"En France, en 2022, le Rassemblement national (RN, ancien Front national1) parvient pour la troisième fois au second tour de l’élection présidentielle de la Cinquième République. L’accès de l’extrême droite à la place symbolique de deuxième force politique du pays, qualifié de « séisme » lors du 21 avril 2002, n’émeut plus personne vingt ans plus tard. Depuis sa première percée lors des élections européennes de 1984, ce parti est passé progressivement du statut de formation politique mineure à celui d’acteur central du jeu électoral. Le lepénisme, si l’on s’accorde pour appeler ainsi ce mouvement politique irrémédiablement rattaché à Jean-Marie Le Pen puis à sa fille Marine, s’est imposé comme une force incontournable dans le paysage politique français contemporain. Depuis plusieurs décennies, les élus RN s’installent dans les municipalités, dans les conseils départementaux et régionaux, jusqu’à l’Assemblée nationale avec l’élection de 89 députés en 2022, nombre jusque-là jamais atteint pour le parti. Dans l’espace public comme politique, l’extrême droite se normalise, atteignant à chaque sondage des niveaux qui auraient été impensables au début du XXIe siècle. [...]
Dans l’analyse de l’ascension du parti de Marine Le Pen, l’étude des stratégies partisanes, des évolutions du champ politique, des transformations de l’espace public et médiatique, certes nécessaire, ne suffit pas. En définitive, l’idéologie d’extrême droite n’acquiert sa puissance politique qu’à la condition de s’arrimer à des forces proprement sociales, de se fondre dans les vécus sociaux des individus pour mieux les orienter à son avantage. Il faut dès lors accepter, par l’enquête sociologique, de descendre au niveau des expériences des électeurs, des contextes dans lesquels ils vivent, afin d’identifier les logiques au fondement du pouvoir d’attraction que peut exercer sur eux un parti comme le RN."
"De l’automne 2016 à l’été 2022, d’une élection présidentielle à l’autre, je suis allé à la rencontre d’électeurs qui ont déjà voté, de façon régulière ou intermittente, pour le RN. En sociologue, j’ai prêté attention à leurs colères, leurs enthousiasmes, leurs craintes et leurs amertumes. J’ai cherché à éclaircir les façons dont ils se représentent le monde social qui les entoure – comment celui-ci fonctionne et devrait, à leurs yeux, fonctionner – et les morales partagées qui en découlent. En m’intéressant à leur quotidien, j’ai tenté de rendre compte de ce qui, dans leurs vies ordinaires, leur faisait prêter une oreille favorable aux discours politiques du RN. Ce livre explore les conditions sociales du vote RN."
"Le sud-est de la France, et plus précisément la région Sud-PACA où j’ai mené mon enquête, constitue le berceau historique de l’extrême droite française durant la seconde moitié du XXe siècle. Territoire de soutien à Jean-Louis Tixier-Vignancour, défenseur de l’Algérie française et porte-parole de l’extrême droite dans les années 1960, la région s’impose comme un bastion majeur du lepénisme à partir du milieu des années 19803. C’est également dans cette région que le FN conquiert ses premières municipalités au cours des années 1990, avec l’accession au pouvoir dans les villes de Toulon, Marignane et Orange, puis Vitrolles. En 2014, plus de la moitié des nouvelles mairies remportées par le parti se situent dans le Sud-Est, reconduites pour la plupart sous les couleurs du RN en 2020. Au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 comme de 2022, Marine Le Pen est la candidate qui arrive en tête en Sud-PACA."
"L’électorat lepéniste « sudiste » est tendanciellement moins ouvrier et moins frappé par la pauvreté et par la précarité que son homologue du Nord-Est. On trouve ainsi, parmi les électeurs RN du Sud-Est, davantage de ménages imposables, propriétaires de leur logement, certes peu diplômés mais occupant des emplois relativement stables dans des secteurs peu délocalisables ou touchant désormais leur retraite.
Enquêter dans le sud de la France permet dès lors de se pencher sur cette fraction de l’électorat lepéniste qui a reçu moins d’attention publique au cours des dernières décennies. Le discours médiatique dominant, de même que beaucoup d’études de sciences sociales, s’est en effet surtout concentré ces derniers temps sur la progression du vote d’extrême droite au sein d’une classe ouvrière frappée par la désindustrialisation et la restructuration constante du marché du travail, et ce tout particulièrement dans les régions du nord de la France. Si cette progression est bien réelle et gagne à être étudiée, il faut aussi rappeler que le socle électoral de ce parti ne se résume absolument pas à ses éléments ouvriers. Le RN a toujours aussi recruté auprès d’employés (au sens de l’Insee), d’artisans et de commerçants, de professions intermédiaires, de petits retraités. Dès ses premières réussites électorales et encore aujourd’hui, il a pu compter sur certaines fractions des couches médianes de la société française, et ses scores continuent même de progresser auprès de ces catégories lors des dernières élections."
"au cours des trois dernières élections présidentielles, le RN a gagné des électeurs auprès des classes moyennes (de 33 % de son électorat en 2012 à 40 % en 2022) et des classes supérieures (mais dans des proportions bien moindres)."
"Les personnages principaux de ce livre sont à l’image de cet électorat « sudiste » composé de classes populaires stabilisées et de petites classes moyennes, avec certains secteurs professionnels surreprésentés comme l’artisanat, le petit commerce ou encore les métiers relatifs à la protection et à la sécurité."
"Leur étude permet également de ne pas aborder les succès électoraux lepénistes uniquement sous l’angle de la crise économique et de la désindustrialisation, mais aussi en portant l’attention sur d’autres tendances lourdes qui ont marqué l’économie française au cours des dernières décennies : l’essor d’une société de services, et en particulier le développement d’une économie touristique et résidentielle (très présente en région Sud-PACA), la montée continue des inégalités, la concentration des richesses et du patrimoine, la fragilisation et la mise en concurrence des services publics. Comme on l’examinera, ces évolutions suscitent des tensions sociales qui ne se nouent pas uniquement autour de l’emploi et du chômage, mais qui nourrissent tout autant le vote d’extrême droite."
"Il s’agit d’électeurs que je qualifie d’ordinaires, au sens où aucun n’est, ou n’a été, militant dans un parti ou un mouvement politiques, ni candidat à des élections, ni professionnalisé politiquement de quelque manière que ce soit."
"Pour la très grande majorité des citoyens, « la politique » ne suscite guère d’intérêt et n’occupe qu’une place mineure dans ce qui les anime au quotidien. Ce que l’entretien permet avant tout de reconstituer, c’est un ensemble de goûts et de dégoûts sociaux, d’attachements et d’aversions, qui dessinent une certaine manière de penser et de juger. Un sens commun, donc, dont une des possibilités d’expression(parmi d’autres) est le vote d’extrême droite."
"Dans tous les entretiens menés ont en effet émergé, de façon plus ou moins régulière et affirmée, des propos à teneur raciste prenant pour cibles principales, sur mon terrain, les individus ou groupes désignés comme « arabes », « musulmans » ou « turcs », identifiés comme tels à partir d’une fixation sur certains marqueurs corporels et/ou culturels (réels ou imaginés). Ces groupes étaient présentés comme des entités homogènes (réunissant une diversité d’individualités et de situations sociales sous une même « origine » ou « culture » essentialisée), différentes et séparées (et de ce fait altérisées, rendues « autres »), et enfin assimilées à des comportements suscitant des affects négatifs (peur, mépris, hostilité, ressentiment), en opérant implicitement une hiérarchisation entre les valeurs et les attitudes de ces groupes et celles du reste de la population. C’est par ces quatre opérations complémentaires – fixation, essentialisation, altérisation, hiérarchisation – que se déploie le racisme, qui n’a pas besoin d’être biologique (postulant une hiérarchie naturelle entre des « races ») pour être opérant. Plus précisément encore, le racisme observé reposait sur des processus de minorisation, assignant par « marquage » certains êtres au statut de minorités, statut compris essentiellement dans son rapport au groupe instauré comme majoritaire et définissant la norme à laquelle il convient de se conformer et de s’assimiler. C’est bien par ce geste d’assignation que ces individus et groupes sont constitués en minorités racisées, et non en raison de propriétés objectivées. Ce point est à souligner : sur mon terrain, les origines ou les affiliations religieuses des minorités visées sont en réalité avant tout supposées par mes interlocuteurs, depuis un point de vue extérieur. Elles sont déduites le plus souvent à partir de caractéristiques physiques ou vestimentaires, et il est possible (en tout cas nous n’en savons rien) qu’elles ne correspondent pas aux origines ou croyances réelles des personnes ainsi désignées. C’est la raison pour laquelle j’ai préféré, dans l’écriture, mentionner ces catégories toujours sans majuscules et avec l’usage de guillemets (ou d’autres précautions : « identifiés comme immigrés », « perçus comme musulmans », etc.), afin de signaler une prudence interprétative quant à l’existence effective de ces origines ou appartenances attribuées. De même et comme on le verra, le terme de « français » sert avant tout, dans les discours récoltés, à désigner certaines caractéristiques et attitudes racialisées (le plus souvent dans une logique de distinction par rapport à des minorités), et non une nationalité réelle ; pour cette raison également, le terme sera utilisé sans majuscule et entre guillemets lorsqu’il sera fait référence aux catégories pratiques utilisées par les enquêtés."
-Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l'extrême-droite, Seuil, 2024.