https://theconversation.com/profiles/vincent-deary-1272918
"Nous sommes des créatures d’habitudes, et nous vivons dans des mondes assez restreints pour en connaître tous les chemins et pour créer nos propres sentiers familiers au cœur de ces chemins. À moins d’être saisis d’un vague malaise, à moins que quelque chose ne vienne nous perturber de l’intérieur ou de l’extérieur, nous avons tendance à conserver les choses en l’état. Tel est le thème de l’Acte I de ce livre, « Rester le même » : cette façon que nous avons, en tant que créatures d’habitudes, d’établir et de préserver nos modes de vie.
Ces modes de vie, ces routines, ne sont pas de simples habitudes de pensée et de comportement qui nous poussent à faire les mêmes choses de la même façon, même s’il va sans dire que c’est un aspect de la question. Nos habitudes ne sont pas inscrites seulement en nous, dans nos muscles et dans nos nerfs. De même que les oiseaux tapissent de plumes leurs nids, nous intégrons nos modes de vie aux lieux qui servent de cadre à notre vie. Nous battons des sentiers à travers tout notre environnement et nous nous entourons d’autres gens – nos tribus – comme autant de miroirs servant à nous rappeler qui nous sommes et ce que nous faisons. Tels sont donc les éléments de nos petits mondes : les habitudes, les routines, les gens, les lieux et les choses auxquels nous nous sommes habitués et avec lesquels nous nous sentons à l’aise. C’est le terrain qu’explore la première partie de ce livre, c’est là que le voyage commence. Si nous voulions être scientifiques, et nous le serons parfois, sans rien toutefois de rébarbatif, nous intitulerions cette partie « Homéostasie ». Mais pensons plutôt en termes cinématographiques. Comme dans un film, l’Acte I, ici, nous montre ce monde au repos, avant que la perturbation, le malaise ou un événement déclenchant quelconque ne nous oblige à entamer le difficile travail de délibération et d’adaptation.
Puis, fatalement, quelque chose va interrompre notre vie routinière, des « News from Elsewhere1 ». La guerre commence. La fin de notre petit monde peut prendre des formes diverses – plus souvent l’obtention ou la perte d’un boulot que les grandes catastrophes géopolitiques des films –, mais il va finir quoi qu’il en soit. Alors, avec cette inertie et cette réticence qui nous caractérisent, nous quitterons l’état normal pour nous lancer dans le combat du changement, dans l’Acte II, la seconde partie de ce livre.
L’Acte II – « Changer » – débute toujours par les premiers gestes si difficiles de l’adaptation, ces premiers jours maladroits où il s’agit de s’accoutumer à une nouvelle façon d’être. C’est vraiment dur au début, et c’est pourquoi nous y opposons une telle résistance. Les débuts, comme les fins, sont des moments terribles. Nous sommes à présent dans le processus de l’« allostasie », qui consiste à retrouver sa stabilité face au changement, à atteindre un nouveau point donné de confort et de familiarité pour revenir à la normale. Ces moments de transition sont marqués par l’excitation et l’attention accrues qui accompagnent toujours nos efforts d’adaptation au rythme du nouveau : nous sommes alors sous une constante pression intérieure pour retrouver un état normal, un nouvel état normal, le plus vite possible. Pendant ces temps difficiles, il est souvent plus facile de retomber dans le confort de nos vieilles habitudes, même si elles ne nous sont d’aucun secours pour changer. C’est en partie la source de notre souffrance : nous ne pensons qu’à arriver au bout du processus de changement, ou à ne pas le commencer du tout, ou nous faisons tout pour l’éviter alors que nous sommes en plein dedans. Nous dépêchons nos bonnes vieilles réponses quand on nous demande quelque chose de nouveau, nous nous obstinons à rester les mêmes quand nous devrions changer. C’est le terrain couvert par l’Acte II, qui suit l’arc dramatique du changement jusqu’à l’Acte III, où s’établit le nouvel état normal, le nouveau petit monde. [...]
tout ce livre porte sur l’art de s’améliorer, d’aller mieux. Je pourrais même l’intituler Aller mieux. Les gens, les choses s’améliorent. C’est peu probable, c’est contre nature, cela va à l’encontre de la seconde loi de la thermodynamique – le désordre croît –, mais parfois, ici et là, les choses s’améliorent. C’est ce que je crois.
En tant que thérapeute, je l’ai vu, j’y ai travaillé, j’ai vu des gens remonter le courant, remonter la pente. Ces métaphores physiques sont quasiment littérales : pour agir contre les forces prédominantes de l’habitude, de l’inertie et de la décomposition, il faut vraiment y mettre du sien. Et ce n’est pas facile, au début. Les premiers pas se résument à cela : un maximum d’efforts pour zéro récompense. Quelque chose doit vous pousser constamment jusqu’à ce que la récompense arrive, que la route commence à s’aplanir sous vos pas. C’est un mélange obstiné de foi dans le processus, d’espoir de changement et de dévouement à un objectif qui n’est pas dicté par une nécessité immédiate. En bref, de la dévotion. C’est dur, au début.
Alors, pourquoi s’embêter ? Qu’est-ce qui nous fait changer ? Eh bien, parfois nous y sommes contraints, et parfois nous voyons simplement que les choses pourraient aller mieux qu’elles ne vont. Nous entrevoyons un avenir qui n’est pas une simple continuation du présent, et si cette vision a suffisamment d’attrait, le désir intervient, l’envie que les choses soient autres qu’elles ne sont. C’est un bon commencement, ça, la vision et le désir. Ils apportent une décharge d’énergie, le début d’une sensation d’urgence, une pulsion vers le changement. Vous voilà désormais à la tête d’un nouveau trio – vision, désir et urgence. C’est une fine équipe, mais même alors, vous pourriez la laisser mourir. Laissez l’impulsion s’évanouir, le désir s’effacer, la perception s’amoindrir. Ils finiront par arrêter de vous embêter, si vous les ignorez. On peut se demander si nous avons réellement le choix ; mais pour l’instant, bornons-nous à dire qu’il y a de brefs moments où tout est en place et où il ne nous reste plus qu’à agir. À faire quelque chose. « Eh bien, si vous le sentez comme ça, pourquoi ne pas faire quelque chose en ce sens ? » Vous connaissez ces moments – nous en avons tous connu, ou nous les avons vus à la télé. Un moment de décision. « D’accord, j’y vais. » Et vous le faites, vous y allez. Vous manifestez votre désir par une action, et les choses changent. Peut-être pas beaucoup au début, mais de façon définitive. Les choses ont changé."
"Je me consacre à l’idée que, même si c’est peu probable, même si c’est contre nature, les choses s’améliorent, les gens vont mieux et font mieux : dans leur vie, dans leur être, dans l’art de prendre leur vie en charge avec grâce, humour et courage. [...]
Voilà l’idée. Tout synthétiser en une version cohérente de l’être humain : comment il s’améliore ou empire, reste bloqué ou se libère. Ce livre peut être d’un certain secours pour les autres – c’est mon objectif. Mais je veux aussi l’écrire pour moi, pour faire le point au milieu du chemin de ma vie, voir quelle sagesse j’ai acquise et m’en servir pour diriger ma course à venir, avant qu’il soit trop tard. C’est mon urgence. Récapituler toute l’histoire pour avancer de façon plus délibérée ; pour moins dériver, pour aller mieux. Je me consacre à ce livre."
-Vincent Deary, Qu'est-ce qui nous fait vivre ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015.
"Nous sommes des créatures d’habitudes, et nous vivons dans des mondes assez restreints pour en connaître tous les chemins et pour créer nos propres sentiers familiers au cœur de ces chemins. À moins d’être saisis d’un vague malaise, à moins que quelque chose ne vienne nous perturber de l’intérieur ou de l’extérieur, nous avons tendance à conserver les choses en l’état. Tel est le thème de l’Acte I de ce livre, « Rester le même » : cette façon que nous avons, en tant que créatures d’habitudes, d’établir et de préserver nos modes de vie.
Ces modes de vie, ces routines, ne sont pas de simples habitudes de pensée et de comportement qui nous poussent à faire les mêmes choses de la même façon, même s’il va sans dire que c’est un aspect de la question. Nos habitudes ne sont pas inscrites seulement en nous, dans nos muscles et dans nos nerfs. De même que les oiseaux tapissent de plumes leurs nids, nous intégrons nos modes de vie aux lieux qui servent de cadre à notre vie. Nous battons des sentiers à travers tout notre environnement et nous nous entourons d’autres gens – nos tribus – comme autant de miroirs servant à nous rappeler qui nous sommes et ce que nous faisons. Tels sont donc les éléments de nos petits mondes : les habitudes, les routines, les gens, les lieux et les choses auxquels nous nous sommes habitués et avec lesquels nous nous sentons à l’aise. C’est le terrain qu’explore la première partie de ce livre, c’est là que le voyage commence. Si nous voulions être scientifiques, et nous le serons parfois, sans rien toutefois de rébarbatif, nous intitulerions cette partie « Homéostasie ». Mais pensons plutôt en termes cinématographiques. Comme dans un film, l’Acte I, ici, nous montre ce monde au repos, avant que la perturbation, le malaise ou un événement déclenchant quelconque ne nous oblige à entamer le difficile travail de délibération et d’adaptation.
Puis, fatalement, quelque chose va interrompre notre vie routinière, des « News from Elsewhere1 ». La guerre commence. La fin de notre petit monde peut prendre des formes diverses – plus souvent l’obtention ou la perte d’un boulot que les grandes catastrophes géopolitiques des films –, mais il va finir quoi qu’il en soit. Alors, avec cette inertie et cette réticence qui nous caractérisent, nous quitterons l’état normal pour nous lancer dans le combat du changement, dans l’Acte II, la seconde partie de ce livre.
L’Acte II – « Changer » – débute toujours par les premiers gestes si difficiles de l’adaptation, ces premiers jours maladroits où il s’agit de s’accoutumer à une nouvelle façon d’être. C’est vraiment dur au début, et c’est pourquoi nous y opposons une telle résistance. Les débuts, comme les fins, sont des moments terribles. Nous sommes à présent dans le processus de l’« allostasie », qui consiste à retrouver sa stabilité face au changement, à atteindre un nouveau point donné de confort et de familiarité pour revenir à la normale. Ces moments de transition sont marqués par l’excitation et l’attention accrues qui accompagnent toujours nos efforts d’adaptation au rythme du nouveau : nous sommes alors sous une constante pression intérieure pour retrouver un état normal, un nouvel état normal, le plus vite possible. Pendant ces temps difficiles, il est souvent plus facile de retomber dans le confort de nos vieilles habitudes, même si elles ne nous sont d’aucun secours pour changer. C’est en partie la source de notre souffrance : nous ne pensons qu’à arriver au bout du processus de changement, ou à ne pas le commencer du tout, ou nous faisons tout pour l’éviter alors que nous sommes en plein dedans. Nous dépêchons nos bonnes vieilles réponses quand on nous demande quelque chose de nouveau, nous nous obstinons à rester les mêmes quand nous devrions changer. C’est le terrain couvert par l’Acte II, qui suit l’arc dramatique du changement jusqu’à l’Acte III, où s’établit le nouvel état normal, le nouveau petit monde. [...]
tout ce livre porte sur l’art de s’améliorer, d’aller mieux. Je pourrais même l’intituler Aller mieux. Les gens, les choses s’améliorent. C’est peu probable, c’est contre nature, cela va à l’encontre de la seconde loi de la thermodynamique – le désordre croît –, mais parfois, ici et là, les choses s’améliorent. C’est ce que je crois.
En tant que thérapeute, je l’ai vu, j’y ai travaillé, j’ai vu des gens remonter le courant, remonter la pente. Ces métaphores physiques sont quasiment littérales : pour agir contre les forces prédominantes de l’habitude, de l’inertie et de la décomposition, il faut vraiment y mettre du sien. Et ce n’est pas facile, au début. Les premiers pas se résument à cela : un maximum d’efforts pour zéro récompense. Quelque chose doit vous pousser constamment jusqu’à ce que la récompense arrive, que la route commence à s’aplanir sous vos pas. C’est un mélange obstiné de foi dans le processus, d’espoir de changement et de dévouement à un objectif qui n’est pas dicté par une nécessité immédiate. En bref, de la dévotion. C’est dur, au début.
Alors, pourquoi s’embêter ? Qu’est-ce qui nous fait changer ? Eh bien, parfois nous y sommes contraints, et parfois nous voyons simplement que les choses pourraient aller mieux qu’elles ne vont. Nous entrevoyons un avenir qui n’est pas une simple continuation du présent, et si cette vision a suffisamment d’attrait, le désir intervient, l’envie que les choses soient autres qu’elles ne sont. C’est un bon commencement, ça, la vision et le désir. Ils apportent une décharge d’énergie, le début d’une sensation d’urgence, une pulsion vers le changement. Vous voilà désormais à la tête d’un nouveau trio – vision, désir et urgence. C’est une fine équipe, mais même alors, vous pourriez la laisser mourir. Laissez l’impulsion s’évanouir, le désir s’effacer, la perception s’amoindrir. Ils finiront par arrêter de vous embêter, si vous les ignorez. On peut se demander si nous avons réellement le choix ; mais pour l’instant, bornons-nous à dire qu’il y a de brefs moments où tout est en place et où il ne nous reste plus qu’à agir. À faire quelque chose. « Eh bien, si vous le sentez comme ça, pourquoi ne pas faire quelque chose en ce sens ? » Vous connaissez ces moments – nous en avons tous connu, ou nous les avons vus à la télé. Un moment de décision. « D’accord, j’y vais. » Et vous le faites, vous y allez. Vous manifestez votre désir par une action, et les choses changent. Peut-être pas beaucoup au début, mais de façon définitive. Les choses ont changé."
"Je me consacre à l’idée que, même si c’est peu probable, même si c’est contre nature, les choses s’améliorent, les gens vont mieux et font mieux : dans leur vie, dans leur être, dans l’art de prendre leur vie en charge avec grâce, humour et courage. [...]
Voilà l’idée. Tout synthétiser en une version cohérente de l’être humain : comment il s’améliore ou empire, reste bloqué ou se libère. Ce livre peut être d’un certain secours pour les autres – c’est mon objectif. Mais je veux aussi l’écrire pour moi, pour faire le point au milieu du chemin de ma vie, voir quelle sagesse j’ai acquise et m’en servir pour diriger ma course à venir, avant qu’il soit trop tard. C’est mon urgence. Récapituler toute l’histoire pour avancer de façon plus délibérée ; pour moins dériver, pour aller mieux. Je me consacre à ce livre."
-Vincent Deary, Qu'est-ce qui nous fait vivre ?, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2015.