"La « durée » même ne vaut-elle qu'appliquée intensivement à chaque degré de réalité, ou plutôt ne vaut-elle qu'en faisant découvrir la structure intensive du réel, selon le degré d'un rythme ou d'une contraction temporelle. Ainsi l'intuition ne vaut-elle qu'à proportion de l'« effort » que l'on y consacre, série d'actes individuels et intensifs, plus que fonction cognitive anonyme et générale. Le véritable « sens » de la notion ne sera atteint qu'à travers cette variété d'emplois et d'applications même, et non par une formule unique et définitive. C'est là au sens strict ce que Bergson appelle des concepts « fluides » ou « souples » ou encore « des réalités souples, qui comportent des degrés » (MM, 376/279, je souligne) C'est aussi pourquoi on doit suivre les notions de Bergson dans l'usage qu'il en fait, de livre en livre, dont il a lui-même souligné à plusieurs reprises qu'il pouvait comporter des variations ou même des contradictions apparentes." (p.6)
"« L'action, c'est-à-dire la faculté que nous avons d'opérer des changements dans les choses, faculté attestée par la conscience, et vers laquelle paraissent converger toutes les puissances du corps organisé » (MM, 325/211). « Vivre consiste à agir. Vivre, c'est n'accepter des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées." (Le Rire, 4591115, cf. là-dessus MM, 333 et EC 577). « Cette action présente toujours à un degré plus ou moins élevé le caractère de la contingence ; elle implique tout au moins un rudiment de choix. Or un choix suppose la représentation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités d'action se dessinent pour l'être vivant avant l'action même. La perception visuelle n'est pas autre chose ..." (EC, 577/97).
L'action est donc la réponse en partie indéterminée du vivant aux sollicitations de son milieu et aux exigences des besoins.
En tant que réponse d'un organisme aux contraintes de la vie et du milieu, l'action répond à une finalité ultime et primitive, celle de la satisfaction des besoins ; en tant qu'elle n'est pas une simple réaction automatique, mais toujours en partie indéterminée (sinon elle ne serait que réaction nécessaire), elle met en jeu à des degrés divers aussi bien des virtualités internes (toutes les puissances de la durée et de la liberté), que des possibilités externes, symbolisées par la perception ; elle est le principe explicatif de tout comportement animal ou humain, y compris de la connaissance utilitaire, mais aussi ce par quoi s'inscrivent dans le monde la liberté individuelle, la création ou l'histoire, y compris morale et religieuse.
Cette définition de l'action lui donne une très grande portée critique. De fait, l'action n'est ni l'effet d'une puissance ou d'une volonté purement autonomes, voire rationnelles, puisqu'elle est fondée sur la vie, ni une simple réaction ou force biologique, puisqu'elle suppose l'indétermination et la conscience, qui peuvent la conduire jusqu'à la liberté et la création. La philosophie de Bergson est donc bien un pragmatisme psychologique et théorique, puisque l'action y joue le rôle d'un principe explicatif du comportement et de la connaissance usuelle et même scientifique et technique. C'est aussi une critique de l'action ou de la relativité que les « formes de l'action» notamment l'espace impose à notre pensée et à notre vie. C'est enfin une métaphysique de l'action puisque l'acte libre ou la création morale et religieuse sortent du cadre utilitaire pour inscrire dans le monde les œuvres de la durée individuelle, voire de son contact avec une source supérieure à l'action proprement humaine (même si elle reste liée à la vie en un sens plus élevé).
Dès le départ la notion d'action comporte donc des degrés. Déjà dans l'Essai .... l'acte libre s'inscrit dans l'action en général, tout en rompant avec ses cadres habituels il est encore une réponse à des circonstances (graves qui plus est), et une transformation du monde, mais une réponse et une transformation qui ne proviennent que du moi temporel qui en est l'auteur. Matière et Mémoire dessine toute l'échelle de l'action. et même une double échelle, psychologique (en nous) et métaphysique (entre les degrés de réalité) de l'indétermination minimale du corps à l'action « réfléchie » qui implique la mémoire, mais aussi de l'action minimale de la matière à l'action humaine et même au delà. Le Rire oppose l'action au geste mécanique « l'action est voulue, en tout cas consciente ... Dans l'action c'est la personne tout entière qui donne ... Enfin [ ... ] l'action est exactement proportionnée au sentiment qui l'inspire » (p. 4551109-110). L'Évolution créatrice et surtout Les Deux Sources donnent à l'action sa portée métaphysique et morale le grand mystique se caractérise à ce que, au-delà de l'extase et de la contemplation, il agit dans l'histoire humaine et lui donne un sens." (pp.9-10)
-Frédéric Worms, Le vocabulaire de Bergson, Ellipses, 2000, 63 pages.
"Philosopher consiste le plus souvent non pas à opter entre des concepts mais à en créer." -Henri Bergson, Discussion à la société française de philosophie du 23 mai 1907, dans Mélanges, PUF, 1972, pp.503.