https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2020-2-page-293.htm
"Comment peut-on caractériser la tenue d’un corps savant, la maîtrise d’un geste, la capacité somatique à répéter exactement une observation ou une expérience ? Ce sont non seulement les catégories des acteurs qu’il faut historiciser, mais également toute l’économie somatique de la science à une époque donnée. Le vocabulaire employé, le silence des sources, la labilité des explications, le travail de purification des énoncés, tout complique la caractérisation d’une matérialité somatique qui, pourtant, fonde la pratique savante."
"L’objectivité est un autre méta-concept très prégnant dans la pratique scientifique. Il s’agit de la capacité, pour les historien·nes des sciences, à mettre à distance l’objet de leur enquête (Durkheim, 1937 : 15-46), à percevoir la façon dont elles et ils y sont liés et à construire collectivement des processus de distanciation (Bourdieu et al., 2005 : 102)."
"Longtemps, l’histoire des opérations scientifiques a ignoré le somatisme. Dans les années 1970, la discipline historique a saisi le corps (Revel et Peter, 1974), dans le sillage des travaux de Michel Foucault (1975) et Norbert Elias (1973) : les études de Georges Vigarello (1978, 1985) (sur le dressage pédagogique des corps, sur l’hygiène) et d’Alain Corbin (1983, sur les sensibilités) ont frayé, en France, une voie vers l’étude des manières de se tenir, de considérer les manifestations corporelles, de déterminer les points d’appuis sociaux et culturels de la maîtrise anatomique. Christopher Lawrence et Steven Shapin (1998) ont œuvré pour légitimer une approche large et transversale du corps des savant·es. Depuis, les enquêtes se multiplient qui informent la place des gestes, des déplacements, de l’anatomique dans l’ordre des connaissances (Schaffer, 1988 ; Smith, 2004 ; Shapin, 2014). Mais que fait cette façon d’inclure le corps dans l’analyse à l’histoire des sciences ? Quels sont les effets de ce champ d’études sur l’intelligibilité même des opérations historiques ?"
"Naomi Oreskes (1996 : 88) s’est interrogée sur la « feminist critique of objectivity » ; elle questionne notamment les présupposés de la « psychoanalytical perspective of Nancy Chodorow » soutenant que « l’identité masculine se forge dans la séparation, l’identité féminine dans l’attachement ». Dans ces conditions, l’« invisibilité des femmes en science ». s’expliquerait par le fait que celles-ci « ont tendance à faire de la science d’une manière moins objective, c’est-à-dire moins détachée ou plus contextualisée que leurs homologues masculins, et voient donc leur travail mal interprété, sous-évalué ou sévèrement jugé ». Cependant, N. Oreskes conteste empiriquement cette perspective. En détaillant le travail des « femmes scientifiques américaines au XXe siècle », elle remarque que
les types de travaux que les femmes ont effectué dans de nombreuses branches de la science américaine correspondaient aux notions conventionnelles d’objectivité. Il est risqué de faire des généralisations historiques, mais il semble que les femmes scientifiques américaines n’ont pas occupé des emplois qui exigeaient un degré élevé d’implication émotionnelle ou de jugement contextuel, mais précisément le contraire. (ibid. : 89)
Elle relève que de nombreuses femmes ont été très actives dans le champ de la physique, tout particulièrement dans « une grande variété de travaux analytiques et numériques hautement quantitatifs – un type de travaux qui a souvent été présenté comme emblématique de l’objectivité scientifique » (ibid.). L’historienne cite notamment les « spectres stellaires pour le catalogue d’étoiles Draper » ou encore « l’analyse des enregistrements bathythermographiques à la Wood’s Hole Oceanographic Institution [et à la] Scripps Institution of Oceanography » (ibid.)
N. Oreskes en vient donc à s’interroger : « Est-ce que l’objectivité est la valeur centrale de la science ? ». En effet, si le travail de nombreuses femmes scientifiques américaines se caractérise précisément par un suivi scrupuleux des normes de l’objectivité – notamment dans les opérations routinières de calcul – et que, pourtant, elles sont largement invisibilisées, il reste à déterminer quelle est la valeur fondamentale sur laquelle repose la visibilité dans le champ.
Oreskes soutient qu’il s’agit de « l’héroïsme scientifique – une idéologie qui a été particulièrement manifeste dans l’histoire des sciences de terrain » (ibid. : 90). Ce qui compte, davantage que la capacité à construire une argumentation fondée sur l’objectivité, c’est « le symbolisme de l’héroïsme » (« the symbolism of heroism ») qui « a servi à authentifier la découverte scientifique en démontrant les qualités uniques du scientifique » (ibid. : 101)
C’est à ce point précis que l’engagement corporel joue tout son rôle. Il s’agit de mettre en avant un somatique héroïque, triomphant des obstacles, capable de se sublimer dans des circonstances difficiles. Cette représentation du « scientifique comme un individu héroïque, consacré à la quête de la connaissance contre les remparts de l’ignorance et les pouvoirs des ténèbres et de la superstition » fait fond sur « les images de masculinité réussie dans la culture européenne. L’image héroïque évoque la vision d’un homme d’une grande force physique qui, comme les protagonistes de la tragédie grecque, est prêt à sacrifier les attachements émotionnels de la vie normale et à risquer des dommages corporels pour le bien de sa quête » (ibid. : 103)
La mobilisation des valeurs de l’héroïsme et la valorisation, dans les expéditions, de la force physique constituent un moyen d’invisibiliser les femmes scientifiques. Le corps masculin est ici promu selon un schéma patriarcal de domination qui exclut les chercheuses. N. Oreskes prend l’exemple du savant allemand Max von Pettenkofer qui, au xixe siècle, « étudie attentivement la répartition de la mortalité due au choléra et découvre que les zones marécageuses et de longue distance sont de loin les plus touchées. Il a conclu que la maladie était causée par des poisons produits par l’interaction de l’air avec des substances en décomposition dans le sous-sol » M. von Pettenkofer était persuadé que le choléra pouvait provenir d’un seul « organisme » ; il soutenait donc que « la maladie a été causée par l’interaction de l’agent pathogène de Koch avec la chimie du sol et des eaux souterraines et non par le microbe seul » (ibid. : 105). Pour prouver son hypothèse, le savant allemand a mis son propre corps en jeu :
[Il a] ingéré une culture de laboratoire de bacilles du choléra, dont on estime qu’elle contenait plus d’un milliard d’agents pathogènes actifs. Il a réalisé l’expérience devant ses étudiants, en invoquant la métaphore du service militaire et de l’abnégation […]. Les résultats de l’abnégation héroïque de Pettenkofer ne sont pas concluants : il n’a pas contracté la maladie, bien qu’il ait souffert de douleurs abdominales et de diarrhée, et que de grandes quantités de bacilles ont été trouvées dans ses selles. (ibid. : 105-106)
La valorisation du savant intrépide, prêt à mettre sa santé en danger pour prouver ses assertions, appartient au registre du virilisme. En affirmant cette prise de risque organique, l’enjeu est de fixer une image très masculine du comportement scientifique."
"D’autre part, l’enjeu, pour les historien·nes est de reproduire matériellement les dispositifs de recherche pour saisir, en acte, les savoirs corporels nécessaires au bon déroulement des opérations. Tous les tours de main, toutes les postures ne sont pas décrits dans les comptes rendus : de nombreuses connaissances, passant notamment par le corps, ne sont jamais totalement précisées. Le grain descriptif n’est pas le seul enjeu de ces reconstitutions : le régime somatique d’investissement comme le degré de détail des discours rapportant les expériences et observations sont propres à chaque époque. Ils renseignent sur la façon dont on considérait le corps dans la pratique savante et la manière dont on publicisait cette prise anatomique dans le flux de l’activité de recherche."
"Ni constructivisme radical, ni positivisme éthéré, l’historicité des concepts et des matérialités savantes est d’abord une pragmatique. Il s’agit, à chaque fois, de reconstituer des généalogies, de mesurer des écarts, de saisir non seulement les manières de désigner les choses, mais aussi de caractériser (ou non) les pratiques des acteurs et actrices (parfois en suivant leurs propres modalités d’appréhension, parfois en créant analytiquement une catégorie spécifique)."
-Jérôme Lamy, « Ne pas craindre l’histoire. Historicité des concepts et de la matérialité savante », Questions de communication, 2020/2 (n° 38), p. 293-310. DOI : 10.4000/questionsdecommunication.24169. URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2020-2-page-293.htm
"Comment peut-on caractériser la tenue d’un corps savant, la maîtrise d’un geste, la capacité somatique à répéter exactement une observation ou une expérience ? Ce sont non seulement les catégories des acteurs qu’il faut historiciser, mais également toute l’économie somatique de la science à une époque donnée. Le vocabulaire employé, le silence des sources, la labilité des explications, le travail de purification des énoncés, tout complique la caractérisation d’une matérialité somatique qui, pourtant, fonde la pratique savante."
"L’objectivité est un autre méta-concept très prégnant dans la pratique scientifique. Il s’agit de la capacité, pour les historien·nes des sciences, à mettre à distance l’objet de leur enquête (Durkheim, 1937 : 15-46), à percevoir la façon dont elles et ils y sont liés et à construire collectivement des processus de distanciation (Bourdieu et al., 2005 : 102)."
"Longtemps, l’histoire des opérations scientifiques a ignoré le somatisme. Dans les années 1970, la discipline historique a saisi le corps (Revel et Peter, 1974), dans le sillage des travaux de Michel Foucault (1975) et Norbert Elias (1973) : les études de Georges Vigarello (1978, 1985) (sur le dressage pédagogique des corps, sur l’hygiène) et d’Alain Corbin (1983, sur les sensibilités) ont frayé, en France, une voie vers l’étude des manières de se tenir, de considérer les manifestations corporelles, de déterminer les points d’appuis sociaux et culturels de la maîtrise anatomique. Christopher Lawrence et Steven Shapin (1998) ont œuvré pour légitimer une approche large et transversale du corps des savant·es. Depuis, les enquêtes se multiplient qui informent la place des gestes, des déplacements, de l’anatomique dans l’ordre des connaissances (Schaffer, 1988 ; Smith, 2004 ; Shapin, 2014). Mais que fait cette façon d’inclure le corps dans l’analyse à l’histoire des sciences ? Quels sont les effets de ce champ d’études sur l’intelligibilité même des opérations historiques ?"
"Naomi Oreskes (1996 : 88) s’est interrogée sur la « feminist critique of objectivity » ; elle questionne notamment les présupposés de la « psychoanalytical perspective of Nancy Chodorow » soutenant que « l’identité masculine se forge dans la séparation, l’identité féminine dans l’attachement ». Dans ces conditions, l’« invisibilité des femmes en science ». s’expliquerait par le fait que celles-ci « ont tendance à faire de la science d’une manière moins objective, c’est-à-dire moins détachée ou plus contextualisée que leurs homologues masculins, et voient donc leur travail mal interprété, sous-évalué ou sévèrement jugé ». Cependant, N. Oreskes conteste empiriquement cette perspective. En détaillant le travail des « femmes scientifiques américaines au XXe siècle », elle remarque que
les types de travaux que les femmes ont effectué dans de nombreuses branches de la science américaine correspondaient aux notions conventionnelles d’objectivité. Il est risqué de faire des généralisations historiques, mais il semble que les femmes scientifiques américaines n’ont pas occupé des emplois qui exigeaient un degré élevé d’implication émotionnelle ou de jugement contextuel, mais précisément le contraire. (ibid. : 89)
Elle relève que de nombreuses femmes ont été très actives dans le champ de la physique, tout particulièrement dans « une grande variété de travaux analytiques et numériques hautement quantitatifs – un type de travaux qui a souvent été présenté comme emblématique de l’objectivité scientifique » (ibid.). L’historienne cite notamment les « spectres stellaires pour le catalogue d’étoiles Draper » ou encore « l’analyse des enregistrements bathythermographiques à la Wood’s Hole Oceanographic Institution [et à la] Scripps Institution of Oceanography » (ibid.)
N. Oreskes en vient donc à s’interroger : « Est-ce que l’objectivité est la valeur centrale de la science ? ». En effet, si le travail de nombreuses femmes scientifiques américaines se caractérise précisément par un suivi scrupuleux des normes de l’objectivité – notamment dans les opérations routinières de calcul – et que, pourtant, elles sont largement invisibilisées, il reste à déterminer quelle est la valeur fondamentale sur laquelle repose la visibilité dans le champ.
Oreskes soutient qu’il s’agit de « l’héroïsme scientifique – une idéologie qui a été particulièrement manifeste dans l’histoire des sciences de terrain » (ibid. : 90). Ce qui compte, davantage que la capacité à construire une argumentation fondée sur l’objectivité, c’est « le symbolisme de l’héroïsme » (« the symbolism of heroism ») qui « a servi à authentifier la découverte scientifique en démontrant les qualités uniques du scientifique » (ibid. : 101)
C’est à ce point précis que l’engagement corporel joue tout son rôle. Il s’agit de mettre en avant un somatique héroïque, triomphant des obstacles, capable de se sublimer dans des circonstances difficiles. Cette représentation du « scientifique comme un individu héroïque, consacré à la quête de la connaissance contre les remparts de l’ignorance et les pouvoirs des ténèbres et de la superstition » fait fond sur « les images de masculinité réussie dans la culture européenne. L’image héroïque évoque la vision d’un homme d’une grande force physique qui, comme les protagonistes de la tragédie grecque, est prêt à sacrifier les attachements émotionnels de la vie normale et à risquer des dommages corporels pour le bien de sa quête » (ibid. : 103)
La mobilisation des valeurs de l’héroïsme et la valorisation, dans les expéditions, de la force physique constituent un moyen d’invisibiliser les femmes scientifiques. Le corps masculin est ici promu selon un schéma patriarcal de domination qui exclut les chercheuses. N. Oreskes prend l’exemple du savant allemand Max von Pettenkofer qui, au xixe siècle, « étudie attentivement la répartition de la mortalité due au choléra et découvre que les zones marécageuses et de longue distance sont de loin les plus touchées. Il a conclu que la maladie était causée par des poisons produits par l’interaction de l’air avec des substances en décomposition dans le sous-sol » M. von Pettenkofer était persuadé que le choléra pouvait provenir d’un seul « organisme » ; il soutenait donc que « la maladie a été causée par l’interaction de l’agent pathogène de Koch avec la chimie du sol et des eaux souterraines et non par le microbe seul » (ibid. : 105). Pour prouver son hypothèse, le savant allemand a mis son propre corps en jeu :
[Il a] ingéré une culture de laboratoire de bacilles du choléra, dont on estime qu’elle contenait plus d’un milliard d’agents pathogènes actifs. Il a réalisé l’expérience devant ses étudiants, en invoquant la métaphore du service militaire et de l’abnégation […]. Les résultats de l’abnégation héroïque de Pettenkofer ne sont pas concluants : il n’a pas contracté la maladie, bien qu’il ait souffert de douleurs abdominales et de diarrhée, et que de grandes quantités de bacilles ont été trouvées dans ses selles. (ibid. : 105-106)
La valorisation du savant intrépide, prêt à mettre sa santé en danger pour prouver ses assertions, appartient au registre du virilisme. En affirmant cette prise de risque organique, l’enjeu est de fixer une image très masculine du comportement scientifique."
"D’autre part, l’enjeu, pour les historien·nes est de reproduire matériellement les dispositifs de recherche pour saisir, en acte, les savoirs corporels nécessaires au bon déroulement des opérations. Tous les tours de main, toutes les postures ne sont pas décrits dans les comptes rendus : de nombreuses connaissances, passant notamment par le corps, ne sont jamais totalement précisées. Le grain descriptif n’est pas le seul enjeu de ces reconstitutions : le régime somatique d’investissement comme le degré de détail des discours rapportant les expériences et observations sont propres à chaque époque. Ils renseignent sur la façon dont on considérait le corps dans la pratique savante et la manière dont on publicisait cette prise anatomique dans le flux de l’activité de recherche."
"Ni constructivisme radical, ni positivisme éthéré, l’historicité des concepts et des matérialités savantes est d’abord une pragmatique. Il s’agit, à chaque fois, de reconstituer des généalogies, de mesurer des écarts, de saisir non seulement les manières de désigner les choses, mais aussi de caractériser (ou non) les pratiques des acteurs et actrices (parfois en suivant leurs propres modalités d’appréhension, parfois en créant analytiquement une catégorie spécifique)."
-Jérôme Lamy, « Ne pas craindre l’histoire. Historicité des concepts et de la matérialité savante », Questions de communication, 2020/2 (n° 38), p. 293-310. DOI : 10.4000/questionsdecommunication.24169. URL : https://www.cairn.info/revue-questions-de-communication-2020-2-page-293.htm