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    Henry More (1614-1687) et les platoniciens de Cambridge

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Henry More (1614-1687) et les platoniciens de Cambridge  Empty Henry More (1614-1687) et les platoniciens de Cambridge

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 1 Mai - 20:54

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Henry_More

    http://www.daniel-pimbe.com/pages/cours-et-conferences/page-3.html

    Il existe relativement peu d’études d’ensemble en langue française sur les platoniciens de Cambridge. Les chapitres qui leur sont consacrés dans les histoires de la philosophie sont si succincts qu’on n’en retire généralement que des formules assez vides : ainsi, on parle de leur « rationalisme religieux », on signale, de ce point de vue, leur opposition au puritanisme ambiant, mais sans préciser la nature de ce rationalisme, en quoi il se distingue radicalement de celui qu’on trouvera chez Locke. De telles formules, en outre, sont présentées sans analyse de ce qui les relie entre elles : quand on nous dit que les platoniciens de Cambridge, en plus d’être des rationalistes religieux, furent « innéistes », et que leur théorie de l’espace influença Newton, nous ne voyons pas clairement ce qui fait la cohérence de ces diverses thèses.

    Il y a plus d’un demi-siècle, Alexandre Koyré avait certes consacré deux chapitres de son livre Du monde clos à l’univers infini à la théorie de l’espace de Henry More. Cette analyse approfondie risque toutefois de fausser les perspectives. Elle peut d’abord donner l’impression que la théorie de l’espace, et plus généralement la « philosophie naturelle », était la préoccupation dominante des platoniciens de Cambridge : on verra qu’au contraire leurs thèses en philosophie naturelle, et même leurs thèses philosophiques en général, sont subalternes par rapport à leur projet intellectuel central, qui est celui d’une réforme religieuse. L’importance accordée par Koyré à Henry More peut ensuite laisser supposer que ce dernier aurait été le représentant le plus important ou le chef de file des platoniciens de Cambridge : s’il l’est au jugement rétrospectif de l’histoire, il ne fut pas l’initiateur du projet intellectuel que je viens d’évoquer, projet qu’il accepta, mais dont il ne fit que développer les implications.

    Rétablir de plus justes perspectives, retrouver la cohérence des thèses, tels sont les objectifs principaux de cette conférence : on montrera en quoi consiste la réforme religieuse qui constitue le noyau dur du « platonisme » de Cambridge et pourquoi cette réforme conduit à l’affirmation d’un innéisme original, mais équivoque, ainsi qu’au développement laborieux d’une philosophie naturelle destinée à combattre l’athéisme. Mais auparavant, il faut présenter les platoniciens de Cambridge, savoir qui ils étaient, les situer par rapport à leur présent, leur passé et leur avenir.



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    Qui étaient les platoniciens de Cambridge ? La question mérite d’être prise au sérieux dans la mesure où un certain désaccord règne entre les commentateurs sur les limites exactes du groupe. Certes, tout le monde s’accorde pour attribuer cette dénomination à quatre penseurs, effectivement membres de l’Université de Cambridge, et suffisamment unis intellectuellement et humainement pour qu’on ait l’impression d’avoir affaire à un groupe, sinon à une école : Benjamin Whichcote, Ralph Cudworth, John Smith et Henry More. Certains considèrent que l’école dite des platoniciens de Cambridge se limite à ces quatre noms, estimant que les affinités qui s’étendaient au-delà ne doivent pas être prises en compte si l’on ne veut pas affaiblir la portée des thèses ainsi partagées. C’est le point de vue de Cassirer, qui refuse l’étiquette « École de Cambridge » à Nathanaël Culverwell, ce dernier n’étant, estime Cassirer, « lié à l’école que d’une manière vague »[1]. D’autres commentateurs inclinent au contraire à accorder cette étiquette, non seulement à Culverwell, mais également à Joseph Glanvill et à John Norris. Ce dernier point de vue ne semble pas devoir être accepté. Culverwell, par exemple, ne partage pas le rationalisme religieux des platoniciens de Cambridge et ne les suit pas dans leur lutte contre le puritanisme : lorsqu’il en vient à commenter le verset des Proverbes (« L’esprit de l’homme est la lampe du Seigneur », XX, 27) dont l’interprétation était une sorte de pierre de touche, il se range nettement du côté du protestantisme ordinaire. Quant à Glanvill et Norris, il faut les éliminer, non parce qu’ils étaient oxfordiens, mais parce que les affinités qu’ils entretenaient avec l’école ne portaient pas sur l’essentiel. Glanvill, ami de More, était un sceptique, par certains côtés précurseur de Hume, mais ce scepticisme en matière scientifique l’inclinait curieusement à la crédulité en d’autres matières : ainsi partageait-il avec son ami Henry More la croyance dans les histoires de sorcellerie. Si cette croyance s’inspire chez More de considérations qui tiennent à la doctrine des platoniciens de Cambridge, elle ne peut être considérée comme une thèse essentielle de l’école. Norris, lui, était malebranchiste, très proche sans doute des platoniciens de Cambridge en ce qui concerne la théorie de la connaissance, mais avec des motivations religieuses fort différentes.

    Restent donc nos quatre « Cambridge men »: Whichcote (1609-1683), Cudworth (1617-1688), Smith (1618-1652) et More (1614-1687). On est frappé par la concordance des dates de naissance et de décès, à l’exception de Smith, dont la vie a été plus brève. Ces quatre hommes sont exactement contemporains, si bien que l’école n’aura duré que le temps d’une vie humaine. On estime généralement que les idées survivent à leurs géniteurs et sont fécondées par des successeurs : rien de tel ici, en apparence. Il n’y a pas d’histoire des platoniciens de Cambridge, mais il y a un problème des platoniciens de Cambridge dans l’histoire : ils donnent l’impression de ne pas avoir d’avenir, mais également de ne pas avoir de passé, et même de ne pas avoir de présent, tant ils paraissent étrangers à leur siècle, obsolètes, par exemple dans leur façon d’écrire.

    Les origines sociales sont diverses. Whichcote est né d’une « famille ancienne et honorable » du comté de Shropshire, Smith est le fils d’un fermier du Northamptonshire, tandis que le père de More était un gentilhomme fortuné. Quant au père de Cudworth, c’était un clergyman qui fut quelque temps « fellow » à Cambridge, et plus précisément à Emmanuel College : il y a donc lieu de penser que Cudworth a reçu une première éducation très puritaine. Quant à More, nous en avons la certitude, car nous disposons de la biographie de Richard Ward[2], ainsi que de la préface autobiographique aux Œuvres complètes de 1679. Cela éclaire le contexte de la lutte engagée par les néoplatoniciens contre les puritains.

    Emmanuel College, berceau du puritanisme, devait donc devenir au XVIIe siècle un lieu de renouveau pour le platonisme. C’est là en effet que se rencontrent trois des Cambridge men, Whichcote, Cudworth et Smith. Whichcote y est admis pensionnaire en 1626 et Cudworth en 1632, un an avant que Whichcote y devienne fellow. Lorsque Smith est admis à son tour en 1636, il y reçoit d’abord l’enseignement de Whichcote, puis celui de Cudworth. Seul Henry More n’est pas d’Emmanuel : après une première éducation à Eton, il est admis à Christ’s College en 1631 : ceci correspond à la différence d’origine sociale déjà signalée.

    Mais par-delà la diversité des origines, la vie universitaire et ecclésiastique va uniformiser les destins des platoniciens de Cambridge, selon un cursus presque identique. Whichcote est B.A. en 1629, M.A. en 1640, D.D. en 1649 ; il est fellow d’Emmanuel en 1633, prévôt de King’s College en 1644, vice-chancelier en 1650-1651. La vie brève de John Smith ne lui permet pas de dépasser le diplôme de M.A., et la fonction de fellow à Queen’s College (1644). Mais Cudworth a le temps d’accomplir jusqu’au bout la carrière qui lui est tracée. M.A. et fellow d’Emmanuel en 1639, il est B.D. en 1645, « Regius Professor » d’hébreu la même année, D.D. en 1651 et obtient le mastership de Christ’s College en 1654. Ici encore, Henry More fait quelque peu exception : B.A. en 1635, M.A. en 1639, il est élu fellow de Christ ‘s College la même année, puis décline toute charge, qu’elle soit académique ou ecclésiastique, y compris le mastership de Christ’s College, qui lui est proposé en 1654 et qui sera confié à Cudworth. Cette décision, rendue possible par son aisance financière, peut avoir une autre motivation, plus conforme au platonisme ou à l’hellénisme de ces hommes : la volonté de privilégier partout la vie contemplative sur la vie active, volonté originale dans un environnement baconien.

    L’idéal contemplatif se traduit, chez ces professeurs, par une douceur de comportement, un irénisme tolérant et conciliateur qui leur sera d’ailleurs reproché par leurs adversaires puritains : on les traitera de « latitudinaires », et nous verrons jusqu’à quel point ils méritent effectivement cette qualification. C’est pourtant par une polémique que commence l’histoire des platoniciens de Cambridge. Lorsque Anthony Tuckney, l’ancien professeur de Whichcote, irrité de voir celui-ci faire référence à la raison dans ses cours et dans ses sermons, lui écrit pour le rappeler à l’ordre et le mettre en garde contre l’hérésie qui consisterait à négliger le « spirituel », propre au christianisme, au profit du « rationnel » des philosophes païens, Whichcote lui répond : « Monsieur, je n’oppose pas le spirituel au rationnel, car le spirituel est ce qu’il y a de plus rationnel ». Réponse caractéristique d’une volonté de combattre sans se plier aux règles du combat. En un sens, ces hommes qui ne firent que combattre, tant leur inactualité les menait à s’opposer à tout ce qui était moderne (puritanisme, empirisme, Hobbes, mécanisme cartésien, etc.) furent des combattants peu combatifs, déconcertant par leur attitude les simplifications militantes : ainsi, lorsque Cudworth écrivit un gros ouvrage de 900 pages pour réfuter l’athéisme, il mit une telle honnêteté à rappeler tous les arguments des athées que cela parut à beaucoup une concession bien malheureuse.

    C’est peut-être à ce refus du militantisme que les platoniciens de Cambridge ont dû de pouvoir traverser sans encombres la période troublée de la première révolution et de la restauration. Curieusement, leur opposition constante au puritanisme n’en fit pas des victimes de la révolution. Au contraire, c’est à la restauration que Whichcote perdit la prévôté de King’s College, ce qui est à peu près la seule incidence négative que l’on puisse noter. Ce fait pourrait signifier que l’opposition entre platonisme et puritanisme était considérée, à l’époque, comme une querelle interne, les platoniciens de Cambridge ayant, en quelque sorte, la prétention d’être plus puritains que les puritains. Dans ce curieux mélange de fanatisme et de tolérance qui caractérisait la vie religieuse en Angleterre, les platoniciens de Cambridge ont apporté l’élément de la tolérance, et cela les conduisit, pour deux d’entre eux, Whichcote et Cudworth, à une importance publique dépassant le cadre de l’Université. Whichcote jouissait d’un certain crédit auprès de quelques dépositaires du pouvoir sous Cromwell ; il en usa en bon « latitudinaire » : ainsi conseilla-t-il Cromwell lui-même dans le sens de la tolérance envers les juifs. Cudworth bénéficiait, dit-on, de l’amitié personnelle de Cromwell ; il fut, en 1657, au nombre des théologiens choisis par un comité du Parlement pour revoir la traduction anglaise de la Bible, travail considérable qui ne devait pas survivre à la dissolution du Parlement. C’est en 1647 que Cudworth avait prononcé devant la Chambre des Communes un célèbre sermon, point culminant du platonisme anglais ; dans le contexte politique de l’époque, il n’est pas indifférent que ce sermon ait été publié au désir exprès du Parlement. Cudworth terminait son sermon par un appel à la réforme : non pas la réforme à laquelle songeaient beaucoup de parlementaires, non pas la contestation de l’autorité politique, ni même celle de la High Church, mais la seule réforme qu’un platonicien puisse proposer : une réforme intérieure[3].

    Certains aspects de leur vie permettent de diviser les Cambridge men en deux groupes de deux : Whichcote et Smith d’un côté, Cudworth et More de l’autre. Ce qui domine chez Whichcote et Smith, c’est la vie universitaire et ecclésiastique, la parole publique et persuasive des cours et des sermons. Préoccupés avant tout d’exposer au mieux leur position religieuse et de montrer son accord profond avec les Écritures, ils le sont beaucoup moins d’analyser ses fondements et implications philosophiques. La déviation philosophique se fait chez Cudworth et More. Ni l’un ni l’autre n’entendent s’en tenir au terrain strictement religieux : s’ils veulent se battre, ce n’est pas contre des Tuckney, mais contre Hobbes et Descartes. Cudworth et More écrivirent et furent membres de la Royal Society, bien que le style lourd du premier et la grandiloquence parfois obscure du second fussent aussi peu conformes que possible aux principes stylistiques érigés par les membres de cette assemblée des temps nouveaux[4]. Pour cette raison, l’histoire a surtout retenu les noms de More et de Cudworth. Déjà de leur vivant, alors que Whichcote et Smith étaient surtout célèbres à Cambridge, la notoriété de More s’étendait bien au-delà : More avait fait le voyage de Paris, était en relation avec les membres les plus illustres de la République des Savants, avait correspondu avec Descartes, se trouvait lié à toute l’intelligentsia britannique par l’intermédiaire de son amie Lady Conway. Cudworth continuera d’influencer la pensée anglaise après sa mort, par l’intermédiaire de sa fille Lady Masham, qui constitue un lien très important entre les platoniciens de Cambridge, Locke et Newton. Pourtant, nous le verrons, c’est à Whichcote et à Smith qu’il faut toujours revenir pour trouver l’inspiration authentique des platoniciens de Cambridge, et le centre de gravité des spéculations philosophiques de More et de Cudworth.

    Whichcote n’a rien livré lui-même à l’impression, mais après sa mort, en 1698, on fit paraître un choix de ses Sermons, précédés d’une préface de Shaftesbury. Ce dernier est pour beaucoup dans la renommée des platoniciens de Cambridge au XVIIIe siècle : par une ironie de l’histoire, les idées de Whichcote triomphèrent chez celui qui avait été l’élève de Locke. Cassirer, dont on sait l’importance qu’il accorde à l’esthétique et à la morale de Shaftesbury dans sa Philosophie des Lumières, lui consacre tout le dernier chapitre de son livre sur la renaissance platonicienne en Angleterre. Il y voit un jalon entre les platoniciens de Cambridge, à la fois en retard et en avance sur leur époque, et Schiller et Goethe. Dans l’esprit de Cassirer, les platoniciens de Cambridge sont d’ailleurs eux-mêmes un jalon entre la philosophie de la Renaissance, via l’école néoplatonicienne de Florence, et la philosophie allemande de la fin du XVIIIe siècle. Le goût de Whichcote pour la formulation concise et aphoristique a dû frapper ses auditeurs. À partir de notes d’élèves et d’indications manuscrites, on publiera après sa mort un certain nombre d’anthologies de ses aphorismes, la meilleure étant celle de Samuel Salter en 1753. Ce livre des Aphorismes moraux et religieux[5] peut être considéré comme le texte central de l’école, beaucoup plus que les ouvrages monumentaux de Cudworth et de More.

    John Smith, également, fut avant tout professeur et prédicateur. De ses discours prononcés à Queen’s College à partir de 1644, année où il devint fellow, dix seulement seront publiés après sa mort grâce aux soins de Worthington : on y voit généralement l’expression littéraire la plus achevée du platonisme anglais, un point d’équilibre qui sera détruit (du moins sur le plan de l’expression) chez Cudworth et chez More.

    L’activité de Cudworth comme prédicateur fut assez pauvre, à l’exception du Sermon devant la Chambre des Communes. Dès 1645, où il devint professeur royal de langues hébraïques, il résigna ses fonctions ecclésiastiques afin de se livrer plus librement à son goût pour l’Antiquité, dont il fut sans doute le meilleur spécialiste à son époque. En 1678 parut à Londres l’ouvrage sur lequel repose sa réputation, le Véritable système intellectuel de l’univers, volume de près de mille pages. C’est peut-être le plus vaste répertoire de littérature ancienne qu’il y ait en aucune langue, et plusieurs y ont puisé toute leur érudition. Ce qui a frappé, négativement, tous les lecteurs de cet ouvrage, c’est l’absence du sens de la proportion. Cudworth ayant pour objectif la réfutation de l’athéisme, il entreprend cette réfutation dans le moindre détail, examinant tous les arguments avec une infinie minutie, traitant ce qui est accessoire, voire insignifiant, avec la même générosité que ce qui est essentiel. Cette générosité lui fut d’ailleurs reprochée, certains théologiens ayant la nette impression que la réfutation produite par Cudworth à l’encontre de plusieurs arguments des athées était moins efficace que le fait de passer ces arguments sous silence. Ce qui subsiste, pour nous, du Véritable système intellectuel, c’est la théorie des « natures plastiques ». Introduite dans le livre sous la forme d’une digression[6], cette théorie doit être comprise, certes, dans le contexte assez compliqué de la réfutation de l’athéisme, mais elle marque surtout l’intervention des platoniciens de Cambridge dans le domaine de la philosophie naturelle. Il faudra l’étudier conjointement aux idées de More, telles qu’elles s’expriment, par exemple, dans la correspondance de ce dernier avec Descartes.

    L’autre grand ouvrage de Cudworth est son Traité sur la moralité éternelle et immuable, qui ne sera publié qu’après sa mort, en 1731. Ce traité est une véritable déclaration de guerre à l’empirisme et au positivisme moral et juridique de Hobbes. Il est remarquable qu’à côté du Véritable système intellectuel de l’univers, qui est resté un gigantesque fragment[7], le Traité sur la moralité éternelle n’ait été publié qu’une cinquantaine d’années après avoir été écrit : Cassirer y perçoit la conscience de plus en plus aiguë d’un échec, d’une impossibilité radicale de communiquer avec les forces spirituelles de l’époque.

    Il est difficile de présenter tous les ouvrages de Henry More, écrivain très prolifique, trop prolifique disent tous ceux qui l’ont lu. Le manque du sens de la proportion, déjà patent chez Cudworth, devient chez lui une sorte d’incapacité de se maintenir à la hauteur intellectuelle convenable, d’où un étonnant mélange d’arguments sensés et d’absurdités. Prenons l’exemple d’un ouvrage important de More, son Antidote contre l’athéisme, livre divisé en trois parties. Dans la première partie, More demande au lecteur de reconnaître le principe dialectique selon lequel nous devons donner notre assentiment, à moins de faire violence à notre esprit, à une chose qui n’a contre elle qu’une simple possibilité de pure logique. Cette exigence peut paraître raisonnable, et même témoigner d’une certaine modération ; c’est ainsi que More en use dans la première partie de l’ouvrage : les démonstrations qu’il y propose de l’existence de Dieu ne sont probantes, de son propre aveu, qu’à la condition d’admettre ledit principe. Cela se gâte dans la deuxième partie, où le principe cesse d’être un principe de modération pour devenir tyrannique et arbitraire : More l’invoque dans des considérations physico-théologiques qui lui font ressusciter certains arguments de la Renaissance, en particulier l’argument de la signature des plantes. Et dans la troisième partie, les phénomènes invoqués sont ceux du spiritisme, des maisons hantées, de la sorcellerie …

    La question qui se pose à propos de More est de savoir jusqu’où ses idées expriment fidèlement le fonds commun des platoniciens de Cambridge, à partir d’où elles deviennent purement personnelles. Est-il même justifié de vouloir tracer une limite ? Dans la masse des ouvrages de More, certains semblent ne pas pouvoir être mis au compte du néoplatonisme : ce sont les ouvrages théosophiques et les ouvrages cabalistiques. Les ouvrages théosophiques sont essentiellement des œuvres poétiques (Psychozoïa, Psychathanasia, Antipsychopannychia, Antimonopsychia) ; quant aux Conjectura Caballistica, dédiées à Cudworth, nous verrons de quelle manière elles concernent le projet global des platoniciens de Cambridge.

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    Il est temps de pénétrer plus avant dans la pensée des platoniciens de Cambridge, en commençant par ce qui est au cœur de cette pensée, à savoir la conception de la religion. Il est préférable de parler de pensée religieuse plutôt que de théologie, les platoniciens de Cambridge ayant toujours insisté sur le fait que la religion concerne la « vie », implique une réforme de la « vie », et que cela ne se règle pas par des débats théoriques ou des subtilités intellectuelles. La notion de « vie » est donc la première que nous rencontrons, et l’aphorisme suivant de Whichcote apparaît comme le maître mot de l’école : « La religion, disait Whichcote, est l’introduction de la vie divine dans l’âme de l’homme ». Le mot est à rapprocher de cette phrase de Cudworth dans son sermon devant la Chambre des Communes : « Christ fut un maître de vie, non un maître d’école ». D’ailleurs tout le commencement de ce sermon de Cudworth déploie le concept de vie tel que l’entendaient les platoniciens de Cambridge. Le thème choisi est un passage du deuxième chapitre de la Première épître de saint Jean, où il est énoncé que connaître Dieu, c’est observer ses commandements : « Et c’est par ceci que nous savons que nous l’avons connu, à savoir si nous gardons ses commandements. Celui qui dit : Je le connais, et qui ne garde point ses commandements, est menteur, et la vérité n’est point en lui ». S’adressant à l’honorable assemblée, Cudworth fait remarquer qu’il doit y avoir bon nombre de menteurs, de faux chrétiens, parmi ceux qui noircissent des pages et des pages dans des controverses concernant le Christ, au lieu de vivre ses commandements. C’est ainsi qu’est introduite cette notion de vie, comme une connaissance supérieure à la simple connaissance intellectuelle, laquelle, reconnaît Cudworth, peut être nécessaire, mais non suffisante. Jusqu’ici, il n’y a rien qui puisse choquer une oreille protestante : contre les pratiques extérieures du catholicisme, l’accent est mis sur l’intériorisation de l’enseignement biblique. Mais quelques pages plus loin, tout va se renverser, non du point de vue de Cudworth lui-même, mais sans doute du point de vue de ses auditeurs. Voici ce que nous lisons à la sixième page du sermon : « Christ n’est pas venu seulement pour nous mettre en tête de froides opinions qui n’auraient sur nos cœurs qu’une influence réfrigérante et engourdissante. Christ était un maître de vie, non un maître d’école … Celui qui s’efforce vraiment de mortifier ses désirs, celui qui se conforme à cette vérité dans sa vie, celui dont la conscience est convaincue, celui-là est plus près de l’état de chrétien, même s’il n’a jamais entendu parler du Christ, que celui qui croit à tous les articles de foi, et renie le Christ dans sa propre vie ». Ainsi, ce qui, au commencement, était encore une condition nécessaire mais non suffisante, n’est même plus à la fin une condition nécessaire, ce qui modifie, bien entendu, le sens de la condition suffisante. Nous obtenons alors une idée nouvelle, que Whichcote exprimait avec sa netteté habituelle : « Le bon naturel d’un païen est plus religieux que le zèle furieux d’un chrétien ».



    On mesure mieux l’importance de ce renversement en le confrontant à ces lignes du poète John Donne, devenu prédicateur après sa conversion à l’anglicanisme. Ces lignes, extraites justement d’un sermon, sont d’autant plus remarquables que Donne n’a pas pu connaître, de son vivant, les platoniciens de Cambridge : « Celui qui méprise les choses extérieures dans le service religieux de Dieu en viendra vite à considérer que les sacrements, les sermons et les prières publiques ne sont que des choses extérieures. Ainsi certains philosophes platoniques ont tellement raffiné la religion et la dévotion qu’à les entendre seules les premières pensées et les effusions spontanées du cœur sont dignes de servir Dieu. Que ces pensées, ces effusions, en viennent à s’incarner dans une action extérieure du corps, qu’elles conduisent à s’agenouiller, à joindre les mains, qu’elles s’investissent dans des mots et se transforment en prière, alors elles n’ont fait que passer à l’intérieur de nous pour se mélanger à nos affections, et aussi pieuses que soient nos affections, elles ne sont pas assez pures, disent-ils, pour le service de Dieu … Que soient bien-aimées, poursuit Donne, ces choses extérieures, et puisqu’il a plu à Dieu de prendre corps, ne le laissons pas nu, ni en haillons ». Ces lignes sont précieuses à plus d’un titre. Elles prouvent d’abord qu’il y avait un platonisme anglais antérieur aux platoniciens de Cambridge : réformateurs d’Oxford autour de Colet, utopistes de la Renaissance autour de Thomas More, tous amis d’Érasme, et tous influencés directement par l’école néoplatonicienne de Florence (Marsile Ficin, Pic de la Mirandole). Elles révèlent ensuite le problème particulier que pouvait poser à un protestant un tel platonisme, dès lors qu’il pousserait en terre protestante : ce platonisme se prétendrait plus puritain que le puritanisme, par l’accent mis sur la pureté. Elles montrent en outre le reproche que les protestants orthodoxes adressaient à cette tentative : cette intériorité, cette pureté, sont de mauvais aloi, elles sont un mensonge en ce qu’elles prétendent être un plus alors qu’elles sont un moins. Enfin, ces lignes indiquent la stratégie argumentative des protestants orthodoxes contre les « platoniques » : elle consiste à prendre appui sur le mystère de l’incarnation, le scandale de l’historicité du Christ. Ou bien les platoniciens vont jusqu’au bout de leur choix et refusent l’irrationalité de ce qui est extérieur : ils sont alors des « latitude men », qui réduisent la religion à un simple contenu éthique universel, rationnel, fondé sur les lumières naturelles, leur Dieu n’est plus celui d’Abraham mais celui des philosophes. Ou bien ils reconnaissent que le péché originel a corrompu notre nature, que nous ne pouvons être sauvés que par un acte de foi qui dépasse toute raison, et que l’ignorance du Christ est un véritable péché.

    La grandeur des platoniciens de Cambridge est d’avoir refusé ce dilemme, comme ils ont refusé, en toute matière, toute espèce de dualisme : « Je n’oppose pas le rationnel au spirituel », disait Whichcote à Tuckney. Ils ont assumé leur « latitudinarisme »[8] sans penser que cela pouvait vouer à l’insignifiance la manifestation du Christ. Bien au contraire : rappelons que Cudworth, au moment même où il affirme la supériorité religieuse de certains païens sur certains chrétiens, insiste auprès de ses auditeurs sur la nécessité de donner un sens plein à la venue du Christ (Christ, répète-t-il, n’est pas venu pour ceci, ni pour cela, il est venu pour cela …). Ils ont voulu être pleinement protestants et platoniciens, ce qui les a conduits à se refuser certaines facilités, auxquelles succombaient parfois les écoles néoplatoniciennes antérieures, en terrain catholique. Le problème étant par exemple de concilier les enseignements des sages de l’Antiquité avec un texte biblique qu’ils n’ont pas pu connaître, une de ces facilités était de prétendre que le texte biblique est essentiellement métaphorique, ce qui adoucit la pointe de l’historicité : idée vigoureusement rejetée par Whichcote, qui maintient que le texte de l’Écriture doit être pris au sens littéral[9]. Il n’est pas certain, toutefois, que l’école ait pu toujours rester fidèle à ce principe. L’autre échappatoire consistait à prétendre que les textes sacrés avaient bien été connus des sages antiques, mais par des voies secrètes : cela revenait à opposer une histoire sainte à une autre. Une tradition, développée par Marsile Ficin, voulait ainsi qu’il y ait eu une « théologie primitive des gentils », commençant par Zoroastre, ou peut-être Hermès Trismégiste, se transmettant à Orphée et à Pythagore et s’épanouissant dans les écrits de Platon. Or cette idée semble admise par Cudworth (c’est le schéma implicite du Véritable système intellectuel de l’univers) et elle l’est en tout cas par More dans ses Conjectura Cabbalistica. Le résultat le plus regrettable de cette adhésion, c’est qu’elle les conduisait à accepter la légende d’un Pythagore contemporain de Moïse, ayant lu les Saintes Écritures, les ayant plagiées dans sa propre philosophie et ainsi transmises à Platon, légende qui trouve une illustration éclatante dans cette question rhétorique de Numénius d’Apamée, au 2e siècle après J. – C. : « Qu’est donc Platon, sinon un Moïse attique ? »[10]. Mais ni Whichcote ni Smith n’ont cru à cette histoire : Whichcote affirme au contraire expressément que les philosophes grecs ont atteint leurs conclusions, non grâce au plagiat des hébreux, mais « à l’aide de la lumière naturelle ». C’est donc bien chez les prédicateurs du mouvement qu’il faut chercher son originalité et son authenticité, Cudworth et More étant tentés par la régression. L’originalité du mouvement, c’est de « ne pas opposer le rationnel et le spirituel », mais à condition que leur synthèse se fasse sans faux-fuyants. Comment est-ce possible ?


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".

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    Henry More (1614-1687) et les platoniciens de Cambridge  Empty Re: Henry More (1614-1687) et les platoniciens de Cambridge

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 1 Mai - 20:55

    La possibilité de la synthèse repose sur la création d’une série de concepts qui représentent tout le « platonisme » des platoniciens de Cambridge. Le premier de la série est le concept de « nature ». Il peut paraître étrange de mentionner le concept de nature comme un concept spécialement platonicien, d’autant que Whichcote l’utilise en couple avec celui d’institution, c’est-à-dire dans un sens hérité de la sophistique. Voyons l’aphorisme 116 : « Le Bien et le Mal ne sont pas d’institution positive ; ce ne sont pas des choses arbitraires, ou dépendant du bon plaisir. Le juste, le droit, le saint, le méchant, l’impie et le sacrilège sont tels par leur propre nature. Si nous comprenons cela comme nous le devons, nous nous soumettons à la vérité, sinon nous sommes complaisants et nous vivons dans le mensonge. Les choses sont comme elles sont, indépendamment de ce que nous en pensons, et nous serons jugés par les choses comme elles sont, non par nos petites imaginations présomptueuses ». Le mensonge et la complaisance de ceux qui ne veulent pas comprendre cela, Whichcote les découvre justement chez les puritains, qu’il attaque violemment dans ce passage d’un de ses sermons, consacré à la manifestation du Christ : « Ils ne se font pas une idée juste de la religion, ceux qui la considèrent comme une limitation, une contrainte exercée sur la liberté de l’homme. Certains, pourtant, sont assez fous pour penser que si Dieu l’avait voulu, nous aurions pu vivre à notre guise, en étant libérés de ces nombreuses obligations que la religion semble nous imposer. Ceci est vraiment un mensonge tellement grand que seul le Père des mensonges pouvait l’inventer. Car la religion n’est pas une chose ennuyeuse et gênante dont nous aurions pu nous abstenir, si Dieu ne l’avait pas commandé, sans que rien n’en soit affecté. Non : il n’y a rien de tel dans la vraie religion. Et j’ose soutenir contre le monde entier qu’il n’y a rien du tout en elle qui soit au pouvoir de Dieu, et dont un homme tempérant et jouissant de sa raison voudrait être libéré, quand bien même il aurait le sceau du Ciel. Car une telle dispense serait toute à son préjudice, tout comme si le médecin, au lieu de donner le médicament salutaire, devait donner le poison ».

    Ces deux passages sont indéniablement platoniciens. Non seulement la fin, où l’opposition entre le prétendu jugement extérieur, qui n’est pas en fait un jugement, mais une médecine, et le vrai jugement, qui veut que la punition du méchant soit dans sa méchanceté même, évoque le Gorgias ou la République, mais surtout l’idée selon laquelle la loi morale s’impose à Dieu lui-même rappelle l’Euthyphron, où il est démontré que « ce qui est pieux est aimé des dieux parce qu’il est pieux, et que ce n’est pas parce qu’il est aimé des dieux qu’il est pieux ». Passage que Cudworth, dans son sermon devant la Chambre des Communes, modifie légèrement pour l’adapter à un verset de la Première épître de saint Jean[11], et principe qu’il réaffirme tout au long de son Traité sur la moralité éternelle et immuable. Ce n’est pas par Dieu que le divin est divin, c’est par le divin que Dieu est Dieu. L’erreur des puritains est d’avoir cultivé la mythologie du pouvoir de Dieu sans comprendre que ce pouvoir n’est rien d’autre que la loi de la nature. Cela les a conduits à cette folie consistant à croire que leurs adversaires auraient raison si Dieu n’avait pas commandé ce qu’il a commandé. La complicité secrète des adversaires est un argument majeur des platoniciens de Cambridge, une arme qui leur sert à démystifier toutes les formes de dualisme.

    En découlent plusieurs thèses théologiques essentielles. D’abord la thèse selon laquelle le jugement de Dieu n’est rien d’autre que le jugement de la nature. Écoutons Whichcote : « Dans toute chose, dit-il, il y a une propension naturelle à revenir à son état véritable après que celui-ci ait été dérangé par la violence : ne doit-il pas en être de même dans le règne de la grâce, dans la vie divine ? La vertu est la santé, l’état véritable, la complexion naturelle de l’âme : celui qui est vicieux dans ses actes est malade dans son esprit » (Aph. 24). « L’homme en tant qu’homme éprouve de l’aversion pour ce qui est méchant ; car le bien est dans sa nature, tandis que le mal est contraire à sa nature » (Aph. 42). « Le Ciel et l’Enfer ont tous deux leur fondement en nous. Le Ciel repose en premier lieu sur un caractère épuré, sur une réconciliation interne avec la nature de Dieu et la règle du juste. La culpabilité, l’opposition à ce qui est juste, c’est l’état intérieur de l’Enfer. La mauvaise conscience est le combustible de l’Enfer »[12] (Aph. 100). « Pour s’être opposé à sa raison, un homme est accusé aujourd’hui, et il sera condamné au grand jour du Jugement. Ce qui condamne, c’est la raison, en nous et hors de nous, et non le seul pouvoir de Dieu. Méfie-toi de toi, car tu es plus en danger d’être condamné par ta propre raison que par un pouvoir quelconque, humain ou divin » (Aph. 129). « Les injustes sont condamnés par eux-mêmes, avant d’être condamnés par Dieu » (Aph. 232), etc.

    De tels propos rapprochent les platoniciens de Cambridge de certaines thèses majeures de la philosophie occidentale, en particulier celle qui pose le péché comme un néant, un simple défaut, une ignorance ou une maladie, pour parler comme Platon. Mais qu’en est-il du péché originel, corruption et perversion de notre nature, qui pourrait rendre caduque toute cette argumentation, ainsi que la référence aux sages de l’Antiquité ? Sur ce point, il faut bien le reconnaître, c’est un christianisme nécessairement affadi que Whichcote et ses amis peuvent concilier avec le platonisme. More faisait-il exception, lui qui écrivait que « le péché originel est cette inclination excessive et presque irrésistible envers ce qui est mal » ? Les puritains ont dû être scandalisés par le « presque » ! Ils ont dû être encore plus choqués d’entendre Whichcote affirmer que « Nous ne sommes pas nés avec des habitudes, mais avec des facultés » : qu’en est-il alors de la « nature habituelle » du péché originel ? Whichcote n’a jamais hésité là-dessus : le péché, disait-il, "est le défaut d’une créature faillible, et comme tel il est réversible ».

    Leur théorie de la nature conduisait les platoniciens de Cambridge à s’opposer au puritanisme sur la grâce et la prédestination. Ce thème fut un point d’hérésie classique chez les protestants : platoniciens de Cambridge et arminiens hollandais se retrouvaient dans une même hostilité à la prédestination calvinienne. À la suite de saint Augustin, les réformateurs adoptèrent une conception qui rendait la prédestination indépendante du libre arbitre de l’homme. Cette prédestination provenait d’un décret éternel et inviolable de Dieu. Calvin en donna la formulation la plus ferme : « Nous appelons prédestination le conseil éternel de Dieu, par lequel il a déterminé ce qu’il voulait faire de chaque homme. Car il ne les crée pas tous en pareille condition, mais ordonne les uns à la vie éternelle et les autres à l’éternelle damnation. Ainsi, selon la fin à laquelle est créé l’homme, nous disons qu’il est prédestiné à mort ou à vie »[13]. L’assurance du salut est ainsi mise hors de portée du pouvoir humain. Mais, rétorquaient les adversaires de cette théologie, l’arbitraire est érigé en règle de la décision divine.

    Pour les platoniciens de Cambridge, c’est le point où le puritanisme montre sa folie : soucieux de rendre le salut indépendant du pouvoir humain, il ne trouve d’alternative qu’en dotant Dieu d’un pouvoir arbitraire, sans comprendre que la seule vraie riposte est d’éliminer toute idée de pouvoir : « La loi naturelle consiste dans la raison, dans ce qui est juste et convenable. Séparée de la raison et du juste, la volonté compte pour rien ; et nos appréhensions du juste sont réglées par la nature des choses. Il est contraire à la raison de donner la volonté ou le pouvoir comme étant la raison. La volonté n’est ni la règle, ni la justification de quoi que ce soit » (Aph. 561). Sans s’embarrasser de nuances relatives au « supralapsisme » ou à l’ « infralapsisme »[14], les platoniciens de Cambridge adoptent d’emblée, face au puritanisme, la position de Pelage face à saint Augustin, d’Érasme face à Luther. Voyons ce qu’écrivait Cudworth en 1668, dans une lettre à Limborch : « En examinant avec soin les matières éthiques, j’ai vu avec évidence que la nature du bien et du mal était immuable et ne dépendait pas du jugement de Dieu lui-même … Il m’était impossible d’attribuer à Dieu ces horribles décrets par lesquels il condamnerait sans rémission des hommes innocents, rendus coupables et pécheurs de la façon la plus arbitraire, à expier dans un supplice éternel … Et depuis ce temps un grand nombre de membres de notre Université, convaincus par cette seule vérité, ont rejoint le camp des remonstrants »[15]. C’est la position que Cudworth soutiendra tout au long du Traité sur la moralité éternelle et immuable, et dont il cherchera à établir les fondements philosophiques dans le Véritable système intellectuel de l’univers, le matérialisme athée étant selon lui le seul fondement possible pour le fatalisme et la prédestination. Un récit de More, extrait de sa biographie par Ward, est également révélateur : « J’ai été élevé jusqu’à presque quatorze ans par des parents et un maître qui étaient de grands calvinistes … Ni à Eton ni nulle part ailleurs je ne pus adhérer à cette dure doctrine concernant la prédestination … J’avais une telle aversion en moi-même à l’égard de cette opinion, et une confiance si assurée dans la justice et la bonté divines, qu’un jour, songeant à toutes ces choses et me remémorant la doctrine de Calvin, je pris envers moi-même, sérieusement, l’engagement que voici : si j’étais un de ceux qui sont prédestinés à l’Enfer, où tout n’est que malédiction et blasphème, pourtant je m’y comporterais avec patience et soumission envers Dieu, étant bien persuadé que si je m’humiliais ainsi il ne me maintiendrait pas longtemps en ce lieu. Cette méditation, et l’endroit où elle survint, sont restés solidement dans ma mémoire, comme si la chose avait eu lieu depuis un jour ou deux ». Mais c’est chez Whichcote que l’on trouve l’expression la plus juste de cette rébellion contre le culte fanatique du principe de pouvoir : « Ce n’est pas diminuer la toute-puissance, ce n’est pas limiter l’omnipotence, que de dire qu’une chose étant posée, une autre suit nécessairement. Ainsi, par exemple, si Dieu fait une promesse, il doit la tenir ; s’il crée un être intelligent et doué de volonté, il doit le traiter comme tel … Ceci respecte la raison et a le soutien de l’Écriture … Il y a en Dieu ce qui est bien plus beau que le pouvoir, la volonté, la souveraineté, à savoir la vertu, la bonté, la justice, la sagesse … »

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    Les conceptions des platoniciens de Cambridge peuvent paraître banales si on les considère comme des thèses philosophiques, elles le sont beaucoup moins si on les prend pour des thèses religieuses, ce qu’elles étaient dans l’esprit de leurs défenseurs. C’est encore plus vrai lorsqu’on aborde le deuxième grand concept platonicien à fonction synthétique, le concept de « raison ». Le rationalisme des platoniciens de Cambridge a souvent été souligné par les commentateurs, qui citent à l’envi cet aphorisme si explicite de Whichcote : « Rien n’est aussi foncièrement rationnel que la religion ; rien ne peut, autant qu’elle, se justifier par soi-même ; rien n’a une raison aussi pure à faire valoir en sa faveur » (Aph. 457). Pour savoir ce qu’il faut entendre par raison, revenons au sermon de Cudworth, prêché devant la Chambre des Communes. Voulant persuader ses auditeurs de la supériorité de la vie sur la froide connaissance livresque, Cudworth s’exprime ainsi : « Les mots et les syllabes, qui ne sont que des choses mortes, ne peuvent d’aucune manière nous communiquer les notions vivantes des vérités célestes. Les mystères de la vie divine, de la nature nouvelle, ne peuvent être écrits ni parlés, le langage et ses expressions ne peuvent les atteindre ; ils ne peuvent être véritablement compris que si l’âme elle-même, enflammée de l’intérieur, est éveillée à cette vie ». Si une telle idée peut être située dans le prolongement de la phrase de saint Jean qui sert de thème au sermon, elle nous reconduit plutôt dans les parages du platonisme ; du Platon du Banquet, du Phèdre ou du Phédon, mais surtout du Plotin des Ennéades, le plus souvent cité par les Cambridge men : « Celui qui voit, avant d’en arriver à la contemplation, doit s’être apparenté et s’être fait semblable à ce qui doit être vu. Jamais notre œil ne pourrait regarder le soleil s’il ne devenait lui-même de la nature du soleil. L’âme de même ne saurait voir le beau que si elle est elle-même devenue belle. Que tout homme d’abord devienne divin et beau s’il veut arriver à contempler Dieu et la beauté »[16]. Il faut être pour connaître : c’est dans ce contexte que les platoniciens de Cambridge situent ce qu’ils appellent la raison, à la fois raison humaine et raison des choses, participation de la raison humaine à la raison des choses. Ceci est vrai même chez le sobre Whichcote : « Rien de ce qui constitue la raison des choses ne peut être refusé par la raison de l’homme » (Aph. 28). « Le jugement du juste, c’est notre raison percevant la raison des choses » (Aph. 33). « La raison est le gouverneur divin de la vie humaine, elle est la véritable voix de Dieu » (Aph. 76).

    Il ne peut plus être question ici de latitudinarisme. Cette qualification pouvait convenir relativement du concept de nature, qui, couplé à celui d’institution, permettait de séparer, dans la religion, le noyau naturel universel et les commandements contingents. Mais la raison, telle que l’entendent les platoniciens de Cambridge, englobe toute la religion. Car, énonce Whichcote, « la raison découvre ce qui est naturel, la raison reçoit ce qui est surnaturel » : phrase remarquable en ce qu’elle annule la dualité après l’avoir posée, comme doivent être éliminées toutes les dualités. Whichcote développe ainsi sa pensée : « Dans le premier cas nous sommes faits pour savoir ; dans le second nous sommes appelés à nous rendre dignes de partager les desseins de Dieu. Par le premier nous savons ce que Dieu est, et qu’il est ; par le second, ce qu’il voudrait que nous fassions ». Par conséquent, « loin d’être une ennemie de la foi, la véritable raison dispose et qualifie tout homme à recevoir les articles de foi imposés par Dieu » (Aph. 644), car « nulle part la raison humaine n’est aussi satisfaite que dans les articles de la foi » (Aph. 943). Il n’est nullement question de faire de la raison humaine la mesure de toutes choses, ni d’établir la « raisonnabilité » (reasonableness) de la religion chrétienne, au sens où Locke l’entendra[17]. C’est Dieu, comme le disait Platon, qui est la mesure de toutes choses[18] ; quant à nous, « plus nous ressemblons à Dieu, et mieux nous l’adorons » (Aph. 248). C’est lorsqu’il est question de raison que le discours des platoniciens de Cambridge se démarque de celui du « rationalisme ».

    Il n’est pas illégitime, dès lors, de parler d’un rationalisme mystique où seraient unis le sobre Whichcote et l’enthousiaste Henry More. Certes, Whichcote nous a bien dit que « la religion chrétienne n’est pas mystique, symbolique, énigmatique, emblématique ; elle est désincarnée, intellectuelle, rationnelle, spirituelle ». Mais remarquons que la séquence positive culmine dans le mot « spirituel », que Whichcote refuse d’opposer à « rationnel », mais également de réduire à rationnel : c’est au contraire le rationnel qui s’élève au spirituel. La raison n’a pas pour fonction de démystifier, de supprimer le mystère. Dans ce mysticisme rationnel, l’influence de Plotin est prépondérante : Coleridge dira, avec une certaine vraisemblance, que les platoniciens de Cambridge seraient mieux nommés les « plotiniens de Cambridge ». Quoi qu’il en soit, le texte biblique dans lequel les Cambridge men ont vu l’expression la plus pure de cette conjonction du rationnel et du spirituel est ce passage des Proverbes où il est dit : « C’est une lampe du Seigneur que l’esprit de l’homme ; elle sonde vers les choses les plus profondes »[19]. L’orthodoxie protestant inclinait à interpréter ce passage dans un sens restrictif, afin de renforcer la dualité entre rationnel et spirituel. C’est ce que l’on trouve par exemple chez Culverwell, pourtant associé parfois, mais à tort, à l’école platonicienne de Cambridge. C’est le cas également chez Peter Sterry, objet de la même méprise, et qui écrivait : « Quoique la lampe de la Raison dépasse en lumière les vers luisants de la sensation, pourtant elle n’est qu’une lampe et non le soleil lui-même ; ce n’est pas elle qui fait le jour ; elle ne brille que dans l’obscurité de la nuit ». D’esprit tout différent est cet aphorisme de Whichcote : « L’esprit de l’homme est la lampe du Seigneur : éclairé par Dieu, et nous éclairant vers Dieu. Res illuminata illuminans » (Aph. 916). Toutefois, cette ambivalence de l’illumination montre la limite de l’influence plotinienne, ce à quoi Whichcote et John Smith ont sans doute été le plus sensibles. En tant que païen, Plotin pouvait affirmer que l’homme réussit, sans avoir besoin d’être aidé, l’union avec le divin, mais les platoniciens de Cambridge, en tant que chrétiens, considéraient la lampe du Seigneur comme un don de Dieu dirigé vers Dieu, comme « une lampe allumée par Dieu est devant servir à discerner et à découvrir Dieu », pour reprendre une expression de Whichcote dans un de ses sermons.

    S’il faut être pour connaître, l’homme ne peut connaître le divin qu’en étant lui-même divin : « Révère Dieu en toi-même : Dieu est plus dans l’esprit de l’homme que partout ailleurs, car c’est nous (et seulement nous ici-bas) qui sommes faits à l’image de Dieu » (Aph. 798). Ce thème de la déification de l’homme est la plus grecque des idées épousées par les platoniciens de Cambridge. Les expositions de ce thème tournent souvent autour de la métaphore de la semence, implicite dans le concept de la déiformité humaine : « C’est de sa postérité [David] que Dieu, selon sa promesse, a suscité Jésus comme Sauveur à Israël »[20]. Parfois, cette semence est interprétée comme le Logos de Dieu implanté dans l’âme humaine. Mais les platoniciens de Cambridge, conformément à la priorité du sens littéral, rapprochaient également leur métaphore de la prophétie de la « postérité de la femme », traditionnellement identifiée au Christ : « Je mettrai inimitié entre ta postérité et sa postérité ; celle-ci te brisera la tête, et tu la blesseras au talon »[21]. La postérité de la femme n’est-elle pas cet aspect de la nature déiforme de l’homme qui, grâce à sa déification, peut remporter la bataille contre « la postérité de l’Esprit Malin, perpétuellement en inimitié avec la postérité de Dieu »[22] ?

    L’homme-Dieu (et non le dieu-homme) n’était pas considéré seulement comme un assistant de l’homme dans la bataille contre l’Esprit Malin, mais surtout comme le premier modèle de l’homme, au sens platonicien. Le Christ n’est pas seulement une réalité dans l’histoire, il est également une réalité dans les replis les plus intimes de l’âme individuelle. Cette double manifestation, « Christ within and Christ without » (More), était conçue comme le témoignage le plus clair du double don divin : grâce et libre arbitre. C’est sur ce point, évidemment, que la synthèse des influences païennes et chrétiennes est la plus difficile : le scandale de l’humilité et de l’abaissement du Christ n’est pas pris en compte. Et qu’en est-il de la Passion du Christ ? Cudworth n’y fait qu’une rapide allusion dans son sermon devant la Chambre des Communes, et le seul aphorisme qu’on trouve à ce sujet chez Whichcote laisse perplexe : « La grande excellence du sacrifice du Christ a consisté dans les considérations morales qui s’y rapportent » (Aph. 1104).

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    La même difficulté se retrouve dans le développement du troisième et dernier concept platonicien à fonction synthétique, le concept d’ « amour ». C’est le point culminant de la théologie des platoniciens de Cambridge, mais c’est aussi le point culminant de toutes les équivoques. Le problème, bien entendu, est de rendre conciliables la conception païenne de l’amour, toujours dirigé de l’inférieur vers le supérieur (c’est le cas de l’Éros platonicien), et le concept chrétien d’un Dieu qui va jusqu’à s’humilier par amour. Ces deux conceptions doivent être conciliées pour que le néoplatonisme chrétien soit consistant ; et en même temps, elles ne le peuvent pas : rien, dans la pensée grecque, n’évoque l’idée d’un Dieu d’amour, tout l’interdit, même, surtout le concept hellénique d’amour. Lorsque John Smith, dans son discours le plus long et le plus important, sur l’Excellence et la noblesse de la vraie religion, affirme que Platon « parle quelquefois de l’amour divin, qui ne naît pas de l’indigence, comme le fait l’amour créé, mais de la plénitude et de la surabondance », il pense à ce passage du Banquet où Platon nous dit, à propos de l’homme parvenu au terme de l’initiation amoureuse, de l’homme capable d’ « enfanter la vertu véritable », qu’il revient à cet homme d’être « aimé des dieux ». Mais que signifie exactement ce passage ? Fils de Pénurie et d’Expédient, condamné par sa naissance à l’insatisfaction, l’amour se transmue, dans sa forme la plus élevée, en un accomplissement assez proche de la perfection des dieux pour que ces derniers, tout en demeurant insensibles aux affections humaines, le reconnaissent et se penchent avec amitié sur le mortel qui l’éprouve. Il y a un abîme entre cette reconnaissance et l’amour de Dieu tel que le conçoivent les chrétiens. Whichcote respecte davantage la vérité historique, mais tente malgré tout de la tordre à son profit, dans l’aphorisme suivant : « Le principe platonicien de la création, Éros et Pénia, signifie l’activité de l’amour divin et le non-être de toutes les créatures » (Aph. 1131).

    Ne distinguant pas entre Éros et Agapè, les platoniciens de Cambridge ont considéré l’amour comme une entité unique, « issue des centres de Dieu lui-même à l’intérieur de nous, vertu protoplastique de notre être ». Cette idée de base les conduisit à plusieurs conclusions. Ils ont cru que la religion est un « lien d’union entre Dieu et l’homme et entre l’homme et l’homme », imposant à chacun, par conséquent, des responsabilités envers l’autre. Ils ont cru que Dieu avait instillé dans l’homme « un génie secret pour l’humanité, un penchant qui l’incline à prendre en considération tout être de son espèce », ce qui nous oblige, en déduisaient-ils, à « détester cette doctrine[23] qui dit que Dieu a créé les hommes dans un état de guerre ». Ils ont cru par-dessus tout que l’homme ne devait jamais « se centrer lui-même en lui-même », mais devait chercher à « sortir de lui-même » pour atteindre ce que Smith appelle « self-nothingness ». C’est là le point le plus élevé de leur enseignement éthique.



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    Il est temps de passer à la théorie de la connaissance des platoniciens de Cambridge. D’après ce qui vient d’être dit, on devine sans peine qu’ils ne furent pas empiristes. Ils comptent parmi les plus farouches défenseurs de l’innéisme à leur époque : non seulement l’innéisme en matière de connaissance, mais aussi l’innéisme moral. C’est à Cudworth que revient la tâche de développer particulièrement cet aspect de la doctrine : l’innéisme de la connaissance dans le Véritable système intellectuel de l’univers, l’innéisme moral dans le Traité sur la moralité éternelle et immuable. Cudworth connaît Descartes, mais il ne se réfère jamais à l’innéisme de Descartes. Ses références, comme toujours il les trouve dans l’Antiquité : chez Platon, bien entendu, avec la théorie de la réminiscence (Cudworth manifeste autant d’enthousiasme que Leibniz pour l’épisode du petit esclave dans le Ménon), mais aussi avec la critique du sensualisme et la théorie du jugement dans le Théétète ; cette dernière référence est rapprochée par Cudworth de la tradition stoïcienne des notions communes.

    Que les sources de l’innéisme cambridgien soient étrangères à Descartes, cela présente un certain intérêt si l’on songe que c’est sans doute cette conception que Locke a en vue lorsqu’il critique les idées innées au commencement de l’Essai sur l’entendement humain. Le lecteur français, qui s’attend à trouver une critique de Descartes, est parfois dérouté : Locke semble critiquer un innéisme vulgaire, caractérisé en particulier par la confusion entre le logique et le temporel, entre ce qui doit précéder à titre de condition de possibilité et ce qui a été pensé consciemment auparavant. En montrant les aberrations auxquelles conduit la seconde idée, mais en évitant de spécifier la première, Locke semble avoir la partie trop facile. Mais c’est que les platoniciens de Cambridge commettaient eux-mêmes la confusion. Voici un passage tout à fait révélateur, extrait de la préface autobiographique écrite par More pour l’édition latine de ses œuvres complètes : « Même dans ma prime enfance, un sens interne de la présence divine était si fort en moi que je croyais fermement que chaque action que j’accomplissais, chaque mot que je prononçais, chaque pensée que j’acceptais, devaient être connus de Dieu … À cet âge, ni la raison, ni la réflexion philosophique, ni aucune instruction n’avait pu m’enseigner cette croyance. Je savais cela, simplement, par une perception interne dont j’étais doué originellement. Et si nos sophistes de maintenant objectaient que je possédais ce sens à cause de mon origine et de mon éducation, et parce que mes parents étaient des personnes très pieuses et religieuses, alors je leur demanderais comment il se fait que je n’aie pas en même temps absorbé les dogmes de Calvin, que mon père, mon oncle, ainsi que ma mère, acceptaient avec tant d’ardeur … »

    On peut, bien entendu, parler à ce propos d’innéisme vulgaire, et faire remarquer que More, avec sa « perception interne originelle », reste bien empiriste dans sa critique de l’empirisme. Ce serait méconnaître que nous n’avons pas affaire ici, en fin de compte, à une véritable théorie de la connaissance, mais à l’extension naturelle d’une conception religieuse. Ce que les platoniciens de Cambridge contestaient dans l’empirisme de leurs contemporains, ce n’était pas le principe épistémologique de l’empirisme, l’idée selon laquelle toute connaissance se fonde sur l’expérience, c’était l’étroitesse du concept d’expérience proposé par les empiristes, c’était le sensualisme plus que l’empirisme proprement dit. Les platoniciens de Cambridge voulaient faire valoir les droits d’une expérience religieuse et éthique dont les modalités ne sont pas celles de l’expérience sensible. En cela, ils étaient bien fidèles à l’esprit de Platon : la réminiscence n’a jamais signifié l’innéisme au sens épistémologique, mais un mode différent d’acquisition. Finalement, ce qu’on pourrait reprocher aux platoniciens de Cambridge, c’est plutôt leur acceptation, exempte de critique, de tout contenu d’expérience, une sorte d’empirisme intégral : cela les rend ouverts à toutes les découvertes, mais malencontreusement ignorants des exigences méthodologiques et critiques propres à l’expérience scientifique.

    Allons plus loin. L’étroitesse du concept empiriste d’expérience tient à ce qu’on en limite le champ à l’expérience sensible, où nous subissons passivement un pouvoir arbitraire. Il y a donc une affinité profonde entre les critiques adresses au puritanisme dans le domaine religieux et les critiques adressées à l’empirisme sur le plan de la connaissance. Whichcote reprochait aux puritains de donner implicitement raison à leurs adversaires en soumettant tout le contenu de la religion au pouvoir arbitraire de Dieu. Or les adversaires des puritains, ce sont justement les empiristes. En tant que défenseur le plus radical et le plus consistant de la politique de la High Church anglaise, Hobbes était aux antipodes, politiquement et religieusement, du puritanisme, et pourtant les raisons des uns sont les raisons des autres : la même idolâtrie du pouvoir, de la volonté absolue. En s’opposant aux uns et aux autres, en dénonçant la complicité secrète des adversaires, les platoniciens de Cambridge occupaient leur propre place dans la constellation de la pensée anglaise du XVIIe siècle.

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    Il nous reste à étudier la philosophie naturelle des platoniciens de Cambridge. Ici encore, il s’agit d’un développement spécifique de leur pensée religieuse, développement commandé par l’idée de lutte contre l’athéisme : la lutte sera menée par Cudworth contre Hobbes et par Henry More contre Descartes. Car l’athée n’est pas seulement celui qui nie l’existence de Dieu, c’est aussi celui qui affirme tellement la transcendance de Dieu qu’il n’en a pas besoin pour expliquer le monde tel qu’il est. La philosophie naturelle des platoniciens de Cambridge est donc animée par un souci semblable à celui de Bentley lorsqu’il réclame l’aide de Newton : il faut critiquer les athées en montrant les insuffisances de leur physique, car Dieu intervient dans le monde. Mais dès le départ, une dimension spécifique aux platoniciens de Cambridge est à noter : en vertu des conceptions religieuses de l’école, cette intervention de Dieu ne doit pas être assimilée à un pouvoir souverain et arbitraire. Ce que la physique est censée nous apprendre, ce n’est pas le sauvetage miraculeux d’un monde qui périrait s’il était livré à lui-même. Cudworth est très clair sur ce point ; voici comment il pose, dans le Véritable système intellectuel de l’univers, l’alternative à éviter absolument : « Ou bien, écrit-il, il faut supposer que Dieu fait tout dans le monde immédiatement, et fabrique chaque moustique, chaque mouche, pour ainsi dire, de ses propres mains, ce qui ne semble pas tellement convenable à Dieu et rendrait sa Providence pénible et affolante pour la compréhension humaine, ou alors que tout le système de cet univers corporel doit résulter uniquement d’un mécanisme fortuit, sans être dirigé par un esprit ; hypothèse qui, une fois admise, conduirait incontestablement, degré par degré, à supplanter et à saper toute forme de théisme ». Cette alternative, il faut absolument la refuser, ne pas choisir entre ses deux branches. Certes, la seconde mène directement à l’athéisme, car elle nie l’idée même d’un « système intellectuel de l’univers », mais la première ne constitue pas le « véritable » système intellectuel de l’univers. Il y a, comme toujours, une complicité secrète entre ces deux tendances ennemies, complicité dont More trouvera une illustration éclatante dans la philosophie de Descartes, où l’on peut dire aussi bien que Dieu fait tout et qu’il ne fait rien, ce qui est une forme particulièrement perverse de l’athéisme.

    L’athéisme est donc tout entier dans l’alternative, et le théisme dans le refus de l’alternative. Conséquent avec lui-même, le platonisme de Cambridge va chercher, comme en tout domaine, une médiation, une conciliation, que Cudworth nommera la « Nature plastique », et More l’ « Esprit de la nature », deux concepts parfaitement interchangeables puisque More indique que son Esprit de la nature est « plastique », tandis que Cudworth signale que sa Nature plastique est « spirituelle ». Nous avons là le principe explicatif de la physique des platoniciens de Cambridge. À ce principe explicatif, les deux auteurs s’accordent pour attribuer deux fonctions curieusement contradictoires en apparence : d’une part, rendre compte de ce que le mécanisme fortuit ne peut pas expliquer, à savoir la finalité naturelle (thème platonicien-leibnizien bien connu), d’autre part rendre compte des erreurs, des échecs de cette finalité. Ici encore, le platonisme de Cambridge est cohérent : s’en tenir à la première fonction, ce serait de nouveau accorder à Dieu un pouvoir souverain sur une matière absolument soumise. Le médiateur représente la spiritualisation de la matière, ce qui la rend apte à obéir positivement à Dieu, mais il est également la matérialisation de l’esprit.

    Sur le plan strictement scientifique, le bilan est pauvre, et même catastrophique à certains égards. On peut certes créditer les platoniciens de Cambridge d’une grande ouverture d’esprit, d’une remarquable absence de préjugés : ils ont accueilli favorablement toutes les découvertes scientifiques de leur époque, en particulier tout ce qui peut être mis à l’actif de la philosophie mécaniste. Car, Cudworth et More y insistent toujours, le mécanisme en lui-même n’est pas athée : il ne l’est que lorsqu’il se crispe dans l’alternative indiquée plus haut, lorsqu’on veut en faire la seule explication de l’univers, comme c’est le cas chez Hobbes et Descartes.

    On voit immédiatement le revers de la médaille à propos d’une telle tolérance. Elle signifie d’abord une sorte de cécité à l’égard des enjeux philosophiques de la physique : refusant tous les dualismes, les platoniciens de Cambridge n’ont pas compris qu’il y avait quand même quelques choix à faire. Elle confine ensuite à l’éclectisme. Les platoniciens de Cambridge ont considéré la science comme un recueil hétéroclite de faits, sans avoir la moindre notion des problème méthodologiques que pose l’établissement d’un fait scientifique : dans l’idée que More, par exemple, se fait de la science, les découvertes de Harvey voisinent sans difficulté avec les plus sombres histoires de revenants et de maisons hantées, censées fournir la preuve d’une existence physique de l’esprit. Enfin, bien entendu, le médiateur plastique n’est rien d’autre, malgré les protestations de Cudworth, qu’une puissance occulte, une manière d’expliquer des phénomènes incompréhensibles par un principe encore plus incompréhensible. C’est ce que faisait déjà remarquer, à l’époque, Joseph Glanvill, certes ami de More, mais plus fidèle encore à son scepticisme fondamental : « La faculté plastique est une jolie expression ; mais ce que c’est, comment cela fonctionne, d’où cela vient, nul ne peut l’apprendre … Les principes platoniques ne sont pas près de résoudre l’énigme : on peut toujours supposer que l’âme fabrique les corps et construit sa propre maison, mais selon quelle méthode et avec quels moyens, cela reste tout aussi inconnu ».

    Plus intéressants, sans doute, sont les efforts des platoniciens de Cambridge pour préciser le statut ambivalent du médiateur plastique (chez Cudworth), ou, mieux, pour déterminer la condition de possibilité de son exercice (chez More, dans sa théorie de l’espace). Cudworth va chercher ses références, bien entendu, dans les théories antiques de l’Âme du Monde, mais surtout dans le concept de « nature » chez Aristote. Il reprend la comparaison de la nature semblable à un médecin qui se soigne lui-même[24], mais il est conscient des limites de cette comparaison : alors que l’action du médecin, même dirigée vers lui-même, suppose une extériorité fondamentale, la nature agit intérieurement, ce que signifie le mot « plastique ». Par ailleurs, l’action du médecin est consciente, tandis que la nature agit instinctivement, à l’aveugle. La comparaison est donc développée pour faire apparaître, de façon ambivalente, la supériorité et en même temps l’infériorité de la nature dans son mode d’action. Limite inférieure de tout ce qui est supérieur, limite supérieure de tout ce qui est inférieur, la Nature plastique n’est que l’instrument dont Dieu se sert pour parvenir à ses fins, un pouvoir « ectypal » tandis que Dieu détient le pouvoir « archétypal »[25].

    La théorie de l’espace de Henry More, qui est ce que l’histoire retient généralement – pour des raisons évidemment récurrentes – de l’œuvre des platoniciens de Cambridge, correspond au besoin de déterminer la condition de possibilité de l’exercice du Médiateur plastique. Si Dieu doit agir sur le monde par l’intermédiaire d’un Esprit de la nature, ces trois termes (Dieu, l’Esprit de la nature, le monde) doivent se rencontrer et jouir par conséquent d’une propriété commune. Cette propriété commune, c’est l’espace : la matière est étendue dans l’espace sous la forme de l’impénétrabilité, l’Esprit (ainsi que les esprits) est étendu dans l’espace sous la forme de la pénétrabilité, de la contraction et de la dilatation (l’ensemble de ces caractères constituant ce que More appelle la « spissitude » essentielle de l’esprit), Dieu est étendu dans l’espace sous la forme de l’omniprésence, qui lui permet d’être toujours en contact avec tout.

    Cette théorie de l’espace est antérieure à la controverse épistolaire avec Descartes, et elle se développera encore après la fin de cette controverse. En 1646, Henry More avait publié un poème philosophique, Democritus platonissans. Comme Cudworth, More va chercher chez les anciens atomistes athées des éléments essentiels de sa conception religieuse, en l’occurrence ici la théorie du vide et des atomes, c’est-à-dire, nous dit More, d’un espace infini hors du monde, mais aussi d’un vide à l’intérieur du monde. Or cette idée, prétend More, faisait pratiquement l’unanimité chez les anciens. Même ceux des philosophes qui firent le monde fini admettaient l’existence d’un espace infini hors du monde : c’est le cas pour Aristote, pour les Stoïciens aux dires de Plutarque, et pour Platon qui « dit dans son Phèdre qu’au-dessus du ciel le plus haut, où il place les âmes les plus pures, il y a un certain lieu supra-céleste … » Nous voyons ici à l’œuvre Henry More en tant qu’historien de la philosophie ! Il est clair que le thème « du monde clos à l’univers infini » lui est totalement inconnu. D’une façon générale, la conception que les platoniciens de Cambridge se faisaient de l’histoire des idées revient à soutenir qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil : beaucoup moins sensibles que les baconiens de la Royal Society à l’idée d’un progrès des connaissances depuis l’Antiquité, ils sont complétement insensibles à l’idée d’une rupture, qui nous paraît pourtant si évidente. Quoi qu’il en soit, Henry More, dans ce poème, chante un hymne à l’infinité des mondes.

    Vient ensuite l’échange de lettres avec Descartes, de 1648 à 1650. Comme Alexandre Koyré consacre à cette correspondance tout un chapitre de son livre, on se contentera d’insister sur les points suivants :

    1) Henry More a d’abord encensé Descartes parce qu’il ne l’avait pas compris, le prenant pour un spiritualiste dans la tradition platonico-stoïcienne. Il a mis un certain temps à saisir le dualisme cartésien, à comprendre que ce dualisme s’oppose à l’idée d’une action de l’esprit sur la matière, donc que Descartes est, de son point de vue, un athée.

    2) Contre l’ontologie cartésienne, qui affirme l’identité de la substance (matière) avec son attribut principal (espace), More essaie de montrer que rien n’est plus différent que la matière et l’espace, à tel point qu’il suffit de prendre le contraire d’un caractère spécifique de l’une pour trouver un caractère spécifique de l’autre.

    3) More ne conteste pas, bien au contraire, que l’espace soit l’attribut d’une substance. Ce qu’il conteste, c’est le principe ontologique moderne selon lequel l’attribut principal d’une substance rend celle-ci intégralement connaissable. Puisqu’il peut y avoir de l’espace sans matière, puisqu’il faut bien que cet espace soit l’espace de quelque chose, et puisqu’il n’est pas nécessaire que l’attribut révèle la substance, nous dirons que l’espace est l’attribut de l’esprit, « comme l’ont affirmé jadis les pythagoriciens ». De même que Cudworth[26], More est persuadé que l’atomisme est d’origine pythagoricienne, qu’il a été lié d’abord à une pensée spiritualiste, et qu’il a été dévoyé dans un sens matérialiste et athée par Démocrite et Épicure.

    4) Sur un point, la correspondance avec Descartes incitera More à changer d’avis. Descartes l’a convaincu qu’il ne faut pas parler de l’infinité du monde (dans l’espace, selon More), ou en tout cas que le mot « infini » ne doit pas être pris dans un sens univoque relativement au Créateur et à la créature. Dans l’Enchiridium metaphysicum de 1671, il reniera le délire poétique de sa jeunesse. Se manifeste ici un souci parallèle à celui que nous avons vu à l’œuvre chez Cudworth : maintenir malgré tout la transcendance divine dans une conception d’ensemble foncièrement immanentiste. Mais cette transcendance n’est que physique, c’est la transcendance de l’espace par rapport à l’univers qui est en lui. L’immanence reste primordiale.

    Qu’une telle conception ait influencé Newton, c’est incontestable, mais d’une influence tout extérieure, étrangère à l’appareil argumentatif. Newton ne semble pas avoir partagé le désir des platoniciens de Cambridge de ressusciter les théories de l’Âme du Monde, et les précautions des platoniciens de Cambridge pour éviter toute idée d’une intervention directe de Dieu dans les affaires du monde s’opposent par avance à la façon dont les newtoniens envisageront l’implication du théologique dans la physique. En outre, l’enracinement de More dans une ontologie pré-cartésienne affecte le contenu de sa thèse sur l’espace : de ce point de vue, il est permis de penser que c’est plutôt chez Gassendi que chez Henry More que Newton a puisé son inspiration. On peut se demander quel parti aurait pris Henry More s’il avait connu la controverse entre Leibniz et Clarke, et il n’est pas facile de répondre. Si l’on considère ce qui est dit sur l’espace, il aurait choisi le camp de Clarke, avec quelques restrictions, mais si l’on songe à l’argumentaire métaphysique (le pouvoir de Dieu, la liberté, ce que Koyré appelle « le Dieu de la semaine ou celui du sabbat »), il se serait sans doute senti plus proche de Leibniz, le philosophe qui présente, tout compte fait, le plus d’affinité avec les platoniciens de Cambridge. Peut-être est-ce là le signe d’une irréductible confusion.

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    Concluons sur une note historique. Après la disparition des platoniciens de Cambridge, dans les années 80, on aurait pu penser que leur influence – à part l’influence très limitée et toute négative qu’ils exercèrent sur Locke – ne dépasserait pas les murs des universités anglaises. Pourtant, en 1698, Shaftesbury faisait paraître la première édition des sermons de Whichcote : l’introduction qu’il rédige pour cette publication constitue le début de sa carrière littéraire. Et plus tard, parvenu au sommet de cette carrière dans les Moralistes, il rappellera avec gratitude le Système intellectuel de Cudworth, et regrettera qu’un homme si pieux et si savant ait partagé le destin de tous ceux qui, s’aventurant, sur des questions religieuses, à défendre des convictions personnelles, sont incompris et déclarés hérétiques.

    Il y a une ironie particulière dans le fait que Locke ait été incapable de convertir à ses théories, précisément, ce penseur qu’il avait connu enfant, dont l’éducation lui avait été entièrement confiée, et que, sur la question cruciale de l’apriorité des concepts théoriques et moraux, Shaftesbury ait pris ouvertement le parti des philosophes de Cambridge.

    Shaftesbury n’était pas tendre envers les systèmes philosophiques : « En ce qui concerne la métaphysique, écrivait-il, et ce que l’on enseigne à l’École en fait de logique et d’éthique, je suis prêt à admettre que c’est bien de la philosophie, dans la mesure où cela est capable d’affiner réellement notre esprit, d’améliorer réellement notre entendement, de corriger réellement nos mœurs. Mais si on nous recommande la définition des substances matérielles et immatérielles, et la distinction de leurs propriétés et de leurs modes, comme la bonne manière de procéder pour découvrir notre nature, alors je suis tenté de soupçonner une telle étude d’être la plus trompeuse et la plus vide, eu égard à sa grandiose prétention ». Shaftesbury faisait toutefois exception pour les platoniciens de Cambridge, oubliant l’aspect scolastique des ouvrages et ne voulant considérer que l’esprit de la doctrine. En dépit de leur passion évidente pour la construction de systèmes, en dépit de leur érudition ostentatoire, il n’a pas vu en Cudworth et en More de simples professeurs de philosophie.

    « Ce n’est pas seulement l’esprit, écrivait-il encore, mais le tempérament, qui doit former l’homme bien né. De la même manière, ce n’est pas seulement la tête, mais le cœur et la résolution, qui doivent former le vrai philosophe ». C’était le plus beau compliment que Shaftesbury pouvait faire aux Cambridge men que de les appeler « philosophes » en ce sens.


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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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