https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_More
http://www.daniel-pimbe.com/pages/cours-et-conferences/page-3.html
Il existe relativement peu d’études d’ensemble en langue française sur les platoniciens de Cambridge. Les chapitres qui leur sont consacrés dans les histoires de la philosophie sont si succincts qu’on n’en retire généralement que des formules assez vides : ainsi, on parle de leur « rationalisme religieux », on signale, de ce point de vue, leur opposition au puritanisme ambiant, mais sans préciser la nature de ce rationalisme, en quoi il se distingue radicalement de celui qu’on trouvera chez Locke. De telles formules, en outre, sont présentées sans analyse de ce qui les relie entre elles : quand on nous dit que les platoniciens de Cambridge, en plus d’être des rationalistes religieux, furent « innéistes », et que leur théorie de l’espace influença Newton, nous ne voyons pas clairement ce qui fait la cohérence de ces diverses thèses.
Il y a plus d’un demi-siècle, Alexandre Koyré avait certes consacré deux chapitres de son livre Du monde clos à l’univers infini à la théorie de l’espace de Henry More. Cette analyse approfondie risque toutefois de fausser les perspectives. Elle peut d’abord donner l’impression que la théorie de l’espace, et plus généralement la « philosophie naturelle », était la préoccupation dominante des platoniciens de Cambridge : on verra qu’au contraire leurs thèses en philosophie naturelle, et même leurs thèses philosophiques en général, sont subalternes par rapport à leur projet intellectuel central, qui est celui d’une réforme religieuse. L’importance accordée par Koyré à Henry More peut ensuite laisser supposer que ce dernier aurait été le représentant le plus important ou le chef de file des platoniciens de Cambridge : s’il l’est au jugement rétrospectif de l’histoire, il ne fut pas l’initiateur du projet intellectuel que je viens d’évoquer, projet qu’il accepta, mais dont il ne fit que développer les implications.
Rétablir de plus justes perspectives, retrouver la cohérence des thèses, tels sont les objectifs principaux de cette conférence : on montrera en quoi consiste la réforme religieuse qui constitue le noyau dur du « platonisme » de Cambridge et pourquoi cette réforme conduit à l’affirmation d’un innéisme original, mais équivoque, ainsi qu’au développement laborieux d’une philosophie naturelle destinée à combattre l’athéisme. Mais auparavant, il faut présenter les platoniciens de Cambridge, savoir qui ils étaient, les situer par rapport à leur présent, leur passé et leur avenir.
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Qui étaient les platoniciens de Cambridge ? La question mérite d’être prise au sérieux dans la mesure où un certain désaccord règne entre les commentateurs sur les limites exactes du groupe. Certes, tout le monde s’accorde pour attribuer cette dénomination à quatre penseurs, effectivement membres de l’Université de Cambridge, et suffisamment unis intellectuellement et humainement pour qu’on ait l’impression d’avoir affaire à un groupe, sinon à une école : Benjamin Whichcote, Ralph Cudworth, John Smith et Henry More. Certains considèrent que l’école dite des platoniciens de Cambridge se limite à ces quatre noms, estimant que les affinités qui s’étendaient au-delà ne doivent pas être prises en compte si l’on ne veut pas affaiblir la portée des thèses ainsi partagées. C’est le point de vue de Cassirer, qui refuse l’étiquette « École de Cambridge » à Nathanaël Culverwell, ce dernier n’étant, estime Cassirer, « lié à l’école que d’une manière vague »[1]. D’autres commentateurs inclinent au contraire à accorder cette étiquette, non seulement à Culverwell, mais également à Joseph Glanvill et à John Norris. Ce dernier point de vue ne semble pas devoir être accepté. Culverwell, par exemple, ne partage pas le rationalisme religieux des platoniciens de Cambridge et ne les suit pas dans leur lutte contre le puritanisme : lorsqu’il en vient à commenter le verset des Proverbes (« L’esprit de l’homme est la lampe du Seigneur », XX, 27) dont l’interprétation était une sorte de pierre de touche, il se range nettement du côté du protestantisme ordinaire. Quant à Glanvill et Norris, il faut les éliminer, non parce qu’ils étaient oxfordiens, mais parce que les affinités qu’ils entretenaient avec l’école ne portaient pas sur l’essentiel. Glanvill, ami de More, était un sceptique, par certains côtés précurseur de Hume, mais ce scepticisme en matière scientifique l’inclinait curieusement à la crédulité en d’autres matières : ainsi partageait-il avec son ami Henry More la croyance dans les histoires de sorcellerie. Si cette croyance s’inspire chez More de considérations qui tiennent à la doctrine des platoniciens de Cambridge, elle ne peut être considérée comme une thèse essentielle de l’école. Norris, lui, était malebranchiste, très proche sans doute des platoniciens de Cambridge en ce qui concerne la théorie de la connaissance, mais avec des motivations religieuses fort différentes.
Restent donc nos quatre « Cambridge men »: Whichcote (1609-1683), Cudworth (1617-1688), Smith (1618-1652) et More (1614-1687). On est frappé par la concordance des dates de naissance et de décès, à l’exception de Smith, dont la vie a été plus brève. Ces quatre hommes sont exactement contemporains, si bien que l’école n’aura duré que le temps d’une vie humaine. On estime généralement que les idées survivent à leurs géniteurs et sont fécondées par des successeurs : rien de tel ici, en apparence. Il n’y a pas d’histoire des platoniciens de Cambridge, mais il y a un problème des platoniciens de Cambridge dans l’histoire : ils donnent l’impression de ne pas avoir d’avenir, mais également de ne pas avoir de passé, et même de ne pas avoir de présent, tant ils paraissent étrangers à leur siècle, obsolètes, par exemple dans leur façon d’écrire.
Les origines sociales sont diverses. Whichcote est né d’une « famille ancienne et honorable » du comté de Shropshire, Smith est le fils d’un fermier du Northamptonshire, tandis que le père de More était un gentilhomme fortuné. Quant au père de Cudworth, c’était un clergyman qui fut quelque temps « fellow » à Cambridge, et plus précisément à Emmanuel College : il y a donc lieu de penser que Cudworth a reçu une première éducation très puritaine. Quant à More, nous en avons la certitude, car nous disposons de la biographie de Richard Ward[2], ainsi que de la préface autobiographique aux Œuvres complètes de 1679. Cela éclaire le contexte de la lutte engagée par les néoplatoniciens contre les puritains.
Emmanuel College, berceau du puritanisme, devait donc devenir au XVIIe siècle un lieu de renouveau pour le platonisme. C’est là en effet que se rencontrent trois des Cambridge men, Whichcote, Cudworth et Smith. Whichcote y est admis pensionnaire en 1626 et Cudworth en 1632, un an avant que Whichcote y devienne fellow. Lorsque Smith est admis à son tour en 1636, il y reçoit d’abord l’enseignement de Whichcote, puis celui de Cudworth. Seul Henry More n’est pas d’Emmanuel : après une première éducation à Eton, il est admis à Christ’s College en 1631 : ceci correspond à la différence d’origine sociale déjà signalée.
Mais par-delà la diversité des origines, la vie universitaire et ecclésiastique va uniformiser les destins des platoniciens de Cambridge, selon un cursus presque identique. Whichcote est B.A. en 1629, M.A. en 1640, D.D. en 1649 ; il est fellow d’Emmanuel en 1633, prévôt de King’s College en 1644, vice-chancelier en 1650-1651. La vie brève de John Smith ne lui permet pas de dépasser le diplôme de M.A., et la fonction de fellow à Queen’s College (1644). Mais Cudworth a le temps d’accomplir jusqu’au bout la carrière qui lui est tracée. M.A. et fellow d’Emmanuel en 1639, il est B.D. en 1645, « Regius Professor » d’hébreu la même année, D.D. en 1651 et obtient le mastership de Christ’s College en 1654. Ici encore, Henry More fait quelque peu exception : B.A. en 1635, M.A. en 1639, il est élu fellow de Christ ‘s College la même année, puis décline toute charge, qu’elle soit académique ou ecclésiastique, y compris le mastership de Christ’s College, qui lui est proposé en 1654 et qui sera confié à Cudworth. Cette décision, rendue possible par son aisance financière, peut avoir une autre motivation, plus conforme au platonisme ou à l’hellénisme de ces hommes : la volonté de privilégier partout la vie contemplative sur la vie active, volonté originale dans un environnement baconien.
L’idéal contemplatif se traduit, chez ces professeurs, par une douceur de comportement, un irénisme tolérant et conciliateur qui leur sera d’ailleurs reproché par leurs adversaires puritains : on les traitera de « latitudinaires », et nous verrons jusqu’à quel point ils méritent effectivement cette qualification. C’est pourtant par une polémique que commence l’histoire des platoniciens de Cambridge. Lorsque Anthony Tuckney, l’ancien professeur de Whichcote, irrité de voir celui-ci faire référence à la raison dans ses cours et dans ses sermons, lui écrit pour le rappeler à l’ordre et le mettre en garde contre l’hérésie qui consisterait à négliger le « spirituel », propre au christianisme, au profit du « rationnel » des philosophes païens, Whichcote lui répond : « Monsieur, je n’oppose pas le spirituel au rationnel, car le spirituel est ce qu’il y a de plus rationnel ». Réponse caractéristique d’une volonté de combattre sans se plier aux règles du combat. En un sens, ces hommes qui ne firent que combattre, tant leur inactualité les menait à s’opposer à tout ce qui était moderne (puritanisme, empirisme, Hobbes, mécanisme cartésien, etc.) furent des combattants peu combatifs, déconcertant par leur attitude les simplifications militantes : ainsi, lorsque Cudworth écrivit un gros ouvrage de 900 pages pour réfuter l’athéisme, il mit une telle honnêteté à rappeler tous les arguments des athées que cela parut à beaucoup une concession bien malheureuse.
C’est peut-être à ce refus du militantisme que les platoniciens de Cambridge ont dû de pouvoir traverser sans encombres la période troublée de la première révolution et de la restauration. Curieusement, leur opposition constante au puritanisme n’en fit pas des victimes de la révolution. Au contraire, c’est à la restauration que Whichcote perdit la prévôté de King’s College, ce qui est à peu près la seule incidence négative que l’on puisse noter. Ce fait pourrait signifier que l’opposition entre platonisme et puritanisme était considérée, à l’époque, comme une querelle interne, les platoniciens de Cambridge ayant, en quelque sorte, la prétention d’être plus puritains que les puritains. Dans ce curieux mélange de fanatisme et de tolérance qui caractérisait la vie religieuse en Angleterre, les platoniciens de Cambridge ont apporté l’élément de la tolérance, et cela les conduisit, pour deux d’entre eux, Whichcote et Cudworth, à une importance publique dépassant le cadre de l’Université. Whichcote jouissait d’un certain crédit auprès de quelques dépositaires du pouvoir sous Cromwell ; il en usa en bon « latitudinaire » : ainsi conseilla-t-il Cromwell lui-même dans le sens de la tolérance envers les juifs. Cudworth bénéficiait, dit-on, de l’amitié personnelle de Cromwell ; il fut, en 1657, au nombre des théologiens choisis par un comité du Parlement pour revoir la traduction anglaise de la Bible, travail considérable qui ne devait pas survivre à la dissolution du Parlement. C’est en 1647 que Cudworth avait prononcé devant la Chambre des Communes un célèbre sermon, point culminant du platonisme anglais ; dans le contexte politique de l’époque, il n’est pas indifférent que ce sermon ait été publié au désir exprès du Parlement. Cudworth terminait son sermon par un appel à la réforme : non pas la réforme à laquelle songeaient beaucoup de parlementaires, non pas la contestation de l’autorité politique, ni même celle de la High Church, mais la seule réforme qu’un platonicien puisse proposer : une réforme intérieure[3].
Certains aspects de leur vie permettent de diviser les Cambridge men en deux groupes de deux : Whichcote et Smith d’un côté, Cudworth et More de l’autre. Ce qui domine chez Whichcote et Smith, c’est la vie universitaire et ecclésiastique, la parole publique et persuasive des cours et des sermons. Préoccupés avant tout d’exposer au mieux leur position religieuse et de montrer son accord profond avec les Écritures, ils le sont beaucoup moins d’analyser ses fondements et implications philosophiques. La déviation philosophique se fait chez Cudworth et More. Ni l’un ni l’autre n’entendent s’en tenir au terrain strictement religieux : s’ils veulent se battre, ce n’est pas contre des Tuckney, mais contre Hobbes et Descartes. Cudworth et More écrivirent et furent membres de la Royal Society, bien que le style lourd du premier et la grandiloquence parfois obscure du second fussent aussi peu conformes que possible aux principes stylistiques érigés par les membres de cette assemblée des temps nouveaux[4]. Pour cette raison, l’histoire a surtout retenu les noms de More et de Cudworth. Déjà de leur vivant, alors que Whichcote et Smith étaient surtout célèbres à Cambridge, la notoriété de More s’étendait bien au-delà : More avait fait le voyage de Paris, était en relation avec les membres les plus illustres de la République des Savants, avait correspondu avec Descartes, se trouvait lié à toute l’intelligentsia britannique par l’intermédiaire de son amie Lady Conway. Cudworth continuera d’influencer la pensée anglaise après sa mort, par l’intermédiaire de sa fille Lady Masham, qui constitue un lien très important entre les platoniciens de Cambridge, Locke et Newton. Pourtant, nous le verrons, c’est à Whichcote et à Smith qu’il faut toujours revenir pour trouver l’inspiration authentique des platoniciens de Cambridge, et le centre de gravité des spéculations philosophiques de More et de Cudworth.
Whichcote n’a rien livré lui-même à l’impression, mais après sa mort, en 1698, on fit paraître un choix de ses Sermons, précédés d’une préface de Shaftesbury. Ce dernier est pour beaucoup dans la renommée des platoniciens de Cambridge au XVIIIe siècle : par une ironie de l’histoire, les idées de Whichcote triomphèrent chez celui qui avait été l’élève de Locke. Cassirer, dont on sait l’importance qu’il accorde à l’esthétique et à la morale de Shaftesbury dans sa Philosophie des Lumières, lui consacre tout le dernier chapitre de son livre sur la renaissance platonicienne en Angleterre. Il y voit un jalon entre les platoniciens de Cambridge, à la fois en retard et en avance sur leur époque, et Schiller et Goethe. Dans l’esprit de Cassirer, les platoniciens de Cambridge sont d’ailleurs eux-mêmes un jalon entre la philosophie de la Renaissance, via l’école néoplatonicienne de Florence, et la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le goût de Whichcote pour la formulation concise et aphoristique a dû frapper ses auditeurs. À partir de notes d’élèves et d’indications manuscrites, on publiera après sa mort un certain nombre d’anthologies de ses aphorismes, la meilleure étant celle de Samuel Salter en 1753. Ce livre des Aphorismes moraux et religieux[5] peut être considéré comme le texte central de l’école, beaucoup plus que les ouvrages monumentaux de Cudworth et de More.
John Smith, également, fut avant tout professeur et prédicateur. De ses discours prononcés à Queen’s College à partir de 1644, année où il devint fellow, dix seulement seront publiés après sa mort grâce aux soins de Worthington : on y voit généralement l’expression littéraire la plus achevée du platonisme anglais, un point d’équilibre qui sera détruit (du moins sur le plan de l’expression) chez Cudworth et chez More.
L’activité de Cudworth comme prédicateur fut assez pauvre, à l’exception du Sermon devant la Chambre des Communes. Dès 1645, où il devint professeur royal de langues hébraïques, il résigna ses fonctions ecclésiastiques afin de se livrer plus librement à son goût pour l’Antiquité, dont il fut sans doute le meilleur spécialiste à son époque. En 1678 parut à Londres l’ouvrage sur lequel repose sa réputation, le Véritable système intellectuel de l’univers, volume de près de mille pages. C’est peut-être le plus vaste répertoire de littérature ancienne qu’il y ait en aucune langue, et plusieurs y ont puisé toute leur érudition. Ce qui a frappé, négativement, tous les lecteurs de cet ouvrage, c’est l’absence du sens de la proportion. Cudworth ayant pour objectif la réfutation de l’athéisme, il entreprend cette réfutation dans le moindre détail, examinant tous les arguments avec une infinie minutie, traitant ce qui est accessoire, voire insignifiant, avec la même générosité que ce qui est essentiel. Cette générosité lui fut d’ailleurs reprochée, certains théologiens ayant la nette impression que la réfutation produite par Cudworth à l’encontre de plusieurs arguments des athées était moins efficace que le fait de passer ces arguments sous silence. Ce qui subsiste, pour nous, du Véritable système intellectuel, c’est la théorie des « natures plastiques ». Introduite dans le livre sous la forme d’une digression[6], cette théorie doit être comprise, certes, dans le contexte assez compliqué de la réfutation de l’athéisme, mais elle marque surtout l’intervention des platoniciens de Cambridge dans le domaine de la philosophie naturelle. Il faudra l’étudier conjointement aux idées de More, telles qu’elles s’expriment, par exemple, dans la correspondance de ce dernier avec Descartes.
L’autre grand ouvrage de Cudworth est son Traité sur la moralité éternelle et immuable, qui ne sera publié qu’après sa mort, en 1731. Ce traité est une véritable déclaration de guerre à l’empirisme et au positivisme moral et juridique de Hobbes. Il est remarquable qu’à côté du Véritable système intellectuel de l’univers, qui est resté un gigantesque fragment[7], le Traité sur la moralité éternelle n’ait été publié qu’une cinquantaine d’années après avoir été écrit : Cassirer y perçoit la conscience de plus en plus aiguë d’un échec, d’une impossibilité radicale de communiquer avec les forces spirituelles de l’époque.
Il est difficile de présenter tous les ouvrages de Henry More, écrivain très prolifique, trop prolifique disent tous ceux qui l’ont lu. Le manque du sens de la proportion, déjà patent chez Cudworth, devient chez lui une sorte d’incapacité de se maintenir à la hauteur intellectuelle convenable, d’où un étonnant mélange d’arguments sensés et d’absurdités. Prenons l’exemple d’un ouvrage important de More, son Antidote contre l’athéisme, livre divisé en trois parties. Dans la première partie, More demande au lecteur de reconnaître le principe dialectique selon lequel nous devons donner notre assentiment, à moins de faire violence à notre esprit, à une chose qui n’a contre elle qu’une simple possibilité de pure logique. Cette exigence peut paraître raisonnable, et même témoigner d’une certaine modération ; c’est ainsi que More en use dans la première partie de l’ouvrage : les démonstrations qu’il y propose de l’existence de Dieu ne sont probantes, de son propre aveu, qu’à la condition d’admettre ledit principe. Cela se gâte dans la deuxième partie, où le principe cesse d’être un principe de modération pour devenir tyrannique et arbitraire : More l’invoque dans des considérations physico-théologiques qui lui font ressusciter certains arguments de la Renaissance, en particulier l’argument de la signature des plantes. Et dans la troisième partie, les phénomènes invoqués sont ceux du spiritisme, des maisons hantées, de la sorcellerie …
La question qui se pose à propos de More est de savoir jusqu’où ses idées expriment fidèlement le fonds commun des platoniciens de Cambridge, à partir d’où elles deviennent purement personnelles. Est-il même justifié de vouloir tracer une limite ? Dans la masse des ouvrages de More, certains semblent ne pas pouvoir être mis au compte du néoplatonisme : ce sont les ouvrages théosophiques et les ouvrages cabalistiques. Les ouvrages théosophiques sont essentiellement des œuvres poétiques (Psychozoïa, Psychathanasia, Antipsychopannychia, Antimonopsychia) ; quant aux Conjectura Caballistica, dédiées à Cudworth, nous verrons de quelle manière elles concernent le projet global des platoniciens de Cambridge.
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Il est temps de pénétrer plus avant dans la pensée des platoniciens de Cambridge, en commençant par ce qui est au cœur de cette pensée, à savoir la conception de la religion. Il est préférable de parler de pensée religieuse plutôt que de théologie, les platoniciens de Cambridge ayant toujours insisté sur le fait que la religion concerne la « vie », implique une réforme de la « vie », et que cela ne se règle pas par des débats théoriques ou des subtilités intellectuelles. La notion de « vie » est donc la première que nous rencontrons, et l’aphorisme suivant de Whichcote apparaît comme le maître mot de l’école : « La religion, disait Whichcote, est l’introduction de la vie divine dans l’âme de l’homme ». Le mot est à rapprocher de cette phrase de Cudworth dans son sermon devant la Chambre des Communes : « Christ fut un maître de vie, non un maître d’école ». D’ailleurs tout le commencement de ce sermon de Cudworth déploie le concept de vie tel que l’entendaient les platoniciens de Cambridge. Le thème choisi est un passage du deuxième chapitre de la Première épître de saint Jean, où il est énoncé que connaître Dieu, c’est observer ses commandements : « Et c’est par ceci que nous savons que nous l’avons connu, à savoir si nous gardons ses commandements. Celui qui dit : Je le connais, et qui ne garde point ses commandements, est menteur, et la vérité n’est point en lui ». S’adressant à l’honorable assemblée, Cudworth fait remarquer qu’il doit y avoir bon nombre de menteurs, de faux chrétiens, parmi ceux qui noircissent des pages et des pages dans des controverses concernant le Christ, au lieu de vivre ses commandements. C’est ainsi qu’est introduite cette notion de vie, comme une connaissance supérieure à la simple connaissance intellectuelle, laquelle, reconnaît Cudworth, peut être nécessaire, mais non suffisante. Jusqu’ici, il n’y a rien qui puisse choquer une oreille protestante : contre les pratiques extérieures du catholicisme, l’accent est mis sur l’intériorisation de l’enseignement biblique. Mais quelques pages plus loin, tout va se renverser, non du point de vue de Cudworth lui-même, mais sans doute du point de vue de ses auditeurs. Voici ce que nous lisons à la sixième page du sermon : « Christ n’est pas venu seulement pour nous mettre en tête de froides opinions qui n’auraient sur nos cœurs qu’une influence réfrigérante et engourdissante. Christ était un maître de vie, non un maître d’école … Celui qui s’efforce vraiment de mortifier ses désirs, celui qui se conforme à cette vérité dans sa vie, celui dont la conscience est convaincue, celui-là est plus près de l’état de chrétien, même s’il n’a jamais entendu parler du Christ, que celui qui croit à tous les articles de foi, et renie le Christ dans sa propre vie ». Ainsi, ce qui, au commencement, était encore une condition nécessaire mais non suffisante, n’est même plus à la fin une condition nécessaire, ce qui modifie, bien entendu, le sens de la condition suffisante. Nous obtenons alors une idée nouvelle, que Whichcote exprimait avec sa netteté habituelle : « Le bon naturel d’un païen est plus religieux que le zèle furieux d’un chrétien ».
On mesure mieux l’importance de ce renversement en le confrontant à ces lignes du poète John Donne, devenu prédicateur après sa conversion à l’anglicanisme. Ces lignes, extraites justement d’un sermon, sont d’autant plus remarquables que Donne n’a pas pu connaître, de son vivant, les platoniciens de Cambridge : « Celui qui méprise les choses extérieures dans le service religieux de Dieu en viendra vite à considérer que les sacrements, les sermons et les prières publiques ne sont que des choses extérieures. Ainsi certains philosophes platoniques ont tellement raffiné la religion et la dévotion qu’à les entendre seules les premières pensées et les effusions spontanées du cœur sont dignes de servir Dieu. Que ces pensées, ces effusions, en viennent à s’incarner dans une action extérieure du corps, qu’elles conduisent à s’agenouiller, à joindre les mains, qu’elles s’investissent dans des mots et se transforment en prière, alors elles n’ont fait que passer à l’intérieur de nous pour se mélanger à nos affections, et aussi pieuses que soient nos affections, elles ne sont pas assez pures, disent-ils, pour le service de Dieu … Que soient bien-aimées, poursuit Donne, ces choses extérieures, et puisqu’il a plu à Dieu de prendre corps, ne le laissons pas nu, ni en haillons ». Ces lignes sont précieuses à plus d’un titre. Elles prouvent d’abord qu’il y avait un platonisme anglais antérieur aux platoniciens de Cambridge : réformateurs d’Oxford autour de Colet, utopistes de la Renaissance autour de Thomas More, tous amis d’Érasme, et tous influencés directement par l’école néoplatonicienne de Florence (Marsile Ficin, Pic de la Mirandole). Elles révèlent ensuite le problème particulier que pouvait poser à un protestant un tel platonisme, dès lors qu’il pousserait en terre protestante : ce platonisme se prétendrait plus puritain que le puritanisme, par l’accent mis sur la pureté. Elles montrent en outre le reproche que les protestants orthodoxes adressaient à cette tentative : cette intériorité, cette pureté, sont de mauvais aloi, elles sont un mensonge en ce qu’elles prétendent être un plus alors qu’elles sont un moins. Enfin, ces lignes indiquent la stratégie argumentative des protestants orthodoxes contre les « platoniques » : elle consiste à prendre appui sur le mystère de l’incarnation, le scandale de l’historicité du Christ. Ou bien les platoniciens vont jusqu’au bout de leur choix et refusent l’irrationalité de ce qui est extérieur : ils sont alors des « latitude men », qui réduisent la religion à un simple contenu éthique universel, rationnel, fondé sur les lumières naturelles, leur Dieu n’est plus celui d’Abraham mais celui des philosophes. Ou bien ils reconnaissent que le péché originel a corrompu notre nature, que nous ne pouvons être sauvés que par un acte de foi qui dépasse toute raison, et que l’ignorance du Christ est un véritable péché.
La grandeur des platoniciens de Cambridge est d’avoir refusé ce dilemme, comme ils ont refusé, en toute matière, toute espèce de dualisme : « Je n’oppose pas le rationnel au spirituel », disait Whichcote à Tuckney. Ils ont assumé leur « latitudinarisme »[8] sans penser que cela pouvait vouer à l’insignifiance la manifestation du Christ. Bien au contraire : rappelons que Cudworth, au moment même où il affirme la supériorité religieuse de certains païens sur certains chrétiens, insiste auprès de ses auditeurs sur la nécessité de donner un sens plein à la venue du Christ (Christ, répète-t-il, n’est pas venu pour ceci, ni pour cela, il est venu pour cela …). Ils ont voulu être pleinement protestants et platoniciens, ce qui les a conduits à se refuser certaines facilités, auxquelles succombaient parfois les écoles néoplatoniciennes antérieures, en terrain catholique. Le problème étant par exemple de concilier les enseignements des sages de l’Antiquité avec un texte biblique qu’ils n’ont pas pu connaître, une de ces facilités était de prétendre que le texte biblique est essentiellement métaphorique, ce qui adoucit la pointe de l’historicité : idée vigoureusement rejetée par Whichcote, qui maintient que le texte de l’Écriture doit être pris au sens littéral[9]. Il n’est pas certain, toutefois, que l’école ait pu toujours rester fidèle à ce principe. L’autre échappatoire consistait à prétendre que les textes sacrés avaient bien été connus des sages antiques, mais par des voies secrètes : cela revenait à opposer une histoire sainte à une autre. Une tradition, développée par Marsile Ficin, voulait ainsi qu’il y ait eu une « théologie primitive des gentils », commençant par Zoroastre, ou peut-être Hermès Trismégiste, se transmettant à Orphée et à Pythagore et s’épanouissant dans les écrits de Platon. Or cette idée semble admise par Cudworth (c’est le schéma implicite du Véritable système intellectuel de l’univers) et elle l’est en tout cas par More dans ses Conjectura Cabbalistica. Le résultat le plus regrettable de cette adhésion, c’est qu’elle les conduisait à accepter la légende d’un Pythagore contemporain de Moïse, ayant lu les Saintes Écritures, les ayant plagiées dans sa propre philosophie et ainsi transmises à Platon, légende qui trouve une illustration éclatante dans cette question rhétorique de Numénius d’Apamée, au 2e siècle après J. – C. : « Qu’est donc Platon, sinon un Moïse attique ? »[10]. Mais ni Whichcote ni Smith n’ont cru à cette histoire : Whichcote affirme au contraire expressément que les philosophes grecs ont atteint leurs conclusions, non grâce au plagiat des hébreux, mais « à l’aide de la lumière naturelle ». C’est donc bien chez les prédicateurs du mouvement qu’il faut chercher son originalité et son authenticité, Cudworth et More étant tentés par la régression. L’originalité du mouvement, c’est de « ne pas opposer le rationnel et le spirituel », mais à condition que leur synthèse se fasse sans faux-fuyants. Comment est-ce possible ?
http://www.daniel-pimbe.com/pages/cours-et-conferences/page-3.html
Il existe relativement peu d’études d’ensemble en langue française sur les platoniciens de Cambridge. Les chapitres qui leur sont consacrés dans les histoires de la philosophie sont si succincts qu’on n’en retire généralement que des formules assez vides : ainsi, on parle de leur « rationalisme religieux », on signale, de ce point de vue, leur opposition au puritanisme ambiant, mais sans préciser la nature de ce rationalisme, en quoi il se distingue radicalement de celui qu’on trouvera chez Locke. De telles formules, en outre, sont présentées sans analyse de ce qui les relie entre elles : quand on nous dit que les platoniciens de Cambridge, en plus d’être des rationalistes religieux, furent « innéistes », et que leur théorie de l’espace influença Newton, nous ne voyons pas clairement ce qui fait la cohérence de ces diverses thèses.
Il y a plus d’un demi-siècle, Alexandre Koyré avait certes consacré deux chapitres de son livre Du monde clos à l’univers infini à la théorie de l’espace de Henry More. Cette analyse approfondie risque toutefois de fausser les perspectives. Elle peut d’abord donner l’impression que la théorie de l’espace, et plus généralement la « philosophie naturelle », était la préoccupation dominante des platoniciens de Cambridge : on verra qu’au contraire leurs thèses en philosophie naturelle, et même leurs thèses philosophiques en général, sont subalternes par rapport à leur projet intellectuel central, qui est celui d’une réforme religieuse. L’importance accordée par Koyré à Henry More peut ensuite laisser supposer que ce dernier aurait été le représentant le plus important ou le chef de file des platoniciens de Cambridge : s’il l’est au jugement rétrospectif de l’histoire, il ne fut pas l’initiateur du projet intellectuel que je viens d’évoquer, projet qu’il accepta, mais dont il ne fit que développer les implications.
Rétablir de plus justes perspectives, retrouver la cohérence des thèses, tels sont les objectifs principaux de cette conférence : on montrera en quoi consiste la réforme religieuse qui constitue le noyau dur du « platonisme » de Cambridge et pourquoi cette réforme conduit à l’affirmation d’un innéisme original, mais équivoque, ainsi qu’au développement laborieux d’une philosophie naturelle destinée à combattre l’athéisme. Mais auparavant, il faut présenter les platoniciens de Cambridge, savoir qui ils étaient, les situer par rapport à leur présent, leur passé et leur avenir.
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Qui étaient les platoniciens de Cambridge ? La question mérite d’être prise au sérieux dans la mesure où un certain désaccord règne entre les commentateurs sur les limites exactes du groupe. Certes, tout le monde s’accorde pour attribuer cette dénomination à quatre penseurs, effectivement membres de l’Université de Cambridge, et suffisamment unis intellectuellement et humainement pour qu’on ait l’impression d’avoir affaire à un groupe, sinon à une école : Benjamin Whichcote, Ralph Cudworth, John Smith et Henry More. Certains considèrent que l’école dite des platoniciens de Cambridge se limite à ces quatre noms, estimant que les affinités qui s’étendaient au-delà ne doivent pas être prises en compte si l’on ne veut pas affaiblir la portée des thèses ainsi partagées. C’est le point de vue de Cassirer, qui refuse l’étiquette « École de Cambridge » à Nathanaël Culverwell, ce dernier n’étant, estime Cassirer, « lié à l’école que d’une manière vague »[1]. D’autres commentateurs inclinent au contraire à accorder cette étiquette, non seulement à Culverwell, mais également à Joseph Glanvill et à John Norris. Ce dernier point de vue ne semble pas devoir être accepté. Culverwell, par exemple, ne partage pas le rationalisme religieux des platoniciens de Cambridge et ne les suit pas dans leur lutte contre le puritanisme : lorsqu’il en vient à commenter le verset des Proverbes (« L’esprit de l’homme est la lampe du Seigneur », XX, 27) dont l’interprétation était une sorte de pierre de touche, il se range nettement du côté du protestantisme ordinaire. Quant à Glanvill et Norris, il faut les éliminer, non parce qu’ils étaient oxfordiens, mais parce que les affinités qu’ils entretenaient avec l’école ne portaient pas sur l’essentiel. Glanvill, ami de More, était un sceptique, par certains côtés précurseur de Hume, mais ce scepticisme en matière scientifique l’inclinait curieusement à la crédulité en d’autres matières : ainsi partageait-il avec son ami Henry More la croyance dans les histoires de sorcellerie. Si cette croyance s’inspire chez More de considérations qui tiennent à la doctrine des platoniciens de Cambridge, elle ne peut être considérée comme une thèse essentielle de l’école. Norris, lui, était malebranchiste, très proche sans doute des platoniciens de Cambridge en ce qui concerne la théorie de la connaissance, mais avec des motivations religieuses fort différentes.
Restent donc nos quatre « Cambridge men »: Whichcote (1609-1683), Cudworth (1617-1688), Smith (1618-1652) et More (1614-1687). On est frappé par la concordance des dates de naissance et de décès, à l’exception de Smith, dont la vie a été plus brève. Ces quatre hommes sont exactement contemporains, si bien que l’école n’aura duré que le temps d’une vie humaine. On estime généralement que les idées survivent à leurs géniteurs et sont fécondées par des successeurs : rien de tel ici, en apparence. Il n’y a pas d’histoire des platoniciens de Cambridge, mais il y a un problème des platoniciens de Cambridge dans l’histoire : ils donnent l’impression de ne pas avoir d’avenir, mais également de ne pas avoir de passé, et même de ne pas avoir de présent, tant ils paraissent étrangers à leur siècle, obsolètes, par exemple dans leur façon d’écrire.
Les origines sociales sont diverses. Whichcote est né d’une « famille ancienne et honorable » du comté de Shropshire, Smith est le fils d’un fermier du Northamptonshire, tandis que le père de More était un gentilhomme fortuné. Quant au père de Cudworth, c’était un clergyman qui fut quelque temps « fellow » à Cambridge, et plus précisément à Emmanuel College : il y a donc lieu de penser que Cudworth a reçu une première éducation très puritaine. Quant à More, nous en avons la certitude, car nous disposons de la biographie de Richard Ward[2], ainsi que de la préface autobiographique aux Œuvres complètes de 1679. Cela éclaire le contexte de la lutte engagée par les néoplatoniciens contre les puritains.
Emmanuel College, berceau du puritanisme, devait donc devenir au XVIIe siècle un lieu de renouveau pour le platonisme. C’est là en effet que se rencontrent trois des Cambridge men, Whichcote, Cudworth et Smith. Whichcote y est admis pensionnaire en 1626 et Cudworth en 1632, un an avant que Whichcote y devienne fellow. Lorsque Smith est admis à son tour en 1636, il y reçoit d’abord l’enseignement de Whichcote, puis celui de Cudworth. Seul Henry More n’est pas d’Emmanuel : après une première éducation à Eton, il est admis à Christ’s College en 1631 : ceci correspond à la différence d’origine sociale déjà signalée.
Mais par-delà la diversité des origines, la vie universitaire et ecclésiastique va uniformiser les destins des platoniciens de Cambridge, selon un cursus presque identique. Whichcote est B.A. en 1629, M.A. en 1640, D.D. en 1649 ; il est fellow d’Emmanuel en 1633, prévôt de King’s College en 1644, vice-chancelier en 1650-1651. La vie brève de John Smith ne lui permet pas de dépasser le diplôme de M.A., et la fonction de fellow à Queen’s College (1644). Mais Cudworth a le temps d’accomplir jusqu’au bout la carrière qui lui est tracée. M.A. et fellow d’Emmanuel en 1639, il est B.D. en 1645, « Regius Professor » d’hébreu la même année, D.D. en 1651 et obtient le mastership de Christ’s College en 1654. Ici encore, Henry More fait quelque peu exception : B.A. en 1635, M.A. en 1639, il est élu fellow de Christ ‘s College la même année, puis décline toute charge, qu’elle soit académique ou ecclésiastique, y compris le mastership de Christ’s College, qui lui est proposé en 1654 et qui sera confié à Cudworth. Cette décision, rendue possible par son aisance financière, peut avoir une autre motivation, plus conforme au platonisme ou à l’hellénisme de ces hommes : la volonté de privilégier partout la vie contemplative sur la vie active, volonté originale dans un environnement baconien.
L’idéal contemplatif se traduit, chez ces professeurs, par une douceur de comportement, un irénisme tolérant et conciliateur qui leur sera d’ailleurs reproché par leurs adversaires puritains : on les traitera de « latitudinaires », et nous verrons jusqu’à quel point ils méritent effectivement cette qualification. C’est pourtant par une polémique que commence l’histoire des platoniciens de Cambridge. Lorsque Anthony Tuckney, l’ancien professeur de Whichcote, irrité de voir celui-ci faire référence à la raison dans ses cours et dans ses sermons, lui écrit pour le rappeler à l’ordre et le mettre en garde contre l’hérésie qui consisterait à négliger le « spirituel », propre au christianisme, au profit du « rationnel » des philosophes païens, Whichcote lui répond : « Monsieur, je n’oppose pas le spirituel au rationnel, car le spirituel est ce qu’il y a de plus rationnel ». Réponse caractéristique d’une volonté de combattre sans se plier aux règles du combat. En un sens, ces hommes qui ne firent que combattre, tant leur inactualité les menait à s’opposer à tout ce qui était moderne (puritanisme, empirisme, Hobbes, mécanisme cartésien, etc.) furent des combattants peu combatifs, déconcertant par leur attitude les simplifications militantes : ainsi, lorsque Cudworth écrivit un gros ouvrage de 900 pages pour réfuter l’athéisme, il mit une telle honnêteté à rappeler tous les arguments des athées que cela parut à beaucoup une concession bien malheureuse.
C’est peut-être à ce refus du militantisme que les platoniciens de Cambridge ont dû de pouvoir traverser sans encombres la période troublée de la première révolution et de la restauration. Curieusement, leur opposition constante au puritanisme n’en fit pas des victimes de la révolution. Au contraire, c’est à la restauration que Whichcote perdit la prévôté de King’s College, ce qui est à peu près la seule incidence négative que l’on puisse noter. Ce fait pourrait signifier que l’opposition entre platonisme et puritanisme était considérée, à l’époque, comme une querelle interne, les platoniciens de Cambridge ayant, en quelque sorte, la prétention d’être plus puritains que les puritains. Dans ce curieux mélange de fanatisme et de tolérance qui caractérisait la vie religieuse en Angleterre, les platoniciens de Cambridge ont apporté l’élément de la tolérance, et cela les conduisit, pour deux d’entre eux, Whichcote et Cudworth, à une importance publique dépassant le cadre de l’Université. Whichcote jouissait d’un certain crédit auprès de quelques dépositaires du pouvoir sous Cromwell ; il en usa en bon « latitudinaire » : ainsi conseilla-t-il Cromwell lui-même dans le sens de la tolérance envers les juifs. Cudworth bénéficiait, dit-on, de l’amitié personnelle de Cromwell ; il fut, en 1657, au nombre des théologiens choisis par un comité du Parlement pour revoir la traduction anglaise de la Bible, travail considérable qui ne devait pas survivre à la dissolution du Parlement. C’est en 1647 que Cudworth avait prononcé devant la Chambre des Communes un célèbre sermon, point culminant du platonisme anglais ; dans le contexte politique de l’époque, il n’est pas indifférent que ce sermon ait été publié au désir exprès du Parlement. Cudworth terminait son sermon par un appel à la réforme : non pas la réforme à laquelle songeaient beaucoup de parlementaires, non pas la contestation de l’autorité politique, ni même celle de la High Church, mais la seule réforme qu’un platonicien puisse proposer : une réforme intérieure[3].
Certains aspects de leur vie permettent de diviser les Cambridge men en deux groupes de deux : Whichcote et Smith d’un côté, Cudworth et More de l’autre. Ce qui domine chez Whichcote et Smith, c’est la vie universitaire et ecclésiastique, la parole publique et persuasive des cours et des sermons. Préoccupés avant tout d’exposer au mieux leur position religieuse et de montrer son accord profond avec les Écritures, ils le sont beaucoup moins d’analyser ses fondements et implications philosophiques. La déviation philosophique se fait chez Cudworth et More. Ni l’un ni l’autre n’entendent s’en tenir au terrain strictement religieux : s’ils veulent se battre, ce n’est pas contre des Tuckney, mais contre Hobbes et Descartes. Cudworth et More écrivirent et furent membres de la Royal Society, bien que le style lourd du premier et la grandiloquence parfois obscure du second fussent aussi peu conformes que possible aux principes stylistiques érigés par les membres de cette assemblée des temps nouveaux[4]. Pour cette raison, l’histoire a surtout retenu les noms de More et de Cudworth. Déjà de leur vivant, alors que Whichcote et Smith étaient surtout célèbres à Cambridge, la notoriété de More s’étendait bien au-delà : More avait fait le voyage de Paris, était en relation avec les membres les plus illustres de la République des Savants, avait correspondu avec Descartes, se trouvait lié à toute l’intelligentsia britannique par l’intermédiaire de son amie Lady Conway. Cudworth continuera d’influencer la pensée anglaise après sa mort, par l’intermédiaire de sa fille Lady Masham, qui constitue un lien très important entre les platoniciens de Cambridge, Locke et Newton. Pourtant, nous le verrons, c’est à Whichcote et à Smith qu’il faut toujours revenir pour trouver l’inspiration authentique des platoniciens de Cambridge, et le centre de gravité des spéculations philosophiques de More et de Cudworth.
Whichcote n’a rien livré lui-même à l’impression, mais après sa mort, en 1698, on fit paraître un choix de ses Sermons, précédés d’une préface de Shaftesbury. Ce dernier est pour beaucoup dans la renommée des platoniciens de Cambridge au XVIIIe siècle : par une ironie de l’histoire, les idées de Whichcote triomphèrent chez celui qui avait été l’élève de Locke. Cassirer, dont on sait l’importance qu’il accorde à l’esthétique et à la morale de Shaftesbury dans sa Philosophie des Lumières, lui consacre tout le dernier chapitre de son livre sur la renaissance platonicienne en Angleterre. Il y voit un jalon entre les platoniciens de Cambridge, à la fois en retard et en avance sur leur époque, et Schiller et Goethe. Dans l’esprit de Cassirer, les platoniciens de Cambridge sont d’ailleurs eux-mêmes un jalon entre la philosophie de la Renaissance, via l’école néoplatonicienne de Florence, et la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le goût de Whichcote pour la formulation concise et aphoristique a dû frapper ses auditeurs. À partir de notes d’élèves et d’indications manuscrites, on publiera après sa mort un certain nombre d’anthologies de ses aphorismes, la meilleure étant celle de Samuel Salter en 1753. Ce livre des Aphorismes moraux et religieux[5] peut être considéré comme le texte central de l’école, beaucoup plus que les ouvrages monumentaux de Cudworth et de More.
John Smith, également, fut avant tout professeur et prédicateur. De ses discours prononcés à Queen’s College à partir de 1644, année où il devint fellow, dix seulement seront publiés après sa mort grâce aux soins de Worthington : on y voit généralement l’expression littéraire la plus achevée du platonisme anglais, un point d’équilibre qui sera détruit (du moins sur le plan de l’expression) chez Cudworth et chez More.
L’activité de Cudworth comme prédicateur fut assez pauvre, à l’exception du Sermon devant la Chambre des Communes. Dès 1645, où il devint professeur royal de langues hébraïques, il résigna ses fonctions ecclésiastiques afin de se livrer plus librement à son goût pour l’Antiquité, dont il fut sans doute le meilleur spécialiste à son époque. En 1678 parut à Londres l’ouvrage sur lequel repose sa réputation, le Véritable système intellectuel de l’univers, volume de près de mille pages. C’est peut-être le plus vaste répertoire de littérature ancienne qu’il y ait en aucune langue, et plusieurs y ont puisé toute leur érudition. Ce qui a frappé, négativement, tous les lecteurs de cet ouvrage, c’est l’absence du sens de la proportion. Cudworth ayant pour objectif la réfutation de l’athéisme, il entreprend cette réfutation dans le moindre détail, examinant tous les arguments avec une infinie minutie, traitant ce qui est accessoire, voire insignifiant, avec la même générosité que ce qui est essentiel. Cette générosité lui fut d’ailleurs reprochée, certains théologiens ayant la nette impression que la réfutation produite par Cudworth à l’encontre de plusieurs arguments des athées était moins efficace que le fait de passer ces arguments sous silence. Ce qui subsiste, pour nous, du Véritable système intellectuel, c’est la théorie des « natures plastiques ». Introduite dans le livre sous la forme d’une digression[6], cette théorie doit être comprise, certes, dans le contexte assez compliqué de la réfutation de l’athéisme, mais elle marque surtout l’intervention des platoniciens de Cambridge dans le domaine de la philosophie naturelle. Il faudra l’étudier conjointement aux idées de More, telles qu’elles s’expriment, par exemple, dans la correspondance de ce dernier avec Descartes.
L’autre grand ouvrage de Cudworth est son Traité sur la moralité éternelle et immuable, qui ne sera publié qu’après sa mort, en 1731. Ce traité est une véritable déclaration de guerre à l’empirisme et au positivisme moral et juridique de Hobbes. Il est remarquable qu’à côté du Véritable système intellectuel de l’univers, qui est resté un gigantesque fragment[7], le Traité sur la moralité éternelle n’ait été publié qu’une cinquantaine d’années après avoir été écrit : Cassirer y perçoit la conscience de plus en plus aiguë d’un échec, d’une impossibilité radicale de communiquer avec les forces spirituelles de l’époque.
Il est difficile de présenter tous les ouvrages de Henry More, écrivain très prolifique, trop prolifique disent tous ceux qui l’ont lu. Le manque du sens de la proportion, déjà patent chez Cudworth, devient chez lui une sorte d’incapacité de se maintenir à la hauteur intellectuelle convenable, d’où un étonnant mélange d’arguments sensés et d’absurdités. Prenons l’exemple d’un ouvrage important de More, son Antidote contre l’athéisme, livre divisé en trois parties. Dans la première partie, More demande au lecteur de reconnaître le principe dialectique selon lequel nous devons donner notre assentiment, à moins de faire violence à notre esprit, à une chose qui n’a contre elle qu’une simple possibilité de pure logique. Cette exigence peut paraître raisonnable, et même témoigner d’une certaine modération ; c’est ainsi que More en use dans la première partie de l’ouvrage : les démonstrations qu’il y propose de l’existence de Dieu ne sont probantes, de son propre aveu, qu’à la condition d’admettre ledit principe. Cela se gâte dans la deuxième partie, où le principe cesse d’être un principe de modération pour devenir tyrannique et arbitraire : More l’invoque dans des considérations physico-théologiques qui lui font ressusciter certains arguments de la Renaissance, en particulier l’argument de la signature des plantes. Et dans la troisième partie, les phénomènes invoqués sont ceux du spiritisme, des maisons hantées, de la sorcellerie …
La question qui se pose à propos de More est de savoir jusqu’où ses idées expriment fidèlement le fonds commun des platoniciens de Cambridge, à partir d’où elles deviennent purement personnelles. Est-il même justifié de vouloir tracer une limite ? Dans la masse des ouvrages de More, certains semblent ne pas pouvoir être mis au compte du néoplatonisme : ce sont les ouvrages théosophiques et les ouvrages cabalistiques. Les ouvrages théosophiques sont essentiellement des œuvres poétiques (Psychozoïa, Psychathanasia, Antipsychopannychia, Antimonopsychia) ; quant aux Conjectura Caballistica, dédiées à Cudworth, nous verrons de quelle manière elles concernent le projet global des platoniciens de Cambridge.
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Il est temps de pénétrer plus avant dans la pensée des platoniciens de Cambridge, en commençant par ce qui est au cœur de cette pensée, à savoir la conception de la religion. Il est préférable de parler de pensée religieuse plutôt que de théologie, les platoniciens de Cambridge ayant toujours insisté sur le fait que la religion concerne la « vie », implique une réforme de la « vie », et que cela ne se règle pas par des débats théoriques ou des subtilités intellectuelles. La notion de « vie » est donc la première que nous rencontrons, et l’aphorisme suivant de Whichcote apparaît comme le maître mot de l’école : « La religion, disait Whichcote, est l’introduction de la vie divine dans l’âme de l’homme ». Le mot est à rapprocher de cette phrase de Cudworth dans son sermon devant la Chambre des Communes : « Christ fut un maître de vie, non un maître d’école ». D’ailleurs tout le commencement de ce sermon de Cudworth déploie le concept de vie tel que l’entendaient les platoniciens de Cambridge. Le thème choisi est un passage du deuxième chapitre de la Première épître de saint Jean, où il est énoncé que connaître Dieu, c’est observer ses commandements : « Et c’est par ceci que nous savons que nous l’avons connu, à savoir si nous gardons ses commandements. Celui qui dit : Je le connais, et qui ne garde point ses commandements, est menteur, et la vérité n’est point en lui ». S’adressant à l’honorable assemblée, Cudworth fait remarquer qu’il doit y avoir bon nombre de menteurs, de faux chrétiens, parmi ceux qui noircissent des pages et des pages dans des controverses concernant le Christ, au lieu de vivre ses commandements. C’est ainsi qu’est introduite cette notion de vie, comme une connaissance supérieure à la simple connaissance intellectuelle, laquelle, reconnaît Cudworth, peut être nécessaire, mais non suffisante. Jusqu’ici, il n’y a rien qui puisse choquer une oreille protestante : contre les pratiques extérieures du catholicisme, l’accent est mis sur l’intériorisation de l’enseignement biblique. Mais quelques pages plus loin, tout va se renverser, non du point de vue de Cudworth lui-même, mais sans doute du point de vue de ses auditeurs. Voici ce que nous lisons à la sixième page du sermon : « Christ n’est pas venu seulement pour nous mettre en tête de froides opinions qui n’auraient sur nos cœurs qu’une influence réfrigérante et engourdissante. Christ était un maître de vie, non un maître d’école … Celui qui s’efforce vraiment de mortifier ses désirs, celui qui se conforme à cette vérité dans sa vie, celui dont la conscience est convaincue, celui-là est plus près de l’état de chrétien, même s’il n’a jamais entendu parler du Christ, que celui qui croit à tous les articles de foi, et renie le Christ dans sa propre vie ». Ainsi, ce qui, au commencement, était encore une condition nécessaire mais non suffisante, n’est même plus à la fin une condition nécessaire, ce qui modifie, bien entendu, le sens de la condition suffisante. Nous obtenons alors une idée nouvelle, que Whichcote exprimait avec sa netteté habituelle : « Le bon naturel d’un païen est plus religieux que le zèle furieux d’un chrétien ».
On mesure mieux l’importance de ce renversement en le confrontant à ces lignes du poète John Donne, devenu prédicateur après sa conversion à l’anglicanisme. Ces lignes, extraites justement d’un sermon, sont d’autant plus remarquables que Donne n’a pas pu connaître, de son vivant, les platoniciens de Cambridge : « Celui qui méprise les choses extérieures dans le service religieux de Dieu en viendra vite à considérer que les sacrements, les sermons et les prières publiques ne sont que des choses extérieures. Ainsi certains philosophes platoniques ont tellement raffiné la religion et la dévotion qu’à les entendre seules les premières pensées et les effusions spontanées du cœur sont dignes de servir Dieu. Que ces pensées, ces effusions, en viennent à s’incarner dans une action extérieure du corps, qu’elles conduisent à s’agenouiller, à joindre les mains, qu’elles s’investissent dans des mots et se transforment en prière, alors elles n’ont fait que passer à l’intérieur de nous pour se mélanger à nos affections, et aussi pieuses que soient nos affections, elles ne sont pas assez pures, disent-ils, pour le service de Dieu … Que soient bien-aimées, poursuit Donne, ces choses extérieures, et puisqu’il a plu à Dieu de prendre corps, ne le laissons pas nu, ni en haillons ». Ces lignes sont précieuses à plus d’un titre. Elles prouvent d’abord qu’il y avait un platonisme anglais antérieur aux platoniciens de Cambridge : réformateurs d’Oxford autour de Colet, utopistes de la Renaissance autour de Thomas More, tous amis d’Érasme, et tous influencés directement par l’école néoplatonicienne de Florence (Marsile Ficin, Pic de la Mirandole). Elles révèlent ensuite le problème particulier que pouvait poser à un protestant un tel platonisme, dès lors qu’il pousserait en terre protestante : ce platonisme se prétendrait plus puritain que le puritanisme, par l’accent mis sur la pureté. Elles montrent en outre le reproche que les protestants orthodoxes adressaient à cette tentative : cette intériorité, cette pureté, sont de mauvais aloi, elles sont un mensonge en ce qu’elles prétendent être un plus alors qu’elles sont un moins. Enfin, ces lignes indiquent la stratégie argumentative des protestants orthodoxes contre les « platoniques » : elle consiste à prendre appui sur le mystère de l’incarnation, le scandale de l’historicité du Christ. Ou bien les platoniciens vont jusqu’au bout de leur choix et refusent l’irrationalité de ce qui est extérieur : ils sont alors des « latitude men », qui réduisent la religion à un simple contenu éthique universel, rationnel, fondé sur les lumières naturelles, leur Dieu n’est plus celui d’Abraham mais celui des philosophes. Ou bien ils reconnaissent que le péché originel a corrompu notre nature, que nous ne pouvons être sauvés que par un acte de foi qui dépasse toute raison, et que l’ignorance du Christ est un véritable péché.
La grandeur des platoniciens de Cambridge est d’avoir refusé ce dilemme, comme ils ont refusé, en toute matière, toute espèce de dualisme : « Je n’oppose pas le rationnel au spirituel », disait Whichcote à Tuckney. Ils ont assumé leur « latitudinarisme »[8] sans penser que cela pouvait vouer à l’insignifiance la manifestation du Christ. Bien au contraire : rappelons que Cudworth, au moment même où il affirme la supériorité religieuse de certains païens sur certains chrétiens, insiste auprès de ses auditeurs sur la nécessité de donner un sens plein à la venue du Christ (Christ, répète-t-il, n’est pas venu pour ceci, ni pour cela, il est venu pour cela …). Ils ont voulu être pleinement protestants et platoniciens, ce qui les a conduits à se refuser certaines facilités, auxquelles succombaient parfois les écoles néoplatoniciennes antérieures, en terrain catholique. Le problème étant par exemple de concilier les enseignements des sages de l’Antiquité avec un texte biblique qu’ils n’ont pas pu connaître, une de ces facilités était de prétendre que le texte biblique est essentiellement métaphorique, ce qui adoucit la pointe de l’historicité : idée vigoureusement rejetée par Whichcote, qui maintient que le texte de l’Écriture doit être pris au sens littéral[9]. Il n’est pas certain, toutefois, que l’école ait pu toujours rester fidèle à ce principe. L’autre échappatoire consistait à prétendre que les textes sacrés avaient bien été connus des sages antiques, mais par des voies secrètes : cela revenait à opposer une histoire sainte à une autre. Une tradition, développée par Marsile Ficin, voulait ainsi qu’il y ait eu une « théologie primitive des gentils », commençant par Zoroastre, ou peut-être Hermès Trismégiste, se transmettant à Orphée et à Pythagore et s’épanouissant dans les écrits de Platon. Or cette idée semble admise par Cudworth (c’est le schéma implicite du Véritable système intellectuel de l’univers) et elle l’est en tout cas par More dans ses Conjectura Cabbalistica. Le résultat le plus regrettable de cette adhésion, c’est qu’elle les conduisait à accepter la légende d’un Pythagore contemporain de Moïse, ayant lu les Saintes Écritures, les ayant plagiées dans sa propre philosophie et ainsi transmises à Platon, légende qui trouve une illustration éclatante dans cette question rhétorique de Numénius d’Apamée, au 2e siècle après J. – C. : « Qu’est donc Platon, sinon un Moïse attique ? »[10]. Mais ni Whichcote ni Smith n’ont cru à cette histoire : Whichcote affirme au contraire expressément que les philosophes grecs ont atteint leurs conclusions, non grâce au plagiat des hébreux, mais « à l’aide de la lumière naturelle ». C’est donc bien chez les prédicateurs du mouvement qu’il faut chercher son originalité et son authenticité, Cudworth et More étant tentés par la régression. L’originalité du mouvement, c’est de « ne pas opposer le rationnel et le spirituel », mais à condition que leur synthèse se fasse sans faux-fuyants. Comment est-ce possible ?