"Dès la première lecture de l'Ethique, nous étions frappé par la profonde parenté, voire l'identité entre les idées fondamentales de Spinoza et celles de cette vieille métaphysique orientale dont le bouddhisme, et particulièrement le bouddhisme Zen, est le dépositaire authentique. La question se posait alors aussitôt de savoir si Spinoza avait connu le bouddhisme. Or, toutes les recherches que nous avons entreprises
dans ce sens ont donné une réponse négative. [...]
La question, pour nous, est donc restée ouverte jusqu'au jour où nous avons eu l'idée de rechercher un lien possible entre le fait que Spinoza connaissait parfaitement la cabale et la vieille métaphysique orientale. Et dès ce moment, tout s'éclaircissait dans notre esprit.
D'abord, que Spinoza avait, tout comme de l'ensemble des matières judaïques, une connaissance approfondie aussi de la cabale, n'est aucunement douteux [...] Or, la cabale comporte un noyau théorique autour duquel s'enchevêtrent de multiples éléments plus ou moins superstitieux sans valeur et que Spinoza, nous le verrons, a assez brutalement critiqués. Mais -et nous avons pu vérifier ce fait dans le texte original du Zohar, l'un des ouvrages de base de la cabale- en ce qui concerne les idées fondamentales du noyau central théorique, nous avons constaté la même identité avec les idées fondamentales de l'Ethique qui nous avait déjà frappé au sujet du bouddhisme. Dès lors, nous commencions à entrevoir comment Spinoza a pu faire, dans sa lettre à Burgh, une allusion si claire à une « vraie philosophie » que, de toute évidence, il se félicitait de connaître. Et nous avons acquis la conviction qu'il devait y avoir des liens étroits entre la cabale et le bouddhisme. [...]
Nous avons trouvé, d'une part, que le noyau théorique authentique de la cabale s'est formé en Perse à l'époque du premier exil babylonien des Juifs, c'est-à-dire à une époque où la religion officielle de ce pays était le zoroastrisme. Et l'élite juive qui était assimilée, et souvent dans de hautes positions sociales, s'est imprégnée des idées de Zoroastre. Et d'autre part, nous avons trouvé qu'à son tour, le zoroastrisme dérivait des Vêdania et du bouddhisme hindou, ce qui est d'autant plus compréhensible que la Perse est voisine de l'Inde. Ainsi le cercle était bouclé, et nous avons compris comment Spinoza, qui ne connaissait pas directement le bouddhisme, mais qui connaissait à fond la cabale, a pu s'inspirer d'une « vraie philosophie » qui n'était autre que cette vieille métaphysique orientale même. Et nous avons compris que, pour vraiment comprendre le spinozisme, ce qui veut dire envisager le spinozisme selon la perspective métaphysique propre de son auteur, il fallait le considérer sous l'angle de cette métaphysique orientale, qui est précisément l'angle de la « vraie philosophie »." (pp.12-13)
"Les idées cabalistiques étaient assez connues en ce temps dans les milieux non juifs (les Böhmistes, Rose-Croix, etc., qui pullulaient dans le sillage du piétisme !) et dans le milieu collégiant de ses amis pour qui Spinoza a écrit l'Ethique, et à qui il pouvait du reste fournir toutes les explications nécessaires oralement. D'ailleurs, et dans sa correspondance et dans l'Ethique, Spinoza a, à deux reprises, fait des allusions très claires à la cabale." (p.14)
"Cet intérêt pour la cabale était général à l'époque de Spinoza : « Dans la population juive d'Italie, d'Allemagne, de Pologne, des Pays-Bas », écrit en effet Freudenthal, « la cabale comptait au XVII siècle des adeptes enthousiastes »." (p.16)
"Un autre témoin qui atteste non seulement les rapports entre Spinoza et la cabale, mais aussi les connaissances profondes que Spinoza avait acquises dans cette science secrète, est Leibniz. Dans la Théodicée, où il est beaucoup question de « l'athée vertueux » qui a tant intrigué Leibniz qu'il ne pouvait s'empêcher d'aller le voir à La Haye, Leibniz écrit en effet : « Mais Spinosa, qui étoit versé dans la Cabbale des Auteurs de sa Nation, et qui dit que les hommes, concevant la liberté comme ils font, établissent un empire dans l'empire de Dieu, a outré les choses ».
Ensuite, un grand critique allemand du XIXe siècle, H. C. W. Sigwart, qui fut professeur de philosophie à l'Université de Tübingen, écrit, dans un ouvrage où il examine les rapports possibles entre le spinozisme et diverses écoles philosophiques : « Plus d'attention encore mérite l'opinion... que la source du spinozisme réside dans le cabale ou que du moins elle est très proche de cette dernière. »." (p.18)
"« On ne saurait se méprendre sur le sens historique de ces paroles », avons-nous vu écrire Franck au sujet de « ces deux passages en effet très importants » dans l'Ethique et dans la correspondance de Spinoza, « si on veut les rapprocher des lignes suivantes que nous traduisons presque littéralement d'un ouvrage kabbalistique, le commentaire le plus fidèle qui existe sur le Zohar : « La science du créateur n'est pas comme celle des créatures car, chez celles-ci, la science est distincte du sujet de la science, et porte sur des objets qui, à leur tour, se distinguent du sujet. C'est cela qu'on désigne par ces trois termes : la pensée, ce qui pense et ce qui est pensé. Au contraire, le créateur est lui-même, tout à la fois, la connaissance, et ce qui connaît, et ce qui est connu. En effet, sa manière de connaître ne consiste pas à appliquer sa pensée à des choses qui sont hors de lui ; c'est en se connaissant et en se sachant lui-même qu'il connaît et aperçoit tout ce qui est. Rien n'existe qui ne soit uni à lui et qu'il ne trouve dans sa propre substance. Il est le type de tout être, et toutes choses existent en lui sous leur forme la plus pure et la plus accomplie ; de telle sorte que la perfection des créatures est dans cette existence même par laquelle elles se trouvent unies à la source de leur être ; et à mesure qu'elles « s'en éloignent, elles déchoient de cet état si parfait et si « sublime » ».
Il faut bien admettre que ce passage du grand cabaliste espagnol Remak du XIVe siècle pourrait, jusque dans la terminologie, être signé Spinoza." (p.20)
"Remak est l'abréviation hébraïque pour Rabbi Moïse (ben Jacob) Cordouero (c'est-à-dire originaire de Cordoue en Espagne). Le Pardès Rimonim a été partiellement traduit en latin par Christian Knorr, baron de Rosenroth : Kabbala Denudala, Sulzbach, 1677." (note 28 p.20)
"Hasdaï Cresças [auteur juif anti-péripatéticien du XIVe siècle], que Spinoza mentionne dans l'une de ses lettres, écrit dans ses Commentaires du Sefer Yelsirah, l'autre des deux grands ouvrages de base de la cabale, que lorsqu'on affirme que les choses ont été tirées du néant, on ne veut pas parler du néant proprement dit, car jamais l'être ne peut provenir du non-être »." (p.21)
"La métaphysique de Spinoza, dans ses idées essentielles, ne saurait provenir de celle de Descartes." (p.23)
"Franck procède maintenant à la comparaison détaillée de la cabale et du zoroastrime, et voici ce qu'il expose :
Il y a là tout d'abord les devoirs religieux pour tous les actes de la vie quotidienne. On sait la très large place qu'occupent ces devoirs, qui sont autant d'actes de sanctification, dans la religion juive. Quant aux Perses, il s'agit là surtout de litanies dites Ieschts sadés. Une autre influence sur l'ensemble du judaïsme est la croyance aux démons. Les dews perses, dont il semble y avoir plus de mille espèces, et qui sont les enfants d'Ahrimane (le dieu du Mal) et des ténèbres, ont donné naissance chez les Juifs à toute une peuplade de chêdim, dont parlent non seulement ces cabalistes que Spinoza qualifie de « farceurs », mais aussi les Juifs orthodoxes.
Maintenant, pour en venir au plan métaphysique même de la cabale, l'En Soph (textuellement : sans fin, c'est-à-dire l'Absolu, la déité) correspond chez les Perses soit au temps éternel (Zervané Akéréne), soit à l'espace illimité ; dans les deux cas, il s'agit de quelque chose de « vide », c'est-à-dire sans forme particulière, et précisément « sans fin », en soph. Quant à l'espace illimité, il est à remarquer que chez les Juifs, Dieu est désigné aussi par le terme de makom, ce qui signifie textuellement « lieu », et ici, « lieu absolu », une désignation d'un caractère nettement spatial. Or, « dans ce premier principe, cette source unique et suprême de toute existence... le bien et le mal, la lumière et les ténèbres, existent également et sont encore confondus dans son sein ». Franck cite à ce sujet le Boun-Dehesch, un livre religieux perse aussi ancien que le Zend-Avesta, où « Ormuzd (le dieu de la lumière) et Ahrimane sont appelés un seul peuple du temps sans bornes ».
En ce qui concerne le premier principe, Franck précise ensuite : « D'après la secte des zervanites, dont l'opinion nous a été conservée par un historien persan (Sharistani), le principe dont nous venons de parler, le Zervane, ne serait lui-même, comme la « Couronne » chez les cabalistes, que la première émanation de la Lumière infinie ».
Il y a ensuite la notion du Meimra, « Verbe » ; Honover chez les Perses. Ormuzd, le principe positif, est la personnification la plus haute de ce Verbe créateur. Par rapport à l'Infini, Ormuzd, dont les qualités ressemblent aux Sephirot (sphères) cabalistes, est ce que l'Adam kadmon, l'homme primordial, est par rapport à l'En Soph.
Selon la secte perse, nombreuse, des Zerdusthiens, Ormuzd est la manifestation divine même sous forme humaine, tout éblouissant de lumière.
« Mais, poursuit Franck, Dieu une fois comparé à la lumière, la cause efficiente du monde subordonné à un principe supérieur, l'univers considéré comme le corps de la parole invisible, il n'est guère possible qu'on n'arrive pas à regarder tous les êtres comme des mots isolés de cette éternelle parole ou comme des rayons épars de cette lumière infinie. Aussi avons-nous remarqué que le panthéisme gnostique se rattache plus ou moins au principe fondamental de la théologie des Perses ».
La cabale dit que tout être de ce monde a préexisté dans le monde invisible et dans la pensée divine, son modèle est parfait et invariable. Cette conception se trouve aussi dans le Zend-Avesta, sous le nom de ferouër : « On sait que, par ferouër, les Perses entendent le type divin de chacun des êtres doués d'intelligence, son idée dans la pensée d'Ormuzd - la véritable réalité de chaque chose est l'idée de cette chose dans l'intellect infini de la Substance unique, dit Spinoza !- , le génie supérieur qui l'inspire et qui veille sur lui ». « Ce sens est établi, précise Franck, tout à la fois par les textes originaux que par la tradition ». Le Zohar dit que les âmes qui doivent être envoyées sur terre, se plaignent d'avoir à s'éloigner de Dieu. Mais Dieu leur dit que sur terre, elles devront combattre le mal et ainsi gagner le ciel. Or, les ferouërs formulent la même plainte, et Ormuzd leur donne la même réponse." (pp.26-27)
-Erwin Reinisch, "La clef du spinozisme", Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 169, No. 1 (Janvier-Mars 1979), pp. 11-32.