"L’histoire d’Israël a commencé avec un berger nomade qui se nommait Avram fils de Térah. Né à Haran au nord-est de la Mésopotamie, il s’installa pour des raisons économiques, avec sa femme Saraï et ses parents, à Ur, l’antique capitale de Sumer. Avec ses 300 000 habitants, Ur avait atteint un haut niveau de civilisation développant une agriculture, un artisanat et un commerce importants. Térah était marchand d’idoles ce qui pour l’époque était une fonction honorable et lucrative.
Mais Avram ne pouvait se contenter de ces simples bonheurs terrestres et de ce confort matériel. Sa soif spirituelle l’amena à se poser des questions sur le sens de l’existence et sur la véracité des divinités qu’il côtoyait dans sa maison paternelle. Idolâtre comme son père au début de sa vie, il finit par rejeter le paganisme sumérien. Son génie religieux l’amena à découvrir le Créateur des cieux et de la terre. Cette révélation fut une révolution, pour lui et pour toute la pensée humaine.
La foi d’Avram était fondée sur quelques principes qui allaient changer la perception du divin et donc de l’homme. Tout d’abord, il n’existait qu’un seul et unique Dieu, Père de l’humanité tout entière. Ce monothéisme tranchait nettement avec le polythéisme ambiant. Ce Dieu en étant reconnu comme Père-Créateur ne pouvait être identifié à aucune force de la nature. Contrairement à Anu, Mardouk ou Shémech, les grandes divinités suméro-chaldéennes, ou Rê le dieu solaire égyptien, le Dieu d’Avram était transcendant. Mais le bouleversement produit par le fils de Térah ne s’arrêta pas à cette (re) découverte du monothéisme (les hommes de l’origine, Adam, Seth…, étaient eux-mêmes monothéistes, selon la Bible), il comprit que le monothéisme était inséparable de la morale. Cette nouvelle croyance impliquait que le religieux ne pouvait être envisagé coupé de la pratique de la justice et de la charité (Gn. XVIII, 19). C’est pourquoi l’on peut parler d’un « monothéisme éthique ». Dieu était transcendant, mais en même temps proche des hommes. Il appelait Ses créatures humaines à achever l’Histoire par la pratique et le respect des valeurs morales, valeurs qui rendaient Dieu présent au monde.
Suite à la destruction d’Ur aux alentours de 1960 av. J.-C., la famille de Térah s’en retourna à Haran avec comme objectif l’installation sur la terre de Canaan, sans doute pour s’éloigner de la cruauté et de la violence des invasions (Gn. XI, 31). Mais la mort de Térah obligea Avram, sa femme Saraï, son neveu Loth et toute leur maisonnée à s’installer sur place. Ce fut le moment choisi par Dieu pour s’adresser au patriarche qui était alors âgé de soixante-quinze ans. Dans un songe nocturne, l’Éternel lui demandait de quitter « son pays, sa ville natale et la maison de son père » pour aller vers un nouveau pays, qui n’était autre que Canaan (Gn. XII, 1). Cet appel divin, qui peut étonner par son ordonnancement, car lorsque quelqu’un part, il s’éloigne chronologiquement de sa ville, de sa région et de son pays, signifiait que notre héros devait abandonner progressivement les valeurs nationales, puis locales et enfin familiales ancrées dans sa personnalité profonde, qui étaient teintées d’idolâtrie. Cette idolâtrie païenne traduisait sa foi par la pire des abominations au plan du monothéisme éthique : le sacrifice des enfants. La marche d’Avram devenait ainsi une marche intérieure.
Ayant traversé l’Euphrate puis le Jourdain, notre personnage fut surnommé Ivri, « Hébreu », le « traversant » ou le « passant », que l’on peut rapprocher de « Habirus », ces nomades qui apparurent dans l’ouest de l’Asie vers le XVe siècle avant l’ère chrétienne. Ce terme Ivri prenait ici un sens symbolique, il signifiait que l’Hébreu était un homme de passage, se situant, parfois solitaire, de l’autre côté du paganisme. Mais les berges étant toujours parallèles, le terme impliquait aussi que l’Hébreu restât vigilant face à l’histoire des hommes. Cette dialectique permanente entre particularisme et universalisme est l’une des constantes du monothéisme éthique qui, loin d’être réduit à une simple monolâtrie, souligne que l’humanité tout entière est placée sous le regard divin. Ainsi, Avram était interpellé par Dieu, non pour une simple mission spirituelle personnelle qui l’aurait coupé de ses contemporains, mais pour une vocation sacerdotale universelle : être témoin de ce Dieu de justice et d’amour afin que « soient bénies toutes les familles de la terre » (Gn. XII, 3).
La vie d’Avram ne fut cependant pas de tout repos, il dut subir dix épreuves qui devaient prouver que le choix divin n’était pas arbitraire. Par amour de Dieu, et comprenant que le croyant authentique ne devait attendre aucun miracle du ciel, Avram accepta sans le moindre esprit de rébellion ces moments difficiles. Les seuls doutes qu’il émit furent liés à sa modestie, se demandant parfois s’il était vraiment digne des promesses annoncées.
La plus grande douleur d’Avram et Saraï fut de ne pas avoir de descendant pour continuer de porter le flambeau de leur message, car Saraï était stérile. Certes, notre héros eut un fils, Ismaël de sa servante Agar, mais il aurait aimé avoir un enfant de sa chère femme. Cette attente ne fut pas déçue.
Après avoir pratiqué la circoncision, le seul rite que connaissaient les patriarches, sur lui-même, Ismaël et les gens de sa maison, circoncision qui n’était pas seulement un acte hygiénique, mais qui prenait la dimension religieuse et éthique « d’Alliance », de Bérith, le nom d’Avram « Père élevé » fut changé par Dieu en Abraham « Père d’une multitude » de nations, et celui de Saraï « Mes princesses » en Sarah « Princesse », (Gn. XVII). Ce changement de nom signifiait qu’Abraham avait fait le deuil de certaines valeurs idolâtres, qu’il avait abandonné le paganisme.
Alors qu’il était en état de convalescence, il reçut la visite de trois hommes, qui n’étaient autres que des envoyés de Dieu venus lui annoncer la naissance d’un fils. Sarah se mit à rire se demandant comment ses entrailles flétries par l’âge pourraient porter la vie. Pourtant un an après, ce rire de perplexité se transforma en rire de joie quand elle présenta à son mari celui que l’on nomma Isaac « Il rira ».
Quelques années après cette naissance miraculeuse, l’épreuve ultime arriva, nécessaire afin d’asseoir de façon définitive le monothéisme éthique : la « ligature d’Isaac ». Abraham crut entendre Dieu lui demander de sacrifier son fils. Certes, l’Éternel ne demandait pas une chose aussi horrible, mais Abraham, habitué par ses contemporains à de telles pratiques, interpréta ainsi la parole divine, bien qu’il en fût fortement surpris. En réalité, Dieu lui demandait simplement d’élever son fils vers la vie, sur le mont Moriah, future colline du Temple. L’épreuve se jouait là, dans cette ambiguïté de l’interprétation, Abraham devant comprendre que Dieu ne désirait aucunement la mort du rejeton. Tout le sens de sa longue marche prit une dimension lumineuse quand il entendit en son for intérieur une voix du ciel lui dire : « Ne jette pas la main sur l’enfant, car je sais que tu crains Dieu » (Gn. XXII, 12). Abraham n’était pas Cronos, il ne dévora pas son enfant. Le patriarche réalisa là le plus grand miracle que l’homme puisse accomplir ici-bas : aimer et choisir la vie au nom de Dieu. L’hébraïsme était maintenant fondé, l’Histoire pouvait continuer."
-Philippe Haddad, Pour expliquer le judaïsme à mes amis, Paris, Éditions In Press, 2022 (5ème édition).