"C’est une opinion, reçue chez nous, que Leibniz se rattache à Ia Philosophie Française. M. Cousin dit qu'il est aux trois quarts Cartésien. Selon Saisset (1862), Leibniz a corrigé la Philosophie Cartésienne en y introduisant l’idée de force trop négligée par Descartes." (p.3)
"Les Allemands font de Leibniz un philosophe allemand." (p.4)
"Dans sa Theoria motus abstracti et sa Theoria motus concreti (1670), il corrige la doctrine de Descartes sur la conservation de la force, donne une théorie du mouvement et ébauche sa théorie de la substance. Leibniz, à cette époque, est tout à fait Cartésien ; il veut même faire d’Aristote un précurseur de Descartes." (p.4)
"Descartes enchaîne les vérités en partant des natures simples connues par intuition et en prolongeant l'intuition au moyen de la déduction. Il va du simple au composé. Son point de départ est l'idée claire et distincte. C'est que, pour Descartes, une idée est séparée des idées qui l’avoisinent, et les idées sont extérieures les unes aux autres. Au contraire, Leibniz part du tout et chaque chose n’est considérée que dans son rapport avec le tout. Au lieu de chercher Dieu par. une méthode régressive, il s’installe d’abord au sein de son essence et considère les choses de son point de vue : il va de Dieu aux choses, de l'infini au fini.
En outre, le critérium cartésien de la Certitude ne lui suffi pas. La clarté n’est point, pour Leibniz, la marque de la vérité. Pour qu’une idée soit vraie, il faut qu’elle soit distincte, c’est-à-dire qu‘il y ait en elle du distingué, que l'esprit en aperçoive les détails. L'idée la plus distincte est celle qui embrasse distinctement l'ensemble des choses. On ne peut connaître les choses qu’en partant des rapports : Dieu est Harmonie Universelle. Les choses sont les fragments artificiellement séparés de cette Harmonie Universelle. La marche de Descartes et celle de Leibniz sont donc l'inverse lune de l’autre. — Pour Descartes, l’idée mixte (idée de force, par exemple) est intermédiaire entre l'idée d’étendue et l’idée de pensée. C’est le « monstre » fabriqué par l’imagination et que la philosophie analyse et résout en pensée et en étendue. Chez Leibniz, a contraire, le fondement de la philosophie consiste dans l’idée de force, cette entité métaphysique, cet intermédiaire entre l'esprit et la matière qui n’avait pas de réalité pour Descartes.
Enfin Descartes condamne absolument la doctrine des formes substantielles : la Finalité est exclue de sa Physique. Leibniz, au contraire, introduit exprès dans son système les idées de force, de perception, d’appétition. Les Mathématiques et la Morale se pénètrent, ainsi que la Métaphysique et la Physique." (pp.7-8 )
"Toutes nos idées, disait Leibniz, sont innées ; d’autre part, toutes nos idées sont dues à l’expérience. Comment concilier ces deux contradictions ? — En disant que certaines idées sont innées et certaines autres dues à l'expérience ? Nullement, mais en admettant que ce sont là deux points de vue sur la vérité. Pour obtenir cette conciliation, Leibniz fait appel à un principe supérieur. Le point de vue supérieur sera, dans ce cas, la doctrine. des Petites Perceptions, de la Virtualité." (p.8 )
"Pour Maine de Biran la notion du Moi se suffit : il va du Moi à l’'Absolu." (p.9)
"Nous avons montré l’an dernier les caractères essentiels de la Philosophie Allemande. — On peut les résumer de la façon suivante :
1° Spiritualisme. Cette doctrine ne consister pas à faire de l'esprit une substance. Le Spiritualisme allemand admet que l’esprit seul existe véritablement, mais comme sujet, non comme objet. L'esprit, c est l’Infini, c’est la Liberté. Ce n’est pas une substance, mais le principe vivant de la substance.
2° Réalisme. On en trouve la marque chez les plus fameux idéalistes allemands : chez Kant, Hegel, Schelling et déjà chez Jacob Bœhme. Le Réalisme allemand ne consiste pas à soutenir que la matière existe indépendamment de l'esprit, mais il suppose que la matière est irréductible aux idées et inintelligible pour l’entendement.
3° Moralisme. Il consiste dans l’idée d’une morale reposant sur le dualisme du bien et du mal, partant sur le Devoir. Les Allemands admettent, en général, l’idée d’un mal radical, lequel ne peut être surmonté que par un effort et la lutte contre la nature. Le Moralisme implique une part plus ou moins grande faite au pessimisme." (p.9)
"Nul système pour Leibniz ne représente la vérité, et cependant tout système est une expression de la vérité. Rien n'est faux, à proprement. parler, mais tout est vrai en un sens. La vérité, pour nous, ne saurait être quelque chose de fixe et d’achevé : elle se fait par un progrès indéfini. Le mouvement, la tendance, voilà l’être. Le repos n’est jamais qu’une étape sur la route qui mène à Dieu. C’est l’origine de la Philosophie dite du Progrès. [...]
Chez Leibniz, il y a, dans l’éternité, un terme à ce progrès ; Dieu est immédiatement réalisé. Tandis que, chez les principaux philosophes allemands, Dieu se fait ; chez Leibniz, il est, il ne comporte pas de processus. [...]
Leibniz est-il réaliste ? Il l'est plus que Descartes. Leibniz, en effet, repousse la doctrine cartésienne qui ramène les corps à l’étendue et l’étendue sentie à l'étendue conçue. Leibniz rejette cette doctrine comme idéaliste. Il y a, selon lui, une différence radicale entre le possible et le réel : "Dans l’ordre des concepts, dit-il, l’analyse a un terme ; dans l’ordre des réalités, elle n’en a pas. Les mathématiques ne rendent pas compte de la réalité des choses ». La matière a pour Leibniz un principe distinct des idées et le contingent ne s'explique pas par le nécessaire logique.
Est-il aussi réaliste qu'un Jacob Bœhme ou un Fichte ? Non. — Pour ces philosophes, et pour la plupart des philosophes allemands, la matière est la condition de la pensée, et il faut que la matière soit donnée pour que le sujet puisse se poser comme intelligent. — Au contraire, chez Leibniz, nos sensations sont au fond des idées. Si nous ne le voyons pas, c’est que dans une sensation il y a une infinité d'idées. Mais l’analyse du contingent s’achève en Dieu qui, lui du moins, est idéaliste. [...]
L’optimisme de Leibniz n'est pas absolu, comme celui des Stoïciens. Pour le sage stoïcien le mal n’existe pas, ce n’est qu’une illusion subjective. Le mal se ramène à l'opinion. Il en est de même pour Spinoza.
Telle n’est pas la doctrine de Leibniz. Le monde est le meilleur possible. — Est-il excellent ? — Nous n’en savons rien. Rien même ne prouve qu'il y a dans le monde plus de bien que de mal. « Les possibles, dit Leibniz, préexistent dans l'Entendement divin. Aucune partie ne peut en être modifiée. La Volonté divine choisit celui qui renferme la plus grande part de bien et la plus petite part de mal. ». Le mal est donc réel ; son existence tient à l’hétérogénéité de l’Entendement et de la Volonté." (pp.9-11)
" [Bacon] proscrit d’abord l’empirisme des Alchimistes et les considère comme des « fous » qui prétendent asservir la nature par des moyens mécaniques, par des expériences purement physiques et matérielles. Bacon critique vivement l’emploi pur et simple de l'expérience.
La grande innovation de Bacon, son « Instauratio magna scientiarum » consiste dans la substitution de la métaphysique à l’empirisme comme moyen de commander à la nature.
« C'est, dit-il, avec le Vulcain de l'intelligence qu’on fera la science », et autant il exalte Platon, autant il rabaisse l’Alchimie. Il veut réhabiliter là métaphysique, mais il y à deux sortes de métaphysique. — Il y a d’abord la métaphysique des causes finales, qui cherche à expliquer les choses par des concepts moraux. Elle n’est nullement méprisable, suivant Bacon, mais elle ne sert pas à la fin qu'il a en vue. Elle peut servir la religion, mais elle ne nous apprendra pas à « faire de l'or » ; si elle cherche à produire des choses matérielles, elle reste stérile.
Il y a une autre métaphysique, qui est la recherche des formes et non plus des causes finales. — Bacon veut réhabiliter cette recherche des formes en la faisant à un point de vue pratique, et non plus théorique et contemplatif, comme l'ont fait les Anciens." (p.14)
"Sa méthode consiste à s'élever de la physique à la métaphysique, et de la pratique à la théorie. — Voyons donc d’abord en quoi consiste l’objet que poursuit la physique. Les arts mécaniques, dit Bacon, correspondent à la physique ; or, la mécanique nous apprend à transmuter une substance particulière dans une autre également particulière, chose relativement facile. Par suite, étudier la physique, c’est étudier les conditions de cette transmutation, c’est-à-dire le schématisme (ou cause matérielle) et le processus latent (ou cause motrice) des phénomènes. L’objet de la métaphysique doit être analogue, mais plus élevé. — Ce qui manque à la physique pour répondre à ce que nous cherchons, c’est qu’elle ne nous apprend pas à sortir du particulier. La cause matérielle et la cause motrice ne sont que les véhicules de la forme, non la forme elle-même. La mécanique et la physique portent sur le contingent ; elles n’atteignent pas l'absolu et le nécessaire.
[...] Elle nous apprend à « faire de l'or » avec un métal déterminé, elle nous donne une règle particulière. Maïs notre ambition est plus haute : nous voulons faire de l’or avec n’importe quelle substance ; nous voulons la règle universelle de la fabrication de l'or. Tel est le problème qu’on se pose en métaphysique, tandis que la physique se contente d’étudier le problème de la mécanique, les conditions de la fabrication de l’or au moyen de tel ou tel corps particulier.
En quoi consiste la forme que recherche la métaphysique ? Cette forme doit être caractérisée par l’universalité et la nécessité. Condition nécessaire et suffisante d’une nature donnée, elle doit nous permettre de réaliser cette nature avec des matériaux quelconques. Il s’ensuit que la forme doit être définie : ce qui est toujours présent, quand la nature en question est présente, et ce qui est toujours absent, quand cette nature est absente. [...] Bacon pense visiblement ici à la définition aristotélicienne, laquelle consiste dans le genre et la différence spécifique. Car la forme, selon Bacon, est la détermination d'une nature plus générale et plus connue, la différence spécifique ; mais cette différence est, chez Bacon, une cause productrice. En définitive, la forme baconienne n’est autre que la pierre philosophale des alchimistes transformée en concept." (pp.15-16)
"La méthode de Bacon a pour objet de nous faire connaître les formes. Elle comprend deux éléments : 1° Les tables de présence, de déclinaison et de degré. — Ces tables ne suffisent pas, car elles ne fournissent que les matériaux, à l’aide desquels l'esprit découvrira la forme ; 2° Méthode de réjection. Comment l'esprit peut-il arriver à découvrir la forme ? C’est la partie la plus originale de l’œuvre de Bacon.
‘Les Anciens avaient eu l’idée de tables analogues à celles de Bacon, mais ils croyaient qu’on pouvait apercevoir la forme immédiatement. La Scolastique la voyait d’une manière directe, par une perception intellectuelle. Bacon repousse cette méthode, car l’esprit, selon lui, déforme tous les objets auxquels ils s’applique ; il faut que l’esprit s’abstienne, et que la nature fournisse elle-même la réponse.
Bacon emploiera donc une méthode indirecte. La réjection, l'élimination, sera nécessaire pour découvrir la forme, et les tables serviront à éliminer tout ce qui ne fait pas partie intégrante de la forme. Supposons, par exemple, que nous étudions la forme de la chaleur. Un rayon de soleil produit de la chaleur, donc il faut exclure de la forme la nature élémentaire. D'autre part, un rayon de lune est lumineux sans chaleur ; donc la lumière ne fait pas partie de la forme de la chaleur. [...]
L'esprit soumet au feu de la discussion les diverses opinions et en tire la forme, véritable résidu. Ainsi donc, il faut chercher l'absolu par l'expérience seule. La forme de Bacon est théoriquement la même que la forme d’Aristote ; et, pratiquement, elle doit avoir la fécondité qui manque à la connaissance de la cause finale.
La méthode baconienne de réjection, liée à la théorie des idoles, est très originale. Par elle, on arrivera, selon Bacon, à déterminer une forme qui doit être la condition nécessaire et suffisante de la production d’une nature donnée, sans que le rapport de cette forme avec la nature donnée soit compris par l'esprit.
Les Anciens croyaient qu'il y avait un rapport analytique entre les phénomènes et la substance, et ils pensaient que l'esprit peut de lui-même découvrir la substance dans les phénomènes. Mais pour Bacon ce rapport est le secret de la nature, et il n'y a pas pour nous de lien intelligible entre la cause et l'effet. Il y a, dit Bacon, un rapport synthétique entre la cause et l'effet. — Cette idée est un élément nouveau dans la philosophie : elle prépare le concept de loi de la nature, à savoir d’une relation affirmée entre deux qualités, sans que l'esprit aperçoive un rapport intelligible de l’une à l’autre.
La théorie de Bacon, en effet, implique cette idée qu'il y a des rapports dans la nature, mais entre choses hétérogènes. Toutefois, la conception des lois de la nature est très imparfaite dans Bacon. Il ne se demande pas s’il y a lieu de chercher la forme de telle qualité plutôt que de telle autre. Toutes les qualités sensibles sont à ses yeux des qualités simples : il ne se demande, par conséquent, pas s’il n’y aurait point des différences entre les qualités en ce qui concerne le degré de détermination. Stuart Mill corrige Bacon sur ce point. Il nous montre comment, à mesure qu’il s’agit de qualités moins complexes, on s’aperçoit qu’elles ont plus de chances de se reproduire et qu’il est plus possible d’en assigner les antécédents constants, Il restreint aux qualités relativement simples la propriété de s’ordonner entre elles suivant des lois.
Que faut-il penser de cette théorie ? Est-ce pour la science une base solide ?
Une loi doit être une relation synthétique constante entre deux qualités. — On peut objecter que le principe de la stabilité des lois de la nature pourrait bien n'être pas absolument vrai, et que peut-être il faut considérer la loi comme un concept provisoire, ainsi qu'on fait aujourd'hui pour les espèces. Pour qu’une loi fût universelle, il faudrait que les qualités qu'elle relie fussent absolument simples, ce qui parait inconcevable.
En définitive, si l’on cherche l'absolu et le simple, il faut renoncer au point de vue de la qualité, d'où résulte la conception de la loi.
Mais peut-être y a-t-il, sous le monde des qualités, un monde qui comporte la détermination absolue ; ce monde serait celui de la quantité. Peut-être la causation est-elle au fond
une addition. Ainsi connus, les rapports des choses peuvent être universels et nécessaires : mais ce ne sont plus des lois, ce sont des égalités mathématiques. Ce point de vue est paradoxal : il fait dépendre l'être de sa mesure, Déjà, dans l’antiquité, les Pythagoriciens en avaient eu l’idée : Descartes a philosophé pour l’établir, et, aujourd’hui encore, il semble que ce soit là le point de vue de la science idéale." (pp.17-19)
-Émile Boutroux, La philosophie allemande au XVIIe siècle. Les prédécesseurs de Leibniz. Bacon, Descartes, Hobbes, Spinoza, Malebranche, Locke, Paris, Vrin, 1948 (retranscription d'un cours à la Sorbonne de 1887-1888), 241 pages.