"Lorsque ce livre fut écrit, voici bientôt vingt-cinq ans, le marxisme officiel ou « institutionnel » dérivait déjà vers une philosophie systématique de la nature. Au nom des sciences « positives », et notamment de la physique, on tendait à considérer la philosophie comme un cadre pour rassembler les résultats de ces sciences et pour obtenir un tableau définitif du monde. Dans les milieux dirigeants, sous l’impulsion de Staline et de Jdanov, on voulait ainsi fusionner la philosophie avec les sciences naturelles en « fondant » la méthode dialectique sur la dialectique dans la nature.
Pourquoi cette systématisation ? Nous commençons aujourd’hui à mieux voir et à mieux savoir ce qui s’est passé, encore que tout ne soit pas encore clair.
1) Une grande méfiance régnait (qui n’a pas disparu) vis-à-vis des œuvres de jeunesse de Marx. Les autorités idéologiques dans le mouvement ouvrier, marxiste et communiste, pressentaient — non sans raisons — que la lecture de ces œuvres nouvellement publiées allait introduire de grands changements dans la compréhension de la pensée de Marx. En hommes politiques opérant selon les méthodes d’action et d’organisation politiques qu’ils pratiquaient, ils prirent les devants ; ils durcirent leur dogmatisme pour le conserver et le protéger contre les chocs.
Au moment précis où l’on redécouvrait des concepts jusqu’alors méconnus (aliénation, praxis, homme total et totalité sociale, etc.), où les lecteurs des œuvres du jeune Marx frayaient ainsi la voie à la redécouverte de Hegel, les dogmatiques prenaient un chemin contraire : dédain accentué pour Hegel et l’hégélianisme — rejet des œuvres de jeunesse de Marx considérées comme entachées d’idéalisme et antérieures à la constitution du matérialisme dialectique — coupure entre Marx et ses prédécesseurs, entre les écrits dits philosophiques et les écrits dits scientifiques à l’intérieur de l’œuvre de Marx — fétichisation des textes de Staline, et notamment du trop fameux chapitre théorique contenu dans l’Histoire du Parti Communiste de l’U.R.S.S., etc.
2) Il s’en déduisait une simplification du marxisme et du matérialisme, réduits à la reconnaissance du monde pratique et matériel « tel qu’il est » sans adjonction ni interprétation. La méthodologie elle aussi se rétrécissait. Malgré des textes « classiques » précis de Marx, d’Engels, de Lénine, les marxistes officiels contestaient la validité de la logique formelle, parce que venue d’Aristote et des « superstructures » idéologiques de la société antique ou médiévale. Les lois de la dialectique pouvaient dès lors s’enseigner comme des lois de la nature, en omettant la médiation de la logique et du discours, en sautant par-dessus les problèmes que pose cette médiation.
Il est intéressant de noter que cette ontologie simplifiée de la nature matérielle succédait à d’autres simplifications non moins abusives. Pendant une assez longue période, celle de la grande crise économique (1929-1933) et de ses conséquences, le marxisme avait été réduit à une science : l’économie politique. Il était devenu un économisme. Les dogmatiques de cette tendance rejetaient allègrement les autres sciences de la réalité humaine : la sociologie (comme entachée de réformisme), la psychologie (comme définitivement embourgeoisée). Dans cette simplification se manifestaient déjà de regrettables tendances : celle qui soumet la théorie aux exigences de la pratique pédagogique — celle qui la soumet aux impératifs de la situation politique momentanée. On transforme la théorie en instrument idéologique et en superstructure d’une société déterminée. La théorie perd sa profondeur au nom d’un praticisme à la fois étroit et robuste. Ainsi, pendant la période où les questions proprement économiques furent prédominantes (crise en pays capitalistes et débuts de la planification en U.R.S.S.), sévissait l’économisme.
3) Dans la transformation du marxisme en philosophie de la nature, il y a autre chose et pire : une vaste manœuvre de diversion. Pendant que l’on discourt sur les ondes et les corpuscules et sur la dialectique objective « continu-discontinu », pendant que l’on en discute « librement », les problèmes brûlants s’estompent. Le centre de la réflexion s’écarte de ce qui est vraiment en question ; il s’en éloigne autant que possible, dans les profondeurs de la nature et les spéculations cosmologiques. Staline et les staliniens surent admirablement utiliser ces procédés diversionnistes. Après l’assassinat de Kirov (dont nous savons aujourd’hui par N. Khrouchtchev que le promoteur fut Staline) et pendant que se déchaînait le terrorisme, précisément alors fut solennellement promulguée la « Constitution démocratique » de 1936. La systématisation du matérialisme dialectique en philosophie scientifique de la nature date de la même époque et poursuit le même but : masquer les véritables problèmes théoriques et pratiques.
La thèse de la dialectique dans la nature peut parfaitement se soutenir et s’accepter. L’inadmissible, c’est de lui donner une importance énorme et d’en faire le critère et le fondement de la pensée dialectique.
4) Pour des raisons obscures et multiples, le marxisme institutionnel ne veut pas entendre parler d’aliénation. Il refuse ce concept ou ne l’admet qu’avec réserves et précautions. Les dogmatiques n’y voient qu’une étape de la pensée de Marx, bientôt franchie par la découverte du matérialisme dialectique comme philosophie d’un côté — et d’un autre côté par la constitution d’une économie politique scientifique (Le Capital). La reprise du concept d’aliénation, hors de toute systématisation idéaliste, pour s’en servir dans l’analyse critique du « réel » et pour l’incorporer dans les catégories des sciences sociales (et notamment dans la sociologie) leur paraît aberrante. Du moins font-ils semblant de considérer comme telle cette reprise. Pourquoi ? Évidemment pour des raisons politiques à courte vue et à court terme. L’usage du concept d’aliénation ne peut en effet se limiter à l’étude de la société bourgeoise. S’il permet de déceler et de critiquer de nombreuses aliénations (celle de la femme, celle des pays coloniaux ou ex-coloniaux, celle du travail et du travailleur, celles de la « société de consommation », et celles de la bourgeoisie elle-même dans la société qu’elle façonne selon ses intérêts, etc.), il permet aussi de déceler et de critiquer les aliénations idéologiques et politiques dans le socialisme, en particulier pendant la période stalinienne. Pour éviter ce risque et pour émousser cette pointe, on préfère refuser le concept.
Inutile de souligner que ce livre n’a pas été écrit en pleine conscience de cet ensemble de problèmes. Toutefois, il est axé sur les mouvements dialectiques à l’intérieur de la réalité humaine et sociale. Il met au premier plan le concept d’aliénation — comme concept philosophique et comme instrument d’analyse — et non point la dialectique dans la nature. Il laisse de côté la philosophie systématisée de la chose matérielle. Le chapitre terminal et fondamental, « la production de l’homme », rejette aussi bien l’économisme et le sociologisme vulgaires que l’accentuation mise sur la matérialité hors de l’humain. C’est dire que, tel qu’il est, le dogmatisme ne l’entache que très partiellement et que l’auteur n’hésite pas à le livrer une fois de plus — avec ses faiblesses — à la lecture et à la critique.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui nous pouvons et nous devons relire Marx — et surtout les œuvres de jeunesse, dites à tort « philosophiques » puisqu’elles contiennent une critique radicale de toute philosophie systématisée — avec des yeux neufs. Le devenir-philosophie du monde est en même temps un devenir-monde de la philosophie, sa réalisation est en même temps sa perte, écrit-il à l’époque où il rédige sa thèse de doctorat sur La philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Dans cette thèse, il montre à la fois un mouvement dialectique à l’intérieur de chaque système philosophique examiné — un mouvement dialectique dans leur contradiction réciproque — et enfin, en chacun d’eux, l’objectivation d’une conscience particulière définissable seulement par son rapport avec le monde réel et la praxis sociale dans le monde réel (ici, la société grecque). La philosophie comme telle, comme tentative toujours renouvelée et toujours décevante de systématisation et de proposition d’une image satisfaisante de l’homme ou de la satisfaction humaine, la philosophie comme telle éclate. Ce qu’elle propose, il convient d’en tenir compte, mais pour le réaliser, la réalisation posant de nouveaux problèmes.
Dès l’écrit presque immédiatement postérieur dans lequel Marx commence l’inventaire critique de l’hégélianisme, il montre l’éclatement de cette systématisation parfaite. Deux attitudes, deux partis, en résultent en Allemagne. L’un veut supprimer la philosophie sans la réaliser (en tant que formulation théorique de l’accomplissement humain) ; l’autre croit pouvoir réaliser la philosophie sans la supprimer (en tant que formulation seulement théorique et abstraite de l’homme, de sa liberté, de son accomplissement). La mission du prolétariat, en Allemagne mais pas seulement en Allemagne, c’est notamment de dépasser la philosophie, c’est-à-dire de la réaliser en la supprimant comme telle. De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles... La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.
Jamais Marx n’est revenu pour la réfuter ou la rejeter sur cette théorie du dépassement de la philosophie en tant que telle, c’est-à-dire prise dans tout son développement, des Grecs à Hegel. Nous pouvons dire, en langage actuel (qui n’est pas celui de Marx) que la philosophie eut pour lui un caractère programmatique. Elle apportait et apporte encore un programme pour l’humain, ou si l’on veut un projet de l’homme. Ce programme ou projet doit se confronter à la réalité, c’est-à-dire à la praxis (pratique sociale). La confrontation introduit des éléments nouveaux et pose d’autres problèmes que ceux de la philosophie.
Cette théorie s’intègre au marxisme, la pensée de Marx procédant par extensions et intégrations successives à des ensembles ou totalités (partielles) de plus en plus vastes et en même temps de plus en plus proches de la praxis. Aucun élément ou « moment » ne disparaît. En particulier, le moment de la critique radicale et de la négativité (qui enveloppe la critique de la religion, de la philosophie, de l’État en général) prend place dans ce développement sans se résorber au profit d’une pure et simple « positivité ». La pensée marxiste ne peut donc se réduire ni à l’attitude positiviste qui renvoie la philosophie dans un passé révolu, ni à l’attitude de ceux qui perpétuent la systématisation philosophique.
Au moment où le dogmatisme se dissout et s’effrite, ces textes passent au premier plan. Ils permettent de restituer la problématique de la pensée de Marx et du marxisme, problématique qui reste la nôtre fondamentalement."
-Henri Lefebvre, Le matérialisme dialectique, PUF, coll. Quadrige, 1990 (1940 pour la première édition).
Pourquoi cette systématisation ? Nous commençons aujourd’hui à mieux voir et à mieux savoir ce qui s’est passé, encore que tout ne soit pas encore clair.
1) Une grande méfiance régnait (qui n’a pas disparu) vis-à-vis des œuvres de jeunesse de Marx. Les autorités idéologiques dans le mouvement ouvrier, marxiste et communiste, pressentaient — non sans raisons — que la lecture de ces œuvres nouvellement publiées allait introduire de grands changements dans la compréhension de la pensée de Marx. En hommes politiques opérant selon les méthodes d’action et d’organisation politiques qu’ils pratiquaient, ils prirent les devants ; ils durcirent leur dogmatisme pour le conserver et le protéger contre les chocs.
Au moment précis où l’on redécouvrait des concepts jusqu’alors méconnus (aliénation, praxis, homme total et totalité sociale, etc.), où les lecteurs des œuvres du jeune Marx frayaient ainsi la voie à la redécouverte de Hegel, les dogmatiques prenaient un chemin contraire : dédain accentué pour Hegel et l’hégélianisme — rejet des œuvres de jeunesse de Marx considérées comme entachées d’idéalisme et antérieures à la constitution du matérialisme dialectique — coupure entre Marx et ses prédécesseurs, entre les écrits dits philosophiques et les écrits dits scientifiques à l’intérieur de l’œuvre de Marx — fétichisation des textes de Staline, et notamment du trop fameux chapitre théorique contenu dans l’Histoire du Parti Communiste de l’U.R.S.S., etc.
2) Il s’en déduisait une simplification du marxisme et du matérialisme, réduits à la reconnaissance du monde pratique et matériel « tel qu’il est » sans adjonction ni interprétation. La méthodologie elle aussi se rétrécissait. Malgré des textes « classiques » précis de Marx, d’Engels, de Lénine, les marxistes officiels contestaient la validité de la logique formelle, parce que venue d’Aristote et des « superstructures » idéologiques de la société antique ou médiévale. Les lois de la dialectique pouvaient dès lors s’enseigner comme des lois de la nature, en omettant la médiation de la logique et du discours, en sautant par-dessus les problèmes que pose cette médiation.
Il est intéressant de noter que cette ontologie simplifiée de la nature matérielle succédait à d’autres simplifications non moins abusives. Pendant une assez longue période, celle de la grande crise économique (1929-1933) et de ses conséquences, le marxisme avait été réduit à une science : l’économie politique. Il était devenu un économisme. Les dogmatiques de cette tendance rejetaient allègrement les autres sciences de la réalité humaine : la sociologie (comme entachée de réformisme), la psychologie (comme définitivement embourgeoisée). Dans cette simplification se manifestaient déjà de regrettables tendances : celle qui soumet la théorie aux exigences de la pratique pédagogique — celle qui la soumet aux impératifs de la situation politique momentanée. On transforme la théorie en instrument idéologique et en superstructure d’une société déterminée. La théorie perd sa profondeur au nom d’un praticisme à la fois étroit et robuste. Ainsi, pendant la période où les questions proprement économiques furent prédominantes (crise en pays capitalistes et débuts de la planification en U.R.S.S.), sévissait l’économisme.
3) Dans la transformation du marxisme en philosophie de la nature, il y a autre chose et pire : une vaste manœuvre de diversion. Pendant que l’on discourt sur les ondes et les corpuscules et sur la dialectique objective « continu-discontinu », pendant que l’on en discute « librement », les problèmes brûlants s’estompent. Le centre de la réflexion s’écarte de ce qui est vraiment en question ; il s’en éloigne autant que possible, dans les profondeurs de la nature et les spéculations cosmologiques. Staline et les staliniens surent admirablement utiliser ces procédés diversionnistes. Après l’assassinat de Kirov (dont nous savons aujourd’hui par N. Khrouchtchev que le promoteur fut Staline) et pendant que se déchaînait le terrorisme, précisément alors fut solennellement promulguée la « Constitution démocratique » de 1936. La systématisation du matérialisme dialectique en philosophie scientifique de la nature date de la même époque et poursuit le même but : masquer les véritables problèmes théoriques et pratiques.
La thèse de la dialectique dans la nature peut parfaitement se soutenir et s’accepter. L’inadmissible, c’est de lui donner une importance énorme et d’en faire le critère et le fondement de la pensée dialectique.
4) Pour des raisons obscures et multiples, le marxisme institutionnel ne veut pas entendre parler d’aliénation. Il refuse ce concept ou ne l’admet qu’avec réserves et précautions. Les dogmatiques n’y voient qu’une étape de la pensée de Marx, bientôt franchie par la découverte du matérialisme dialectique comme philosophie d’un côté — et d’un autre côté par la constitution d’une économie politique scientifique (Le Capital). La reprise du concept d’aliénation, hors de toute systématisation idéaliste, pour s’en servir dans l’analyse critique du « réel » et pour l’incorporer dans les catégories des sciences sociales (et notamment dans la sociologie) leur paraît aberrante. Du moins font-ils semblant de considérer comme telle cette reprise. Pourquoi ? Évidemment pour des raisons politiques à courte vue et à court terme. L’usage du concept d’aliénation ne peut en effet se limiter à l’étude de la société bourgeoise. S’il permet de déceler et de critiquer de nombreuses aliénations (celle de la femme, celle des pays coloniaux ou ex-coloniaux, celle du travail et du travailleur, celles de la « société de consommation », et celles de la bourgeoisie elle-même dans la société qu’elle façonne selon ses intérêts, etc.), il permet aussi de déceler et de critiquer les aliénations idéologiques et politiques dans le socialisme, en particulier pendant la période stalinienne. Pour éviter ce risque et pour émousser cette pointe, on préfère refuser le concept.
Inutile de souligner que ce livre n’a pas été écrit en pleine conscience de cet ensemble de problèmes. Toutefois, il est axé sur les mouvements dialectiques à l’intérieur de la réalité humaine et sociale. Il met au premier plan le concept d’aliénation — comme concept philosophique et comme instrument d’analyse — et non point la dialectique dans la nature. Il laisse de côté la philosophie systématisée de la chose matérielle. Le chapitre terminal et fondamental, « la production de l’homme », rejette aussi bien l’économisme et le sociologisme vulgaires que l’accentuation mise sur la matérialité hors de l’humain. C’est dire que, tel qu’il est, le dogmatisme ne l’entache que très partiellement et que l’auteur n’hésite pas à le livrer une fois de plus — avec ses faiblesses — à la lecture et à la critique.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui nous pouvons et nous devons relire Marx — et surtout les œuvres de jeunesse, dites à tort « philosophiques » puisqu’elles contiennent une critique radicale de toute philosophie systématisée — avec des yeux neufs. Le devenir-philosophie du monde est en même temps un devenir-monde de la philosophie, sa réalisation est en même temps sa perte, écrit-il à l’époque où il rédige sa thèse de doctorat sur La philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure. Dans cette thèse, il montre à la fois un mouvement dialectique à l’intérieur de chaque système philosophique examiné — un mouvement dialectique dans leur contradiction réciproque — et enfin, en chacun d’eux, l’objectivation d’une conscience particulière définissable seulement par son rapport avec le monde réel et la praxis sociale dans le monde réel (ici, la société grecque). La philosophie comme telle, comme tentative toujours renouvelée et toujours décevante de systématisation et de proposition d’une image satisfaisante de l’homme ou de la satisfaction humaine, la philosophie comme telle éclate. Ce qu’elle propose, il convient d’en tenir compte, mais pour le réaliser, la réalisation posant de nouveaux problèmes.
Dès l’écrit presque immédiatement postérieur dans lequel Marx commence l’inventaire critique de l’hégélianisme, il montre l’éclatement de cette systématisation parfaite. Deux attitudes, deux partis, en résultent en Allemagne. L’un veut supprimer la philosophie sans la réaliser (en tant que formulation théorique de l’accomplissement humain) ; l’autre croit pouvoir réaliser la philosophie sans la supprimer (en tant que formulation seulement théorique et abstraite de l’homme, de sa liberté, de son accomplissement). La mission du prolétariat, en Allemagne mais pas seulement en Allemagne, c’est notamment de dépasser la philosophie, c’est-à-dire de la réaliser en la supprimant comme telle. De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes intellectuelles... La philosophie est la tête de cette émancipation, le prolétariat en est le cœur. La philosophie ne peut être réalisée sans la suppression du prolétariat, le prolétariat ne peut être supprimé sans la réalisation de la philosophie.
Jamais Marx n’est revenu pour la réfuter ou la rejeter sur cette théorie du dépassement de la philosophie en tant que telle, c’est-à-dire prise dans tout son développement, des Grecs à Hegel. Nous pouvons dire, en langage actuel (qui n’est pas celui de Marx) que la philosophie eut pour lui un caractère programmatique. Elle apportait et apporte encore un programme pour l’humain, ou si l’on veut un projet de l’homme. Ce programme ou projet doit se confronter à la réalité, c’est-à-dire à la praxis (pratique sociale). La confrontation introduit des éléments nouveaux et pose d’autres problèmes que ceux de la philosophie.
Cette théorie s’intègre au marxisme, la pensée de Marx procédant par extensions et intégrations successives à des ensembles ou totalités (partielles) de plus en plus vastes et en même temps de plus en plus proches de la praxis. Aucun élément ou « moment » ne disparaît. En particulier, le moment de la critique radicale et de la négativité (qui enveloppe la critique de la religion, de la philosophie, de l’État en général) prend place dans ce développement sans se résorber au profit d’une pure et simple « positivité ». La pensée marxiste ne peut donc se réduire ni à l’attitude positiviste qui renvoie la philosophie dans un passé révolu, ni à l’attitude de ceux qui perpétuent la systématisation philosophique.
Au moment où le dogmatisme se dissout et s’effrite, ces textes passent au premier plan. Ils permettent de restituer la problématique de la pensée de Marx et du marxisme, problématique qui reste la nôtre fondamentalement."
-Henri Lefebvre, Le matérialisme dialectique, PUF, coll. Quadrige, 1990 (1940 pour la première édition).