"(1) Voici deux mains
(2) Si deux mains existent, alors le monde extérieur existe
(3) Par conséquent, le monde extérieur existe.
Moore prétend ainsi avoir réglé le problème de l'existence des choses en dehors de nous dont Kant disait que c'était un « scandale de la philosophie et de la raison humaine universelle que de devoir [les] admettre simplement sous la forme d'une croyance » [...] Mais sa preuve ne convainc le plus souvent ni les philosophes ni le sens commun dont elle est supposée se réclamer. On a mis d'abord en question ce que Moore prétend savoir de manière parfaitement certaine, à savoir sa prémisse (1) qu'il y a là deux mains." (p.
"D'autres philosophes ont un problème avec la prémisse (2). Ils se demandent comment le fait de savoir qu'on a deux mains peut impliquer qu'on sait qu'il y a un monde extérieur. Ils contestent le principe, dit de « clôture épistémique », selon lequel si l'on sait que P, et si l'on sait que P implique Q, alors on sait que Q, et soutiennent qu'il n'est pas valable en la circonstance, ou encore ils soutiennent que la justification ou la garantie que nous avons pour dire « J'ai deux mains » ne se « transmet » pas à la proposition selon laquelle le monde extérieur existe. Les sceptiques au contraire, admettent le principe de clôture épistémique qui leur permet justement de formuler ce qu'on appelle l'argument de l'ignorance:
Je ne sais pas que je ne suis pas trompé par un Malin Génie
Si je ne sais pas que je ne suis pas trompé par un Malin Génie, alors je ne sais pas que j'ai deux mains
Donc je ne sais pas que j'ai deux mains.
Et dans la « preuve» (1)-(3), ils raisonnent de manière symétrique inverse par rapport à Moore. Ils admettent la prémisse (2) que si Moore sait qu'il a deux mains alors il sait qu'il y a un monde extérieur, mais ils nient la prémisse (1), que les expériences perceptives de Moore lui donnent la moindre justification à croire qu'il a deux mains, et donc à tirer la conclusion qu'il y a un monde extérieur." (pp.8-9)
"Je ne me suis occupé que de discussions contemporaines, qu'on peut appeler à bien des égards post-mooréennes. On peut dire qu'il y a eu deux vagues successives. La première est partie du contexte britannique, avec la discussion par Wittgenstein, Malcolm et Austin des thèses de Moore dans les années 1950. La seconde vague est américaine. Les deux acteurs principaux du renouveau de l'épistémologie contemporaine ont été Quine et Chisholm, le premier défendant un naturalisme qui prétendait officiellement évacuer toute théorie de la connaissance, le second s'engageant au contraire dans le sens d'un fondationnalisme radical. Malgré le slogan officiel des quiniens selon lequel l'épistémologie n'était plus un sujet digne d'intérêt, la discussion épistémologique n'a pas cessé. Un article de Edmund Gettier (1963), qui entendait montrer que la définition traditionnelle de la connaissance comme croyance vraie justifiée était fausse suscita un flot de discussions et de tentatives pour donner des conditions nécessaires et suffisantes de la connaissance, qui a pris le nom de« gettierologie » C'est dans ce contexte que quelques philosophes ont cherché à défendre à nouveaux frais le scepticisme doctrinal." (p.10)
"Roderick Chisholm (1973) propose de diviser les questions épistémologiques en deux catégories ;
(a) celles qui portent sur ce que nous savons et l'étendue de notre connaissance.
(b) celles qui portent sur nos critères de connaissance.
Chisholm appelle « méthodistes » ceux qui pensent avoir une réponse à (b) et l'utilisent pour répondre à (a) et «particularistes» ceux qui pensent avoir une réponse à (a) et l'utilisent pour répondre à (b). Il tient les sceptiques pour des gens qui soutiennent que toute réponse à l'une de ces questions présuppose une réponse à l'autre question et que nous sommes engagés dans un cercle. Dans une large mesure la démarche des épistémologues contemporains est particulariste : ils supposent qu'il y a des choses que nous savons, et que nous avons certaines préconceptions quant à la nature du savoir, et ils appliquent leurs« intuitions» à ces cas. Les sceptiques objectent que ces intuitions sont lourdement chargées et présupposent ce qui est en question.
La démarche adoptée ici est également particulariste au sens de Chisholm. On part de l'idée qu'on sait beaucoup de choses, au moins en apparence, et on essaie d'expliquer pourquoi. Il y a tout un ensemble de connaissances empiriques quotidiennes, que l'on peut appeler des « faits mooréens »: on a deux mains, l'eau est transparente, De Gaulle a été président de la République, Genève est en Suisse, les chats ont des poils, etc. On confond souvent les faits mooréens de ce type avec les propositions « charnières » dont parle Wittgenstein dans De la certitude, telles que« Je respire» ou« je suis à la surface de la Terre». Mais les faits mooréens ne sont pas nécessairement des choses que l' on sait de manière absolument certaine ou qui sont si enracinées dans notre vie qu'elles ne sont pas des savoirs, mais des présuppositions de tout savoir. Ce sont seulement des choses que l'on sait avec sécurité, au sens où l'on ne pourrait pas aisément se tromper dessus. Ce ne sont pas non plus des croyances sans fondement mais douées de certitude primitive ; ce sont des connaissances." (p.11)
"Le zèle avec lequel on nous rappelle que le pyrrhonisme, mais aussi les différentes écoles dogmatiques, étaient avant tout à la recherche d'un art de vivre tend à nous faire négliger une importante différence. Les sceptiques anciens, tout comme ceux de la période hellénistique, étaient très sensibles aux arguments, même quand ils prônaient la suspension du jugement. C'étaient des philosophes qui, bien qu'ils fussent des fossoyeurs de la théorie, la respectaient. Les sceptiques post-modernes se contentent de hausser les épaules." (p.15)
"Dans son livre Le doute en question (2005), Claudine Tiercelin a proposé un examen profond des problèmes du scepticisme contemporain qui m'a beaucoup inspiré et stimulé dans l'écriture du présent ouvrage. Ma propre réponse, inspirée à la fois par celle de Moore et par celle de contemporains comme Williamson et Peacocke, a beaucoup d'affinités avec le réalisme épistémologique pragmatiste qu'elle défend. Mais, outre le fait que j'accorde moins de place aux positions de Wittgenstein et de Peirce et que j'ai moins de patience vis-à-vis des vues de Putnam sur le réalisme naturel, ma réponse diffère sur plusieurs points de celle qu'elle donne. Je rejette le pragmatisme, du moins s'il suppose qu'il n'y ait pas de frontière nette entre raisons de croire et raisons d'agir, et dans la mesure où il se considère le plus souvent comme une théorie de la croyance rationnelle, faillible, plutôt qu'une théorie de la connaissance. Je tiens la connaissance comme première, et défends une position externaliste. Je défends le principe de sécurité plutôt que celui de sensibilité. Ma position sur la vérité est réaliste. En dépit de ma défense de la notion de justification prima facie, je rejette le faillibilisme et j'accepte une forme de dogmatisme fondationnaliste. Enfin, je souscris à la notion de connaissance a priori." (note 19 p.16)
"On résiste souvent à l'externalisme épistémologique parce qu'on juge que cette thèse ne permet pas de rendre compte de plusieurs intuitions internalistes tenaces : qu'il paraît difficile de dire que nous savons quoi que ce soit sans pouvoir avoir accès à nos raisons, ce que beaucoup de philosophes associent à l'idée que nous sommes responsables de ce que nous croyons. On essaie souvent de formuler cette idée en disant que nous sommes soumis à des devoirs ou des obligations épistémiques.
Dans le chapitre IV, je tente de montrer que ce type de théorie ne peut pas fournir une analyse satisfaisante des conditions de la connaissance, et que l'idée qu'un agent épistémiquement responsable est un agent doué d'une certaine sorte de vertu intellectuelle ne le peut pas non plus. Dans le chapitre V, je cherche à rendre justice à un autre type d'intuition internaliste, que la conception définie au chapitre III laisse de côté: le fait que certaines de nos croyances soient susceptibles d'une justification directe et non inférentielle, appelée souvent prima facie, parce qu'elle est à la fois immédiate et défaisable. C'est particulièrement le cas avec nos jugements de perception et avec les croyances reçues par témoignage. J'examine d'abord l'épistémologie du témoignage. La défense de la fiabilité et de la confiance de principe que l'on doit accorder aux témoignages est l'un des articles de base de la philosophie du sens commun depuis Reid. Mais la confiance en question peut être entendue en deux sens: soit comme une forme de garantie a priori basée sur une foi immédiate, soit comme une forme d'évidence primitive, nullement incompatible avec le principe des Lumières selon lequel nos croyances doivent reposer sur des données et des preuves. Je défends la seconde thèse.
Le cas de la perception est plus complexe. Il n'est pas facile de caractériser ce que doit être une théorie néo-mooréenne du contenu de la perception. En principe elle devrait être une forme de réalisme direct dans le style de celui de Reid, mais Moore lui-même était notoirement attaché à la notion de sense data, qui est en général la marque du réalisme indirect. Une chose est sûre : une conception mooréenne doit admettre l'idée que la perception apporte des connaissances. J'examine la manière dont cette question est posée par des philosophes comme McDowell et Peacocke, qui s'opposent sur la question de savoir si le contenu de la perception est conceptuel ou non conceptuel, et je défends la seconde position. L'épistémologie du témoignage et celle de la perception renforcent l'idée que certaines de nos croyances peuvent avoir une forme de justification a priori. Dans le chapitre VI, j'examine comment cette idée a refait surface dans l'épistémologie contemporaine, et comment elle doit violer le tabou qu'a fait peser Quine sur toute notion d'a priori et de nécessité conceptuelle. J'essaie de montrer en quoi une conception modérée de l'a priori permet de donner une place à la notion de norme épistémique, tout en restant dans le cadre externaliste." (pp.18-19)
-Pascal Engel, Va savoir ! De la connaissance en général, Paris, Hermann Éditeurs, 2007, 256 pages.