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    Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national Empty Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national

    Message par Johnathan R. Razorback Sam 25 Mai - 22:11



    "La diffusion des études juives au-delà des spécialistes souffre également d’un mal récent, général et déplorable, l’organisation récente des universités définissant de plus en plus souvent les départements par leur objet concret – Black Studies ou African-American Studies, Gender Studies, Feminist Studies, Jewish Studies – et non plus par leur point de vue intellectuel – histoire, anthropologie, sociologie, philosophie –, ce qui renforce la spécialisation, en créant des « marchés académiques » particuliers."
    -Dominique Schnapper, avant-propos à Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national, Albin Michel, 2021.

    "Depuis le XIXe siècle, malgré un abondant corpus de connaissances, la présence juive en France reste une « tache aveugle », tant dans l’histoire de notre pays que dans la mise en valeur de son patrimoine monumental ou muséographique. Certes, de nombreux chercheurs – historiens, archéologues, linguistes, sociologues, conservateurs, érudits, collectionneurs, amateurs… – se sont attachés à la mise au jour et à l’étude des vestiges et des documents qui éclairent cette présence, mais très peu de synthèses et moins encore de manuels scolaires ou universitaires la mentionnent comme un trait significatif de l’histoire de notre pays, ou évoquent ses moments marquants, qu’ils soient tragiques (persécutions, autodafés, spoliations, expulsions…) ou favorables (autorisations de résidence et de culte, émancipation, intégration, sauvetage…). De même, l’important patrimoine monumental (juiveries médiévales, synagogues désaffectées, cimetières…) est souvent mal entretenu et rarement mis en valeur, lorsqu’il n’est pas en totale déshérence. Enfin, l’histoire des juifs de France est absente de la plupart des musées.

    Ce constat est d’autant plus paradoxal que, dans une première séquence historique, la présence juive en France dura près de quinze siècles, de la romanisation de la Narbonnaise aux expulsions médiévales. Ce paradoxe tient aussi au fait que, à la différence de l’Angleterre ou de l’Espagne, la France accueillit à nouveau des communautés juives à partir du XVIe siècle sur la côte aquitaine et en Lorraine, malgré le bannissement de 1394 dont la validité perdura jusqu’à la Révolution. Paradoxal également est le fait que l’Émancipation offrit au XIXe siècle des possibilités d’intégration dans la nation sans équivalent en Europe. Enfin, au tournant du XXe siècle, l’affaire Dreyfus joua un rôle majeur dans l’histoire politique de la IIIe République, contribuant à la séparation des Églises et de l’État, sans pour autant évacuer un antisémitisme politique particulièrement virulent. Malgré cela, la politique antijuive du gouvernement de Vichy et la Shoah sont les seuls événements désormais intégrés au récit national."

    "C’est cette béance qu’explore notre ouvrage, issu d’un colloque organisé par le Musée d’art et d’histoire du judaïsme."

    "Par « judaïsme », nous entendons ici l’ensemble des faits de civilisation liés à la présence juive : les individus, les communautés, leur culture matérielle, leur habitat, leurs pratiques sociales, leurs modes de pensée et leur production intellectuelle, leurs rites et leurs pratiques religieuses. C’est un sens anthropologique et non théologique que nous donnons à ce terme."

    "Par « récit national », il s’agit d’évoquer non pas le « roman national » – une construction mythifiée de l’histoire – mais de désigner un ensemble de faits historiques sur lesquels les chercheurs ainsi que, plus généralement, le corps social, ont dégagé un consensus pour décrire à grands traits l’histoire du pays ; non pas, donc, la somme des travaux historiographiques sur les juifs, mais une « histoire de France » communément admise, fondée sur la vulgarisation des travaux scientifiques et qui devient notamment celle des manuels scolaires et des synthèses destinées à un large public."

    "Le manuscrit des Grandes Chroniques de France jusqu’en 1321 est orné d’une miniature du maître de Fauvel représentant l’expulsion des juifs de France : coiffé de sa couronne, Philippe Auguste chasse de l’index les juifs identifiables à la rouelle jaune cousue sur leurs vêtements. La qualité du manuscrit et le raffinement de la miniature disent l’importance attachée à cette décision par les commanditaires. L’image renforce le texte et manifeste la puissance royale, car les expulsions du royaume constituent, comme l’a montré Juliette Sibon, un geste d’autorité politique sur ses vassaux autant qu’une décision aux motivations religieuses et économiques. Pourtant, on cherchera vainement une reproduction de cette image dans un manuel d’histoire. Cette ellipse de la politique antijuive des Capétiens est paradoxale, car ils furent des pionniers parmi les souverains européens en matière d’expulsions (1182), bien avant Édouard Ier d’Angleterre (1290), Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon (1492) ou João II de Portugal (1497).

    Pour évoquer les juifs au Moyen Âge, les sources ne manquent donc pas et on trouvera dans les Chroniques les fondements d’une « mémoire négative » dont on se demandera pourquoi elle n’a pas fait l’objet d’une approche critique dans le récit républicain."

    "Marc Bloch est peut-être le premier d’une succession de grands médiévistes, appréciés d’un large public, et qui pour l’essentiel éludent l’histoire des juifs de France dans leurs œuvres. Ainsi, Georges Duby (1919-1996) n’aborde le judaïsme médiéval ni dans Guerriers et paysans ni dans L’An Mil. Certes, ce n’est pas son « sujet », mais il est malgré tout étonnant de constater que, s’il fait allusion au grand talmudiste champenois Rashi dans Guerriers et paysans, c’est uniquement comme chroniqueur des innovations textiles en Champagne, et sans le nommer : « En effet, vers le milieu du XIe siècle, un perfectionnement capital avait affecté la fabrication des tissus de laine en Flandre (mais aussi en Champagne si l’on en croit certains commentaires du Talmud par un rabbin de Troyes [c’est nous qui soulignons], qui est sur ce point la source écrite la plus explicite). » On le voit, Rabbi Salomon fils d’Isaac le Français n’est là qu’une source, en aucun cas un objet. Ce qui frappe plus encore est qu’il n’est pas nommé, comme s’il s’agissait d’un informateur anonyme, alors qu’il s’agit du plus important commentateur de la Bible et du Talmud de tous les temps, dont les gloses sont encore systématiquement reproduites dans toutes les éditions. De plus, du point de vue de l’histoire nationale, ses commentaires constituent, par leur traduction de nombreux termes hébreux, parmi les plus anciennes sources disponibles sur la langue d’oïl. Georges Duby aurait-il écrit « un évêque d’Hippone porté sur la confession » pour désigner saint Augustin ? Rashi dans ce texte n’a pas de nom, pas de « droit de cité ». Or Duby n’ignore pas les recherches de ses jeunes collègues sur le judaïsme, à l’instar de Joseph Shatzmiller (né en 1936), dont il dirige la thèse et préface les Recherches sur la communauté juive de Manosque au Moyen Âge (1241-1329) publié la même année que Guerriers et paysans, ou des travaux de Danielle Iancu-Agou (née en 1945), dont il dirige là aussi la thèse, soutenue en 1995, sur Juifs et néophytes en Provence (1469-1525).

    Quant à Jacques Le Goff (1924-2014), il consacre une page de sa Civilisation de l’Occident médiéval – sur cinq cents – aux rapports entre juifs et chrétiens, mais le judaïsme comme fait de civilisation en Europe est absent de l’ouvrage ; c’est d’ailleurs un trait récurrent de l’historiographie « non spécialisée » de ne traiter des juifs que dans la conflictualité qu’ils suscitent, sans aborder les caractères sui generis de leurs cultures10. Et l’ultime opus de Le Goff, Hommes et femmes du Moyen Âge, qui présente « cent douze portraits d’hommes et de femmes qui ont vécu et donné vie à dix siècles de questionnements, d’échanges et de découvertes », s’il comporte deux éminents musulmans, Averroès et Saladin – ce qui est d’ailleurs mince pour le monde islamique –, ne compte pas un seul penseur juif. Or Le Goff a associé à cet ouvrage quarante-trois auteurs : il n’a donc nul besoin d’être lui-même un spécialiste pour traiter de Maïmonide ou de Benjamin de Tudèle."

    "Prépondérance d’une « histoire lacrymale du judaïsme » (Salo W. Baron) au prisme de laquelle les élèves n’appréhendent le judaïsme à l’époque contemporaine qu’à travers la persécution (l’Affaire et la Shoah), faisant du juif une perpétuelle victime, ainsi que l’« effet-écran » produit par la référence à l’expulsion d’Espagne dans les cas, trop rares, où le Moyen Âge est abordé. Par ailleurs, il est frappant de constater que l’Émancipation n’est que peu ou pas traitée, alors qu’elle constituerait, avec l’abolition de l’esclavage, un des exemples les plus remarquables des conquêtes de la Révolution."

    "L’effet-écran de l’expulsion d’Espagne – et plus globalement celui de la perception d’une importance incomparablement supérieure du judaïsme médiéval espagnol – opère notamment parmi les historiens et dans la tradition juive, où l’événement est commémoré lors de Tisha be-av, concomitamment avec les deux destructions du Temple. Pourtant, la surestimation de la situation du judaïsme espagnol par rapport au judaïsme français résulte plus d’une méconnaissance de la richesse de ce dernier que d’une supériorité intrinsèque du judaïsme espagnol, tant sur le plan démographique que religieux ou philosophique – on le voit avec Rashi, les Tossafistes ou les Tibbonides.

    En France, la forte empreinte de la laïcité inhibe l’appréhension, l’enseignement et l’étude du fait religieux (et ses corollaires sociaux et culturels), comme l’a montré notamment Régis Debray dans son rapport sur l’enseignement du fait religieux dans l’école laïque. Pour un certain nombre d’historiens, la religion relève de la sphère privée dans une tradition de « discrétion » héritée du franco-judaïsme (qui contraste avec l’investissement des fondateurs de la science du judaïsme au XIXe siècle) et les conduit à refouler ce qui relèverait du judaïsme dans leur objet d’étude. Dans ce contexte, la minoration du fait juif est telle que les mythes grecs sont plus familiers aux écoliers que les histoires de l’Ancien Testament.

    La Shoah est devenue un jalon essentiel du récit national, notamment dans l’enseignement scolaire et dans les commémorations officielles, mais il en résulte un enseignement bancal où les élèves n’ont de représentation des juifs que dans la période antique (pour autant qu’ils fassent le lien entre Hébreux et juifs) et sous le nazisme – le judaïsme au XXe siècle n’apparaissant que comme une entité abstraite et tragique, définie dans la formule « six millions de juifs morts dans les camps ». Cette béance est aujourd’hui considérée comme l’une des impasses de l’enseignement de la Shoah qui, malgré les moyens qui lui sont consacrés, ne parvient pas à faire reculer les résurgences de l’antisémitisme en milieu scolaire.

    L’ignorance de l’histoire des juifs de France n’est pas la seule explication : on constate aussi un biais de représentation qui fait percevoir le judaïsme comme « hors champ » et considérer les juifs, au mépris de leur statut effectif, comme des hors sol, dont les spécificités socio-culturelles sont trop marginales pour en faire une donnée constitutive de la société étudiée et, partant, dont l’expulsion revêtirait un caractère anecdotique. De fait, les juifs sont encore perçus comme des étrangers « en exil », en référence aux anciens Hébreux ou à la notion juive d’exil (d’essence religieuse), au lieu d’être saisis dans leur réalité anthropologique comme une composante de la nation, minoritaire mais néanmoins significative et dont la présence est riche d’enseignements."
    -Paul Salmona, Introduction à Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national, Albin Michel, 2021.

    "Le Trésor des chartes occupe aujourd’hui la série J des Archives nationales : institué au XIIIe siècle pour prendre place dans la sacristie de la Sainte-Chapelle, il constitue depuis cette époque le sanctuaire de la mémoire dynastique, domaniale et diplomatique des rois capétiens4. Totalement remanié au début du XVIIe siècle par Pierre Dupuy et Théodore Godefroy, avocats au Parlement de Paris missionnés par Richelieu pour en dresser l’inventaire complet, il est censé conserver les chartes les plus précieuses et les plus utiles au gouvernement du royaume. Sa fonction est donc éminemment politique : fournir aux souverains français les preuves juridiques leur permettant de soutenir leurs réclamations territoriales ou au contraire de contrer les prétentions de leurs grands vassaux et des souverains étrangers.

    Or, ce même Trésor des chartes, dont la structure a été fossilisée à la Révolution française, comprend une layette, aujourd’hui cotée J 427, intitulée « Juifs » dans l’inventaire de Dupuy-Godefroy de 1615-1630. Cette layette contenait initialement dix-neuf pièces. Ce volume apparaît bien modeste, en regard de la somme des pièces relatives à des Juifs présentes encore aujourd’hui dans l’ancien Trésor des chartes, dont seule une petite partie a échu dans cette layette. Il est néanmoins révélateur du fait que les Juifs comme entité collective n’ont pas été totalement évacués du dispositif conçu par Dupuy et Godefroy pour défendre et illustrer la mémoire de la puissance domaniale de la royauté.

    Ce fait est d’autant plus significatif que parmi les dix-neuf pièces (aujourd’hui dix-huit) de cette layette « Juifs », se trouvent deux ordonnances d’une importance particulière. La première date de 1223, et a été prise par Louis VIII, à l’orée de son règne. La seconde, aussi connue sous le nom d’ordonnance de Melun, date de 1230. Elle a été prise par Blanche de Castille, régente du royaume durant la minorité de son fils, Louis IX (futur Saint Louis). Toutes deux touchent à la condition civile et économique des Juifs du royaume : elles réglementent de façon particulièrement drastique et coercitive les activités économiques des Juifs en imposant la suppression des dettes contractées par des chrétiens auprès de Juifs, ainsi que l’imposition d’une règle de droit disposant que chaque seigneur peut désormais considérer « ses » Juifs comme ses propres serfs (tanquam servi5).

    Ces deux pièces, aujourd’hui cotées AN/J 427 no 5 (1223) et AN/J 427 no 11bis (1230), sont considérées par les historiens du droit médiéval comme des tentatives pionnières du pouvoir capétien d’imposer une norme juridique dépassant le cadre territorial du domaine royal pour s’imposer aux grandes seigneuries du royaume6. Et, de fait, l’étude des inventaires anciens du Trésor des chartes établis par ses gardes successifs entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du siècle suivant fait apparaître que ces deux chartes, ceinturées des nombreux sceaux des barons les ayant ratifiées, se trouvaient alors dans des layettes intitulées, tantôt « Ordonnances générales du royaume et autres » (Generalia statuta et alia), tantôt « Actes relatifs aux anciennes ordonnances [du royaume] » (Littere de antiquis statutis7). Ce fait montre bien que les monuments juridiques réglementant la condition économique et civile des Juifs du royaume avant les expulsions de 1306 et 1394 n’étaient pas considérés par les juristes de la fin du Moyen Âge comme marginaux mais au contraire comme centraux dans l’arsenal des droits du souverain, prenant place aux côtés des principaux monuments juridiques du royaume.

    Cette présence documentaire reste néanmoins extrêmement ambivalente puisque ce qui a été préservé pendant près de deux siècles, y compris après les expulsions des Juifs du royaume de France au XIVe siècle, est avant tout la trace des premiers signes tangibles d’une législation royale de portée générale, dont les Juifs ont été les grandes victimes. C’est cette politique juive des Capétiens que des travaux récents8 ont bien mis en valeur, prolongeant ceux de l’historien américain William Chester Jordan9.

    En ce sens, le transfert, que l’on peut situer aux alentours du XVIe siècle, de ces deux ordonnances de 1223 et 1230, depuis le cœur de l’arsenal juridique de la royauté vers ses marges reflète d’une certaine manière le détachement de la mémoire de la présence juive dans le royaume de la mémoire de l’État. C’est, dès cette époque, une mémoire en négatif qui commence à se fixer, ce que matérialise l’emplacement de la layette « Juifs » du Trésor des chartes dans l’inventaire de Dupuy et Godefroy. Enfouie dans la série des « Mélanges », précédant la layette intitulée « Albigeois », cette layette fait glisser l’image des Juifs vers la catégorie de l’hérétique, autrement dit de l’ennemi intérieur. C’est également ce que laisse entrevoir l’insertion tardive, dans la même layette « Juifs », d’une pièce de 1321 censée prouver l’existence d’un complot ourdi par les Juifs, mandatés par les rois de Tunis et de Grenade, contre le roi de France, avec l’aide des lépreux (cotée AN/J427 no18).

    Du reste, cette mémoire officielle de la présence juive médiévale ne s’est pas totalement dissipée aux XVIIe-XVIIIe siècles, alors que la France est toujours théoriquement soumise à l’ordonnance d’expulsion de 1394, rappelée par Louis XIII dans une déclaration de 1615."

    "Les premiers auteurs à écrire et publier sur l’histoire des Juifs en France sous la Restauration sont des auteurs chrétiens, qui se spécialiseront tous ultérieurement dans l’histoire de France. De Jean-Baptiste Capefigue à Arthur Beugnot et Georges-Bernard Depping, en passant par le chevalier de Bail, ces auteurs publient entre 1823 et 1834 des ouvrages savants sur les Juifs au Moyen Âge. De qualité inégale, ces livres sont tous issus de recherches effectuées en réponse au concours lancé par l’Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres en 1821 sur l’état des Juifs au Moyen Âge en France, Italie et Espagne. Le sujet, dont l’initiative revient à l’orientaliste Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, entendait déplacer sur le terrain de l’érudition historique la question de la citoyenneté des Juifs, trente ans après l’Émancipation et alors que Louis XVIII avait acté en 1818 la non-reconduction du décret du 17 mars 1808. Ce dernier, rapidement connu sous le nom de « décret infâme », imposait aux Juifs d’Alsace une série de restrictions dans l’exercice de leurs activités économiques et dans leur liberté de circulation, pour dix ans."

    "En 1880, est fondée la Revue des études juives. Il s’agit de la première revue savante à inscrire en tête de ses statuts de fondation la publication de travaux relatifs à l’histoire du judaïsme français. En appelant savants juifs et non juifs à enquêter directement dans les dépôts d’archives et les bibliothèques publiques et privées, les rédacteurs de la Revue des études juives pointent l’ampleur des trésors encore « enfouis » en même temps qu’ils aspirent par là même à garantir la haute exigence scientifique de cette histoire dûment documentée, devant reposer sur les critères d’objectivité et de neutralité scientifique.

    À côté des auteurs juifs, souvent de formation rabbinique, publiant dans la revue à l’instigation de son secrétaire, Isidore Loeb, on pourra souligner l’apport de deux chartistes de renom à l’entreprise de constitution d’une historiographie documentaire des Juifs en France. Ces deux savants sont Gustave Saige et Siméon Luce. Le premier est l’auteur du volume publié en 1881 et intitulé Juifs du Languedoc antérieurement au XIVe siècle, lointain développement de sa thèse de l’École des chartes soutenue en 1861. Le second a publié une série d’articles sur les Juifs en France aux XIVe et XVe siècles parus à la fois dans la Revue historique dirigée par Gabriel Monod et la jeune Revue des études juives. L’un comme l’autre font reposer leurs travaux sur des recherches à visée exhaustive menées dans les dépôts d’archives parisiens et provinciaux (pour Saige). Leur intention est ainsi de révéler une représentation « objective » du passé juif en France médiévale, à distance des récits charriés par les chroniques et autres sources narratives bien souvent suspectées par les historiens de la fin du XIXe siècle de « mentir » ou de tordre les faits.

    Malgré certains défauts, ces travaux jouent un rôle non négligeable pour décloisonner l’historiographie alors balbutiante des Juifs en France : ce sont en effet, avec le volume de l’Histoire littéraire de la France précité, les seules références à être mentionnées régulièrement dans les bibliographies et autres manuels sur l’histoire de France qui se multiplient à partir des années 1890, à l’instigation du maître de l’école méthodique, Gabriel Monod, et d’Ernest Lavisse. Celui-ci fait paraître en 1901 le troisième tome de l’Histoire de France, des origines à la Révolution, consacré aux XIIIe-XIVe siècles. Dans la droite ligne de l’école méthodique accordant la prééminence à l’histoire politique et institutionnelle de la France saisie au prisme des sources archivistiques et littéraires passées au crible de la critique philologique, ce volume, dû à Charles-Victor Langlois, ne fait ainsi « voir » les Juifs qu’à l’occasion de ce qui est perçu alors comme leur seule « rencontre » documentée avec l’État monarchique, à savoir leur expulsion du royaume par Philippe le Bel en 1306."

    "Pour [Robert Anchel (1880-1951)], l’histoire des Juifs en France se trouve confrontée à un défi épistémologique tenant, d’une part, à l’absence de continuité temporelle et spatiale de cette histoire, et d’autre part, à l’extrême dispersion des sources permettant de la reconstituer a posteriori. Cette configuration constitue un obstacle important à l’intégration cohérente de l’histoire de la minorité juive du royaume au récit national, indépendamment même de sentiments personnels d’hostilité ou de l’ignorance, souvent bien réelle, des historiens « généralistes » sur tout ce qui a trait à l’existence des communautés juives du territoire de la France.

    Le dernier aspect sur lequel on se doit de revenir en conclusion tient au rôle paradoxal qu’a joué la Révolution française dans ce processus d’invisibilisation. Si elle a permis l’entrée des Juifs dans le giron national en leur reconnaissant le statut de citoyen actif, elle a dans le même temps posé les conditions de leur exclusion de la scène de l’histoire nationale. Tandis que les archives des congrégations religieuses catholiques étaient confisquées et nationalisées, pour être converties après 1790 en « archives historiques », les archives des anciennes « nations » juives tout comme, d’ailleurs, celles des communautés protestantes, furent alors maintenues sous le régime juridique des archives particulières. Cette décision a considérablement fragilisé les archives communautaires juives, provoquant à terme la dissolution entre des mains privées, la dispersion, voire la disparition de nombre d’entre elles."
    -Mathias Dreyfuss, "Les Juifs de France et le récit national : entre centre et absence", in Paul Salmona & Claire Soussen (dir.), Les juifs, une tache aveugle dans le récit national, Albin Michel, 2021.



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