant où la réalité, finalement, échapperait à toute détermination conceptuelle d’une pensée théorique, a contrario de la science moderne qui chercherait à saisir les articulations de la pensée avec les structures objectives de l’univers. Bergson aurait accentué le divorce entre le travail de la science moderne et la symbolique métaphysique de la conscience. Bref, il aurait conduit à un évanouissement de la théorie de la connaissance (tout deviendrait invertébré, impersonnalisé, anhistorique). Cette critique vint surtout des milieux positivistes."
"Depuis l’encyclique Aeterni Patris de 1879, sous-titrée : Du rétablissement dans les écoles catholiques de la philosophie chrétienne selon l’esprit du docteur angélique saint Thomas d’Aquin, la scolastique était la philosophie officielle de l’Église. Mais certains s’opposaient farouchement à toute rénovation et jugeaient que l’irrationalisme de Bergson s’était infiltré en elle. Au contraire, un grand historien de la philosophie médiévale comme Étienne Gilson (1884-1978) s’oriente vers saint Thomas sous l’influence de Bergson, dans un désir anti-idéaliste de retrouver du concret. Il dira plus tard qu’il n’y avait pas eu de « contamination du thomisme par le bergsonisme » mais, au contraire, une « décontamination du thomisme des écoles, défiguré et privé de son efficace par la végétation des théologies adventices qui l’avaient envahi » [...] [Pour] le père Sertillanges, la philosophie de Bergson était utile car elle ramenait les esprits à la métaphysique, en répudiant la « religion de la science » jugée « matérialiste » et rejetant d’autre part un « matérialisme arbitraire, fils de l’idéalisme allemand ou français ». Il renouvellera son jugement en qualifiant Bergson de « penseur d’appoint »."
"À la mort de Bergson, après un hommage d’Esprit, dans le souci de ne pas laisser son héritage aux mains de la droite maurrassienne, Albert Béguin et Pierre Thévenaz recueillent un ensemble d’essais et de témoignages de plusieurs grands philosophes ou théologiens : Jean Wahl, Gabriel Marcel, Louis Lavelle, Jacques Chevalier, Vladimir Jankélévitch, Léon Brunschvicg, Jean Lacroix, Henri-Irénée Marrou (qui signe Henri Davenson), Jeanne Hersch, Hans Urs Von Balthasar, Emmanuel Mounier, Raïssa Maritain, Isaac Benrubi… Particulièrement significatif est le point de vue de Blondel."
"Le concept, qui n’est que l’expression d’un point de vue extérieur, général, abstrait, se trouve dévalorisé. [...] Cet anti-intellectualisme subordonne la dialectique, l’analyse, le discours à l’intuition comme les moyens vis-à-vis de la fin. [...]
Mettre en cause un intellectualisme toujours prêt à donner une vision a priori des choses. [...] Toute morale statique, figée dans de grands principes, reste dans ce cas pour Bergson un obstacle à la vie morale. [...] Contre Kant, Bergson pense que l’idée de loi morale n’a pas de fondement absolu mais qu’elle dérive d’impératifs sociaux."
"Léon Brunschvicg (1869-1944) apparaît par bien des aspects comme le prototype de l’enseignant de la IIIe République. Il n’est donc pas illogique de consacrer un chapitre à cette haute figure, certes passablement oubliée, mais dont l’influence sur la philosophie française de la première moitié du XXe siècle fut considérable. Professeur à l’École normale supérieure et à la Sorbonne de 1909 à 1940, longtemps président du jury de l’agrégation de philosophie, habitué des grands congrès internationaux, co-fondateur de la Revue de Métaphysique et de Morale, Brunschvicg professe un idéalisme qui affirme avant tout l’unité de l’esprit humain. Ami de Bergson et Blondel, auprès duquel il se réfugie pendant la Seconde Guerre mondiale, sa philosophie est marquée par un grand intérêt pour les sciences, notamment les mathématiques, la religion, comme éditeur des œuvres complètes de Blaise Pascal, la pensée de Spinoza pour laquelle, selon lui, les principes de la morale s’organisent avec la même nécessité intelligible que les vérités mathématiques.
Toute sa vie, Brunschvicg va défendre une conception de la philosophie centrée sur l’histoire de l’activité de jugement, toujours libre, indéfiniment riche en progrès nouveaux. De ce fait, l’histoire de la philosophie tient lieu à elle seule de jugement, de justification et de théorie. C’est cet idéalisme rationnel que promeut encore l’un de ses derniers ouvrages sur L’Esprit européen (cours de 1939-1940), où l’Europe est définie non par la géographie mais comme une communauté spirituelle capable de promouvoir une rationalité universelle et, de ce fait, impliquant un humanisme universaliste. Il faut connaître cette philosophie souvent marginalisée, ne serait-ce qu’en raison de l’opposition résolue à l’idéalisme des jeunes philosophes des années 1930, Merleau-Ponty et Sartre en tête. Comme le note Jean-Louis Vieillard-Baron, ceux-ci se tourneront en réaction à Brunschvicg – dont le normalien communiste Paul Nizan dresse un portrait féroce dans ses Chiens de garde – vers la phénoménologie que vers Bergson, dont ils connaissaient mal la pensée. De son côté, Emmanuel Mounier, alors jeune agrégatif, qui suit son commentaire du Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza à la Sorbonne en 1927, se montrera très perplexe devant un projet. Il lui semble assigner à la philosophie la tâche de vouloir absolument tout comprendre. De ce fait, Brunschvicg paraît faire disparaître comme par enchantement toute une série d’antithèses (réalisme/idéalisme ; transcendance/immanence ; nature/surnature), pourtant fondamentales en philosophie.
En fait, Léon Brunschvicg s’emploie à développer méthodiquement, avec ampleur et cohérence, une pensée constamment appliquée à interpréter tout le réel de l’expérience scientifique ou morale. Sa thèse sur La Modalité du Jugement, soutenue en 1897, six ans après sa sortie de l’École normale supérieure, annonce une triple série d’études dont les résultats constituent ses trois œuvres maîtresses : Les étapes de la philosophie mathématique, paru en 1907, L’expérience humaine et la causalité physique, paru en 1920, et Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, paru en 1929.
La réflexion de Brunschvicg consiste essentiellement à étudier ce qu’il y avait de spécifique dans la constitution même de la vérité scientifique, ou dans l’accès à la vie morale. Le philosophe doit se servir pour cela de l’histoire des sciences, parce que seule l’invention de la vérité scientifique, observée dans son développement interne, a qualité pour le renseigner sur les démarches propres que le savant effectue dans la constitution de la science. Il est ainsi amené à unir de façon indissoluble l’élaboration du savoir et l’activité libre de la raison, à dénoncer par conséquent le caractère illusoire de tout essai de déduction a priori, l’inanité de toute morale qui présenterait « du dehors » des fins à la liberté humaine.
Brunschvicg ne limite pas le domaine de la philosophie en le définissant comme le champ de l’activité rationnelle : c’est par l’étude interne du progrès même de la conscience, conscience intellectuelle ou conscience morale, qu’il est amené à voir dans le dogmatisme de la révélation comme dans l’appel à tout pouvoir irrationnel, le pouvoir du sentiment par exemple, un refus de comprendre, un désir de stabiliser l’œuvre de l’esprit dans un cadre fixé une fois pour toutes."
"La thèse : La modalité du jugement (Alcan, 1897).
Dans la philosophie, le problème de la vérité de la connaissance se pose traditionnellement, sous la forme soit du réalisme, soit de l’idéalisme absolu. L’une et l’autre doctrine posent, antérieurement à tout ce qu’on en pourra dire, l’existence, à titre d’absolus, d’éléments premiers de la connaissance. Pour le réalisme, ce sont les éléments du monde extérieur, tel objet sensible, ou sous une forme plus complexe, la matière, l’énergie. Pour l’idéalisme, ce sont les éléments de la représentation, comme la qualité, la causalité, la finalité. En termes de logique, le réalisme, comme l’idéalisme, admet les deux thèses suivantes : d’une part, les termes du jugement, objets concrets ou concepts, sont antérieurs aux jugements par lesquels la connaissance établit des rapports entre ces termes ; d’autre part, le rôle du verbe dans le jugement, – du verbe « est » dans le jugement « cet homme est grand » – est de constater purement et simplement le degré d’existence qui appartient aux termes en question. La vérité du jugement, problème logique, dépendrait, sans se confondre aucunement avec elle, de l’existence, entendue au sens absolu de l’« être », d’une réalité extérieure à la connaissance, problème métaphysique.
Brunschvicg, dans sa thèse, refuse d’accepter cette dualité de la logique et de la métaphysique, et s’efforce de montrer, en prenant la question de fond, que l’existence des objets ne peut être donnée que dans la vérité du jugement qui les affirme. Il entreprend tout d’abord de démontrer l’insuffisance du réalisme et de l’idéalisme absolu, en s’attaquant aux deux points importants que nous avons distingués. Il est impossible de soutenir l’antériorité du concept par rapport au jugement. Par exemple, il est inadéquat de définir un concept comme celui de « français » ou d’« arbre », en partant soit de la compréhension, soit de l’extension. Un concept est essentiellement la mise en rapport d’un certain nombre de qualités et d’individus.
Nous saisissons là la manifestation capitale et originaire de l’esprit humain, celle de poser une double série de rapports – ainsi dans le cas du concept, rapports entre des qualités et entre des individus – et de faire converger cette double série de rapports, dans l’œuvre d’une synthèse créatrice, d’une notion nouvelle. Puisqu’il en est ainsi, en second lieu, le rôle du verbe n’est pas de nous faire participer à un « être » extérieur à la connaissance, mais de nous révéler que l’esprit a pu effectivement opérer cette convergence, cette union d’éléments ou de séries d’éléments divers. Le verbe n’est qu’une copule qui témoigne de l’activité interne de l’esprit. Mais celle-ci, pour libre qu’elle soit, n’est pas contingente. Elle contient, en elle-même, un principe qui lui garantit la validité de ses opérations. La vérité du jugement, c’està-dire identiquement l’objectivité de la connaissance, vient des relations de correspondance réciproque entre des séries de rapports unis dans une même synthèse. Elles se confirment toutes par leur accord mutuel. C’est cet accord qui constitue leur vérité à toutes. Quelques exemples peuvent mieux le faire comprendre : le degré de conscience élémentaire n’est pas une connaissance, c’est plutôt une réaction émotive par laquelle nous exprimons le simple fait que quelque chose se passe. C’est, pour reprendre l’expression que Brunschvicg emprunte à Fichte, un état où nous avons conscience d’un « choc », le tressaillement que nous donne le craquement d’un meuble dans la nuit. Le moindre jugement de perception extérieure est une mise en ordre, opérée par l’esprit selon des rapports de position et de succession : la table est devant la chaise, elle-même devant la fenêtre. La vérité de ce jugement ne vient pas de ce qu’il serait l’expression d’une réalité en soi. Ce n’est pas non plus une convention arbitraire dépourvue de toute possibilité de contrôle. Il se trouve que si nous partons de la fenêtre, nous rencontrerons d’abord la table, puis la chaise. C’est donc la possibilité d’établir une correspondance (« biunivoque ») entre les éléments de plusieurs séries différentes qui constituent la vérité objective du jugement par lequel nous effectuons l’une et l’autre opération. La vérité est donc conférée par l’esprit à un jugement, grâce à une « réflexion », qui le place au sein d’un système du monde, où il soutient des relations de correspondance avec une infinité d’autres jugements.
Une pareille théorie de la vérité a pour conséquence d’exclure à la fois :
– l’hypothèse d’une « réalité matérielle » antérieure au jugement qui la constitue ;
– celle d’un « univers intelligible » au-delà de toute possibilité de confrontation avec l’expérience.
Il n’existe ni fait pur, ni logique pure. Tout système du monde, depuis le monde de la perception qualitative des objets du monde sensible jusqu’au monde que nous présentent les théories modernes de la physique mathématique, est une union indissoluble de forme et de matière, de Moi et de Non-Moi. La raison n’existe pas à part de son ouvrage. Sa seule indépendance lui vient de ce qu’elle ne s’épuise pas à chacun des plans de connaissance où elle s’engage. Le même principe d’action, qui s’est révélé dans la constitution d’une synthèse déjà effectuée, peut en faire éclater le cadre pour élaborer une synthèse plus compréhensive."
"L’expérience humaine et la causalité physique (Alcan, 1920).
Si l’on envisage l’aspect général de la physique dans le système de Newton, on voit que Newton pose un temps absolu, un espace absolu, un mouvement absolu, et rapportait tous les résultats de l’expérience à ce système de références a priori. L’histoire de la physique après Newton est remplie par les tentatives inverses d’ajuster la théorie « rationnelle » à l’expérience ou de « solliciter » l’expérience pour y vérifier la théorie. Plus tard, la physique des principes a cru voir dans le principe de la conservation de l’énergie une justification éclatante de ses exigences d’identité et de permanence, mais elle devait négliger pour cela le second principe de la thermodynamique, celui qui posait l’entropie, c’est-à-dire l’irréversibilité de la transformation d’une même quantité d’énergie mécanique en énergie calorifique. On avait compté sur la mécanique pour être médiatrice entre la théorie et l’expérience, et elle se mettait de plus en plus tout entière du côté de l’expérience.
Pour ne prendre que le seul principe de causalité, qui passait pour le plus certainement universel et nécessaire, toute l’histoire de la physique montre à quel point la notion de causalité a toujours pris l’aspect des phénomènes qu’on lui demandait d’expliquer. La théorie de la causalité s’appliquait ainsi toujours à l’expérience, mais ce n’était jamais que parce qu’on érigeait certaines expériences en principe universel d’explication. L’anthropomorphisme des théories préscientifiques voit dans la causalité un pouvoir de création libre analogue à la volonté humaine, mais c’est dans un même souci dogmatique qu’on a successivement donné à la causalité l’aspect du mécanisme cartésien, du dynamisme des forces centrales, de l’énergétisme de Maxwell, de la mécanique statistique de Boltzmann, pour n’en citer que les principales « incarnations ». Le préjugé que la vérité physique ne pouvait être autre chose que la vérification par l’expérience d’un système de principes a priori faisait tellement partie du sens commun des physiciens, à la fin du XIXe siècle, que certains, comme Mach et Poincaré, virent dans l’impossibilité d’une pareille vérification une raison pour rejeter la notion de vérité en physique, et adopter une attitude pragmatiste, où l’on conservait les principes traditionnels, parce qu’ils étaient commodes pour faire une science simple.
C’est par rapport à cet état d’esprit que l’on peut voir l’importance capitale que présentent pour la philosophie les théories de Einstein. En supprimant les absolus du temps, de l’espace et de la masse, elles donnent à la physique l’aspect d’une cosmométrie, c’est-à-dire d’un ensemble de mesures liées à la considération des choses à mesurer, et rétablissent l’unité entre la vérité physique et la vérité mathématique. La théorie de la relativité restreinte montre qu’il n’y avait pas de temps propre, indépendamment de la mesure qu’on en pouvait faire. La théorie de la relativité généralisée s’attaque à l’absolu de la notion de masse. La gravitation peut être caractérisée comme l’une des composantes du champ électrogravitique et introduire l’existence de points matériels dans ce champ revient à dire que ce champ est un espace riemannien à courbure constante. La théorie de la connaissance après Einstein est ainsi considérablement changée. Au lieu d’avoir un cadre rationnel et un contenu expérimental, la science ne présente jamais au savant que des éléments partiels de cadre-contenu. La démarche proprement positive de l’esprit en physique est celle qui procède de proche en proche, en augmentant chaque fois le cadre pour pouvoir y mettre un contenu plus grand, et en se gardant de toute extrapolation qui appliquerait une notion théorique au-delà de son domaine de validité. La physique, comme les mathématiques, part de l’expérience et opérant des relations de coordination réciproque entre les différentes expériences, voit dans l’établissement même de ces relations – relations par exemple entre phénomènes lumineux et phénomènes de la pesanteur dans la théorie d’Einstein – la garantie de leur vérité. La pensée physique, comme la pensée mathématique, consiste à établir des circuits d’expérience à expérience, et la science ainsi faite est objectivement vraie si l’expérience vient toujours au rendez-vous que lui assigne l’esprit."
"A l’origine des dogmes et des mythes, il y a [selon Brunschvicg] l’imagination fabulatrice."
"Brunschvicg ne va cesser de répondre aux objections adressées en partie par les chrétiens à la philosophie de Spinoza :
– Elle a été taxée de naturalisme, mais en fait, Spinoza repousse expressément toute doctrine qui concevrait la nature comme une masse étendue regardée comme un principe, l’éternité de la matière, sans faire dériver l’étendue et la matière de l’unité divine qu’elles expriment ;
– Elle a été qualifiée de rationalisme, la raison étant comprise comme la faculté de réaliser l’unité totale. Il n’y aurait en dehors d’elle que fiction, incohérence, délire volontaire mais la raison n’exclut ni la foi, ni le sentiment. Elle justifie la foi du moment qu’elle est sincère et qu’elle s’interdit la spéculation métaphysique pour se contenter de l’obéissance. Elle éclaire le sentiment. Elle lui communique l’infinité et l’éternité dont elle est capable et par elle l’homme emplit son âme de l’amour éternel et infini de l’amour intellectuel;
– Elle a été traitée d’idéalisme, l’idée est un être donné d’activité capable de s’affirmer et il n’y a d’autre fondement à cette vérité que cette affirmation de l’idée par elle-même ;
– Elle a enfin été considérée comme un panthéisme parce que Spinoza croit que tout être vivant participe du dedans à l’activité radicale, à la causalité de soi, qui est Dieu. Mais ce panthéisme pour Brunschvicg ne transfère pas pour cela la divinité du parfait à l’imparfait. Loin d’épargner la divinité sur la multitude des êtres finis, il la conçoit comme unité, comme supérieure à l’unité même en tant qu’exclusive de toute catégorie.
Il faut rappeler ici que, dès 1891, date de son mémoire intitulé La morale de Spinoza, examen de ses principes et de l’influence qu’elle a exercée dans les temps modernes, Brunschvicg avait contribué à réhabiliter sa philosophie jusqu’alors assez dévalorisée par les tenants du spiritualisme. Comme le constate Didier Gil, Brunschvicg est plein d’admiration pour Spinoza. Les étapes de la philosophie mathématique soulignent « l’originalité radicale de Spinoza, non seulement par rapport aux penseurs qui l’ont précédé, mais encore par rapport à ceux qui devaient le suivre, jusqu’à nos jours mêmes ». Spinoza est jugé avoir mené à la philosophie moderne. Par comparaison, Descartes serait resté trop marqué par la scolastique.
Or l’avènement du « rationalisme intégral », où la raison est émancipée, où l’homme peut trouver par lui-même la vérité, vient selon Brunschvicg de l’esprit seul, en pleine possession de son intelligence dont celle-ci est issue. Certes avec l’intuition, Descartes avait fait de l’intelligence le foyer de l’illumination. Mais cette découverte restait encore limitée et avortée parce que Descartes imagine au fond de l’intelligence quelque chose qui la dépasse, seul remède à l’« obsession du malin génie ». Or, dans le spinozisme, l’intelligence n’est soumise à rien d’autre qu’ellemême.
Pour Brunschvicg, Spinoza a mesuré la portée de la foi et a jugé que la raison était capable de l’égaler. La fonction de la raison serait donc de nier ce qui dans la foi demeure encore négation. La norme de la vérité est à chercher plus du côté des mathématiques que de la religion. Cet idéalisme mathématique culmine dans l’autoaffirmation en l’homme de l’idée adéquate (de) Dieu. Au demeurant, cette position ne sera pas forcément totalement désavouée par les philosophes de l’Esprit comme Louis Lavelle. Dans sa Philosophie française entre les deux guerres, ce dernier déclarera à plusieurs reprises que finalement Brunschvicg rend service à la religion en la dépouillant « de la terreur, de la superstition et du mythe, parlant ainsi le langage de l’homo religiosus » ou avec un « talentueux prêchi-prêcha » (D. Gil) « en acceptant les affirmations de M. Brunschvicg, en niant ses négations, nous ne cherchons qu’à servir le même idéal de pureté spirituelle et sans vouloir faire un dieu de l’homme, à permettre à l’homme, en s’ouvrant toujours davantage à la compréhension et à l’amour, de ne jamais demeurer sourd à cette action de Dieu en lui, qui est une sorte de sommet où la méditation du philosophe et la foi du croyant ne se distinguent plus ». Il n’est donc pas impossible qu’une certaine partie des catholiques, marqués par le spiritualisme, ait vu en Brunschvicg un allié objectif contre le positivisme, quitte à passer sous silence l’orientation de sa philosophie vers un panthéisme."
-Jean-François Petit, Histoire de la philosophie française au XXe siècle, Desclée de Brouwer, 2009.