https://journals.openedition.org/genrehistoire/5367
"A partir de 1880, au moment même où la philosophie est instituée en couronnement des études secondaires, en pratique républicaine par excellence, basée sur des concepts universels susceptibles de fonder une morale alternative à la religion, elle est officiellement exclue, par la loi de la République, de l’enseignement donné aux filles. Ce double mouvement de consécration et d’exclusion n’est paradoxal qu’en apparence : la philosophie est instituée comme le savoir à même de former un citoyen éclairé, or les femmes ne sauraient être reconnues comme des citoyennes à part entière.
Comprendre ce phénomène dans sa profondeur, en mesurer les implications, exige également de prendre en compte une dimension parfois oubliée par une approche trop philosophique de l’histoire de la philosophie : celle-ci est en réalité autant une histoire des concepts qu’une histoire des pratiques ; l’une et l’autre s’entremêlent dans une même matérialité. D’un côté, les inégalités sociales, dont celles de l’ordre du genre, sont recouvertes d’une idéologie qui transforme l’oppression en destin, et où ce qui relève de l’histoire est transmué en une nature immuable. Une telle représentation du monde social parvient à faire cohabiter les inégalités concrètes avec le paradigme de l’égalité universelle. De l’autre, l’histoire de la philosophie est aussi celle de son institution : en ce sens, loin d’être anecdotique, l’interdiction de l’enseignement philosophique aux jeunes filles influence de manière durable et profonde le champ philosophique français lui-même, déterminant pour de nombreuses décennies sa structure et ses pratiques.
Qu’est-ce donc qu’être philosophe en France sous la IIIe République ? C’est d’abord et avant tout porter une barbe : être un homme. Pourtant, Plutarque déjà défiait quiconque de mesurer la sagesse du penseur à la longueur de son poil."
"Professeurs particuliers, formations autodidactes, écoles privées, réseaux de connaissances, dérogations légales, appuis masculins, militantismes féminins ou féministes sont autant de stratégies d’adaptation développées pour garantir leur désir de philosopher.
Entre 1880 et les années 1940, en dépit de l’interdiction établie par la loi Camille Sée (maintenue jusqu’en 1924), pas moins de 169 agrégées et 35 docteures se sont ainsi confrontées à la philosophie. Plus de 120 ouvrages de femmes sont aussi commentés dans les deux principales revues de philosophie, la Revue de métaphysique et de morale et la Revue philosophique, pour lesquelles elles rédigent aussi quelques (rares) articles. L’accès des femmes à l’activité philosophique a suscité de nombreuses controverses publiques : la presse, des hommes politiques, des philosophes (hommes comme femmes), des féministes et des antiféministes se sont préoccupés de cette question, prise dans les querelles opposant catholicisme antirépublicain et développement de la laïcité.
À condition d’aller au-delà des œuvres et des auteurs consacrés et d’explorer des sources peu usitées par l’histoire de la philosophie, une étude attentive de cette période permet ainsi de mettre au jour des trajectoires méconnues, celles de femmes (et parfois d’hommes) qui s’attachent à remettre en cause cette injustice : entre autres, Jenny d’Héricourt, Julie Favre, Jeanne Crouzet, Julie Hasdeu, Clémence Royer, Jeanne Baudry, Léontine Zanta, Alice Steriad, Lucy Prenant, Yvonne Picard et Hélène Metzger. Plusieurs moments se distinguent, et plusieurs victoires ponctuent ce combat. La situation des femmes philosophes n’est plus dans les années 1930 ce qu’elle était cinquante ans plus tôt : différentes conquêtes se sont succédé, la législation a évolué, les mentalités se sont modifiées. En dépit de ces changements, un même fil traverse toutefois ces années : d’un bout à l’autre de la période, les femmes occupent des positions hétéronomes, souvent hétérodoxes, leur conférant une maigre visibilité qui ne correspond souvent pas à leurs parcours.
Beaucoup d’entre elles peinent à s’établir dans le monde philosophique, et il n’est pas rare que leurs traces se perdent. Les changements législatifs importants des années 1920, malgré des avancées indéniables, ne mettent pas aussitôt fin à la culture masculine de l’institution philosophique républicaine : en 1935, aucune femme n’enseigne encore la philosophie en lycée de garçons et le chômage touche deux fois plus les licenciées de philosophie que leurs homologues masculins. Le premier grand succès éditorial philosophique d’une femme, Simone de Beauvoir, n’a lieu qu’en 1949. Et il faut attendre les années 1950 pour qu’une femme obtienne, enfin, une chaire de philosophie à l’université."
"« Femme, être incomplet et condamné à une éternelle enfance, tu prétends t’élever à la philosophie ! Quel aveuglement est le tien ? [...] Tu n’es point animée du même souffle que l’homme : il n’est donné qu’à lui de contempler la vérité. » C’est par ces mots que le gardien des portes de la philosophie française de la première moitié du XIXe siècle, Victor Cousin (1792-1867), avertissait les femmes qui souhaiteraient côtoyer la philosophie. Le ministre philosophe, au rôle primordial dans le processus d’institutionnalisation de l’activité philosophique en discipline scolaire sous la Restauration et la monarchie de Juillet, a la responsabilité de désigner ce qui peut ou non être enseigné, et pour qui. Et il n’hésite pas à en chasser les femmes.
La philosophie est alors transformée en une activité étatique, réglementée par un ministère, organisée autour de programmes officiels, de revues, de diplômes et de concours publics permettant d’accéder au statut de professeur de philosophie, désormais travailleur salarié intellectuel spécialisé. La Restauration et la monarchie de Juillet nient l’égalité politique, et cette nouvelle institution philosophique suit la même logique. Elle ne s’adresse qu’à un groupe social restreint, chargé de formuler une morale nationale. L’enseignement secondaire, dans lequel la philosophie joue un rôle essentiel, est conçu pour constituer une nouvelle élite aristocratique. En toute logique, il ne s’adresse pas aux femmes. Fidèle aux préjugés misogynes, à leur exclusion politique et à la répartition genrée des rôles sociaux tels qu’ils se sont cristallisés dans le cadre napoléonien, Victor Cousin les considère incapables de raison."
"Ces femmes qui philosophent malgré tout s’enracinent en effet dans la pensée des Lumières, revendiquée par la Révolution française puis par les courants du socialisme français, dont elles sont souvent proches. Parmi les socialistes favorables à l’émancipation des femmes se distingue Charles Fourier, qui s’offusque, fidèle à sa théorisation du socialisme égalitaire, de la posture de Victor Cousin. « La philosophie les a écartées des honneurs académiques, et renvoyées ignominieusement au ménage », écrit-il ainsi en 1841.
Défenseur de l’égalité entre les sexes, il est aussi un fervent soutien du droit des femmes à philosopher, n’hésitant pas à dénoncer l’existence d’une prétendue nature féminine qui justifierait leur exclusion."
"La philosophe socialiste franc-comtoise Jeanne-Marie Poinsard, mieux connue sous le nom de Jenny d’Héricourt (1809-1875), dialogue également avec les plus grands noms de la philosophie sociale de son temps, parmi lesquels Auguste Comte, Charles Fauvety ou Ernest Legouvé. Comme Juliette Adam, une autre femme philosophe connue pour ses idées anti-proudhoniennes, elle défie les théories misogynes de Pierre-Joseph Proudhon et entend formuler une pensée socialiste féministe. Celle qui se définit comme « fille de son siècle, élève des doctrines résumées par notre glorieuse Révolution », discute aisément avec le positivisme, la franc-maçonnerie, les théories anarchistes et socialistes, et formule une critique des systèmes philosophiques de son temps.
Ceux-ci, affirme-t-elle, ont pour principal défaut qu’ils « portent surtout l’empreinte masculine » et se trouvent incapables d’embrasser les principes universels des Lumières qu’ils revendiquent. Comme Flora Tristan, Jenny d’Héricourt puise dans les principes de la modernité pour affirmer les droits des femmes et s’emploie à travailler pour la réalisation effective de l’universalité du projet des Lumières. « Nous revendiquons notre place à vos côtés, Messieurs, parce que l’identité d’espèce nous donne le Droit de l’occuper », résume-t-elle. Si la raison est en effet le propre de l’être humain, doté de la capacité de prendre en main son destin, alors il faut appliquer ce droit de façon universelle, en l’étendant à tous les exclus politiques, dont les femmes. L’objectif de son projet philosophique se confond, là encore, avec son combat politique : réfuter par la raison l’infériorité intellectuelle des femmes est une étape nécessaire pour fonder une nouvelle forme de société. Selon sa propre expression, il faut « disséquer » chaque philosophie qui s’oppose à l’émancipation des femmes.
La tâche est rude. Jenny d’Héricourt trouve certes un écho dans la Revue philosophique et religieuse, fondée par Charles Fauvety, active de 1855 à 1858. C’est toutefois un espace singulier dans le paysage philosophique que cette publication qui entend désenclaver la philosophie pour atteindre un public plus large, dont quelques femmes. Le philosophe Charles Renouvier est aussi un précieux soutien. Mais Jenny d’Héricourt affronte constamment les moqueries et les tentatives de délégitimation de son projet. Son adversaire dans le camp du socialisme français, Pierre-Joseph Proudhon, refuse tout débat avec ses idées : « Mais de la raison, il n’y en a pas ombre dans vos invectives, et ce qui m’attriste de votre part, c’est l’effronterie même de la déraison », lui écrit-il, rejetant ainsi l’existence d’un universel commun, et invalidant du même coup toute possibilité de dialogue.
Revendiquer la capacité à philosopher, c’est-à-dire à conceptualiser l’existence et à avoir un pouvoir d’intervention sur elle, comme une qualité commune à tous les individus, dépassant les particularités de chacun, est pour lui inconcevable. La société capitaliste étant à ses yeux le résultat d’une déviance morale, celle-ci exige d’être corrigée pour que puisse se rétablir une harmonie sociale, qui érige la famille moderne bourgeoise et ses inégalités en référence. Le modèle du petit propriétaire se confond, chez le penseur, avec celui du chef de famille qui dispose d’une autorité absolue sur ses biens – dont les femmes. La pensée du philosophe est, en ce sens, incompatible avec tout projet visant l’émancipation de toutes et de tous."
"En 1859, la philosophe française Clémence Royer (1830-1902) donne, contre coutumes et préjugés, son premier cours de philosophie à Lausanne, en Suisse. Il est réservé à une assistance féminine. Entrée dans l’enseignement pour échapper au mariage, celle qui sera souvent simplement connue comme traductrice en français de Charles Darwin, ose pourtant y interroger publiquement l’exclusion des femmes du monde philosophique. Comme Flora Tristan et Jenny d’Héricourt, elle tente de démontrer rationnellement son caractère infondé. « Mais pourquoi ferait-on de la philosophie le domaine exclusif de l’homme ? Je ne saurais trouver à cela de raison. Nous serait-il interdit d’aimer la science, le vrai, la sagesse, le bien ? Et comment donc aimer ce que l’on nous défendrait de connaître ? » Le défi à relever est en effet de taille pour des femmes, qui n’ont, pour la plupart, pas accès à une éducation solide, et encore moins à une initiation philosophique.
Sans être socialiste, Clémence Royer, profondément influencée dans sa jeunesse par les Journées de 1848, ces « éclairs dans la nuit », est une fidèle des principes de la Révolution. Ardente défenseure de la science comme source de tous les progrès, elle est aussi, comme beaucoup de féministes et de scientifiques de son époque, résolument anticléricale. Le dogme catholique constitue à ses yeux la principale entrave au développement scientifique et à la libération de l’humanité. Tout en confiant ses propres difficultés à se sentir légitime, Clémence Royer encourage son public à se lancer malgré tous les obstacles dans l’aventure des concepts, sans crainte. Son argument est simple : puisque les pires absurdités ont jusqu’ici été inventées par des hommes, « si nous ne faisons mieux, il est impossible du moins que nous fassions pis ! ». En 1863, elle fait une autre démonstration publique que sa pensée est à la hauteur des penseurs de son temps, puisqu’elle obtient le premier prix d’un concours sur la question de la réforme de l’impôt. Ironie de l’histoire, elle est classé ex-aequo avec Pierre-Joseph Proudhon.
Quelques décennies plus tard, la philosophe décède dans une détresse absolue. « J’aurais dû être professeur. Il m’eût fallu une chaire. [...] Et voilà pourquoi votre fille est muette », écrit-elle à la fin de sa vie à un ami, à bout de forces. À la recherche permanente d’une stabilité professionnelle et matérielle, elle s’est vu refuser quelques années auparavant l’accès pour enseigner à la Sorbonne, faute des diplômes nécessaires. « Elle n’était pas docteur, les brevets de l’université n’avaient pas été accessibles à sa jeunesse. » C’est en effet en autodidacte qu’elle a dû se former. En fait de Sorbonne, elle finit par donner quelques cours... à la mairie du VIe arrondissement de Paris.
Après son décès, la Société d’anthropologie de Paris se montre plus intéressée par l’autopsie de son cerveau que par son œuvre. Elle demande à examiner son crâne afin de résoudre l’énigme de l’intelligence de cette femme à la connaissance encyclopédique hors du commun."
"Le 21 décembre 1880, au terme de deux ans de discussions, l’enseignement secondaire public est ouvert aux jeunes filles, par une loi portant le nom de celui qui fut à son initiative, le juriste Camille Sée, proche de Jules Ferry. Véritable événement, elle met en place un système public et national d’écoles et de lycées pour filles, enseignement qui, pour la première fois dans l’espace public, sera dispensé par des femmes. Il présente aussi un caractère laïc.
Dans ce même esprit, le projet de loi propose d’assumer leur éducation philosophique, à contre-courant des directives énoncées par Victor Cousin quelques décennies plus tôt. Pourtant, cet aspect du projet de loi tourne rapidement court. Après de nombreux débats, le verdict tombe. La commission « s’effraya à l’idée de donner aux jeunes filles l’enseignement de la philosophie qui fut ainsi exclu du programme », relate Camille Sée en personne, déçu par le rejet de cet enseignement tant espéré. Le rapport de la commission au Sénat, chargée d’examiner le projet adopté par la Chambre des députés, indique en effet que le cours de philosophie est retiré du programme initial ; plus exactement, il est amputé des deux-tiers et simplement « réduit au cours de morale ».
Il s’en faut même de peu pour que cette partie ne soit, elle aussi, supprimée. Sur un total de 265 votants, 138 soutiennent ce texte minimaliste et 127 s’opposent même à l’enseignement de morale."
"Pour les garçons comme pour les filles, [l'école publique] est pensée comme une institution centrale, entièrement sous contrôle de l’État, susceptible de corriger les problèmes sociaux, de maintenir la jeune République unie et de parfaire cette nouvelle société au-delà de ses contradictions internes.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le caractère novateur de cette loi concernant les filles ; et dans ces limites que prend sens l’enseignement secondaire féminin : l’État entend former non pas des citoyennes, mais des femmes de citoyens. Il s’agit de transmettre une vision familialiste, une perception différentialiste et naturalisante des femmes au sein de la bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie – les autres n’ayant, pour la plupart, pas accès à de telles études (l’école n’étant pas prévue pour être un lieu de mobilité sociale)."
"Par suite, il n’y a nulle remise en cause de la division sexuelle du travail au sein de la famille mononucléaire, et il n’est pas question de voir les femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie échapper à cette structure familiale grâce à l’enseignement et à l’acquisition de diplômes professionnalisant. Il ne saurait y avoir non plus, dans cette perspective, d’éducation commune aux deux sexes ; l’enseignement est strictement divisé entre enseignement masculin et enseignement féminin.
Hippolyte Stupuy, alors membre du Conseil municipal de Paris, synthétise parfaitement l’esprit de cet enseignement secondaire public des jeunes filles et les ambiguïtés sociales qu’il reflète : « Quiconque est soucieux de l’avenir et du progrès, reconnaît aujourd’hui la nécessité d’associer la femme au renouvellement intellectuel [...]. C’est à ce prix qu’on retrouvera la paix du foyer et un nouvel accord moral. Mais le sentiment doit conserver ses droits. N’oublions pas, en cultivant l’esprit de la jeune fille, ce mot si vrai d’un philosophe illustre que toute femme sans tendresse constitue une monstruosité sociale. » L’accès de ces femmes aux savoirs est entendu comme condition de réalisation de la paix sociale et nécessité de perfectionnement de la société en vigueur – et non comme un moyen d’assurer leur autonomie en tant qu’individus. Il s’agit donc d’une forme de compromis qui valorise l’éducation féminine à condition de la limiter, sur les plans tant quantitatif que qualitatif.
Au nom de cette recherche d’équilibre et de perfectionnement social, l’enseignement public mis en place pour les filles n’a aucunement vocation à être massif, ni à être tourné vers le baccalauréat, les humanités classiques ou la professionnalisation. Il destine les hommes diplômés (eux aussi peu nombreux) à la vie publique, tandis que les femmes qui y ont accès sont affectées à la vie privée et à un rôle maternel. Le savoir acquis par ces jeunes filles dans l’enseignement est subordonné à ces attentes, et s’oriente vers une éducation d’ordre pratique, en opposition aux activités spéculatives."
"Au même titre que la physique et les mathématiques, la philosophie est exclue de l’enseignement féminin secondaire public. Toutes trois sont considérées inutiles à la réalisation de leur féminité et susceptibles d’entraver l’ordre social. À la séance du Conseil de l’Instruction publique du 19 janvier 1880, présidée par Léon Gambetta et portant sur l’enseignement de la philosophie, cette préoccupation apparaît clairement. Un homme rentrant chez lui ne souhaite tout simplement pas, y entend-on, « trouver sa femme observant les astres. Ou traduisant Platon ! Ou lisant un traité de haute métaphysique ! ». Quelle utilité un tel savoir spéculatif pourrait-il avoir pour le foyer ? Que feraient les femmes avec de telles connaissances, si ce n’est se disperser au détriment de leur « devoir » marital ?
Sur ce point, les législateurs sont, en grande majorité, d’accord. Ils opposent la vie domestique quotidienne, réduite aux soins du foyer, à l’acquisition de savoirs théoriques, réactivant une peur qui parcourait déjà le XIXe siècle et considérait l’accès des femmes aux savoirs intellectuels comme potentiellement dangereux : l’exercice d’un pouvoir de décision et de pensée autonomes pourrait contrarier l’activité domestique et maritale basée sur des relations asymétriques{56}.
En revanche, le rapport à la philosophie est bien différent en ce qui concerne les garçons provenant du même milieu social : amplement défendue, elle est considérée comme partie prenante de leur formation de citoyens. Lorsqu’elle est menacée de réduction par la suppression du cours de métaphysique, les professeurs réagissent très mal et n’hésitent pas à affirmer que supprimer la métaphysique, « c’est vouer les esprits à la platitude ». Cette peur de la médiocrité ne s’applique pas aux réflexions sur l’enseignement philosophique pour les filles."
"En 1890, Eugène Manuel, auteur des rapports au concours de l’agrégation pour l’enseignement secondaire des lettres pour les filles, qui contient une épreuve de morale, précise bien les directives et les attentes concernant la philosophie : « C’est dans l’enseignement des femmes surtout qu’il faut aboutir à une philosophie pratique et de tous les instants. » L’enseignement philosophique féminin doit non seulement être réduit, mais encore orienté de manière à être immédiatement applicable – la réflexion étant pleinement subordonnée, pour les filles, à leur rôle social de mères et d’épouses."
"Devenue une discipline scolaire, elle est réglementée par le ministère de l’Instruction publique autour de programmes officiels, de diplômes et de concours publics d’accès au professorat – la licence, l’agrégation et le doctorat, ainsi que la publication dans des revues reconnues, sont autant d’impératifs pour être qualifié de « philosophe ». Complètement modernisé en 1891, le baccalauréat est dorénavant incontournable et la philosophie en constitue une discipline centrale depuis l’instauration d’une épreuve en 1866 [...]
Avec la IIIe République, le savoir philosophique devient la pratique culturelle républicaine par excellence, consacrant la philosophie en véritable discipline de couronnement. Le cours de philosophie représente, en 1885, neuf des dix-huit heures de cours hebdomadaires, soit la moitié de l’enseignement des garçons. Cette position privilégiée tient à ce que la philosophie est investie d’un pouvoir d’action directe sur la société : elle serait en mesure d’inculquer aux futurs citoyens les valeurs et les principes moraux de la société démocratique libérale. « La réflexion sur ces principes ne peut être que philosophique ; elle est la philosophie même », résume Alfred Fouillée.
Plus encore, dans ce climat de recherche de stabilisation et de perfectionnement social, mais aussi de crainte de nouvelles ruptures sociales à caractère révolutionnaire, la philosophie serait propice à la construction de la stabilité étatique ; elle contribuerait à lutter contre l’individualisme et à asseoir un consensus moral. « C’est encore au professeur de philosophie qu’il appartient d’éveiller chez les esprits qui lui sont confiés l’idée de ce qu’est une loi [...], [et] que par conséquent les révolutions au sens propre du mot sont choses aussi impossibles que les miracles{68} », énonce sur ce point le philosophe et sociologue Émile Durkheim."
-Annabelle Bonnet, La barbe ne fait pas le philosophe. Les femmes et la philosophie en France (1880-1949), CNRS Éditions, Paris, 2022.
"A partir de 1880, au moment même où la philosophie est instituée en couronnement des études secondaires, en pratique républicaine par excellence, basée sur des concepts universels susceptibles de fonder une morale alternative à la religion, elle est officiellement exclue, par la loi de la République, de l’enseignement donné aux filles. Ce double mouvement de consécration et d’exclusion n’est paradoxal qu’en apparence : la philosophie est instituée comme le savoir à même de former un citoyen éclairé, or les femmes ne sauraient être reconnues comme des citoyennes à part entière.
Comprendre ce phénomène dans sa profondeur, en mesurer les implications, exige également de prendre en compte une dimension parfois oubliée par une approche trop philosophique de l’histoire de la philosophie : celle-ci est en réalité autant une histoire des concepts qu’une histoire des pratiques ; l’une et l’autre s’entremêlent dans une même matérialité. D’un côté, les inégalités sociales, dont celles de l’ordre du genre, sont recouvertes d’une idéologie qui transforme l’oppression en destin, et où ce qui relève de l’histoire est transmué en une nature immuable. Une telle représentation du monde social parvient à faire cohabiter les inégalités concrètes avec le paradigme de l’égalité universelle. De l’autre, l’histoire de la philosophie est aussi celle de son institution : en ce sens, loin d’être anecdotique, l’interdiction de l’enseignement philosophique aux jeunes filles influence de manière durable et profonde le champ philosophique français lui-même, déterminant pour de nombreuses décennies sa structure et ses pratiques.
Qu’est-ce donc qu’être philosophe en France sous la IIIe République ? C’est d’abord et avant tout porter une barbe : être un homme. Pourtant, Plutarque déjà défiait quiconque de mesurer la sagesse du penseur à la longueur de son poil."
"Professeurs particuliers, formations autodidactes, écoles privées, réseaux de connaissances, dérogations légales, appuis masculins, militantismes féminins ou féministes sont autant de stratégies d’adaptation développées pour garantir leur désir de philosopher.
Entre 1880 et les années 1940, en dépit de l’interdiction établie par la loi Camille Sée (maintenue jusqu’en 1924), pas moins de 169 agrégées et 35 docteures se sont ainsi confrontées à la philosophie. Plus de 120 ouvrages de femmes sont aussi commentés dans les deux principales revues de philosophie, la Revue de métaphysique et de morale et la Revue philosophique, pour lesquelles elles rédigent aussi quelques (rares) articles. L’accès des femmes à l’activité philosophique a suscité de nombreuses controverses publiques : la presse, des hommes politiques, des philosophes (hommes comme femmes), des féministes et des antiféministes se sont préoccupés de cette question, prise dans les querelles opposant catholicisme antirépublicain et développement de la laïcité.
À condition d’aller au-delà des œuvres et des auteurs consacrés et d’explorer des sources peu usitées par l’histoire de la philosophie, une étude attentive de cette période permet ainsi de mettre au jour des trajectoires méconnues, celles de femmes (et parfois d’hommes) qui s’attachent à remettre en cause cette injustice : entre autres, Jenny d’Héricourt, Julie Favre, Jeanne Crouzet, Julie Hasdeu, Clémence Royer, Jeanne Baudry, Léontine Zanta, Alice Steriad, Lucy Prenant, Yvonne Picard et Hélène Metzger. Plusieurs moments se distinguent, et plusieurs victoires ponctuent ce combat. La situation des femmes philosophes n’est plus dans les années 1930 ce qu’elle était cinquante ans plus tôt : différentes conquêtes se sont succédé, la législation a évolué, les mentalités se sont modifiées. En dépit de ces changements, un même fil traverse toutefois ces années : d’un bout à l’autre de la période, les femmes occupent des positions hétéronomes, souvent hétérodoxes, leur conférant une maigre visibilité qui ne correspond souvent pas à leurs parcours.
Beaucoup d’entre elles peinent à s’établir dans le monde philosophique, et il n’est pas rare que leurs traces se perdent. Les changements législatifs importants des années 1920, malgré des avancées indéniables, ne mettent pas aussitôt fin à la culture masculine de l’institution philosophique républicaine : en 1935, aucune femme n’enseigne encore la philosophie en lycée de garçons et le chômage touche deux fois plus les licenciées de philosophie que leurs homologues masculins. Le premier grand succès éditorial philosophique d’une femme, Simone de Beauvoir, n’a lieu qu’en 1949. Et il faut attendre les années 1950 pour qu’une femme obtienne, enfin, une chaire de philosophie à l’université."
"« Femme, être incomplet et condamné à une éternelle enfance, tu prétends t’élever à la philosophie ! Quel aveuglement est le tien ? [...] Tu n’es point animée du même souffle que l’homme : il n’est donné qu’à lui de contempler la vérité. » C’est par ces mots que le gardien des portes de la philosophie française de la première moitié du XIXe siècle, Victor Cousin (1792-1867), avertissait les femmes qui souhaiteraient côtoyer la philosophie. Le ministre philosophe, au rôle primordial dans le processus d’institutionnalisation de l’activité philosophique en discipline scolaire sous la Restauration et la monarchie de Juillet, a la responsabilité de désigner ce qui peut ou non être enseigné, et pour qui. Et il n’hésite pas à en chasser les femmes.
La philosophie est alors transformée en une activité étatique, réglementée par un ministère, organisée autour de programmes officiels, de revues, de diplômes et de concours publics permettant d’accéder au statut de professeur de philosophie, désormais travailleur salarié intellectuel spécialisé. La Restauration et la monarchie de Juillet nient l’égalité politique, et cette nouvelle institution philosophique suit la même logique. Elle ne s’adresse qu’à un groupe social restreint, chargé de formuler une morale nationale. L’enseignement secondaire, dans lequel la philosophie joue un rôle essentiel, est conçu pour constituer une nouvelle élite aristocratique. En toute logique, il ne s’adresse pas aux femmes. Fidèle aux préjugés misogynes, à leur exclusion politique et à la répartition genrée des rôles sociaux tels qu’ils se sont cristallisés dans le cadre napoléonien, Victor Cousin les considère incapables de raison."
"Ces femmes qui philosophent malgré tout s’enracinent en effet dans la pensée des Lumières, revendiquée par la Révolution française puis par les courants du socialisme français, dont elles sont souvent proches. Parmi les socialistes favorables à l’émancipation des femmes se distingue Charles Fourier, qui s’offusque, fidèle à sa théorisation du socialisme égalitaire, de la posture de Victor Cousin. « La philosophie les a écartées des honneurs académiques, et renvoyées ignominieusement au ménage », écrit-il ainsi en 1841.
Défenseur de l’égalité entre les sexes, il est aussi un fervent soutien du droit des femmes à philosopher, n’hésitant pas à dénoncer l’existence d’une prétendue nature féminine qui justifierait leur exclusion."
"La philosophe socialiste franc-comtoise Jeanne-Marie Poinsard, mieux connue sous le nom de Jenny d’Héricourt (1809-1875), dialogue également avec les plus grands noms de la philosophie sociale de son temps, parmi lesquels Auguste Comte, Charles Fauvety ou Ernest Legouvé. Comme Juliette Adam, une autre femme philosophe connue pour ses idées anti-proudhoniennes, elle défie les théories misogynes de Pierre-Joseph Proudhon et entend formuler une pensée socialiste féministe. Celle qui se définit comme « fille de son siècle, élève des doctrines résumées par notre glorieuse Révolution », discute aisément avec le positivisme, la franc-maçonnerie, les théories anarchistes et socialistes, et formule une critique des systèmes philosophiques de son temps.
Ceux-ci, affirme-t-elle, ont pour principal défaut qu’ils « portent surtout l’empreinte masculine » et se trouvent incapables d’embrasser les principes universels des Lumières qu’ils revendiquent. Comme Flora Tristan, Jenny d’Héricourt puise dans les principes de la modernité pour affirmer les droits des femmes et s’emploie à travailler pour la réalisation effective de l’universalité du projet des Lumières. « Nous revendiquons notre place à vos côtés, Messieurs, parce que l’identité d’espèce nous donne le Droit de l’occuper », résume-t-elle. Si la raison est en effet le propre de l’être humain, doté de la capacité de prendre en main son destin, alors il faut appliquer ce droit de façon universelle, en l’étendant à tous les exclus politiques, dont les femmes. L’objectif de son projet philosophique se confond, là encore, avec son combat politique : réfuter par la raison l’infériorité intellectuelle des femmes est une étape nécessaire pour fonder une nouvelle forme de société. Selon sa propre expression, il faut « disséquer » chaque philosophie qui s’oppose à l’émancipation des femmes.
La tâche est rude. Jenny d’Héricourt trouve certes un écho dans la Revue philosophique et religieuse, fondée par Charles Fauvety, active de 1855 à 1858. C’est toutefois un espace singulier dans le paysage philosophique que cette publication qui entend désenclaver la philosophie pour atteindre un public plus large, dont quelques femmes. Le philosophe Charles Renouvier est aussi un précieux soutien. Mais Jenny d’Héricourt affronte constamment les moqueries et les tentatives de délégitimation de son projet. Son adversaire dans le camp du socialisme français, Pierre-Joseph Proudhon, refuse tout débat avec ses idées : « Mais de la raison, il n’y en a pas ombre dans vos invectives, et ce qui m’attriste de votre part, c’est l’effronterie même de la déraison », lui écrit-il, rejetant ainsi l’existence d’un universel commun, et invalidant du même coup toute possibilité de dialogue.
Revendiquer la capacité à philosopher, c’est-à-dire à conceptualiser l’existence et à avoir un pouvoir d’intervention sur elle, comme une qualité commune à tous les individus, dépassant les particularités de chacun, est pour lui inconcevable. La société capitaliste étant à ses yeux le résultat d’une déviance morale, celle-ci exige d’être corrigée pour que puisse se rétablir une harmonie sociale, qui érige la famille moderne bourgeoise et ses inégalités en référence. Le modèle du petit propriétaire se confond, chez le penseur, avec celui du chef de famille qui dispose d’une autorité absolue sur ses biens – dont les femmes. La pensée du philosophe est, en ce sens, incompatible avec tout projet visant l’émancipation de toutes et de tous."
"En 1859, la philosophe française Clémence Royer (1830-1902) donne, contre coutumes et préjugés, son premier cours de philosophie à Lausanne, en Suisse. Il est réservé à une assistance féminine. Entrée dans l’enseignement pour échapper au mariage, celle qui sera souvent simplement connue comme traductrice en français de Charles Darwin, ose pourtant y interroger publiquement l’exclusion des femmes du monde philosophique. Comme Flora Tristan et Jenny d’Héricourt, elle tente de démontrer rationnellement son caractère infondé. « Mais pourquoi ferait-on de la philosophie le domaine exclusif de l’homme ? Je ne saurais trouver à cela de raison. Nous serait-il interdit d’aimer la science, le vrai, la sagesse, le bien ? Et comment donc aimer ce que l’on nous défendrait de connaître ? » Le défi à relever est en effet de taille pour des femmes, qui n’ont, pour la plupart, pas accès à une éducation solide, et encore moins à une initiation philosophique.
Sans être socialiste, Clémence Royer, profondément influencée dans sa jeunesse par les Journées de 1848, ces « éclairs dans la nuit », est une fidèle des principes de la Révolution. Ardente défenseure de la science comme source de tous les progrès, elle est aussi, comme beaucoup de féministes et de scientifiques de son époque, résolument anticléricale. Le dogme catholique constitue à ses yeux la principale entrave au développement scientifique et à la libération de l’humanité. Tout en confiant ses propres difficultés à se sentir légitime, Clémence Royer encourage son public à se lancer malgré tous les obstacles dans l’aventure des concepts, sans crainte. Son argument est simple : puisque les pires absurdités ont jusqu’ici été inventées par des hommes, « si nous ne faisons mieux, il est impossible du moins que nous fassions pis ! ». En 1863, elle fait une autre démonstration publique que sa pensée est à la hauteur des penseurs de son temps, puisqu’elle obtient le premier prix d’un concours sur la question de la réforme de l’impôt. Ironie de l’histoire, elle est classé ex-aequo avec Pierre-Joseph Proudhon.
Quelques décennies plus tard, la philosophe décède dans une détresse absolue. « J’aurais dû être professeur. Il m’eût fallu une chaire. [...] Et voilà pourquoi votre fille est muette », écrit-elle à la fin de sa vie à un ami, à bout de forces. À la recherche permanente d’une stabilité professionnelle et matérielle, elle s’est vu refuser quelques années auparavant l’accès pour enseigner à la Sorbonne, faute des diplômes nécessaires. « Elle n’était pas docteur, les brevets de l’université n’avaient pas été accessibles à sa jeunesse. » C’est en effet en autodidacte qu’elle a dû se former. En fait de Sorbonne, elle finit par donner quelques cours... à la mairie du VIe arrondissement de Paris.
Après son décès, la Société d’anthropologie de Paris se montre plus intéressée par l’autopsie de son cerveau que par son œuvre. Elle demande à examiner son crâne afin de résoudre l’énigme de l’intelligence de cette femme à la connaissance encyclopédique hors du commun."
"Le 21 décembre 1880, au terme de deux ans de discussions, l’enseignement secondaire public est ouvert aux jeunes filles, par une loi portant le nom de celui qui fut à son initiative, le juriste Camille Sée, proche de Jules Ferry. Véritable événement, elle met en place un système public et national d’écoles et de lycées pour filles, enseignement qui, pour la première fois dans l’espace public, sera dispensé par des femmes. Il présente aussi un caractère laïc.
Dans ce même esprit, le projet de loi propose d’assumer leur éducation philosophique, à contre-courant des directives énoncées par Victor Cousin quelques décennies plus tôt. Pourtant, cet aspect du projet de loi tourne rapidement court. Après de nombreux débats, le verdict tombe. La commission « s’effraya à l’idée de donner aux jeunes filles l’enseignement de la philosophie qui fut ainsi exclu du programme », relate Camille Sée en personne, déçu par le rejet de cet enseignement tant espéré. Le rapport de la commission au Sénat, chargée d’examiner le projet adopté par la Chambre des députés, indique en effet que le cours de philosophie est retiré du programme initial ; plus exactement, il est amputé des deux-tiers et simplement « réduit au cours de morale ».
Il s’en faut même de peu pour que cette partie ne soit, elle aussi, supprimée. Sur un total de 265 votants, 138 soutiennent ce texte minimaliste et 127 s’opposent même à l’enseignement de morale."
"Pour les garçons comme pour les filles, [l'école publique] est pensée comme une institution centrale, entièrement sous contrôle de l’État, susceptible de corriger les problèmes sociaux, de maintenir la jeune République unie et de parfaire cette nouvelle société au-delà de ses contradictions internes.
C’est dans ce cadre que s’inscrit le caractère novateur de cette loi concernant les filles ; et dans ces limites que prend sens l’enseignement secondaire féminin : l’État entend former non pas des citoyennes, mais des femmes de citoyens. Il s’agit de transmettre une vision familialiste, une perception différentialiste et naturalisante des femmes au sein de la bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie – les autres n’ayant, pour la plupart, pas accès à de telles études (l’école n’étant pas prévue pour être un lieu de mobilité sociale)."
"Par suite, il n’y a nulle remise en cause de la division sexuelle du travail au sein de la famille mononucléaire, et il n’est pas question de voir les femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie échapper à cette structure familiale grâce à l’enseignement et à l’acquisition de diplômes professionnalisant. Il ne saurait y avoir non plus, dans cette perspective, d’éducation commune aux deux sexes ; l’enseignement est strictement divisé entre enseignement masculin et enseignement féminin.
Hippolyte Stupuy, alors membre du Conseil municipal de Paris, synthétise parfaitement l’esprit de cet enseignement secondaire public des jeunes filles et les ambiguïtés sociales qu’il reflète : « Quiconque est soucieux de l’avenir et du progrès, reconnaît aujourd’hui la nécessité d’associer la femme au renouvellement intellectuel [...]. C’est à ce prix qu’on retrouvera la paix du foyer et un nouvel accord moral. Mais le sentiment doit conserver ses droits. N’oublions pas, en cultivant l’esprit de la jeune fille, ce mot si vrai d’un philosophe illustre que toute femme sans tendresse constitue une monstruosité sociale. » L’accès de ces femmes aux savoirs est entendu comme condition de réalisation de la paix sociale et nécessité de perfectionnement de la société en vigueur – et non comme un moyen d’assurer leur autonomie en tant qu’individus. Il s’agit donc d’une forme de compromis qui valorise l’éducation féminine à condition de la limiter, sur les plans tant quantitatif que qualitatif.
Au nom de cette recherche d’équilibre et de perfectionnement social, l’enseignement public mis en place pour les filles n’a aucunement vocation à être massif, ni à être tourné vers le baccalauréat, les humanités classiques ou la professionnalisation. Il destine les hommes diplômés (eux aussi peu nombreux) à la vie publique, tandis que les femmes qui y ont accès sont affectées à la vie privée et à un rôle maternel. Le savoir acquis par ces jeunes filles dans l’enseignement est subordonné à ces attentes, et s’oriente vers une éducation d’ordre pratique, en opposition aux activités spéculatives."
"Au même titre que la physique et les mathématiques, la philosophie est exclue de l’enseignement féminin secondaire public. Toutes trois sont considérées inutiles à la réalisation de leur féminité et susceptibles d’entraver l’ordre social. À la séance du Conseil de l’Instruction publique du 19 janvier 1880, présidée par Léon Gambetta et portant sur l’enseignement de la philosophie, cette préoccupation apparaît clairement. Un homme rentrant chez lui ne souhaite tout simplement pas, y entend-on, « trouver sa femme observant les astres. Ou traduisant Platon ! Ou lisant un traité de haute métaphysique ! ». Quelle utilité un tel savoir spéculatif pourrait-il avoir pour le foyer ? Que feraient les femmes avec de telles connaissances, si ce n’est se disperser au détriment de leur « devoir » marital ?
Sur ce point, les législateurs sont, en grande majorité, d’accord. Ils opposent la vie domestique quotidienne, réduite aux soins du foyer, à l’acquisition de savoirs théoriques, réactivant une peur qui parcourait déjà le XIXe siècle et considérait l’accès des femmes aux savoirs intellectuels comme potentiellement dangereux : l’exercice d’un pouvoir de décision et de pensée autonomes pourrait contrarier l’activité domestique et maritale basée sur des relations asymétriques{56}.
En revanche, le rapport à la philosophie est bien différent en ce qui concerne les garçons provenant du même milieu social : amplement défendue, elle est considérée comme partie prenante de leur formation de citoyens. Lorsqu’elle est menacée de réduction par la suppression du cours de métaphysique, les professeurs réagissent très mal et n’hésitent pas à affirmer que supprimer la métaphysique, « c’est vouer les esprits à la platitude ». Cette peur de la médiocrité ne s’applique pas aux réflexions sur l’enseignement philosophique pour les filles."
"En 1890, Eugène Manuel, auteur des rapports au concours de l’agrégation pour l’enseignement secondaire des lettres pour les filles, qui contient une épreuve de morale, précise bien les directives et les attentes concernant la philosophie : « C’est dans l’enseignement des femmes surtout qu’il faut aboutir à une philosophie pratique et de tous les instants. » L’enseignement philosophique féminin doit non seulement être réduit, mais encore orienté de manière à être immédiatement applicable – la réflexion étant pleinement subordonnée, pour les filles, à leur rôle social de mères et d’épouses."
"Devenue une discipline scolaire, elle est réglementée par le ministère de l’Instruction publique autour de programmes officiels, de diplômes et de concours publics d’accès au professorat – la licence, l’agrégation et le doctorat, ainsi que la publication dans des revues reconnues, sont autant d’impératifs pour être qualifié de « philosophe ». Complètement modernisé en 1891, le baccalauréat est dorénavant incontournable et la philosophie en constitue une discipline centrale depuis l’instauration d’une épreuve en 1866 [...]
Avec la IIIe République, le savoir philosophique devient la pratique culturelle républicaine par excellence, consacrant la philosophie en véritable discipline de couronnement. Le cours de philosophie représente, en 1885, neuf des dix-huit heures de cours hebdomadaires, soit la moitié de l’enseignement des garçons. Cette position privilégiée tient à ce que la philosophie est investie d’un pouvoir d’action directe sur la société : elle serait en mesure d’inculquer aux futurs citoyens les valeurs et les principes moraux de la société démocratique libérale. « La réflexion sur ces principes ne peut être que philosophique ; elle est la philosophie même », résume Alfred Fouillée.
Plus encore, dans ce climat de recherche de stabilisation et de perfectionnement social, mais aussi de crainte de nouvelles ruptures sociales à caractère révolutionnaire, la philosophie serait propice à la construction de la stabilité étatique ; elle contribuerait à lutter contre l’individualisme et à asseoir un consensus moral. « C’est encore au professeur de philosophie qu’il appartient d’éveiller chez les esprits qui lui sont confiés l’idée de ce qu’est une loi [...], [et] que par conséquent les révolutions au sens propre du mot sont choses aussi impossibles que les miracles{68} », énonce sur ce point le philosophe et sociologue Émile Durkheim."
-Annabelle Bonnet, La barbe ne fait pas le philosophe. Les femmes et la philosophie en France (1880-1949), CNRS Éditions, Paris, 2022.