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    Jean-Baptiste Vuillerod, Bergson lu par Horkheimer

    Johnathan R. Razorback
    Johnathan R. Razorback
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    Jean-Baptiste Vuillerod, Bergson lu par Horkheimer Empty Jean-Baptiste Vuillerod, Bergson lu par Horkheimer

    Message par Johnathan R. Razorback Mer 12 Juin - 12:27



    "En plus de prendre ses sources dans les pensées de Hegel et de Marx, la Théorie critique francfortoise aurait aussi été puiser dans les philosophies de la vie, envers lesquelles le marxisme s’est pourtant souvent montré méfiant du fait de ses tendances irrationalistes. Jay insistait avec raison sur le fait que, en plus de Nietzsche et de Dilthey, c’est la philosophie de Bergson qui avait retenu l’attention de Horkheimer dans sa réappropriation de la Lebensphilosophie."

    "Importance de la philosophie bergsonienne chez Adorno."

    "Bergson a été reçu relativement tôt en Allemagne dans le cercle de Rudolf Eucken et de ses élèves, qui y lisaient leur propre programme d’une réinvention spiritualiste de la civilisation malade. C’est un élève de Eucken, Isaak Benrubi, qui sert d’intermédiaire auprès de l’éditeur Eugen Diederichs pour la traduction en allemand des œuvres de Bergson : Matière et mémoire est traduit dès 1908, l’Introduction à la métaphysique en 1910, Le rire en 1911, L’évolution créatrice en 1912. Des intellectuels importants soulignent le mérite du bergsonisme, en particulier dans la perspective de la Lebensphilosophie : Scheler y voit des convergences avec sa propre philosophie de la vie, Simmel reprend le caractère anti-kantien de l’épistémologie bergsonienne, et Driesch pointe également des rapprochements avec son vitalisme biologique. Même le cercle de Husserl – lequel ne prend connaissance de Bergson qu’en 1911 – s’intéresse au philosophe français, à travers Ingarden notamment. Bien que les apports de la philosophie de Bergson soient souvent tempérés par quelques doutes concernant ses supposées tendances irrationalistes, et que cela le rapproche souvent de Schopenhauer ou de Nietzsche sous la plume de ses lecteurs – signe peut-être d’une certaine mécompréhension initiale, chez le public allemand, du souci de rigueur et de méthode propre à Bergson –, il n’en est pas moins certain que la philosophie bergsonienne constitue, dans l’Allemagne intellectuelle du début du xxe siècle, une pensée par rapport à laquelle il faut se situer."

    "Scheler, qui publie en 1915 Der Genius des Kriegs und der Deutsche Krieg, un ouvrage justifiant la guerre et dont Horkheimer a proposé une critique qui souligne le lien entre bellicisme et Lebensphilosophie. Aux yeux de Horkheimer, en effet, une philosophie comme celle de Schelling, qui fait valoir l’expansion croissante de la vie comme une norme indifféremment biologique et culturelle, ne peut conduire qu’à des positions impérialistes."

    "Bergson est discuté dans le cadre d’une présentation de la Lebensphilosophie, qui comprend également Nietzsche, Dilthey et Simmel. Ces philosophies sont apparues en « réaction » à la compréhension traditionnelle de la théorie et aux sciences de leur temps, qui détruisent la réalité des choses par le concept, et qui dominent les objets en les réduisant à des formes catégorielles générales et quantitatives. La vie est alors le nom que prend le non-conceptuel, « ‘l’originel’, ‘l’immédiat’, le naturel et le familier ».

    Remarquable est le fait que, aux yeux de Horkheimer, ce soit la philosophie de Bergson qui s’avère la plus représentative de ce mouvement et en constitue en quelque sorte le nom générique, qui dispense d’étudier les autres dans le détail. On comprend, à lire Horkheimer, que ce privilège vient du fait que Bergson place la philosophie de la vie sur le terrain de l’épistémologie, et non de la seule ontologie, voire de la seule biologie. Il est vrai que le philosophe français s’est attaché à la connaissance métaphysique de la « réalité », et qu’il a cherché dans l’élan vital à donner la « signification de l’évolution » des êtres vivants à partir d’une « exigence de création ». Mais la vie bergsonienne, telle que la comprend Horkheimer du moins, ne renvoie pas uniquement au vivant et à la vie comme réalité fondamentale. Elle s’intéresse également au « vécu », à la manière dont nous faisons l’expérience immédiate du monde indépendamment des médiations conceptuelles et du langage symbolique."

    "Chez Bergson, l’intuition saisit d’abord la durée intérieure et se révèle avant tout dans la saisie du flux qualitatif de la conscience, qui échappe au temps spatialisé, chronologique et quantitatif de la science et de la société. Le continuum du temps vécu ne correspond ni au temps des horloges propre aux impératifs pratiques de la vie sociale, ni au temps mathématisé de la physique : il nous ouvre à une dimension originale de la réalité, que la connaissance traditionnelle, aussi bien philosophique que scientifique, a toujours laissé glisser entre les mailles du concept."

    "L’élan vital réunit aussi bien la conscience humaine que l’ensemble des vivants, et l’intuition devient un mode de connaissance de l’absolu, comme si la plongée en soi-même pouvait se prolonger en une « sympathie » avec le monde sans qu’il y ait là un saut ou une rupture."

    "Le bergsonisme parvient à nous débarrasser de ce que Horkheimer nomme les « traditionnelles habitudes de notre pensée ». Ce qui n’est pas sans nous faire penser à l’importance qu’Adorno accordera bien plus tard, en 1966, dans sa Negative Dialektik, à la réflexivité critique que la raison doit exercer sur elle-même, ainsi qu’à son insistance sur le non-identique et sur le primat de l’objet, dans le but de s’opposer à un savoir abstrait qui plaque de l’extérieur ses concepts sur les choses en leur faisant violence. Il y a sur ce point, à n’en pas douter, une base bergsonienne à la théorie critique francfortoise."

    "La domination du concept prend sa source dans les exigences de la survie. [...]
    Cette thèse sera bien sûr au centre de la Dialectique de la raison, lorsque, avec Adorno, Horkheimer fera de « l’autoconservation » la motivation première de la domination sociale et conceptuelle de la nature. Mais c’est dès 1926, dans un dialogue avec Bergson, que l’idée d’une réinscription pratique et vitale de la connaissance s’opère afin d’expliquer les insuffisances de la science et de la pensée conceptuelle. Car si ce genre de connaissance manque son objet, c’est en raison du fait que son orientation est en réalité pratique, et non cognitive."

    "Néanmoins, la philosophie bergsonienne aboutit à une dépréciation de la pensée rationnelle au profit d’un savoir métaphysique qui refuse le concept, et qui n’admet son usage qu’à titre d’image et de métaphore d’une réalité inaccessible aux symboles. C’est bel et bien un abandon irrationaliste du concept qui, in fine, se joue dans le texte bergsonien selon le philosophe allemand."

    "Bergson voit la création en toute chose et la salue, sans interroger la valeur et la pertinence de ce qui est créé, comme si toute création était, en soi, une bonne chose. En ce sens, son optimisme est « anti-utopiste » et se situe en opposition à toute Aufklärung, c’est-à-dire à toute démarche qui prétend juger le monde par la raison."

    "La force de Hegel est, comme Bergson, d’avoir reconnu l’irréductibilité de l’esprit et du vivant par rapport aux autres êtres de la nature, mais, à l’inverse du philosophe français, il n’en avait pas rejeté pour autant leur approche scientifique et avait davantage valorisé une psychologie et une biologie respectueuses de la singularité de leurs objets. Ce que Horkheimer dit ici du rapport de la philosophie hégélienne à la philosophie bergsonienne au sujet de la biologie et de la psychologie vaut comme un verdict général : la pensée de Hegel parvient à dialectiser la vie et l’intelligence, la durée et le concept, elle consiste en une critique de l’Aufklärung depuis l’Aufklärung elle-même, et c’est ce qui fait la valeur sans pareil de son geste. Elle se donne ainsi les moyens de dépasser le concept par le concept, et de critiquer par la raison les sociétés existantes, sans accepter aveuglément les tendances du présent [...] Il s’agit par là d’être fidèle à l’esprit critique du bergsonisme au point de le dépasser en l’accomplissant. Concrètement, cela signifie que, chez Hegel, le refus du rationalisme traditionnel ne rend pas impossible la connaissance du monde social et historique, mais se veut bien plutôt au service d’un rationalisme supérieur, plus intégratif et plus respectueux de ses objets, dans le but de connaître concrètement la société et l’histoire afin de les critiquer."

    "Bergson émet certaines réserves à l’égard des reproches qui lui sont adressés, en particulier parce que Horkheimer, à ses yeux, n’aurait pas suffisamment pris en compte l’importance qu’il accorde aux sciences concrètes, et qu’il aurait manqué le fait que l’intuition est une « méthode » rigoureuse. Affaibli par la maladie, il ne peut discuter plus avant le texte et demande simplement à Bouglé de « transmettre [ses] remerciements à M. Horkheimer », concluant ainsi leurs divergences théoriques par un signe de respect et d’estime intellectuelle mutuelle."

    "L’erreur de Bergson n’est plus [à l'époque des Deux Sources] de vanter l’affrontement belliciste des puissances vitales, mais au contraire de se projeter dans une humanité réconciliée largement fantasmée. La philosophie bergsonienne de l’amour dans Les deux sources de la morale et de la religion, soutenue par la métaphysique de l’intuition, passe à côté de ce qu’une véritable théorie interdisciplinaire du monde social est censée saisir : les contradictions sociales. Contre la sympathie pour ses objets qui caractérise l’intuition, et contre le fantasme d’une humanité fraternelle, la théorie sociale revendique une connaissance rationnelle des mécanismes économiques, sociologiques et psychologiques qui structurent la société, et se donne pour tâche de comprendre et de critiquer la division sociale, la domination, l’aliénation."

    "La démarche métaphysique elle-même, en tant qu’elle se donne pour tâche de formuler une ontologie, c’est-à-dire une théorie générale de l’être – en l’occurrence, chez Bergson, une théorie générale de l’être comme durée et temporalité –, reste incapable de penser l’historicité du monde social."

    "En érigeant la durée en principe de toute chose, paradoxalement, Bergson en ferait un principe éternel qui nie le temps qu’il est censé fonder. En croyant que tout, dans l’univers, répond au principe de la durée créatrice et de l’élan vital, Bergson nie le blocage historique dans lequel les hommes se trouvent, il méconnaît la réification sociale qui bloque le devenir et l’émancipation des individus."

    "La théorie critique, au contraire, devra penser l’histoire et non le temps pur, parce qu’elle s’enracine dans les processus pratiques de domination et d’émancipation. Ainsi est-elle capable, à l’inverse de la philosophie bergsonienne, de percevoir aussi bien les moments de création et de libération de la vie que les points de blocages, les structures rigides de l’aliénation sociale. [...]

    L’ontologie bergsonienne ne peut que noyer les déterminations sociales et historiques dans le mouvement éternel de la durée et dans une métaphysique du temps qui, certes, insiste sur le devenir, mais qui perd de vue l’historicité concrète. Bergson doit donc céder sa place à d’autres références, et notamment à Hegel et à Marx, parce que le premier a doublé la critique de la raison par l’affirmation d’un rationalisme supérieur dont la dialectique est le nom, et parce que le second a fait jouer cette dialectique dans l’horizon d’une critique radicale du monde existant."
    -Jean-Baptiste Vuillerod, "Bergson lu par Horkheimer", Recherches germaniques [En ligne], 51 | 2021, mis en ligne le 12 décembre 2021, consulté le 11 juin 2024. URL : http://journals.openedition.org/rg/6584



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    « La question n’est pas de constater que les gens vivent plus ou moins pauvrement, mais toujours d’une manière qui leur échappe. » -Guy Debord, Critique de la séparation (1961).

    « Rien de grand ne s’est jamais accompli dans le monde sans passion. » -Hegel, La Raison dans l'Histoire.

    « Mais parfois le plus clair regard aime aussi l’ombre. » -Friedrich Hölderlin, "Pain et Vin".


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